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Je nâai pas envie dâavoir la vie des chefs avec qui jâai bossĂ© avant : toute la semaine aux fourneaux et le week-end Ă faire ma compta », ChloĂ© Charles, cheffe. Il nâen a
Dela mĂȘme maniĂšre qu'ils ont acceptĂ© de ne pas bousculer les entreprises engagĂ©es dans les travaux de construction et de rĂ©novation de leur hĂŽtel, les propriĂ©taires du Mercure Avignon TGV ont pris le temps nĂ©cessaire avant d'inaugurer officiellement leur Ă©tablissement. TroisiĂšme hĂŽtel sous enseigne Mercure de la ville, celui-ci, Ă l'inverse de
BENOITAUDOUIN, Direction de l'hÎtel. Avec sa situation exclusive en bord de plage, le Mercure La Baule Majestic est une véritable institution. En style Art & Déco entiÚrement rénové, notre hÎtel à La Baule offre un balcon avec vue sur la mer dans 50 % de ses chambres et compte 9 salles de réunion pour vos séminaires et réceptions.
Lesdeux professionnels ont eu lâoccasion de partager ce moment de cuisine dans le cadre dâune web sĂ©rie intitulĂ©e âA table avec les chefs Mercureâ. La rĂ©daction
115Likes, 4 Comments - Mercure France (@mercurefr) on Instagram: âĂ tous les gourmands fans de @topchefm6 : dĂ©couvrez vite notre websĂ©rie âĂ Table! Avec les
Sites De Rencontre Suisse Romande Gratuit. Philippe MARCHANDâS Post See other posts by Philippe GAMES WIDE OPEN - OUVRONS LES JEUX In exactly 2 years time, Paris will welcome the world for a celebration of sport! "The Paris 2024 Games will be about openness. Openness to fostering innovation, giving everybody a part to play, to ensure these Games are a collective effort and shaping the future to establish a positive and lasting legacy. To deliver inspiring Games that will help take the Olympic and Paralympic Movement into a new era. Bold and creative Games that dare to take a step outside the box, to challenge the current models, our ways of seeing things, our paradigms; to give us the opportunity to come together, to be proud together, to experience together. Quite simply a Games wide open." Are you joining? RoadtoParis2024 Happy Birthday Paul Dubrule! đ Today, we celebrate the school founder, an accomplished entrepreneur, and a hospitality leader. Twenty years ago, his commitment to quality education and training in hospitality led Paul Dubrule to create the NGO and vocational school Ăcole dâHĂŽtellerie et de Tourisme Paul Dubrule. Back in 2002, riding 15,000 kilometres from France to Cambodia to inaugurate the school showcases his determination and inspiration to achieve goals. As he says "We believe that training and qualification are the keys to the future of every individual.â On behalf of our team members, students, and alumni, we wish him a wonderful birthday. đ„ł PaulDubrule HappyBirthday SpecialDay EHT DĂ©couvrez les coulisses de lâopĂ©ration [A table avec Mercure] Camille Delcroix, Charline Stengel et Pierre Chomet, accompagnĂ©s des chefs Mercure et leur brigade, en tournĂ©e dans toute la France avec les Ă©quipes Mercure Hotels et M6 PublicitĂ©. Au total, + de 45 jours de tournages en 3 mois et un nombre de dĂ©gustations que nous ne divulguerons pas đ MercureTopchef2022 . Un grand bravo et merci aux restaurants et hĂŽtels de l'opĂ©ration Mercure Paris Boulogne, Mercure ChĂąteau de Fontainebleau Demeures de Campagne, Mercure Niort Marais Poitevin, Mercure Villeneuve Loubet Plage, Mercure Figeac Viguier du Roy, Hotel Mercure de Blois Centre, Mercure Rochefort La Corderie Royale, Mercure Bordeaux Gare Atlantic, Mercure Saint-Omer Centre Gare, Mercure Chantilly Resort & Conventions , HĂŽtel Mercure La Roche-sur-Yon-, Mercure Avignon TGV & Spa, Mercure Pau Palais des Sports, Mercure OrlĂ©ans Portes de Sologne , Restaurant - HĂŽtel Mercure Dijon Centre ClĂ©menceau , HĂŽtel Mercure Lyon Centre Saxe Lafayette & Restaurant Le Garage , Mercure Aix-les-Bains Domaine de Marlioz More from this author Explore topics
Eglise Saint-Parres Place de la LibĂ©ration Eglise Saint-PantalĂ©on La ribambelle joyeuse Le Rapt Monument Ă Robert Galley Eglise Saint-Julien-de-Brioude La jeune fille qui donne un baiser » LâInspiration Au Bistro Le Rex CafĂ© de la Gare To Tzaki Little Korea Le Damier Le Royal de Saint-Julien Il Ristorante Monsieur Tacos Lezzet Exposition de lâartiste Naty CinĂ© Cool Exposition â Au cĆur de la forge Exposition Pilip Visite guidĂ©e La mode au 16e siĂšcles dans les collections de la Renaissance Exposition â ChĂąteaux disparus de lâAube aux 17e et 18e siĂšcles Rallye urbain â La recette secrĂšte dâUmami FlĂąnerie nocturne â Troyes, Ă la belle Ă©toile FlĂąnerie â La cathĂ©drale et son quartier
28Ăšme Salon Miam AlĂšs Foire - SalonïMĂ©jannes-lĂšs-AlĂšs 30340ïDu 19/11/2021 au 22/11/2021LE SALON DE LA GASTRONOMIE ET DES PRODUITS DU TERROIR ⊠Miam est un Ă©vĂ©nement organisĂ© par la Chambre de Commerce et dâIndustrie Gard depuis sa crĂ©ation il y a 28 ans. Le salon a connu une Ă©volution remarquable dans la qualitĂ© des produits exposĂ©s et dans les animations MIAM, les exposants et les produits sont rigoureusement sĂ©lectionnĂ©s grĂące Ă un cahier des charges trĂšs strict. Les exposants fabriquent ou transforment ce quâils vendent câest la est populaire, authentique et Ă la fois prĂ©curseur de tendances culinaires. On vient y dĂ©nicher le dernier truc » des chefs que lâon pourra reproduire Ă la Programme dĂ©taillĂ© Ă venir -*Infos pratiques - Rendez-vous du 19 au 22 Novembre 2021- OĂč? Parc des Expositions AlĂšs CĂ©vennes- Horaires pour le Vendredi 19 et samedi 20 novembre De 10h00 Ă 22h00- Horaires pour le Dimanche 21 novembre De 10h00 Ă 20h00- Horaires pour le Lundi 22 novembre De 10h00 Ă 18h00- Tarif 5 euros, gratuit pour les moins de 12 ans et aprĂšs 19h00- Informations complĂ©mentaires sur le site de l'Ă©vĂšnement "Gastronomaths" ConfĂ©rence - DĂ©bat, Repas - DĂ©gustationïBrasparts 29190ïLe 03/12/2021Lâassociation Braspartiate ArrĂ©e astronomie organise une confĂ©rence Ă Ti menez Are, vendredi 3 dĂ©cembre Ă 18h30. La confĂ©rence "Gastronomaths"* aura pour thĂšme "faire des selfies avec la lune" et sera animĂ©e par Laurent Laveder et Jean Vargues. *Gastronomaths des confĂ©rences un peu scientifiques, parfois gesticulĂ©es suivies d'un repas Ă©ventuellement gastronomique selon l'humeur du chef. Il est conseillĂ© d'apporter son appareil photo. ConfĂ©rence suivie d'un repas. Tarif 12⏠RĂ©servation indispensable au 06 62 36 37 29 ou MarchĂ© aux Truffes d'Automne MarchĂ©, Repas - DĂ©gustationïTroyes 10000ïLe 04/12/20212Ăšme MarchĂ© aux Truffes d'Automne AprĂšs un premier marchĂ© aux truffes couronnĂ© de succĂšs, le 4 dĂ©cembre 2021 Ă Troyes, le Cellier Saint-Pierre se met de nouveau sur son 31 pour accueillir une nouvelle FĂȘte de la Truffe, de 9h Ă 14h, intĂ©grant le marchĂ© des producteurs. Pour l'occasion, des trufficulteurs du Grand Est proposeront leur marchandise Ă la vente ; de la denrĂ©e rare certifiĂ©e par des contrĂŽleurs attentifs Ă la qualitĂ©. Il sera possible d'apprĂ©cier le goĂ»t subtil de la truffe par des mises en bouche prĂ©parĂ©es par les chefs. Sur planche Ă consommer sur place ou en boĂźte coffrets Ă emporter, vous serez forcĂ©ment mis au parfum. D'autant qu'au bar, le maĂźtre des lieux vous proposera d'associer la truffe avec le contenu de flacons choisis. Dans la mĂȘme idĂ©e, pour les Ă©picuriennes, et sur rĂ©servation, un atelier culinaire gastronomique Truffes et Champagne proposera de prolonger l'expĂ©rience des sens. Et une tombola dotĂ©e de lots truffĂ©s contentera les gourmets et gourmands. Des confĂ©rences seront offertes sur les thĂšmes nature, environnement et gastronomie. Enfin sur place, plants mycorhizĂ©s, littĂ©rature, accessoires... seront disponibles auprĂšs des quelques exposants. Programme[...]RĂ©veillon de la Saint-Sylvestre Ă La Chartreuse du Bignac FĂȘte, FĂȘte, Manifestation culturelleïSaint-Nexans 24520ïLe 31/12/2021Venez passer la St Sylvestre Ă la Chartreuse du Bignac. Profitez d'un diner gastronomique signĂ© par notre Chef Thibaut Peyroche dâArnaud. MENU DE LA SAINT-SYLVESTRE Petites bouchĂ©es du RĂ©veillon Homard Bleu en bouillon thaĂŻ, raviole vĂ©gĂ©tale au lait de coco, pince tartare de mangue jus corail Quelques lĂ©gumes dâhiver en pot-au-feu, Foie Gras rĂŽti et jus cardamome Noix de coquille Saint-Jacques et crĂ©meux de patate douce Ă la vanille Chapon cuit Ă basse tempĂ©rature, fricassĂ©e de racines et marrons, jus rĂ©duit Brie truffĂ© et quelques pousses PrĂ©dessert surprise Moelleux croquant chocolat gousse des Ăźles et caramel beurre salĂ© Mignardises A minuit, autour dâune coupe de champagne et dâun feu dâartifices spĂ©cialement tirĂ© pour vous, nous cĂ©lĂ©brerons ensemble lâarrivĂ©e de 2022. DĂ©dicace du livre de recette "Chez Mattin" Foire - Salon, Repas - DĂ©gustation, MarchĂ©ïSaint-Jean-de-Luz 64500ïLe 04/12/2021Le livre de recette et le restaurant Chez Mattin » raconte lâhistoire de la cuisine basque aux saveurs des produits de la mer et de la terre. En cuisine, en toute humilitĂ©, le chef Michel Niquet transmet sa passion pour le goĂ»t des produits, au grĂ© de nouvelles rencontres des paysans, des maraĂźchers, des artisans des mĂ©tiers de bouche, des vignerons. En salle, son Ă©pouse CĂ©line invite les gourmets Ă dĂ©couvrir les plats aux saveurs uniques. Chez Mattin » sâattache Ă partager et promouvoir une tradition culinaire aux racines basques. Rendez-vous autour de recettes avec des chefs invitĂ©s Ă partager cette passion commune pour la gastronomie...Coquilles, Saveurs et CrĂ©ateurs MarchĂ©ïTROUVILLE-SUR-MER 14360ïDu 04/12/2021 au 05/12/2021Rendez-vous les 4 et 5 dĂ©cembre pour deux jours de fĂȘte afin de cĂ©lĂ©brer la coquille, la gastronomie et les crĂ©ateurs ! Trouville-sur-Mer est une destination gastronomique incontournable sur la CĂŽte Fleurie, avec sa halle aux poissons ouverte toute lâannĂ©e et ses 9 Ă©tals de poissonniers, son port de pĂȘche, ses nombreux restaurants et Ă©piceries gourmandes, sans oublier les produits phares tels que le maquereau labĂ©lisĂ© et la coquille Saint-Jacques. Au programme marchĂ© des saveurs et des pĂȘcheurs, rencontre avec Bruno Outters, marchĂ© des crĂ©ateurs normands, visite théùtralisĂ©e Histoires de PĂȘqueux », lâespace des chefs avec Flyin'Chef... Mais aussi de la musique et des animations du TĂ©lĂ©thon Trouville ! DĂ©couvrez vite le programme complet !Le TrophĂ©e Jean RougiĂ© FĂȘte, Repas - DĂ©gustation, Manifestation culturelle, Foire - SalonïSarlat-la-CanĂ©da 24200ïLe 15/01/2022Samedi 15 janvier, huit jeunes candidats issus dâĂ©coles hĂŽteliĂšres de toute la France vont concourir pour tenter de remporter le TrophĂ©e Jean RougiĂ©. Ils seront soumis Ă un jury composĂ© des plus grands chefs français vainqueurs du Bocuse, Meilleurs Ouvriers de France, ĂtoilĂ©s Michelin... La qualitĂ© des membres du jury -prĂ©sidĂ© cette annĂ©e par Thierry Marx, chef exĂ©cutif doublement Ă©toilĂ© et directeur de la restauration au Mandarin Oriental, figure emblĂ©matique de la gastronomie et vĂ©ritable ambassadeur de la transmission auprĂšs des jeunes- en dit long sur lâexigence de la de la Saint-Sylvestre - Restaurant La LiodiĂšre Repas - DĂ©gustationïJouĂ©-lĂšs-Tours 37300ïLe 31/12/2021Aux portes de Tours, le chef Cyril Plateau et son Ă©pouse Karine vous proposent une parenthĂšse gastronomique et gourmande unique dans une superbe bĂątisse des XVIĂšme et XVIIIĂšme siĂšcle. RĂ©veillon du 31 dĂ©cembre DĂźner Gastronomique aux NEW YEAR 2021 - PIGALLE - LE SPLENDID Repas - DĂ©gustation, Vin - OenologieïSaint-Jean-de-VĂ©das 34430ïDu 31/12/2021 au 01/01/2022LE SPLENDID met ses habits de lumiĂšre pour son rĂ©veillon 2021 et vous prĂ©sente la soirĂ©e PIGALLE Plongez dans l'esprit des folles nuits Parisiennes et des annĂ©es folles... Swing, burlesque et dĂ©vergondĂ©e, une nuit festive vous attend pour le passage Ă 2022 Pour rĂ©server votre place et procĂ©der au rĂšglement Ă distance en quelques clics Notre CHEF ravira vos papilles et vous transportera en 2022 avec un menu gastronomique Ă partir de 119⏠par personne RĂ©servations et paiements en ligne Informations au 06 19 63 88 81 MENU MĂET & CHANDON Mise en bouche / EntrĂ©e / Poisson / Trou Normand / Viande / Fromages / Dessert + 1 bouteille de champagne MĂET & CHANDON + 1 bouteille de vin pour 4 personnes + 1 bouteille d'eau pour 4 personnes 119 Euros par personne MENU DOM PERIGNON Mise en bouche / EntrĂ©e / Poisson / Trou Normand / Viande / Fromages / Dessert + 1 bouteille de champagne POMPADOUR pour 4 personnes + 1 bouteille de vin pour 4 personnes + 1 bouteille d'eau pour 4 personnes 149 Euros par personne Nos spectacles, nos shows et nos rituels vous amĂšneront jusqu'au bout de la nuit Vous pourrez Ă©galement accĂ©der Ă notre espace bar et profiter de notre ambiance folle[...]ANNULE - LES RĂGALADES DE MONTPEYROUXïMontpeyroux 34150ïLe 23/01/2022MANIFESTATION ANNULEE Il va nous falloir patienter jusqu'au Dimanche 23 janvier 2022 pour se retrouver autour du menu gastronomique & des vins de lâ AOC Languedoc Montpeyroux ! C'est le rendez-vous gastronomique avec les vignerons et vigneronnes de lâ AOC Languedoc Montpeyroux Les RĂ©galades de Montpeyroux fĂȘtent leurs 10 ans avec 3 MOF Meilleur Ouvrier de France , 1 Vice-champion de France Traiteur et 1 meilleur Sommelier de France . Cette annĂ©e les vignerons de Montpeyroux confient la conception du menu des REGALADES autour de leurs vins Ă 4 chefs du Centre de Formation Continue de l'Institut Paul Bocuse Ă Ăcully. Chaque plat est la signature du chef qui l'a créé. Il reflĂšte son identitĂ©, sa gĂ©nĂ©ration, son parcours, les tendances et les rĂ©fĂ©rences de son Ă©poque. Participation au repas 135âŹ/personne Infos et inscriptions Tel 06 38 23 28 40 â Email crumontpeyroux DE LA FLAMME DE L'ARMAGNAC Ă MONTRĂAL Repas - DĂ©gustationïMontrĂ©al 32250ïLe 13/11/2021Menu Gastronomique proposĂ© par David Chaves, chef du restaurant Les Deux Gourmands. Tourin Ă l'ancienne aux tomates Foie gras au torchon et sa salade gasconne RĂŽti de veau fermier, sauce forestiĂšre et gourmandises de lĂ©gumes, Facteur X, sur la route de lâexcellence CinĂ©maïMontreuil 62170ïLe 09/11/2021OLIVIER ARSANDAUX Facteur X,sur la route de lâexcellence MARDI 9 NOVEMBRE â 20H / DURĂE 1H36 Informations et tarifs DĂšs la naissance, notre chemin semble dĂ©jĂ tracĂ©, comme prĂ©formatĂ©. Notre lieu de naissance, notre famille, notre environnement, puis notre Ă©ducation vont nous diriger vers ce qui semble ĂȘtre notre chemin. Notre scolaritĂ© peut nous Ă©lever, mais aussi nous blesser. Notre parcours de vie est bien souvent orientĂ© vers le chemin le plus confortable et le moins risquĂ©. Entreprendre ou vivre son rĂȘve de gosse nâest pas dans notre culture. Pourtant, certains dâentre nous, rĂȘvent plus grand, plus haut, plus vrai, certains nâont quâune seule envie lâExcellence. Cette excellence se trouve en nous, partout, il suffit dâĂȘtre attentif aux signes, mais surtout dâavoir plus envie que peur. Le monde de la haute gastronomie reflĂšte notre sociĂ©tĂ© hiĂ©rarchisĂ©e, mais son mode de fonctionnement est bien diffĂ©rent, parce quâil sâappuie sur la solidaritĂ©, lâesprit dâĂ©quipe et une rigueur Ă tous les postes. Alors que Julien, chef Ă©toilĂ©, se prĂ©sente au prestigieux concours du Meilleur Ouvrier de France, six grands reprĂ©sentants de la gastronomie française[...]RATATOUILLE CinĂ©maïLiĂ©vin 62800ïLe 17/10/2021CinĂ©ma - De Brad Bird 2007 RĂ©my, jeune rat parisien et fin gastronome, rĂȘve de devenir un grand chef ! En se liant dâamitiĂ© avec un jeune commis de cuisine, il va secrĂštement intĂ©grer lâun des restaurants les plus rĂ©putĂ©s au monde et Ă©pater les papilles des plus sceptiques critiques gastronomiques. Ă dĂ©faut de dĂ©crocher une Ă©toile au guide Michelin, ce classique des studios Pixar a raflĂ© de nombreux prix dont lâOscar du meilleur film dâanimation. DurĂ©e 1h50Le TrophĂ©e Jean RougiĂ© Competition sportiveïSarlat-la-CanĂ©da 24200ïLe 15/01/2022Samedi 15 janvier, huit jeunes candidats issus dâĂ©coles hĂŽteliĂšres de toute la France vont concourir pour tenter de remporter le TrophĂ©e Jean RougiĂ©. Ils seront soumis Ă un jury composĂ© des plus grands chefs français vainqueurs du Bocuse, Meilleurs Ouvriers de France, ĂtoilĂ©s Michelin... La qualitĂ© des membres du jury -prĂ©sidĂ© cette annĂ©e par Thierry Marx, chef exĂ©cutif doublement Ă©toilĂ© et directeur de la restauration au Mandarin Oriental, figure emblĂ©matique de la gastronomie et vĂ©ritable ambassadeur de la transmission auprĂšs des jeunes- en dit long sur lâexigence de la Carnaval gastronomique des animaux Musique, Concert, AnimauxïBesançon 25000ïLe 26/01/2022Le concert donnĂ© par l'orchestre Victor Hugo Franche ComtĂ© est organisĂ© par l'association Habitat et Humanisme DOUBS. Cette association loge et accompagne des personnes Ă faibles ressources, elle a besoin de se faire connaĂźtre et de se doter de moyens humains et financiers. "Le Carnaval des animaux", chef d'Ćuvre de Camille Saint-SaĂ«ns , est accommodĂ© Ă la sauce d'un conte musical des plus extravagants et plein de malice et devient "le carnaval gastronomique des animaux". FidĂšle Ă l'humour de l'illustre compositeur, Ă sa verve parodique et Ă son esprit fondeur, ce spectacle goĂ»tu Ă©moustillera vos papilles Ce concert permettra en outre de dĂ©couvrir deux autres Ćuvres sur le thĂšme des animaux "La colombe" de Otto Resplighi et "le boeuf sur le toit" de Darius 4e Ă©ditionïMarseille 13000ïDu 27/08/2021 au 04/09/2021Le couscous est inscrit depuis dĂ©cembre dernier au patrimoine culturel et immatĂ©riel de lâUnesco ! Cette 4e Ă©dition invite les quatre pays Ă lâorigine de ce classement et convie chefs et restaurants Ă livrer leur interprĂ©tation du "Couscous mon patrimoine". Pays invitĂ©s ALGERIE, MAROC, MAURITANIE, TUNISIE Traditionnelles, gastronomiques ou insolites ce sont plus de 60 recettes qui vont rejouer ce plat multimillĂ©naire, Ă partager uniquement ! Une production Les grandes Tables - et Marseille Centre la fĂ©dĂ©ration des commerces du centre-ville. En collaboration avec de nombreux cuisiniers, restaurants et lieux culturels dont une trentaine de nouveaux nous ont rejoints cette annĂ©e ! âą Week-end dâouverture 27, 28 et 29 aoĂ»t Friche la Belle de Mai Toit-terrasse & les grandes Tables Vendredi 27 aoĂ»t Praktika + Guest Producteur et DJ français JĂ©rĂŽme Fouqueray alias Praktika pose en 2014 ses machines en Afrique de lâOuest. Burkina Faso, CĂŽte dâIvoire, Mali, Nigeria, BĂ©nin, Tchad, SĂ©nĂ©gal⊠Praktika vit aujourdâhui entre ces pays, Ă la recherche de nouveaux sons, de nouvelles structures et pratiques musicales pour enrichir sa musique. Samedi 28 aoĂ»t[...]SoirĂ©e Concert, DĂźner et Nuit au ChĂąteau de MongazonïSaint-Franchy 58330ïLe 29/01/2022Le samedi 29 janvier 2022, Pierre TASSEL, pianiste et Myriam FOUQUET-MARTIN, chef du restaurant âLa Table du Jardin des Abeillesâ vous proposent une soirĂ©e musicale et 2022 Manifestation culturelleïStrasbourg 67000ïDu 27/02/2022 au 02/03/20221er salon professionnel des mĂ©tiers de bouche dans le Grand Est, la biennale de lâĂquipement, de la Gastronomie, de lâAgroalimentaire, des Services et du Tourisme Ă©gast, donne rendez-vous du 8 au 11 mars prochain Ă tous les acteurs professionnels des mĂ©tiers de bouche. Depuis 1986, Ă©gast rĂ©unit une vĂ©ritable vitrine de toute une profession dans la rĂ©gion la plus Ă©toilĂ©e de France accueillant des professionnels de renommĂ©e internationale Chefs Ă©toilĂ©s, Meilleurs Ouvriers de France, maĂźtres artisans et prĂ©cĂ©dente, inaugurĂ©e par Jean-François PIĂGE et Nicolas STAMM, a notamment Ă©tĂ© marquĂ©e par la participation de 500 chefs et artisans, totalisant 250 Ă©toiles Michelin, 330 exposants et 33 000 plus de 350 exposants et 33 000 visiteurs attendus, lâĂ©dition 2022 du salon est Ă©galement un lieu de rendez-vous convivial oĂč se dĂ©roulent une plĂ©iade de trophĂ©es et concours, organisĂ©s en Ă©troite collaboration avec les instances et corporations professionnelles, et avec le soutien indĂ©fectible des professeurs et Ă©lĂšves du LycĂ©e HĂŽtelier Alexandre Dumas et du CEFPPASoirĂ©e Concert, DĂźner et Nuit au ChĂąteau de Mongazon Musique, Concert, Patrimoine - CultureïSaint-Franchy 58330ïLe 29/01/2022Le samedi 29 janvier 2022, Pierre TASSEL, pianiste et Myriam FOUQUET-MARTIN, chef du restaurant âLa Table du Jardin des Abeillesâ vous proposent une soirĂ©e musicale et MARDIS MIAM MIAMïMontpellier 34000ïDu 11/01/2022 au 29/03/2022LES MARDIS MIAM MIAM - MARCHĂ, ET AUTRES FANTAISIES CULINAIRES focus marchĂ© nocturne, dĂ©gustation de vin, huĂźtres et autres fantaisies culinaires⊠tous les mardis soirs, la gastronomie se rĂ©invente Ă la Halle Tropisme Ă travers diffĂ©rentes propositions gourmandes crĂ©atives. Nous mettrons Ă lâhonneur les de la rĂ©gion, en dĂ©gustant leurs produits cuisinĂ©s par nos Pour complĂ©ter la soirĂ©e, vous pourrez faire votre marchĂ© lĂ©gumes, fruits de mer, miel, fleursâŠ, chiner Ă Station EmmaĂŒs, acheter un disque au Vinyl Truck, retirer vos commandes au drive zĂ©ro dĂ©chet du Petit Circuit⊠Mardi Miam Miam, câest miam !!! CĂTĂ MARCHĂ - Faites vos courses au Mardi Market et soutenez des > La Ferme Marine des Aresquiers fruits de mer > Le Petit Circuit drive zĂ©ro dĂ©chets > L'oeuf garriguois - Jean-Marie Henry Ćufs > Le Gramme Ă©picerie > Le jardin de Cathy fruits & lĂ©gumes > Le pĂ©trin Ă roulette pain > Le Vinyl Truck disquaire nomade > Station EmmaĂŒs la boutique EmmaĂŒs de la Halle Tropisme CĂTĂ CUISINES - Chaque[...]ToquesâNâTruffes au ChĂąteau de MercuĂšs 3 jours/2 nuits Repas - DĂ©gustation, Vin - Oenologie, Patrimoine - CultureïMercuĂšs 46090ïDu 31/01/2022 au 23/02/2022Du lundi au mercredi . Visite des chais et dĂ©gustation avec la sommeliĂšre au ChĂąteau de MercuĂšs . DĂźner au Bistrot du ChĂąteau 3 plats hors boissons . NuitĂ©e dans la catĂ©gorie de votre choix . Petit-dĂ©jeuner continental Uniquement le mardi . Visite des chais et dĂ©gustation de 3 vins au ChĂąteau de Haute-Serre . Menu ToquesâNâTruffes 5 plats hors boissons Ă La Table de Haute-Serre, BIB gourmand au Guide MICHELIN, en table dâhĂŽtes . Visite marchĂ© aux truffes Ă Lalbenque, capitale de la truffe noire . Cavage avec Christine Vigouroux et Iago dans les TruffiĂšres de Haute-Serre . GoĂ»ter du caveur vin chaud et milla Ă Haute-Serre . Menu Melano» gastronomique en 7 plats au ChĂąteau de MercuĂšs hors boissons Julien Poisot, chef Ă©toilĂ© au guide MICHELIN, vous fera vivre une expĂ©rience inoubliable . NuitĂ©e dans la catĂ©gorie de votre choix . Petit dĂ©jeuner du trufficulteurPremiĂšre soirĂ©e vins et crĂȘpes gastronomiques au ChĂąteau Bouscaillous Vin - Oenologie, Patrimoine - Culture, Repas - DĂ©gustationïNoailles 81170ïLe 22/01/2022Comme Ă lâaccoutumĂ©, câest avec le chef Jean-Luc Denonain, que lâon ne prĂ©sente plus, que les vignerons ont concoctĂ© le menu. Trois crĂȘpes entrĂ©e, plat, projection du film The chef VOST CinĂ©maïMelle 79500ïLe 07/02/2022Projection du film The chef en VOST, lundi 7 fĂ©vrier Ă 14h30 et 20h15 salle du Metullum au cinĂ©ma de Melle. Genre Drame, Thriller DurĂ©e 013400 RĂ©alisation Philip Barantini Acteurs Jason Flemyng, Stephen Graham, Vinette Robinson. Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de lâannĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Ă©bullition. Mais les problĂšmes sâaccumulent autour du chef Ă©toilĂ© Andy Jones et de sa brigade. Sâajoute Ă cela le pression constante dâune clientĂšle toujours plus exigeante qui menace de mener le restaurant Ă sa perte⊠Pass sanitaire projection du film The chef VOST CinĂ©maïMelle 79500ïLe 06/02/2022Projection du film The chef en VOST, dimanche 6 fĂ©vrier Ă 14h au cinĂ©ma de Melle. Genre Drame, Thriller DurĂ©e 013400 RĂ©alisation Philip Barantini Acteurs Jason Flemyng, Stephen Graham, Vinette Robinson. Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de lâannĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Ă©bullition. Mais les problĂšmes sâaccumulent autour du chef Ă©toilĂ© Andy Jones et de sa brigade. Sâajoute Ă cela le pression constante dâune clientĂšle toujours plus exigeante qui menace de mener le restaurant Ă sa perte⊠Pass sanitaire projection du film The chef VOST CinĂ©maïMelle 79500ïLe 02/02/2022Projection du film The chef en VOST, mercredi 2 fĂ©vrier Ă 14h salle du Metullum et Ă 20h45 au cinĂ©ma de Melle. Genre Drame, Thriller DurĂ©e 013400 RĂ©alisation Philip Barantini Acteurs Jason Flemyng, Stephen Graham, Vinette Robinson. Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de lâannĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Ă©bullition. Mais les problĂšmes sâaccumulent autour du chef Ă©toilĂ© Andy Jones et de sa brigade. Sâajoute Ă cela le pression constante dâune clientĂšle toujours plus exigeante qui menace de mener le restaurant Ă sa perte⊠Pass sanitaire projection du film The chef VOST CinĂ©maïMelle 79500ïLe 04/02/2022Projection du film The chef en VOST, vendredi 4 fĂ©vrier Ă 20h15 salle du Metullum au cinĂ©ma de Melle. Genre Drame, Thriller DurĂ©e 013400 RĂ©alisation Philip Barantini Acteurs Jason Flemyng, Stephen Graham, Vinette Robinson. Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de lâannĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Ă©bullition. Mais les problĂšmes sâaccumulent autour du chef Ă©toilĂ© Andy Jones et de sa brigade. Sâajoute Ă cela le pression constante dâune clientĂšle toujours plus exigeante qui menace de mener le restaurant Ă sa perte⊠Pass sanitaire de la Saint-Valentin - Chartreuse du BignacïSaint-Nexans 24520ïLe 14/02/2022La Chartreuse du Bignac vous propose pour la Saint-Valentin un diner gastronomique 7 services signĂ© par le Chef et son second . Au menu Trois bouchĂ©es amoureuses Cupidon de noix de Saint-Jacques tapis rose, Ćufs de harengs fumĂ©s, citrons confits Duo de Foie Gras et racines, bouillon au gingembre Rencontre d'une volaille fermiĂšre, jus rĂ©duit fine purĂ©e cĂ©leris et truffes fraiches Voyage autour du chocolat tonka, Ă©mulsion lait vanillĂ© des iles Plateau de fromages autour d'un Saint-Amour Truffe passion et macaron Ă la rose Mignardises CinĂ©ma "The chef" VOSTF CinĂ©ma, FĂȘteïSaint-Lary-Soulan 65170ïLe 08/02/2022 Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de lâannĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Ă©bullition. Mais les problĂšmes s'accumulent autour du chef Ă©toilĂ© Andy Jones et de sa brigade. S'ajoute Ă cela la pression constante d'une clientĂšle toujours plus exigeante qui menace de mener le restaurant Ă sa perte⊠TARIFS Plein tarif 7,00/ SĂ©niors +60 ans 6,00 / Tarif Ă©tudiants 5,50 / Cartes CE Parvis 4,50 Tarif 14 ans 4,00 âą Port du masque obligatoire dans l'ensemble du CinĂ©ma, âą Pass Sanitaire complet pour les +12ans, âą Nourriture et Boissons interditesFestival de La GastronomieïGuingamp 22200ïDu 04/03/2022 au 05/03/2022Pour son premier Ă©vĂ©nement autour du bien manger, Guingamp-Paimpol AgglomĂ©ration a choisi de mettre en avant des produits du terroir d'exception et un savoir-faire culinaire incomparable dĂ©montrant la qualitĂ© gastronomique de notre territoire. Ce nouveau rendez-vous gourmand, labellisĂ© "AnnĂ©e de la gastronomie" rĂ©veillera vos papilles Ă travers de nombreux Ă©vĂšnements. - Vendredi 4 et samedi 5 mars des confĂ©rences autour de la sensibilisation au bien manger se dĂ©rouleront Ă la SirĂšne Ă Paimpol . - Vendredi 4 et samedi 5 mars au stade du Roudourou Ă Guingamp des ateliers de dĂ©monstration culinaire pour enfants, familles, seniors seront assurĂ©s par les Ă©tudiants du LycĂ©e hĂŽtelier La Closerie de Saint-Quay-Portrieux et des chefs de restauration collective. Une multitude de recettes sucrĂ©es, salĂ©es seront Ă©laborĂ©es Ă partir de produits locaux issus du territoire. En prime, les dĂ©gustations seront offertes. Surtout, prenez votre panier, un marchĂ© de producteurs locaux sera organisĂ©. Enfin, pour les professionnels du territoire, et notamment pour celles et ceux qui veulent lancer leur activitĂ©, le service Ă©conomique et touristique de lâagglomĂ©ration assurera une prĂ©sence pour[...]Vins et crĂȘpes gastronomiques au ChĂąteau Bouscaillous Vin - Oenologie, Patrimoine - Culture, Repas - DĂ©gustationïNoailles 81170ïLe 12/02/2022Le chef prĂ©pare devant vous galettes et crĂȘpes Ă la garniture gĂ©nĂ©reuse. Alliances gourmandes et insolites en accord avec les vins du domaine !MARCHĂ AUX TRUFFES - MARCHĂ DE LA SAINT VALENTINïNarbonne 11100ïLe 12/02/2022Samedi 12 fĂ©vrier se tiendra la 8Ăšme Ă©dition du marchĂ© aux truffes de Narbonne, organisĂ© par lâAssociation des Trufficulteurs audois. Pour les amateurs du diamant noir, rendez-vous place de lâHĂŽtel de Ville, entre 9H30 et 13H. Les restaurateurs du centre-ville mettront Ă©galement la truffe Ă lâhonneur au travers de leur carte. Depuis 2003, lâassociation permet aux trufficulteurs de lâAude de vendre leur production. Ă savoir que celle-ci dĂ©bute fin novembre jusquâau mois de mars. Gage de qualitĂ© du marchĂ©, toutes les truffes sont contrĂŽlĂ©es par des spĂ©cialistes, directement sur place. Plus de 100 kg de ce trĂ©sor de la gastronomie locale sont vendus chaque annĂ©e Ă Narbonne. Rappelons Ă©galement le nom du parrain de lâĂ©vĂ©nement qui nâest autre que le chef deux Ă©toiles au guide Michelin de Narbonne Lionel Giraud de La Table de Saint Crescent. Comme lâannĂ©e derniĂšre, un marchĂ© du terroir accompagnera la manifestation, de 9 H Ă 13 H. Les consommateurs pourront y trouver des produits dĂ©rivĂ©s de la truffe ainsi que des produits du terroir comme du safran, du miel, de la charcuterie⊠La truffe Ă la carte des restaurateurs Pour faire rayonner le diamant noir et rĂ©pandre ses arĂŽmes[...]SoirĂ©e gourmande au ChĂąteau Sainte Sabine "vins et fromages, un accord parfait !" Repas - DĂ©gustation, Vin - OenologieïSainte-Sabine 21320ïDu 12/03/2022 au 13/03/2022Notre chef Benjamin Linard sâest entourĂ© de viticulteurs cĂŽte-d'oriens et de l'une des plus importantes fromageries de Bourgogne pour vous faire vivre un moment agrĂ©able dont le mot dâordre est CONVIVIALITE. Nos partenaires passionnĂ©s vous transporteront dans lâunivers des Climats du vignoble de Bourgogne, des traditions gastronomiques et des coutumes bourguignonnes Ă travers des Ă©changes particuliers et un partage de leur savoir-faire. Notre chef a mis Ă lâhonneur dans son menu, des fromages de Bourgogne et de Franche-ComtĂ© accompagnĂ©s de vins subtilement choisis pour arriver Ă des accords surprenants ! Ainsi les fromages les plus connus de notre nouvelle rĂ©gion lâEpoisses, le Brillat-Savarin, le fromage de CĂźteaux, mais aussi le Mont dâor, le ComtĂ© ou encore la cancoillotte seront cuisinĂ©s par notre chef ou proposĂ©s sur lâĂ©tal de notre fromager, Philippe Delin. Nous avons le plaisir dâaccueillir des domaines bourguignons qui raviront vos papilles avec de belles appellations du The Chef En VO FĂȘte, CinĂ©maïCapvern 65130ïLe 02/03/2022Thriller/Drame rĂ©alisĂ© par Philip Barantini En VO Avec Stephen Graham, Vinette Robinson, Jason Flemyng DurĂ©e 1h34 Synopsis Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de lâannĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Ă©bullition. Mais les problĂšmes s'accumulent autour du chef Ă©toilĂ© Andy Jones et de sa brigade. S'ajoute Ă cela la pression constante d'une clientĂšle toujours plus exigeante qui menace de mener le restaurant Ă sa perteâŠProjection cinĂ©ma The Chef VO CinĂ©maïChef-Boutonne 79110ïLe 21/02/2022Projection cinĂ©ma The Chef VO Lundi 21 fĂ©vrier Ă 20h30 Ă Chef-Boutonne 1h 34min / Drame, Thriller / Grande-Bretagne De Philip Barantini Avec Stephen Graham, Vinette Robinson, Jason Flemyng Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de lâannĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Ă©bullition. Mais les problĂšmes s'accumulent autour du chef Ă©toilĂ© Andy Jones et de sa The Chef FĂȘteïThueyts 07330ïLe 15/03/2022 Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de lâannĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Menu Ă quatre mains et quatre Ă©toiles Repas - DĂ©gustation, Vin - OenologieïReims 51100ïLe 30/03/2022Philippe Mille invite le Chef doublement Ă©toilĂ© Arnaud Bignon, installĂ© au "Spondi" Ă AthĂšnes, pour un voyage culinaire d'exception au restaurant Le Parc. Au programme un menu unique construit Ă 4 mains par ces deux Chefs originaires de la Sarthe, ainsi que des accords mets & champagnes tout en finesse, choisis par la Maison Henri Giraud et notre Chef Sommelier, Martin Jean. RĂ©servation obligatoire par Visites et circuitsïCAEN 14000ïLe 16/03/2022Terre agricole et maritime par excellence, la rĂ©gion normande, situĂ©e Ă proximitĂ© de la capitale, a pleinement contribuĂ© Ă lâĂ©panouissement de la gastronomie française. Cuisiniers et gastronomes y ont puisĂ© des produits trĂšs tĂŽt rĂ©putĂ©s pour leur saveur et leur 16 mars 2022, le MusĂ©e de Normandie, Saveurs de Normandie et Flyin Chef sâassocient Ă nouveau pour vous proposer deux rencontres-dĂ©gustations autour dâun objet phare du musĂ©e en lien avec la gastronomie chefs caennais Ă votre rencontre 11h MickaĂ«l Rioult - Patisserie Alban Guilmet 14h Benoit Guillaumin - La table des matiĂšres DurĂ©e 1 heure. Animation incluse Ă votre billet dâentrĂ©e au musĂ©e, sans supplĂ©ment 3,50 âŹ. GratuitĂ© pour les moins de 26 ans. Sur proposĂ© dans le cadre de lâopĂ©ration Les Beaux-Arts culinaires ».SoirĂ©e Gastronomique Jazz - Blues, MusiqueïMenetou-RĂątel 18300ïLe 03/04/2022SoirĂ©e gastronomique organisĂ©e par le "Lions Club sancerrois". Avec la participation de Jean-Michel LORAIN chef 2 Ă©toiles, accompagnĂ© de chefs cuisiniers et producteurs du Grand Sancerrois. Animation musicale par "Cozy Corner" jazz, blues et rythm n' blues. Sur Patrimoine - Culture, Repas - DĂ©gustationïCaen 14000ïLe 16/03/2022Terre agricole et maritime par excellence, la rĂ©gion normande, situĂ©e Ă proximitĂ© de la capitale, a pleinement contribuĂ© Ă lâĂ©panouissement de la gastronomie française. Cuisiniers et gastronomes y ont puisĂ© des produits trĂšs tĂŽt rĂ©putĂ©s pour leur saveur et leur fraĂźcheur. Mercredi 16 mars 2022, le MusĂ©e de Normandie, Saveurs de Normandie et Flyin Chef sâassocient Ă nouveau pour vous proposer deux rencontres-dĂ©gustations autour dâun objet phare du musĂ©e en lien avec la gastronomie normande. Les chefs caennais Ă votre rencontre 11h MickaĂ«l Rioult - Patisserie Alban Guilmet 14h Benoit Guillaumin - La table des matiĂšres DurĂ©e 1 heure. Animation incluse Ă votre billet dâentrĂ©e au musĂ©e, sans supplĂ©ment 3,50 âŹ. GratuitĂ© pour les moins de 26 ans. Sur rĂ©servation. Rendez-vous proposĂ© dans le cadre de lâopĂ©ration Les Beaux-Arts culinaires ».OH LA VACHE ! PERFORMANCE-RENCONTRE AUTOUR DE LâALIMENTATION Science et techniqueïLe Mans 72000ïLe 26/03/2022Chercheur en gĂ©ographie, acteur, critique gastronomique et chef cuisinier les quatre compĂšres viennent ici entremĂȘler arts et sciences dans une rencontre dĂ©calĂ©e pour la plus grande joie des protagonistes et du Habits de Saveurs le rendez-vous gastronomique de lâĂ©vĂ©nement Habits de LumiĂšre Ă Epernay AtelierïĂpernay - 51 ïDu 11/12/2021 Ă 0900 au 11/12/2021 Ă 1800Pour les plus grands⊠Les recettes de chefs, en accord Les grands chefs Ă©toilĂ©s de la rĂ©gion se donnent rendez-vous pour une performance culinaire unique ! Sous les yeux du public, chaque chef rĂ©alisera un plat accompagnant une cuvĂ©e particuliĂšre de champagne, attribuĂ©e par tirage[...]Les automnales du ChĂąteau de VaudrĂ©mont Vie locale, Vin - Oenologie, Repas - DĂ©gustation, MarchĂ©ïVaudrĂ©mont - 52 ïDu 22/10/2021 Ă 2000 au 24/10/2021 Ă 1800Vendredi 22 octobre 20h dĂźner menu rĂ©alisĂ© par le chef invitĂ© Steven Mirelli de la villa Castelli Samedi 23 octobre de 14h Ă 18h salon Vin truffes champignons ! venez goĂ»ter Ă notre gastronomie sur place ou Ă emporter 20h dĂźner par le chef invitĂ© Steven Mirelli de la villa Castelli [...]Fantastic Picnic au ChĂąteau de la GreffiĂšreïLa Roche-Vineuse - 71 ïDu 12/09/2021 Ă 1200 au 12/09/2021 Ă 1500Sur les hauteurs du ChĂąteau de la GreffiĂšre, Ă l'orĂ©e des bois et des vignes, dans un cadre idyllique. Retrouvez-nous pour un repas agrĂ©able concoctĂ© par le chef du Moulin du Gastronome de Charnay les MĂącon, accompagnĂ© de nos vins en accords avec les plats. Vous pourrez Ă©galement visiter[...]RandonnĂ©e VVR au cĆur de lâappellation SavenniĂšres RandonnĂ©e et baladeïSavenniĂšres - 49 ïDu 04/09/2021 Ă 1330 au 04/09/2021 Ă 1500Samedi 4 septembre 2021 Partez pour une balade patrimoniale, historique et gĂ©ologique sur les coteaux de SavenniĂšres, lâun des plus beaux patrimoines de la rĂ©gion angevine, ouvert sur la Loire. VVR 2021, la gastronomie responsable Pour cette 18e Ă©dition, les chefs sâengagent[...]RandonnĂ©e VVR au cĆur de lâappellation Coteaux de lâAubance â Anjou Brissac RandonnĂ©e et baladeïBrissac Loire Aubance - 49 ïDu 05/09/2021 Ă 0830 au 05/09/2021 Ă 1100Dimanche 5 septembre 2021 Ă seulement 20 km dâAngers et avec le chĂąteau de Brissac en ligne de mire, une promenade bucolique entre vignes, forĂȘts et vergers vous attend. VVR 2021, la gastronomie responsable Pour cette 18e Ă©dition, les chefs sâengagent en cuisine en[...]VIGNES, VINS, RANDOS EN VAL DE LOIRE 18e Ă©dition ! RandonnĂ©e et baladeïTours - 37 ïDu 04/09/2021 Ă 0800 au 05/09/2021 Ă 1700La 18e Ă©dition de VVR sâannonce savoureuse et engagĂ©e ! Ce rendez-vous Ćnotouristique incontournable, proposĂ© Ă chaque rentrĂ©e par InterLoire, rassemble cette annĂ©e 500 vignerons et chefs autour de la gastronomie responsable en Val de Loire. LâidĂ©e ? Mettre en valeur le travail de chefs[...]Les Papilles en Folie Foire - SalonïĂtupes - 25 ïDu 08/02/2020 Ă 1400 au 09/02/2020 Ă 1800Le salon gastronomique Les Papilles en Folie ouvre ses portes pour sa deuxiĂšme Ă©dition les 8 et 9 fĂ©vrier 2020, Espace JosĂ©phine BAKER Ă Ătupes ! Au menu, une vingtaine de producteurs aux produits locaux et de saison, des dĂ©monstrations de chefs cuisiniers et Ă©toilĂ©s, un concours entre[...]Habits de Saveurs ode Ă la gastronomie ! Repas - DĂ©gustationïĂpernay - 51 ïDu 14/12/2019 Ă 0900 au 14/12/2019 Ă 1230Dans le cadre de la 20Ăšme Ă©dition d'Habits de LumiĂšre, la Halle Saint-Thibault accueillera le samedi 14 dĂ©cembre les gourmets et les gourmands de tout Ăąge pour des dĂ©couvertes riches de partage et de complicitĂ©. Dix chefs des meilleures tables gastronomiques de la rĂ©gion concocteront leurs[...]1 MarchĂ©, 1 Chef, 1 Recette revient en septembre 2019 MarchĂ©ïLyon - 69 ïDu 16/09/2019 Ă 0900 au 22/09/2019 Ă 1800M ton MarchĂ© organise pour la 8Ăšme annĂ©e consĂ©cutive l'opĂ©ration "1 MarchĂ©, 1 Chef, 1 Recette" qui met Ă l'honneur la gastronomie sur les marchĂ©s. Cette manifestation gourmande se dĂ©roulera en rĂ©gion Auvergne-RhĂŽne-Alpes du 16 au 22 septembre 2019. Les chefs rĂ©aliseront[...]5Ăšme JournĂ©e des Rencontres Gastronomiques au ChĂąteau de Saint-Martin Taradeau-Var Vin - Oenologie, Balades, Repas - DĂ©gustation, MarchĂ©, Patrimoine - CultureïTaradeau - 83 ïDu 31/03/2019 Ă 1000 au 31/03/2019 Ă 1800Cette journĂ©e de rencontres et de partage avec de grands chefs et producteurs de la CĂŽte dâAzur et du Var est ouverte au public & aux professionnels. De 10 H Ă 18 H, au coeur de ce domaine viticole, Cru ClassĂ© de Provence, que lâhistoire a marquĂ© de ses empreintes du IIĂšme siĂšcle avant[...]
[Les] aventures de TĂ©lĂ©maque - FĂ©nelon Premier livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - TĂ©lĂ©maque, conduit par Minerve, sous la figure de Mentor, est jetĂ© par une tempĂÂȘte dans l'Ăle de Calypso. Cette dĂ©esse, inconsolable du dĂ©part d'Ulysse, fait au fils de ce hĂ©ros l'accueil le plus favorable, et, concevant aussitĂÂŽt pour lui une violente passion, elle lui offre l'immortalitĂ©, s'il veut demeurer avec elle. PressĂ© par Calypso de faire le rĂ©cit de ses aventures, il lui raconte son voyage Ă Pylos et Ă LacĂ©dĂ©mone, son naufrage sur la cĂÂŽte de Sicile, le danger qu'il y courut d'ĂÂȘtre immolĂ© aux mĂÂąnes d'Anchise, le secours que Mentor et lui donnĂšrent Ă Aceste, roi de cette contrĂ©e, dans une incursion de Barbares, et la reconnaissance que ce prince leur en tĂ©moigna, en leur donnant un vaisseau phĂ©nicien pour retourner dans leur pays. Calypso ne pouvait se consoler du dĂ©part d'Ulysse. Dans sa douleur, elle se trouvait malheureuse d'ĂÂȘtre immortelle. Sa grotte ne rĂ©sonnait plus de son chant; les nymphes qui la servaient n'osaient lui parler. Elle se promenait souvent seule sur les gazons fleuris dont un printemps Ă©ternel bordait son Ăle mais ces beaux lieux, loin de modĂ©rer sa douleur, ne faisaient que lui rappeler le triste souvenir d'Ulysse, qu'elle y avait vu tant de fois auprĂšs d'elle. Souvent elle demeurait immobile sur le rivage de la mer, qu'elle arrosait de ses larmes, et elle Ă©tait sans cesse tournĂ©e vers le cĂÂŽtĂ© oĂÂč le vaisseau d'Ulysse, fendant les ondes, avait disparu Ă ses yeux. Tout Ă coup, elle aperçut les dĂ©bris d'un navire qui venait de faire naufrage, des bancs de rameurs mis en piĂšces, des rames Ă©cartĂ©es çà et lĂ sur le sable, un gouvernail, un mĂÂąt, des cordages flottant sur la cĂÂŽte; puis elle dĂ©couvre de loin deux hommes, dont l'un paraissait ĂÂągĂ©; l'autre, quoique jeune, ressemblait Ă Ulysse. Il avait sa douceur et sa fiertĂ©, avec sa taille et sa dĂ©marche majestueuse. La dĂ©esse comprit que c'Ă©tait TĂ©lĂ©maque, fils de ce hĂ©ros. Mais, quoique les dieux surpassent de loin en connaissance tous les hommes, elle ne put dĂ©couvrir qui Ă©tait cet homme vĂ©nĂ©rable dont TĂ©lĂ©maque Ă©tait accompagnĂ© c'est que les dieux supĂ©rieurs cachent aux infĂ©rieurs tout ce qu'il leur plaĂt; et Minerve, qui accompagnait TĂ©lĂ©maque sous la figure de Mentor, ne voulait pas ĂÂȘtre connue de Calypso. Cependant Calypso se rĂ©jouissait d'un naufrage qui mettait dans son Ăle le fils d'Ulysse, si semblable Ă son pĂšre. Elle s'avance vers lui; et, sans faire semblant de savoir qui il est - D'oĂÂč vous vient - lui dit-elle - cette tĂ©mĂ©ritĂ© d'aborder en mon Ăle? Sachez, jeune Ă©tranger, qu'on ne vient point impunĂ©ment dans mon empire. Elle tĂÂąchait de couvrir sous ces paroles menaçantes la joie de son coeur, qui Ă©clatait malgrĂ© elle sur son visage. TĂ©lĂ©maque lui rĂ©pondit - O vous, qui que vous soyez, mortelle ou dĂ©esse quoique Ă vous voir on ne puisse vous prendre que pour une divinitĂ©, seriez-vous insensible au malheur d'un fils, qui, cherchant son pĂšre Ă la merci des vents et des flots, a vu briser son navire contre vos rochers? - Quel est donc votre pĂšre que vous cherchez? - reprit la dĂ©esse. - Il se nomme Ulysse - dit TĂ©lĂ©maque - c'est un des rois qui ont, aprĂšs un siĂšge de dix ans, renversĂ© la fameuse Troie. Son nom fut cĂ©lĂšbre dans toute la GrĂšce et dans toute l'Asie, par sa valeur dans les combats et plus encore par sa sagesse dans les conseils. Maintenant, errant dans toute l'Ă©tendue des mers, il parcourt tous les Ă©cueils les plus terribles. Sa patrie semble fuir devant lui. PĂ©nĂ©lope, sa femme, et moi, qui suis son fils, nous avons perdu l'espĂ©rance de le revoir. Je cours, avec les mĂÂȘmes dangers que lui, pour apprendre oĂÂč il est. Mais que dis-je? peut-ĂÂȘtre qu'il est maintenant enseveli dans les profonds abĂmes de la mer. Ayez pitiĂ© de nos malheurs; et, si vous savez, ĂÂŽ dĂ©esse, ce que les destinĂ©es ont fait pour sauver ou pour perdre Ulysse, daignez en instruire son fils TĂ©lĂ©maque. Calypso, Ă©tonnĂ©e et attendrie de voir dans une si vive jeunesse tant de sagesse et d'Ă©loquence, ne pouvait rassasier ses yeux en le regardant; et elle demeurait en silence. Enfin elle lui dit - TĂ©lĂ©maque, nous vous apprendrons ce qui est arrivĂ© Ă votre pĂšre. Mais l'histoire en est longue il est temps de vous dĂ©lasser de tous vos travaux. Venez dans ma demeure, oĂÂč je vous recevrai comme mon fils venez; vous serez ma consolation dans cette solitude; et je ferai votre bonheur, pourvu que vous sachiez en jouir. TĂ©lĂ©maque suivait la dĂ©esse environnĂ©e d'une foule de jeunes nymphes, au-dessus desquelles elle s'Ă©levait de toute la tĂÂȘte, comme un grand chĂÂȘne dans une forĂÂȘt Ă©lĂšve ses branches Ă©paisses au-dessus de tous les arbres qui l'environnent. Il admirait l'Ă©clat de sa beautĂ©, la riche pourpre de sa robe longue et flottante, ses cheveux nouĂ©s par-derriĂšre nĂ©gligemment mais avec grĂÂące, le feu qui sortait de ses yeux et la douceur qui tempĂ©rait cette vivacitĂ©. Mentor, les yeux baissĂ©s, gardant un silence modeste, suivait TĂ©lĂ©maque. On arriva Ă la porte de la grotte de Calypso, oĂÂč TĂ©lĂ©maque fut surpris de voir, avec une apparence de simplicitĂ© rustique, tout ce qui peut charmer les yeux. On n'y voyait ni or, ni argent, ni marbre, ni colonnes, ni tableaux, ni statues cette grotte Ă©tait taillĂ©e dans le roc, en voĂ»te pleine de rocailles et de coquilles; elle Ă©tait tapissĂ©e d'une jeune vigne qui Ă©tendait ses branches souples Ă©galement de tous cĂÂŽtĂ©s. Les doux zĂ©phyrs conservaient en ce lieu, malgrĂ© les ardeurs du soleil, une dĂ©licieuse fraĂcheur. Des fontaines, coulant avec un doux murmure sur des prĂ©s semĂ©s d'amarantes et de violettes, formaient en divers lieux des bains aussi purs et aussi clairs que le cristal; mille fleurs naissantes Ă©maillaient les tapis verts dont la grotte Ă©tait environnĂ©e. LĂ on trouvait un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d'or, et dont la fleur, qui se renouvelle dans toutes les saisons, rĂ©pand le plus doux de tous les parfums; ce bois semblait couronner ces belles prairies et formait une nuit que les rayons du soleil ne pouvaient percer. LĂ on n'entendait jamais que le chant des oiseaux ou le bruit d'un ruisseau, qui, se prĂ©cipitant du haut d'un rocher, tombait Ă gros bouillons pleins d'Ă©cume et s'enfuyait au travers de la prairie. La grotte de la dĂ©esse Ă©tait sur le penchant d'une colline. De lĂ on dĂ©couvrait la mer, quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois follement irritĂ©e contre les rochers, oĂÂč elle se brisait en gĂ©missant, et Ă©levant ses vagues comme des montagnes. D'un autre cĂÂŽtĂ©, on voyait une riviĂšre oĂÂč se formaient des Ăles bordĂ©es de tilleuls fleuris et de hauts peupliers qui portaient leurs tĂÂȘtes superbes jusque dans les nues. Les divers canaux qui formaient les Ăles semblaient se jouer dans la campagne les uns roulaient leurs eaux claires avec rapiditĂ©; d'autres avaient une eau paisible et dormante; d'autres, par de longs dĂ©tours, revenaient sur leurs pas, comme pour remonter vers leur source, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords enchantĂ©s. On apercevait de loin des collines et des montagnes qui se perdaient dans les nues et dont la figure bizarre formait un horizon Ă souhait pour le plaisir des yeux. Les montagnes voisines Ă©taient couvertes de pampre vert, qui pendait en festons le raisin, plus Ă©clatant que la pourpre, ne pouvait se cacher sous les feuilles, et la vigne Ă©tait accablĂ©e sous son fruit. Le figuier, l'olivier, le grenadier et tous les autres arbres couvraient la campagne et en faisaient un grand jardin. Calypso, ayant montrĂ© Ă TĂ©lĂ©maque toutes ces beautĂ©s naturelles, lui dit - Reposez-vous; vos habits sont mouillĂ©s, il est temps que vous en changiez ensuite nous nous reverrons, et je vous raconterai des histoires dont votre coeur sera touchĂ©. En mĂÂȘme temps elle le fit entrer avec Mentor dans le lieu le plus secret et le plus reculĂ© d'une grotte voisine de celle oĂÂč la dĂ©esse demeurait. Les nymphes avaient eu soin d'allumer en ce lieu un grand feu de bois de cĂšdre, dont la bonne odeur se rĂ©pandait de tous cĂÂŽtĂ©s, et elles y avaient laissĂ© des habits pour les nouveaux hĂÂŽtes. TĂ©lĂ©maque, voyant qu'on lui avait destinĂ© une tunique d'une laine fine, dont la blancheur effaçait celle de la neige, et une robe de pourpre avec une broderie d'or, prit le plaisir qui est naturel Ă un jeune homme, en considĂ©rant cette magnificence. Mentor lui dit d'un ton grave - Est-ce donc lĂ , ĂÂŽ TĂ©lĂ©maque, les pensĂ©es qui doivent occuper le coeur du fils d'Ulysse? Songez plutĂÂŽt Ă soutenir la rĂ©putation de votre pĂšre et Ă vaincre la fortune qui vous persĂ©cute. Un jeune homme qui aime Ă se parer vainement, comme une femme, est indigne de la sagesse et de la gloire la gloire n'est due qu'Ă un coeur qui sait souffrir la peine et fouler aux pieds les plaisirs. TĂ©lĂ©maque rĂ©pondit en soupirant - Que les dieux me fassent pĂ©rir plutĂÂŽt que de souffrir que la mollesse et la voluptĂ© s'emparent de mon coeur! Non, non, le fils d'Ulysse ne sera jamais vaincu par les charmes d'une vie lĂÂąche et effĂ©minĂ©e. Mais quelle faveur du ciel nous a fait trouver, aprĂšs notre naufrage, cette dĂ©esse ou cette mortelle qui nous comble de biens? - Craignez - repartit Mentor - qu'elle ne vous accable de maux; craignez ses trompeuses douceurs plus que les Ă©cueils qui ont brisĂ© votre navire le naufrage et la mort sont moins affreux que les plaisirs qui attaquent la vertu. Gardez-vous bien de croire ce qu'elle vous racontera. La jeunesse est prĂ©somptueuse; elle se promet tout d'elle-mĂÂȘme quoique fragile, elle croit pouvoir tout et n'avoir jamais rien Ă craindre; elle se confie lĂ©gĂšrement et sans prĂ©caution. Gardez-vous d'Ă©couter les paroles douces et flatteuses de Calypso, qui se glisseront comme un serpent sous les fleurs; craignez le poison cachĂ©; dĂ©fiez-vous de vous-mĂÂȘme, et attendez toujours mes conseils. Ensuite ils retournĂšrent auprĂšs de Calypso, qui les attendait. Les nymphes, avec leurs cheveux tressĂ©s et des habits blancs, servirent d'abord un repas simple, mais exquis pour le goĂ»t et pour la propretĂ©. On n'y voyait aucune autre viande que celle des oiseaux qu'elles avaient pris dans des filets ou des bĂÂȘtes qu'elles avaient percĂ©es de leurs flĂšches Ă la chasse. Un vin plus doux que le nectar coulait des grands vases d'argent dans des tasses d'or couronnĂ©es de fleurs. On apporta dans des corbeilles tous les fruits que le printemps promet et que l'automne rĂ©pand sur la terre. En mĂÂȘme temps, quatre jeunes nymphes se mirent Ă chanter. D'abord elles chantĂšrent le combat des dieux contre les gĂ©ants, puis les amours de Jupiter et de SĂ©mĂ©lĂ©, la naissance de Bacchus et son Ă©ducation conduite par le vieux SilĂšne, la course d'Atalante et d'HippomĂšne, qui fut vainqueur par le moyen des pommes d'or venues du jardin des HespĂ©rides, enfin la guerre de Troie fut aussi chantĂ©e les combats d'Ulysse et sa sagesse furent Ă©levĂ©s jusqu'aux cieux. La premiĂšre des nymphes, qui s'appelait LeucothoĂ©, joignit les accords de sa lyre Ă ces douces voix. Quand TĂ©lĂ©maque entendit le nom de son pĂšre, les larmes qui coulĂšrent le long de ses joues donnĂšrent un nouveau lustre Ă sa beautĂ©. Mais comme Calypso aperçut qu'il ne pouvait manger et qu'il Ă©tait saisi de douleur, elle fit signe aux nymphes. A l'instant on chanta le combat des Centaures avec les Lapithes et la descente d'OrphĂ©e aux enfers pour en retirer Eurydice. Quand le repas fut fini, la dĂ©esse prit TĂ©lĂ©maque et lui parla ainsi - Vous voyez - fils du grand Ulysse - avec quelle faveur je vous reçois. Je suis immortelle nul mortel ne peut entrer dans cette Ăle sans ĂÂȘtre puni de sa tĂ©mĂ©ritĂ©, et votre naufrage mĂÂȘme ne vous garantirait pas de mon indignation, si d'ailleurs je ne vous aimais. Votre pĂšre a eu le mĂÂȘme bonheur que vous; mais hĂ©las! il n'a pas su en profiter. Je l'ai gardĂ© longtemps dans cette Ăle il n'a tenu qu'Ă lui d'y vivre avec moi dans un Ă©tat immortel, mais l'aveugle passion de revoir sa misĂ©rable patrie lui fit rejeter tous ces avantages. Vous voyez tout ce qu'il a perdu pour revoir Ithaque, qu'il n'a pu revoir. Il voulut me quitter il partit; et je fus vengĂ©e par la tempĂÂȘte son vaisseau, aprĂšs avoir Ă©tĂ© le jouet des vents, fut enseveli dans les ondes. Profitez d'un si triste exemple. AprĂšs son naufrage, vous n'avez plus rien Ă espĂ©rer, ni pour le revoir, ni pour rĂ©gner jamais dans l'Ăle d'Ithaque aprĂšs lui consolez-vous de l'avoir perdu, puisque vous trouvez ici une divinitĂ© prĂÂȘte Ă vous rendre heureux et un royaume, qu'elle vous offre. La dĂ©esse ajouta Ă ces paroles de longs discours pour montrer combien Ulysse avait Ă©tĂ© heureux auprĂšs d'elle; elle raconta ses aventures dans la caverne du cyclope PolyphĂšme et chez Antiphate, roi des Lestrygons; elle n'oublia pas ce qui lui Ă©tait arrivĂ© dans l'Ăle de CircĂ©, fille du Soleil, ni les dangers qu'il avait courus entre Scylla et Charybde. Elle reprĂ©senta la derniĂšre tempĂÂȘte que Neptune avait excitĂ©e contre lui quand il partit d'auprĂšs d'elle. Elle voulut faire entendre qu'il Ă©tait pĂ©ri dans ce naufrage, et elle supprima son arrivĂ©e dans l'Ăle des PhĂ©aciens. TĂ©lĂ©maque, qui s'Ă©tait d'abord abandonnĂ© trop promptement Ă la joie d'ĂÂȘtre si bien traitĂ© de Calypso, reconnut enfin son artifice et la sagesse des conseils que Mentor venait de lui donner. Il rĂ©pondit en peu de mots - O dĂ©esse, pardonnez Ă ma douleur; maintenant je ne puis que m'affliger. Peut-ĂÂȘtre que dans la suite j'aurai plus de force pour goĂ»ter la fortune que vous m'offrez laissez-moi en ce moment pleurer mon pĂšre; vous savez mieux que moi combien il mĂ©rite d'ĂÂȘtre pleurĂ©. Calypso n'osa d'abord le presser davantage elle feignit mĂÂȘme d'entrer dans sa douleur et de s'attendrir pour Ulysse. Mais pour mieux connaĂtre les moyens de toucher son coeur, elle lui demanda comment il avait fait naufrage et par quelles aventures il Ă©tait sur ces cĂÂŽtes. - Le rĂ©cit de mes malheurs - dit-il - serait trop long. - Non, non - rĂ©pondit-elle - il me tarde de les savoir; hĂÂątez-vous de me les raconter. Elle le pressa longtemps. Enfin il ne put lui rĂ©sister, et il parla ainsi "J'Ă©tais parti d'Ithaque pour aller demander aux autres rois revenus du siĂšge de Troie des nouvelles de mon pĂšre. Les amants de ma mĂšre PĂ©nĂ©lope furent surpris de mon dĂ©part j'avais pris soin de le leur cacher, connaissant leur perfidie. Nestor, que je vis Ă Pylos, ni MĂ©nĂ©las, qui me reçut avec amitiĂ© dans LacĂ©dĂ©mone, ne purent m'apprendre si mon pĂšre Ă©tait encore en vie. LassĂ© de vivre toujours en suspens et dans l'incertitude, je me rĂ©solus d'aller dans la Sicile, oĂÂč j'avais ouĂÂŻ dire que mon pĂšre avait Ă©tĂ© jetĂ© par les vents. Mais le sage Mentor, que vous voyez ici prĂ©sent, s'opposait Ă ce tĂ©mĂ©raire dessein. Il me reprĂ©sentait, d'un cĂÂŽtĂ©, les Cyclopes, gĂ©ants monstrueux qui dĂ©vorent les hommes, de l'autre, la flotte d'EnĂ©e et des Troyens, qui Ă©taient sur ces cĂÂŽtes. Ces Troyens - disait-il - sont animĂ©s contre tous les Grecs; mais surtout ils rĂ©pandraient avec plaisir le sang du fils d'Ulysse. Retournez - continuait-il - en Ithaque peut-ĂÂȘtre que votre pĂšre, aimĂ© des dieux, y sera aussitĂÂŽt que vous. Mais, si les dieux ont rĂ©solu sa perte, s'il ne doit jamais revoir sa patrie, du moins il faut que vous alliez le venger, dĂ©livrer votre mĂšre, montrer votre sagesse Ă tous les peuples et faire voir en vous Ă toute la GrĂšce un roi aussi digne de rĂ©gner que le fut jamais Ulysse lui-mĂÂȘme." Ces paroles Ă©taient salutaires; mais je n'Ă©tais pas assez prudent pour les Ă©couter. Je n'Ă©coutai que ma passion. Le sage Mentor m'aima jusqu'Ă me suivre dans un voyage tĂ©mĂ©raire, que j'entreprenais contre ses conseils, et les dieux permirent que je fisse une faute qui devait servir Ă me corriger de ma prĂ©somption." Pendant qu'il parlait, Calypso regardait Mentor. Elle Ă©tait Ă©tonnĂ©e elle croyait sentir en lui quelque chose de divin; mais elle ne pouvait dĂ©mĂÂȘler ses pensĂ©es confuses; ainsi elle demeurait pleine de crainte et de dĂ©fiance Ă la vue de cet inconnu. Alors elle apprĂ©henda de laisser voir son trouble. - Continuez - dit-elle Ă TĂ©lĂ©maque - et satisfaites ma curiositĂ©. TĂ©lĂ©maque reprit ainsi "Nous eĂ»mes assez longtemps un vent favorable pour aller en Sicile; mais ensuite une noire tempĂÂȘte dĂ©roba le ciel Ă nos yeux, et nous fĂ»mes enveloppĂ©s dans une profonde nuit. A la lueur des Ă©clairs, nous aperçûmes d'autres vaisseaux exposĂ©s au mĂÂȘme pĂ©ril, et nous reconnĂ»mes bientĂÂŽt que c'Ă©taient les vaisseaux d'EnĂ©e ils n'Ă©taient pas moins Ă craindre pour nous que les rochers. Alors je compris, mais trop tard, ce que l'ardeur d'une jeunesse imprudente m'avait empĂÂȘchĂ© de considĂ©rer attentivement. Mentor parut dans ce danger, non seulement ferme et intrĂ©pide, mais encore plus gai qu'Ă l'ordinaire c'Ă©tait lui qui m'encourageait; je sentais qu'il m'inspirait une force invincible. Il donnait tranquillement tous les ordres, pendant que le pilote Ă©tait troublĂ©. Je lui disais "Mon cher Mentor, pourquoi ai-je refusĂ© de suivre vos conseils? Ne suis-je pas malheureux d'avoir voulu me croire moi-mĂÂȘme, dans un ĂÂąge oĂÂč l'on n'a ni prĂ©voyance de l'avenir, ni expĂ©rience du passĂ©, ni modĂ©ration pour mĂ©nager le prĂ©sent? O si jamais nous Ă©chappons de cette tempĂÂȘte, je me dĂ©fierai de moi-mĂÂȘme comme de mon plus dangereux ennemi c'est vous, Mentor, que je croirai toujours." Mentor, en souriant, me rĂ©pondit "Je n'ai garde de vous reprocher la faute que vous avez faite; il suffit que vous la sentiez et qu'elle vous serve Ă ĂÂȘtre une autre fois plus modĂ©rĂ© dans vos dĂ©sirs. Mais, quand le pĂ©ril sera passĂ©, la prĂ©somption reviendra peut-ĂÂȘtre. Maintenant il faut se soutenir par le courage. Avant que de se jeter dans le pĂ©ril, il faut le prĂ©voir et le craindre; mais, quand on y est, il ne reste plus qu'Ă le mĂ©priser. Soyez donc le digne fils d'Ulysse; montrez un coeur plus grand que tous les maux qui vous menacent." La douceur et le courage du sage Mentor me charmĂšrent; mais je fus encore bien plus surpris quand je vis avec quelle adresse il nous dĂ©livra des Troyens. Dans le moment oĂÂč le ciel commençait Ă s'Ă©claircir et oĂÂč les Troyens, nous voyant de prĂšs, n'auraient pas manquĂ© de nous reconnaĂtre, il remarqua un de leurs vaisseaux presque semblable Ă celui des nĂÂŽtres que la tempĂÂȘte avait Ă©cartĂ©, et dont la poupe Ă©tait couronnĂ©e de certaines fleurs il se hĂÂąta de mettre sur notre poupe des couronnes de fleurs semblables; il les attacha lui-mĂÂȘme avec des bandelettes de la mĂÂȘme couleur que celles des Troyens; il ordonna Ă tous nos rameurs de se baisser le plus qu'ils pourraient le long de leurs bancs, pour n'ĂÂȘtre point reconnus des ennemis. En cet Ă©tat, nous passĂÂąmes au milieu de leur flotte ils poussĂšrent des cris de joie en nous voyant, comme en voyant des compagnons qu'ils avaient crus perdus. Nous fĂ»mes mĂÂȘme contraints par la violence de la mer d'aller assez longtemps avec eux. Enfin, nous demeurĂÂąmes un peu derriĂšre, et, pendant que les vents impĂ©tueux les poussaient vers l'Afrique, nous fĂmes les derniers efforts pour aborder Ă force de rames sur la cĂÂŽte voisine de Sicile. Nous y arrivĂÂąmes en effet, mais ce que nous cherchions n'Ă©tait guĂšre moins funeste que la flotte qui nous faisait fuir nous trouvĂÂąmes sur cette cĂÂŽte de Sicile d'autres Troyens ennemis des Grecs. C'Ă©tait lĂ que rĂ©gnait le vieux Aceste, sorti de Troie. A peine fĂ»mes-nous arrivĂ©s sur ce rivage, que les habitants crurent que nous Ă©tions ou d'autres peuples de l'Ăle armĂ©s pour les surprendre, ou des Ă©trangers qui venaient s'emparer de leurs terres. Ils brĂ»lent notre vaisseau; dans le premier emportement, ils Ă©gorgent tous nos compagnons ils ne rĂ©servent que Mentor et moi pour nous prĂ©senter Ă Aceste, afin qu'il pĂ»t savoir de nous quels Ă©taient nos desseins et d'oĂÂč nous venions. Nous entrons dans la ville avec les mains liĂ©es derriĂšre le dos, et notre mort n'Ă©tait retardĂ©e que pour nous faire servir de spectacle Ă un peuple cruel quand on saurait que nous Ă©tions Grecs. On nous prĂ©senta d'abord Ă Aceste, qui, tenant son sceptre d'or en main, jugeait les peuples et se prĂ©parait Ă un grand sacrifice. Il nous demande d'un ton sĂ©vĂšre quel est notre pays et le sujet de notre voyage. Mentor se hĂÂąta de rĂ©pondre, et lui dit "Nous venons des cĂÂŽtes de la grande HespĂ©rie, et notre patrie n'est pas loin de lĂ ." Ainsi il Ă©vita de dire que nous Ă©tions Grecs. Mais Aceste, sans l'Ă©couter davantage, et nous prenant pour des Ă©trangers qui cachaient leur dessein, ordonna qu'on nous envoyĂÂąt dans une forĂÂȘt voisine, oĂÂč nous servirions en esclaves sous ceux qui gouvernaient ses troupeaux. Cette condition me parut plus dure que la mort. Je m'Ă©criai "O roi, faites-nous mourir plutĂÂŽt que de nous traiter si indignement. Sachez que je suis TĂ©lĂ©maque, fils du sage Ulysse, roi des Ithaciens. Je cherche mon pĂšre dans toutes les mers; si je ne puis ni le trouver, ni retourner dans ma patrie, ni Ă©viter la servitude, ĂÂŽtez-moi la vie, que je ne saurais supporter." A peine eus-je prononcĂ© ces mots, que tout le peuple Ă©mu s'Ă©cria qu'il fallait faire pĂ©rir le fils de ce cruel Ulysse, dont les artifices avaient renversĂ© la ville de Troie. "O fils d'Ulysse - me dit Aceste - je ne puis refuser votre sang aux mĂÂąnes de tant de Troyens que votre pĂšre a prĂ©cipitĂ©s sur les rivages du noir Cocyte vous et celui qui vous mĂšne, vous pĂ©rirez." En mĂÂȘme temps, un vieillard de la troupe proposa au roi de nous immoler sur le tombeau d'Anchise. "Leur sang - disait-il - sera agrĂ©able Ă l'ombre de ce hĂ©ros; EnĂ©e mĂÂȘme, quand il saura un tel sacrifice, sera touchĂ© de voir combien vous aimez ce qu'il avait de plus cher au monde." Tout le peuple applaudit Ă cette proposition, et on ne songea plus qu'Ă nous immoler. DĂ©jĂ on nous menait sur le tombeau d'Anchise on y avait dressĂ© deux autels, oĂÂč le feu sacrĂ© Ă©tait allumĂ©; le glaive qui devait nous percer Ă©tait devant nos yeux; on nous avait couronnĂ©s de fleurs, et nulle compassion ne pouvait garantir notre vie. C'Ă©tait fait de nous, quand Mentor demanda tranquillement Ă parler au roi. Il lui dit "O Aceste, si le malheur du jeune TĂ©lĂ©maque, qui n'a jamais portĂ© les armes contre les Troyens, ne peut vous toucher, du moins que votre propre intĂ©rĂÂȘt vous touche. La science que j'ai acquise des prĂ©sages et de la volontĂ© des dieux me fait connaĂtre qu'avant que trois jours soient Ă©coulĂ©s vous serez attaquĂ© par des peuples barbares, qui viennent comme un torrent du haut des montagnes pour inonder votre ville et pour ravager tout votre pays. HĂÂątez-vous de les prĂ©venir mettez vos peuples sous les armes et ne perdez pas un moment pour retirer au-dedans de vos murailles les riches troupeaux que vous avez dans la campagne. Si ma prĂ©diction est fausse, vous serez libre de nous immoler dans trois jours; si, au contraire, elle est vĂ©ritable, souvenez-vous qu'on ne doit pas ĂÂŽter la vie Ă ceux de qui on la tient." Aceste fut Ă©tonnĂ© de ces paroles, que Mentor lui disait avec une assurance qu'il n'avait jamais trouvĂ©e en aucun homme. "Je vois bien - rĂ©pondit-il - ĂÂŽ Ă©tranger, que les dieux, qui vous ont si mal partagĂ© pour tous les dons de la fortune, vous ont accordĂ© une sagesse qui est plus estimable que toutes les prospĂ©ritĂ©s." En mĂÂȘme temps, il retarda le sacrifice, et donna avec diligence les ordres nĂ©cessaires pour prĂ©venir l'attaque dont Mentor l'avait menacĂ©. On ne voyait de tous cĂÂŽtĂ©s que des femmes tremblantes, des vieillards courbĂ©s, de petits enfants, les larmes aux yeux, qui se retiraient dans la ville. Les boeufs mugissants et les brebis bĂÂȘlantes venaient en foule, quittant les gras pĂÂąturages, et ne pouvant trouver assez d'Ă©tables pour ĂÂȘtre mis Ă couvert. C'Ă©tait, de toutes parts, des cris confus de gens qui se poussaient les uns les autres, qui ne pouvaient s'entendre, qui prenaient dans ce trouble un inconnu pour leur ami, et qui couraient sans savoir oĂÂč tendaient leurs pas. Mais les principaux de la ville, se croyant plus sages que les autres, s'imaginaient que Mentor Ă©tait un imposteur, qui avait fait une fausse prĂ©diction pour sauver sa vie. Avant la fin du troisiĂšme jour, pendant qu'ils Ă©taient pleins de ces pensĂ©es, on vit sur le penchant des montagnes voisines un tourbillon de poussiĂšre; puis on aperçut une troupe innombrable de Barbares armĂ©s c'Ă©taient les HimĂ©riens, peuples fĂ©roces, avec les nations qui habitent sur les monts NĂ©brodes et sur le sommet d'Acratas, oĂÂč rĂšgne un hiver que les zĂ©phyrs n'ont jamais adouci. Ceux qui avaient mĂ©prisĂ© la sage prĂ©diction de Mentor perdirent leurs esclaves et leurs troupeaux. Le roi dit Ă Mentor "J'oublie que vous ĂÂȘtes des Grecs nos ennemis deviennent nos amis fidĂšles. Les dieux vous ont envoyĂ©s pour nous sauver; je n'attends pas moins de votre valeur que de la sagesse de vos conseils; hĂÂątez-vous de nous secourir." Mentor montre dans ses yeux une audace qui Ă©tonne les plus fiers combattants. Il prend un bouclier, un casque, une Ă©pĂ©e, une lance; il range les soldats d'Aceste; il marche Ă leur tĂÂȘte et s'avance en bon ordre vers les ennemis. Aceste, quoique plein de courage, ne peut, dans sa vieillesse, le suivre que de loin. Je le suis de plus prĂšs; mais je ne puis Ă©galer sa valeur. Sa cuirasse ressemblait, dans le combat, Ă l'immortelle Ă©gide. La mort courait de rang en rang partout sous ses coups. Semblable Ă un lion de Numidie que la cruelle faim dĂ©vore, et qui entre dans un troupeau de faibles brebis il dĂ©chire, il Ă©gorge, il nage dans le sang, et les bergers, loin de secourir le troupeau, fuient tremblants, pour se dĂ©rober Ă sa fureur. Ces Barbares, qui espĂ©raient de surprendre la ville, furent eux-mĂÂȘmes surpris et dĂ©concertĂ©s. Les sujets d'Aceste, animĂ©s par l'exemple et par les ordres de Mentor, eurent une vigueur dont ils ne se croyaient point capables. De ma lance je renversai le fils du roi de ce peuple ennemi. Il Ă©tait de mon ĂÂąge, mais il Ă©tait plus grand que moi car ce peuple venait d'une race de gĂ©ants qui Ă©taient de la mĂÂȘme origine que les Cyclopes. Il mĂ©prisait un ennemi aussi faible que moi mais, sans m'Ă©tonner de sa force prodigieuse, ni de son air sauvage et brutal, je poussai ma lance contre sa poitrine, et je lui fis vomir, en expirant, des torrents d'un sang noir. Il pensa m'Ă©craser. Dans sa chute, le bruit de ses armes retentit jusqu'aux montagnes. Je pris ses dĂ©pouilles, et je revins Ă Aceste avec les armes du mort que j'avais enlevĂ©es. Mentor, ayant achevĂ© de mettre les ennemis en dĂ©sordre, les tailla en piĂšces et poussa les fuyards jusque dans les forĂÂȘts. Un succĂšs si inespĂ©rĂ© fit regarder Mentor comme un homme chĂ©ri et inspirĂ© des dieux. Aceste, touchĂ© de reconnaissance, nous avertit qu'il craignait tout pour nous, si les vaisseaux d'EnĂ©e revenaient en Sicile il nous en donna un pour retourner en notre pays, nous combla de prĂ©sents, et nous pressa de partir pour prĂ©venir tous les malheurs qu'il prĂ©voyait; mais il ne voulut nous donner ni un pilote, ni des rameurs de sa nation, de peur qu'ils ne fussent trop exposĂ©s sur les cĂÂŽtes de la GrĂšce. Il nous donna des marchands phĂ©niciens, qui, Ă©tant en commerce avec tous les peuples du monde, n'avaient rien Ă craindre et qui devaient ramener le vaisseau Ă Aceste quand ils nous auraient laissĂ©s Ă Ithaque. Mais les dieux, qui se jouent des desseins des hommes, nous rĂ©servaient Ă d'autres dangers. Second livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - Suite du rĂ©cit de TĂ©lĂ©maque. Le vaisseau tyrien qu'il montait ayant Ă©tĂ© pris par une flotte de SĂ©sostris, Mentor et lui sont faits prisonniers et conduits en Egypte. Richesses et merveilles de ce pays sagesse de son gouvernement. TĂ©lĂ©maque et Mentor sont traduits devant SĂ©sostris, qui renvoie l'examen de leur affaire Ă un de ses officiers appelĂ© MĂ©tophis. Par ordre de cet officier, Mentor est vendu Ă des Ethiopiens qui l'emmĂšnent dans leur pays, et TĂ©lĂ©maque est rĂ©duit Ă conduire un troupeau dans le dĂ©sert d'Oasis. LĂ , Termosiris, prĂÂȘtre d'Apollon, adoucit la rigueur de son exil en lui apprenant Ă imiter le dieu, qui, Ă©tant contraint de garder les troupeaux d'AdmĂšte, roi de Thessalie, se consolait de sa disgrĂÂące en polissant les moeurs sauvages des bergers. BientĂÂŽt SĂ©sostris, informĂ© de tout ce que TĂ©lĂ©maque faisait de merveilleux dans les dĂ©serts d'Oasis, le rappelle auprĂšs de lui, reconnaĂt son innocence, et lui promet de le renvoyer Ă Ithaque. Mais la mort de ce prince replonge TĂ©lĂ©maque dans de nouveaux malheurs il est emprisonnĂ© dans une tour sur le bord de la mer, d'oĂÂč il voit Bocchoris, nouveau roi d'Egypte, pĂ©rir dans un combat contre ses sujets rĂ©voltĂ©s et secourus par les PhĂ©niciens. Les Tyriens, par leur fiertĂ©, avaient irritĂ© contre eux le grand roi SĂ©sostris, qui rĂ©gnait en Egypte, et qui avait conquis tant de royaumes. Les richesses qu'ils ont acquises par le commerce et la force de l'imprenable ville de Tyr, situĂ©e dans la mer, avaient enflĂ© le coeur de ces peuples. Ils avaient refusĂ© de payer Ă SĂ©sostris le tribut qu'il leur avait imposĂ© en revenant de ses conquĂÂȘtes, et ils avaient fourni des troupes Ă son frĂšre, qui avait voulu, Ă son retour, le massacrer au milieu des rĂ©jouissances d'un grand festin. SĂ©sostris avait rĂ©solu, pour abattre leur orgueil, de troubler leur commerce dans toutes les mers. Ses vaisseaux allaient de tous cĂÂŽtĂ©s cherchant les PhĂ©niciens. Une flotte Ă©gyptienne nous rencontra, comme nous commencions Ă perdre de vue les montagnes de la Sicile. Le port et la terre semblaient fuir derriĂšre nous et se perdre dans les nues. En mĂÂȘme temps nous voyons approcher les navires des Egyptiens, semblables Ă une ville flottante. Les PhĂ©niciens les reconnurent et voulurent s'en Ă©loigner; mais il n'Ă©tait plus temps. Leurs voiles Ă©taient meilleures que les nĂÂŽtres; le vent les favorisait; leurs rameurs Ă©taient en plus grand nombre ils nous abordent, nous prennent et nous emmĂšnent prisonniers en Egypte. En vain je leur reprĂ©sentai que je n'Ă©tais pas PhĂ©nicien; Ă peine daignĂšrent-ils m'Ă©couter ils nous regardĂšrent comme des esclaves dont les PhĂ©niciens trafiquaient, et ils ne songĂšrent qu'au profit d'une telle prise. DĂ©jĂ nous remarquons les eaux de la mer qui blanchissent par le mĂ©lange de celles du Nil, et nous voyons la cĂÂŽte d'Egypte, presque aussi basse que la mer. Ensuite nous arrivons Ă l'Ăle de Pharos, voisine de la ville de No; de lĂ nous remontons le Nil jusques Ă Memphis. Si la douleur de notre captivitĂ© ne nous eĂ»t rendus insensibles Ă tous les plaisirs, nos yeux auraient Ă©tĂ© charmĂ©s de voir cette fertile terre d'Egypte, semblable Ă un jardin dĂ©licieux arrosĂ© d'un nombre infini de canaux. Nous ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans apercevoir des villes opulentes, des maisons de campagne agrĂ©ablement situĂ©es, des terres qui se couvraient tous les ans d'une moisson dorĂ©e sans se reposer jamais, des prairies pleines de troupeaux, des laboureurs qui Ă©taient accablĂ©s sous le poids des fruits que la terre Ă©panchait de son sein, des bergers qui faisaient rĂ©pĂ©ter les doux sons de leurs flĂ»tes et de leurs chalumeaux Ă tous les Ă©chos d'alentour. "Heureux - disait Mentor - le peuple qui est conduit par un sage roi! Il est dans l'abondance; il vit heureux, et aime celui Ă qui il doit tout son bonheur. C'est ainsi, ajoutait-il, ĂÂŽ TĂ©lĂ©maque, que vous devez rĂ©gner et faire la joie de vos peuples, si jamais les dieux vous font possĂ©der le royaume de votre pĂšre. Aimez vos peuples comme vos enfants; goĂ»tez le plaisir d'ĂÂȘtre aimĂ© d'eux, et faites qu'ils ne puissent jamais sentir la paix et la joie sans se ressouvenir que c'est un bon roi qui leur a fait ces riches prĂ©sents. Les rois qui ne songent qu'Ă se faire craindre et qu'Ă abattre leurs sujets pour les rendre plus soumis sont les flĂ©aux du genre humain. Ils sont craints comme ils le veulent ĂÂȘtre; mais ils sont haĂÂŻs, dĂ©testĂ©s, et ils ont encore plus Ă craindre de leurs sujets que leurs sujets n'ont Ă craindre d'eux." Je rĂ©pondais Ă Mentor "HĂ©las! il n'est pas question de songer aux maximes suivant lesquelles on doit rĂ©gner il n'y a plus d'Ithaque pour nous; nous ne reverrons jamais ni notre patrie, ni PĂ©nĂ©lope, et, quand mĂÂȘme Ulysse retournerait plein de gloire dans son royaume, il n'aura jamais la joie de m'y voir; jamais je n'aurai celle de lui obĂ©ir pour apprendre Ă commander. Mourons, mon cher Mentor; nulle autre pensĂ©e ne nous est plus permise mourons, puisque les dieux n'ont aucune pitiĂ© de nous." En parlant ainsi, de profonds soupirs entrecoupaient toutes mes paroles. Mais Mentor, qui craignait les maux avant quels arrivassent, ne savait plus ce que c'Ă©tait que de les craindre dĂšs qu'ils Ă©taient arrivĂ©s. "Indigne fils du sage Ulysse - s'Ă©criait-il - quoi donc! vous vous laissez vaincre Ă votre malheur! Sachez que vous reverrez un jour l'Ăle d'Ithaque et PĂ©nĂ©lope. Vous verrez mĂÂȘme dans sa premiĂšre gloire celui que vous n'avez point connu, l'invincible Ulysse, que la fortune ne peut abattre, et qui, dans ses malheurs, encore plus grands que les vĂÂŽtres, vous apprend Ă ne vous dĂ©courager jamais. O s'il pouvait apprendre, dans les terres Ă©loignĂ©es oĂÂč la tempĂÂȘte l'a jetĂ©, que son fils ne sait imiter ni sa patience, ni son courage, cette nouvelle l'accablerait de honte et lui serait plus rude que tous les malheurs qu'il souffre depuis si longtemps." Ensuite Mentor me faisait remarquer la joie et l'abondance rĂ©pandue dans toute la campagne d'Egypte, oĂÂč l'on comptait jusqu'Ă vingt-deux mille villes. Il admirait la bonne police de ces villes; la justice exercĂ©e en faveur du pauvre contre le riche; la bonne Ă©ducation des enfants, qu'on accoutumait Ă l'obĂ©issance, au travail, Ă la sobriĂ©tĂ©, Ă l'amour des arts ou des lettres; l'exactitude pour toutes les cĂ©rĂ©monies de religion; le dĂ©sintĂ©ressement, le dĂ©sir de l'honneur, la fidĂ©litĂ© pour les hommes et la crainte pour les dieux, que chaque pĂšre inspirait Ă ses enfants. Il ne se lassait point d'admirer ce bel ordre. "Heureux - me disait-il sans cesse - le peuple qu'un sage roi conduit ainsi! Mais encore plus heureux le roi qui fait le bonheur de tant de peuples et qui trouve le sien dans sa vertu! Il est plus que craint, car il est aimĂ©. Non seulement on lui obĂ©it, mais encore il est le roi de tous les coeurs chacun, bien loin de vouloir s'en dĂ©faire, craint de le perdre et donnerait sa vie pour lui," Je remarquais ce que disait Mentor, et je sentais renaĂtre mon courage au fond de mon coeur, Ă mesure que ce sage ami me parlait. AussitĂÂŽt que nous fĂ»mes arrivĂ©s Ă Memphis, ville opulente et magnifique, le gouverneur ordonna que nous irions jusqu'Ă ThĂšbes pour ĂÂȘtre prĂ©sentĂ©s au roi SĂ©sostris, qui voulait examiner les choses par lui-mĂÂȘme et qui Ă©tait fort animĂ© contre les Tyriens. Nous remontĂÂąmes donc encore le long du Nil, jusqu'Ă cette fameuse ThĂšbes Ă cent portes, oĂÂč habitait ce grand roi. Cette ville nous parut d'une Ă©tendue immense et plus peuplĂ©e que les plus florissantes villes de GrĂšce. La police y est parfaite pour la propretĂ© des rues, pour le cours des eaux, pour la commoditĂ© des bains, pour la culture des arts et pour la sĂ»retĂ© publique. Les places sont ornĂ©es de fontaines et d'obĂ©lisques; les temples sont de marbre, et d'une architecture simple, mais majestueuse. Le palais du prince est lui seul comme une grande ville on n'y voit que colonnes de marbre, que pyramides et obĂ©lisques, que statues colossales, que meubles d'or et d'argent massif. Ceux qui nous avaient pris dirent au roi que nous avions Ă©tĂ© trouvĂ©s dans un navire phĂ©nicien. Il Ă©coutait chaque jour, Ă certaines heures rĂ©glĂ©es, tous ceux de ses sujets qui avaient ou des plaintes Ă lui faire, ou des avis Ă lui donner. Il ne mĂ©prisait ni ne rebutait personne, et ne croyait ĂÂȘtre roi que pour faire du bien Ă tous ses sujets, qu'il aimait comme ses enfants. Pour les Ă©trangers, il les recevait avec bontĂ©, et voulait les voir, parce qu'il croyait qu'on apprenait toujours quelque chose d'utile en s'instruisant des moeurs et des maniĂšres des peuples Ă©loignĂ©s. Cette curiositĂ© du roi fit qu'on nous prĂ©senta Ă lui. Il Ă©tait sur un trĂÂŽne d'ivoire, tenant en main un sceptre d'or. Il Ă©tait dĂ©jĂ vieux, mais agrĂ©able, plein de douceur et de majestĂ© il jugeait tous les jours les peuples avec une patience et une sagesse qu'on admirait sans flatterie. AprĂšs avoir travaillĂ© toute la journĂ©e Ă rĂ©gler les affaires et Ă rendre une exacte justice, il se dĂ©lassait le soir Ă Ă©couter des hommes savants ou Ă converser avec les plus honnĂÂȘtes gens, qu'il savait bien choisir pour les admettre dans sa familiaritĂ©. On ne pouvait lui reprocher en toute sa vie que d'avoir triomphĂ© avec trop de faste des rois qu'il avait vaincus et de s'ĂÂȘtre confiĂ© Ă un de ses sujets que je vous dĂ©peindrai tout Ă l'heure. Quand il me vit, il fut touchĂ© de ma jeunesse et de ma douleur; il me demanda ma patrie et mon nom. Nous fĂ»mes Ă©tonnĂ©s de la sagesse qui parlait par sa bouche. Je lui rĂ©pondis "O grand roi, vous n'ignorez pas le siĂšge de Troie, qui a durĂ© dix ans, et sa ruine, qui a coĂ»tĂ© tant de sang Ă toute la GrĂšce. Ulysse, mon pĂšre, a Ă©tĂ© un des principaux rois qui ont ruinĂ© cette ville il erre sur toutes les mers, sans pouvoir retrouver l'Ăle d'Ithaque, qui est son royaume. Je le cherche, et un malheur semblable au sien fait que j'ai Ă©tĂ© pris. Rendez-moi Ă mon pĂšre et Ă ma patrie. Ainsi puissent les dieux vous conserver Ă vos enfants et leur faire sentir la joie de vivre sous un si bon pĂšre!" SĂ©sostris continuait Ă me regarder d'un oeil de compassion; mais, voulant savoir si ce que je disais Ă©tait vrai, il nous renvoya Ă un de ses officiers, qui fut chargĂ© de savoir de ceux qui avaient pris notre vaisseau si nous Ă©tions effectivement ou Grecs ou PhĂ©niciens. "S'ils sont PhĂ©niciens - dit le roi - il faut doublement les punir, pour ĂÂȘtre nos ennemis, et plus encore pour avoir voulu nous tromper par un lĂÂąche mensonge; si au contraire ils sont Grecs, je veux qu'on les traite favorablement et qu'on les renvoie dans leur pays sur un de mes vaisseaux car j'aime la GrĂšce; plusieurs Egyptiens y ont donnĂ© des lois. Je connais la vertu d'Hercule; la gloire d'Achille est parvenue jusqu'Ă nous, et j'admire ce qu'on m'a racontĂ© de la sagesse du malheureux Ulysse mon plaisir est de secourir la vertu malheureuse." L'officier auquel le roi renvoya l'examen de notre affaire avait l'ĂÂąme aussi corrompue et aussi artificieuse que SĂ©sostris Ă©tait sincĂšre et gĂ©nĂ©reux. Cet officier se nommait MĂ©tophis. Il nous interrogea pour tĂÂącher de nous surprendre, et, comme il vit que Mentor rĂ©pondait avec plus de sagesse que moi, il le regarda avec aversion et avec dĂ©fiance car les mĂ©chants s'irritent contre les bons. Il nous sĂ©para, et, depuis ce moment, je ne sus point ce qu'Ă©tait devenu Mentor. Cette sĂ©paration fut un coup de foudre pour moi. MĂ©tophis espĂ©rait toujours qu'en nous questionnant sĂ©parĂ©ment il pourrait nous faire dire des choses contraires; surtout il croyait m'Ă©blouir par ses promesses flatteuses et me faire avouer ce que Mentor lui aurait cachĂ©. Enfin il ne cherchait pas de bonne foi la vĂ©ritĂ©; mais il voulait trouver quelque prĂ©texte de dire au roi que nous Ă©tions des PhĂ©niciens, pour nous faire ses esclaves. En effet, malgrĂ© notre innocence et malgrĂ© la sagesse du roi, il trouva le moyen de le tromper. HĂ©las! Ă quoi les rois sont-ils exposĂ©s! Les plus sages mĂÂȘmes sont souvent surpris. Des hommes artificieux et intĂ©ressĂ©s les environnent; les bons se retirent, parce qu'ils ne sont ni empressĂ©s ni flatteurs. Les bons attendent qu'on les cherche, et les princes ne savent guĂšre les aller chercher; au contraire, les mĂ©chants sont hardis, trompeurs, empressĂ©s Ă s'insinuer et Ă plaire, adroits Ă dissimuler, prĂÂȘts Ă tout faire contre l'honneur et la conscience pour contenter les passions de celui qui rĂšgne. O qu'un roi est malheureux d'ĂÂȘtre exposĂ© aux artifices des mĂ©chants! Il est perdu, s'il ne repousse la flatterie et s'il n'aime ceux qui disent hardiment la vĂ©ritĂ©. VoilĂ les rĂ©flexions que je faisais dans mon malheur, et je rappelais tout ce que j'avais ouĂÂŻ dire Ă Mentor. Cependant MĂ©tophis m'envoya vers les montagnes du dĂ©sert d'Oasis avec ses esclaves, afin que je servisse avec eux Ă conduire ses grands troupeaux." En cet endroit, Calypso interrompit TĂ©lĂ©maque, disant - Eh bien! que fĂtes-vous alors, vous qu'aviez prĂ©fĂ©rĂ© en Sicile la mort Ă la servitude? TĂ©lĂ©maque rĂ©pondit "Mon malheur croissait toujours; je n'avais plus la misĂ©rable consolation de choisir entre la servitude et la mort il fallut ĂÂȘtre esclave et Ă©puiser, pour ainsi dire, toutes les rigueurs de la fortune. Il ne me restait plus aucune espĂ©rance, et je ne pouvais pas mĂÂȘme dire un mot pour travailler Ă me dĂ©livrer. Mentor m'a dit depuis qu'on l'avait vendu Ă des Ethiopiens, et qu'il les avait suivis en Ethiopie. Pour moi, j'arrivai dans des dĂ©serts affreux on y voit des sables brĂ»lants au milieu des plaines; des neiges qui ne se fondent jamais font un hiver perpĂ©tuel sur le sommet des montagnes, et on trouve seulement, pour nourrir les troupeaux, des pĂÂąturages parmi des rochers, vers le milieu du penchant de ces montagnes escarpĂ©es; les vallĂ©es y sont si profondes, qu'Ă peine le soleil y peut faire luire ses rayons. Je ne trouvai d'autres hommes dans ce pays que des bergers aussi sauvages que le pays mĂÂȘme. LĂ , je passais les nuits Ă dĂ©plorer mon malheur, et les jours Ă suivre un troupeau, pour Ă©viter la fureur brutale d'un premier esclave, qui, espĂ©rant d'obtenir sa libertĂ©, accusait sans cesse les autres pour faire valoir Ă son maĂtre son zĂšle et son attachement Ă ses intĂ©rĂÂȘts. Cet esclave se nommait Butis. Je devais succomber en cette occasion la douleur me pressant, j'oubliai un jour mon troupeau et je m'Ă©tendis sur l'herbe auprĂšs d'une caverne oĂÂč j'attendais la mort, ne pouvant plus supporter mes peines. En ce moment, je remarquai que toute la montagne tremblait, les chĂÂȘnes et les pins semblaient descendre du sommet de la montagne; les vents retenaient leurs haleines; une voix mugissante sortit de la caverne et me fit entendre ces paroles "Fils du sage Ulysse, il faut que tu deviennes, comme lui, grand par la patience. Les princes qui ont toujours Ă©tĂ© heureux ne sont guĂšre dignes de l'ĂÂȘtre la mollesse les corrompt, l'orgueil les enivre. Que tu seras heureux, si tu surmontes tes malheurs et si tu ne les oublies jamais! Tu reverras Ithaque, et ta gloire montera jusqu'aux astres. Quand tu seras le maĂtre des autres hommes, souviens-toi que tu as Ă©tĂ© faible, pauvre et souffrant comme eux; prends plaisir Ă les soulager; aime ton peuple, dĂ©teste la flatterie, et sache que tu ne seras grand qu'autant que tu seras modĂ©rĂ© et courageux pour vaincre tes passions." Ces paroles divines entrĂšrent jusqu'au fond de mon coeur; elles y firent renaĂtre la joie et le courage. Je ne sentis point cette horreur qui fait dresser les cheveux sur la tĂÂȘte et qui glace le sang dans les veines, quand les dieux se communiquent aux mortels je me levai tranquille; j'adorai Ă genoux, les mains levĂ©es vers le ciel, Minerve, Ă qui je crus devoir cet oracle. En mĂÂȘme temps, je me trouvai un nouvel homme la sagesse Ă©claira mon esprit je sentais une douce force pour modĂ©rer toutes mes passions et pour arrĂÂȘter l'impĂ©tuositĂ© de ma jeunesse. Je me fis aimer de tous les bergers du dĂ©sert; ma douceur, ma patience, mon exactitude apaisĂšrent enfin le cruel Butis, qui Ă©tait en autoritĂ© sur les autres esclaves et qui avait voulu d'abord me tourmenter. Pour mieux supporter l'ennui de la captivitĂ© et de la solitude, je cherchai des livres, et j'Ă©tais accablĂ© d'ennui, faute de quelque instruction qui pĂ»t nourrir mon esprit et le soutenir. "Heureux - disais-je - ceux qui se dĂ©goĂ»tent des plaisirs violents et qui savent se contenter des douceurs d'une vie innocente! Heureux ceux qui se divertissent en s'instruisant et qui se plaisent Ă cultiver leur esprit par les sciences! En quelque endroit que la fortune ennemie les jette, ils portent toujours avec eux de quoi s'entretenir, et l'ennui, qui dĂ©vore les autres hommes au milieu mĂÂȘme des dĂ©lices, est inconnu Ă ceux qui savent s'occuper par quelque lecture. Heureux ceux qui aiment Ă lire et qui ne sont point, comme moi, privĂ©s de la lecture." Pendant que ces pensĂ©es roulaient dans mon esprit, je m'enfonçai dans une sombre forĂÂȘt, oĂÂč j'aperçus tout Ă coup un vieillard, qui tenait dans sa main un livre. Ce vieillard avait un grand front chauve et un peu ridĂ©; une barbe blanche pendait jusqu'Ă sa ceinture; sa taille Ă©tait haute et majestueuse; son teint Ă©tait encore frais et vermeil; ses yeux, vifs et perçants; sa voix, douce; ses paroles, simples et aimables. Jamais je n'ai vu un si vĂ©nĂ©rable vieillard. Il s'appelait Termosiris, et il Ă©tait prĂÂȘtre d'Apollon, qu'il servait dans un temple de marbre que les rois d'Egypte avaient consacrĂ© Ă ce dieu dans cette forĂÂȘt. Le livre qu'il tenait Ă©tait un recueil d'hymnes en l'honneur des dieux. Il m'aborde avec amitiĂ©; nous nous entretenons. Il racontait si bien les choses passĂ©es, qu'on croyait les voir; mais il les racontait courtement, et jamais ses histoires ne m'ont lassĂ©. Il prĂ©voyait l'avenir par la profonde sagesse qui lui faisait connaĂtre les hommes et les desseins dont ils sont capables. Avec tant de prudence, il Ă©tait gai, complaisant, et la jeunesse la plus enjouĂ©e n'a point autant de grĂÂąces qu'en avait cet homme dans une vieillesse si avancĂ©e aussi aimait-il les jeunes gens, quand ils Ă©taient dociles et qu'ils avaient le goĂ»t de la vertu. BientĂÂŽt il m'aima tendrement, et me donna des livres pour me consoler. Il m'appelait Mon fils. Je lui disais souvent "Mon pĂšre, les dieux, qui m'ont ĂÂŽtĂ© Mentor, ont eu pitiĂ© de moi ils m'ont donnĂ© en vous un autre soutien." Cet homme, semblable Ă OrphĂ©e ou Ă Linus, Ă©tait sans doute inspirĂ© des dieux il me rĂ©citait les vers qu'il avait faits et me donnait ceux de plusieurs excellents poĂštes favorisĂ©s des Muses. Lorsqu'il Ă©tait revĂÂȘtu de sa longue robe d'une Ă©clatante blancheur et qu'il prenait en main sa lyre d'ivoire, les tigres, les lions et les ours venaient le flatter et lĂ©cher ses pieds; les Satyres sortaient des forĂÂȘts pour danser autour de lui; les arbres mĂÂȘmes paraissaient Ă©mus, et vous auriez cru que les rochers attendris allaient descendre du haut des montagnes au charme de ses doux accents. Il ne chantait que la grandeur des dieux, la vertu des hĂ©ros et la sagesse des hommes qui prĂ©fĂšrent la gloire aux plaisirs. Il me disait souvent que je devais prendre courage et que les dieux n'abandonneraient ni Ulysse, ni son fils. Enfin il m'assura que je devais, Ă l'exemple d'Apollon, enseigner aux bergers Ă cultiver les Muses. "Apollon - disait-il - indignĂ© de ce que Jupiter par ses foudres troublait le ciel dans les plus beaux jours, voulut s'en venger sur les Cyclopes, qui forgeaient les foudres, et il les perça de ses flĂšches. AussitĂÂŽt le mont Etna cessa de vomir des tourbillons de flamme; on n'entendit plus les coups des terribles marteaux, qui, frappant l'enclume, faisaient gĂ©mir les profondes cavernes de la terre et les abĂmes de la mer le fer et l'airain, n'Ă©tant plus polis par les Cyclopes, commençaient Ă se rouiller. Vulcain, furieux, sort de sa fournaise embrasĂ©e; quoique boiteux, il monte en diligence vers l'Olympe; il arrive, suant et couvert d'une noire poussiĂšre, dans l'assemblĂ©e des dieux; il fait des plaintes amĂšres. Jupiter s'irrite contre Apollon, le chasse du ciel et le prĂ©cipite sur la terre. Son char vide faisait de lui-mĂÂȘme son cours ordinaire, pour donner aux hommes les jours et les nuits avec le changement rĂ©gulier des saisons. Apollon, dĂ©pouillĂ© de tous ses rayons, fut contraint de se faire berger et de garder les troupeaux du roi AdmĂšte. Il jouait de la flĂ»te, et tous les autres bergers venaient, Ă l'ombre des ormeaux, sur le bord d'une claire fontaine, Ă©couter ses chansons. Jusque-lĂ ils avaient menĂ© une vie sauvage et brutale; ils ne savaient que conduire leurs brebis, les tondre, traire leur lait et faire des fromages toute la campagne Ă©tait comme un dĂ©sert affreux. BientĂÂŽt Apollon montra Ă tous ces bergers les arts qui peuvent rendre leur vie agrĂ©able. Il chantait les fleurs dont le printemps se couronne, les parfums qu'il rĂ©pand et la verdure qui naĂt sous ses pas. Puis il chantait les dĂ©licieuses nuits de l'Ă©tĂ©, oĂÂč les zĂ©phyrs rafraĂchissent les hommes et oĂÂč la rosĂ©e dĂ©saltĂšre la terre. Il mĂÂȘlait aussi dans ses chansons les fruits dorĂ©s dont l'automne rĂ©compense les travaux des laboureurs, et le repos de l'hiver, pendant lequel la jeunesse folĂÂątre danse auprĂšs du feu. Enfin il reprĂ©sentait les forĂÂȘts sombres qui couvrent les montagnes et les creux vallons, oĂÂč les riviĂšres, par mille dĂ©tours, semblent se jouer au milieu des riantes prairies. Il apprit ainsi aux bergers quels sont les charmes de la vie champĂÂȘtre, quand on sait goĂ»ter ce que la simple nature a de merveilleux. BientĂÂŽt les bergers, avec leurs flĂ»tes, se virent plus heureux que les rois, et leurs cabanes attiraient en foule les plaisirs purs qui fuient les palais dorĂ©s. Les jeux, les ris, les grĂÂąces, suivaient partout les innocentes bergĂšres. Tous les jours Ă©taient des jours de fĂÂȘte on n'entendait plus que le gazouillement des oiseaux, ou la douce haleine des zĂ©phyrs qui se jouaient dans les rameaux des arbres, ou le murmure d'une onde claire qui tombait de quelque rocher, ou les chansons que les Muses inspiraient aux bergers qui suivaient Apollon. Ce dieu leur enseignait Ă remporter le prix de la course et Ă percer de flĂšches les daims et les cerfs. Les dieux mĂÂȘmes devinrent jaloux des bergers cette vie leur parut plus douce que toute leur gloire, et ils rappelĂšrent Apollon dans l'Olympe. Mon fils, cette histoire doit vous instruire. Puisque vous ĂÂȘtes dans l'Ă©tat oĂÂč fut Apollon, dĂ©frichez cette terre sauvage; faites fleurir comme lui le dĂ©sert; apprenez Ă tous ces bergers quels sont les charmes de l'harmonie; adoucissez les coeurs farouches; montrez-leur l'aimable vertu; faites-leur sentir combien il est doux de jouir, dans la solitude, des plaisirs innocents que rien ne peut ĂÂŽter aux bergers. Un jour, mon fils, un jour les peines et les soucis cruels, qui environnent les rois, vous feront regretter sur le trĂÂŽne la vie pastorale." Ayant ainsi parlĂ©, Termosiris me donna une flĂ»te si douce que les Ă©chos de ces montagnes, qui la firent entendre de tous cĂÂŽtĂ©s, attirĂšrent bientĂÂŽt autour de nous tous les bergers voisins. Ma voix avait une harmonie divine; je me sentais Ă©mu et comme hors de moi-mĂÂȘme, pour chanter les grĂÂąces dont la nature a ornĂ© la campagne. Nous passions les jours entiers et une partie des nuits Ă chanter ensemble. Tous les bergers, oubliant leurs cabanes et leurs troupeaux, Ă©taient suspendus et immobiles autour de moi pendant que je leur donnais des leçons il semblait que ces dĂ©serts n'eussent plus rien de sauvage; tout y Ă©tait devenu doux et riant; la politesse des habitants semblait adoucir la terre. Nous nous assemblions souvent pour offrir des sacrifices dans ce temple d'Apollon oĂÂč Termosiris Ă©tait prĂÂȘtre. Les bergers y allaient couronnĂ©s de lauriers en l'honneur du dieu; les bergĂšres y allaient aussi en dansant, avec des couronnes de fleurs, et portant sur leurs tĂÂȘtes, dans des corbeilles, les dons sacrĂ©s. AprĂšs le sacrifice, nous faisions un festin champĂÂȘtre nos plus doux mets Ă©taient le lait de nos chĂšvres et de nos brebis, que nous avions soin de traire nous-mĂÂȘmes, avec les fruits fraĂchement cueillis de nos propres mains, tels que les dattes, les figues et les raisins; nos siĂšges Ă©taient de gazon; les arbres touffus nous donnaient une ombre plus agrĂ©able que les lambris dorĂ©s des palais des rois. Mais ce qui acheva de me rendre fameux parmi nos bergers, c'est qu'un jour un lion affamĂ© vint se jeter sur mon troupeau dĂ©jĂ il commençait un carnage affreux; je n'avais en main que ma houlette; je m'avance hardiment. Le lion hĂ©risse sa criniĂšre, me montre ses dents et ses griffes, ouvre une gueule sĂšche et enflammĂ©e; ses yeux paraissaient pleins de sang et de feu; il bat ses flancs avec sa longue queue. Je le terrasse la petite cotte de mailles dont j'Ă©tais revĂÂȘtu, selon la coutume des bergers d'Egypte, l'empĂÂȘcha de me dĂ©chirer. Trois fois il se releva il poussait des rugissements qui faisaient retentir toutes les forĂÂȘts. Trois fois je l'abattis. Enfin je l'Ă©touffai entre mes bras, et les bergers, tĂ©moins de ma victoire, voulurent que je me revĂÂȘtisse de la peau de ce terrible lion. Le bruit de cette action et celui du beau changement de tous nos bergers se rĂ©pandit dans toute l'Egypte; il parvint mĂÂȘme jusqu'aux oreilles de SĂ©sostris. Il sut qu'un de ces deux captifs, qu'on avait pris pour des PhĂ©niciens, avait ramenĂ© l'ĂÂąge d'or dans ces dĂ©serts presque inhabitables. Il voulut me voir car il aimait les Muses, et tout ce qui peut instruire les hommes touchait son grand coeur. Il me vit; il m'Ă©couta avec plaisir; il dĂ©couvrit que MĂ©tophis l'avait trompĂ© par avarice il le condamna Ă une prison perpĂ©tuelle et lui ĂÂŽta toutes les richesses qu'il possĂ©dait injustement. "O qu'on est malheureux - disait-il - quand on est au-dessus du reste des hommes! Souvent on ne peut voir la vĂ©ritĂ© par ses propres yeux on est environnĂ© de gens qui l'empĂÂȘchent d'arriver jusqu'Ă celui qui commande; chacun est intĂ©ressĂ© Ă le tromper; chacun, sous une apparence de zĂšle, cache son ambition. On fait semblant d'aimer le roi, et on n'aime que les richesses qu'il donne on l'aime si peu que, pour obtenir ses faveurs, on le flatte et on le trahit." Ensuite SĂ©sostris me traita avec une tendre amitiĂ© et rĂ©solut de me renvoyer en Ithaque avec des vaisseaux et des troupes pour dĂ©livrer PĂ©nĂ©lope de tous ses amants. La flotte Ă©tait dĂ©jĂ prĂÂȘte; nous ne songions qu'Ă nous embarquer. J'admirais les coups de la fortune, qui relĂšve tout Ă coup ceux qu'elle a le plus abaissĂ©s. Cette expĂ©rience me faisait espĂ©rer qu'Ulysse pourrait bien revenir enfin dans son royaume aprĂšs quelque longue souffrance. Je pensais aussi en moi-mĂÂȘme que je pourrais encore revoir Mentor, quoiqu'il eĂ»t Ă©tĂ© emmenĂ© dans les pays les plus inconnus de l'Ethiopie. Pendant que je retardais un peu mon dĂ©part, pour tĂÂącher d'en savoir des nouvelles, SĂ©sostris, qui Ă©tait fort ĂÂągĂ©, mourut subitement, et sa mort me replongea dans de nouveaux malheurs. Toute l'Egypte parut inconsolable dans cette perte chaque famille croyait avoir perdu son meilleur ami, son protecteur, son pĂšre. Les vieillards, levant les mains au ciel, s'Ă©criaient "Jamais l'Egypte n'eut un si bon roi; jamais elle n'en aura de semblable. O dieux! Il fallait ou ne le montrer point aux hommes, ou ne le leur ĂÂŽter jamais pourquoi faut-il que nous survivions au grand SĂ©sostris?" Les jeunes gens disaient "L'espĂ©rance de l'Egypte est dĂ©truite nos pĂšres ont Ă©tĂ© heureux de passer leur vie sous un si bon roi; pour nous, nous ne l'avons vu que pour sentir sa perte". Ses domestiques pleuraient nuit et jour. Quand on fit les funĂ©railles du roi, pendant quarante jours tous les peuples les plus reculĂ©s y accoururent en foule chacun voulait voir encore une fois le corps de SĂ©sostris; chacun voulait en conserver l'image; plusieurs voulurent ĂÂȘtre mis avec lui dans le tombeau. Ce qui augmenta encore la douleur de sa perte, c'est que son fils Bocchoris n'avait ni humanitĂ© pour les Ă©trangers, ni curiositĂ© pour les sciences, ni estime pour les hommes vertueux, ni amour de la gloire. La grandeur de son pĂšre avait contribuĂ© Ă le rendre si indigne de rĂ©gner. Il avait Ă©tĂ© nourri dans la mollesse et dans une fiertĂ© brutale; il comptait pour rien les hommes, croyant qu'ils n'Ă©taient faits que pour lui et qu'il Ă©tait d'une autre nature qu'eux. Il ne songeait qu'Ă contenter ses passions, qu'Ă dissiper les trĂ©sors immenses que son pĂšre avait mĂ©nagĂ©s avec tant de soin, qu'Ă tourmenter les peuples et qu'Ă sucer le sang des malheureux; enfin qu'Ă suivre les conseils flatteurs des jeunes insensĂ©s qui l'environnaient, pendant qu'il Ă©cartait avec mĂ©pris tous les sages vieillards qui avaient eu la confiance de son pĂšre. C'Ă©tait un monstre, et non pas un roi. Toute l'Egypte gĂ©missait, et, quoique le nom de SĂ©sostris, si cher aux Egyptiens, leur fĂt supporter la conduite lĂÂąche et cruelle de son fils, le fils courait Ă sa perte; et un prince si indigne du trĂÂŽne ne pouvait longtemps rĂ©gner. Il ne me fut plus permis d'espĂ©rer mon retour en Ithaque. Je demeurai dans une tour sur le bord de la mer, auprĂšs de PĂ©luse, oĂÂč notre embarquement devait se faire, si SĂ©sostris ne fĂ»t pas mort. MĂ©tophis avait eu l'adresse de sortir de prison et de se rĂ©tablir auprĂšs du nouveau roi il m'avait fait renfermer dans cette tour, pour se venger de la disgrĂÂące que je lui avais causĂ©e. Je passais les jours et les nuits dans une profonde tristesse tout ce que Termosiris m'avait prĂ©dit et tout ce que j'avais entendu dans la caverne ne me paraissait plus qu'un songe; j'Ă©tais abĂmĂ© dans la plus amĂšre douleur. Je voyais les vagues qui venaient battre le pied de la tour oĂÂč j'Ă©tais prisonnier; souvent je m'occupais Ă considĂ©rer des vaisseaux agitĂ©s par la tempĂÂȘte, qui Ă©taient en danger de se briser contre les rochers sur lesquels la tour Ă©tait bĂÂątie. Loin de plaindre ces hommes menacĂ©s du naufrage, j'enviais leur sort. "BientĂÂŽt - disais-je en moi-mĂÂȘme - ils finiront les malheurs de leur vie, ou ils arriveront en leur pays. HĂ©las! je ne puis espĂ©rer ni l'un ni l'autre." Pendant que je me consumais ainsi en regrets inutiles, j'aperçus comme une forĂÂȘt de mĂÂąts de vaisseaux. La mer Ă©tait couverte de voiles que les vents enflaient; l'onde Ă©tait Ă©cumante sous les coups des rames innombrables. J'entendais de toutes parts des cris confus; j'apercevais sur le rivage une partie des Egyptiens effrayĂ©s qui couraient aux armes et d'autres qui semblaient aller au-devant de cette flotte qu'on voyait arriver. BientĂÂŽt je reconnus que ces vaisseaux Ă©trangers Ă©taient, les uns de PhĂ©nicie, et les autres de l'Ăle de Chypre; car mes malheurs commençaient Ă me rendre expĂ©rimentĂ© sur ce qui regarde la navigation. Les Egyptiens me parurent divisĂ©s entre eux je n'eus aucune peine Ă croire que l'insensĂ© roi Bocchoris avait, par ses violences, causĂ© une rĂ©volte de ses sujets et allumĂ© la guerre civile. Je fus, du haut de cette tour, spectateur d'un sanglant combat. Les Egyptiens qui avaient appelĂ© Ă leur secours les Ă©trangers, aprĂšs avoir favorisĂ© leur descente, attaquĂšrent les autres Egyptiens, qui avaient le roi Ă leur tĂÂȘte. Je voyais ce roi qui animait les siens par son exemple il paraissait comme le dieu Mars des ruisseaux de sang coulaient autour de lui; les roues de son char Ă©taient teintes d'un sang noir, Ă©pais et Ă©cumant; Ă peine pouvaient-elles passer sur des tas de corps morts Ă©crasĂ©s. Ce jeune roi, bien fait, vigoureux, d'une mine haute et fiĂšre, avait dans ses yeux la fureur et le dĂ©sespoir il Ă©tait comme un beau cheval qui n'a point de bouche; son courage le poussait au hasard, et la sagesse ne modĂ©rait point sa valeur. Il ne savait ni rĂ©parer ses fautes, ni donner des ordres prĂ©cis, ni prĂ©voir les maux qui le menaçaient, ni mĂ©nager les gens dont il avait le plus grand besoin. Ce n'Ă©tait pas qu'il manquĂÂąt de gĂ©nie ses lumiĂšres Ă©galaient son courage; mais il n'avait jamais Ă©tĂ© instruit par la mauvaise fortune; ses maĂtres avaient empoisonnĂ© par la flatterie son beau naturel. Il Ă©tait enivrĂ© de sa puissance et de son bonheur; il croyait que tout devait cĂ©der Ă ses dĂ©sirs fougueux la moindre rĂ©sistance enflammait sa colĂšre. Alors il ne raisonnait plus; il Ă©tait comme hors de lui-mĂÂȘme son orgueil furieux en faisait une bĂÂȘte farouche; sa bontĂ© naturelle et sa droite raison l'abandonnaient en un instant; ses plus fidĂšles serviteurs Ă©taient rĂ©duits Ă s'enfuir; il n'aimait plus que ceux qui flattaient ses passions. Ainsi il prenait toujours des partis extrĂÂȘmes contre ses vĂ©ritables intĂ©rĂÂȘts, et il forçait tous les gens de bien Ă dĂ©tester sa folle conduite. Longtemps sa valeur le soutint contre la multitude de ses ennemis; mais enfin il fut accablĂ©. Je le vis pĂ©rir le dard d'un PhĂ©nicien perça sa poitrine. Il tomba de son char, que les chevaux traĂnaient toujours, et ne pouvant plus tenir les rĂÂȘnes, il fut mis sous les pieds des chevaux. Un soldat de l'Ăle de Chypre lui coupa la tĂÂȘte; et, la prenant par les cheveux, il la montra, comme en triomphe, Ă toute l'armĂ©e victorieuse. Je me souviendrai toute ma vie d'avoir vu cette tĂÂȘte qui nageait dans le sang, ces yeux fermĂ©s et Ă©teints, ce visage pĂÂąle et dĂ©figurĂ©, cette bouche entrouverte, qui semblait vouloir encore achever des paroles commencĂ©es, cet air superbe et menaçant, que la mort mĂÂȘme n'avait pu effacer. Toute ma vie il sera peint devant mes yeux, et, si jamais les dieux me faisaient rĂ©gner, je n'oublierais point, aprĂšs un si funeste exemple, qu'un roi n'est digne de commander et n'est heureux dans sa puissance qu'autant qu'il la soumet Ă la raison. HĂ©! quel malheur, pour un homme destinĂ© Ă faire le bonheur public, de n'ĂÂȘtre le maĂtre de tant d'hommes que pour les rendre malheureux!" TroisiĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - Suite du rĂ©cit de TĂ©lĂ©maque. Le successeur de Bocchoris rendant tous les prisonniers phĂ©niciens, TĂ©lĂ©maque est emmenĂ© avec eux sur le vaisseau de Narbal, qui commandait la flotte tyrienne. Pendant le trajet, Narbal lui dĂ©peint la puissance des PhĂ©niciens et le triste esclavage auquel ils sont rĂ©duits par le soupçonneux et cruel Pygmalion. TĂ©lĂ©maque, retenu quelque temps Ă Tyr, observe attentivement l'opulence et la prospĂ©ritĂ© de cette grande ville. Narbal lui apprend par quels moyens elle est parvenue Ă un Ă©tat si florissant. Cependant, TĂ©lĂ©maque Ă©tant sur le point de s'embarquer pour l'Ăle de Chypre, Pygmalion dĂ©couvre qu'il est Ă©tranger et veut le faire prendre mais AstarbĂ©, maĂtresse du tyran, le sauve, pour faire mourir Ă sa place un jeune homme dont le mĂ©pris l'avait irritĂ©e. TĂ©lĂ©maque s'embarque enfin sur un vaisseau chyprien, pour retourner Ă Ithaque par l'Ăle de Chypre. Calypso Ă©coutait avec Ă©tonnement des paroles si sages. Ce qui la charmait le plus Ă©tait de voir que le jeune TĂ©lĂ©maque racontait ingĂ©nument les fautes qu'il avait faites par prĂ©cipitation et en manquant de docilitĂ© pour le sage Mentor elle trouvait une noblesse et une grandeur Ă©tonnante dans ce prince qui s'accusait lui-mĂÂȘme et qui paraissait avoir si bien profitĂ© de ses imprudences pour se rendre sage, prĂ©voyant et modĂ©rĂ©. - Continuez, - disait-elle - mon cher TĂ©lĂ©maque; il me tarde de savoir comment vous sortĂtes de l'Egypte, et oĂÂč vous avez trouvĂ© le sage Mentor, dont vous aviez senti la perte avec tant de raison. TĂ©lĂ©maque reprit ainsi son discours "Les Egyptiens les plus vertueux et les plus fidĂšles au roi Ă©tant les plus faibles et voyant le roi mort furent contraints de cĂ©der aux autres on Ă©tablit un autre roi nommĂ© Termutis. Les PhĂ©niciens, avec les troupes de l'Ăle de Chypre, se retirĂšrent aprĂšs avoir fait alliance avec le nouveau roi. Il rendit tous les prisonniers phĂ©niciens; je fus comptĂ© comme Ă©tant de ce nombre. On me fit sortir de la tour; je m'embarquai avec les autres, et l'espĂ©rance commença de reluire au fond de mon coeur. Un vent favorable remplissait dĂ©jĂ nos voiles; les rameurs fendaient les ondes Ă©cumantes; la vaste mer Ă©tait couverte de navires; les mariniers poussaient des cris de joie; les rivages d'Egypte s'enfuyaient loin de nous; les collines et les montagnes s'aplanissaient peu Ă peu. Nous commencions Ă ne voir plus que le ciel et l'eau, pendant que le soleil, qui se levait, semblait faire sortir de la mer ses feux Ă©tincelants ses rayons doraient le sommet des montagnes que nous dĂ©couvrions encore un peu sur l'horizon; et tout le ciel, peint d'un sombre azur, nous promettait une heureuse navigation. Quoiqu'on m'eĂ»t renvoyĂ© comme Ă©tant PhĂ©nicien, aucun des PhĂ©niciens avec qui j'Ă©tais ne me connaissait. Narbal, qui commandait dans le vaisseau oĂÂč l'on me mit, me demanda mon nom et ma patrie. "De quelle ville de PhĂ©nicie ĂÂȘtes-vous?" me dit-il. "Je ne suis point de PhĂ©nicie - lui dis-je - mais les Egyptiens m'avaient pris sur la mer dans un vaisseau de PhĂ©nicie j'ai demeurĂ© longtemps captif en Egypte comme un PhĂ©nicien; c'est sous ce nom que j'ai longtemps souffert; c'est sous ce nom qu'on m'a dĂ©livrĂ©." "De quel pays ĂÂȘtes-vous donc?" reprit Narbal. Alors je lui parlai ainsi "Je suis TĂ©lĂ©maque, fils d'Ulysse, roi d'Ithaque en GrĂšce. Mon pĂšre s'est rendu fameux entre tous les rois qui ont assiĂ©gĂ© la ville de Troie mais les dieux ne lui ont pas accordĂ© de revoir sa patrie. Je l'ai cherchĂ© en plusieurs pays; la fortune me persĂ©cute comme lui vous voyez un malheureux qui ne soupire qu'aprĂšs le bonheur de retourner parmi les siens et de trouver son pĂšre." Narbal me regardait avec Ă©tonnement, et il crut apercevoir en moi je ne sais quoi d'heureux qui vient des dons du ciel et qui n'est point dans le commun des hommes. Il Ă©tait naturellement sincĂšre et gĂ©nĂ©reux il fut touchĂ© de mon malheur et me parla avec une confiance que les dieux lui inspirĂšrent pour me sauver d'un grand pĂ©ril. "TĂ©lĂ©maque, je ne doute point - me dit-il - de ce que vous me dites, et je ne saurais en douter; la douleur et la vertu peintes sur votre visage ne me permettent pas de me dĂ©fier de vous; je sens mĂÂȘme que les dieux, que j'ai toujours servis, vous aiment et qu'ils veulent que je vous aime aussi comme si vous Ă©tiez mon fils. Je vous donnerai un conseil salutaire, et, pour rĂ©compense, je ne vous demande que le secret." "Ne craignez point - lui dis-je - que j'aie aucune peine Ă me taire sur les choses que vous voudrez me confier quoique je sois si jeune, j'ai dĂ©jĂ vieilli dans l'habitude de ne dire jamais mon secret et encore plus de ne trahir jamais, sous aucun prĂ©texte, le secret d'autrui." "Comment avez-vous pu - me dit-il - vous accoutumer au secret dans une si grande jeunesse? Je serai ravi d'apprendre par quel moyen vous avez acquis cette qualitĂ©, qui est le fondement de la plus sage conduite, et sans laquelle tous les talents sont inutiles." "Quand Ulysse - lui dis-je - partit pour aller au siĂšge de Troie, il me prit sur ses genoux et entre ses bras c'est ainsi qu'on me l'a racontĂ©. AprĂšs m'avoir baisĂ© tendrement, il me dit ces paroles, quoique je ne pusse les entendre "O mon fils, que les dieux me prĂ©servent de te revoir jamais, que plutĂÂŽt le ciseau de la Parque tranche le fil de tes jours lorsqu'il est Ă peine formĂ©, de mĂÂȘme que le moissonneur tranche de sa faux une tendre fleur qui commence Ă Ă©clore, que mes ennemis te puissent Ă©craser aux yeux de ta mĂšre et aux miens, si tu dois un jour te corrompre et abandonner la vertu! O mes amis - continua-t-il - je vous laisse ce fils qui m'est si cher; ayez soin de son enfance si vous m'aimez, Ă©loignez de lui la pernicieuse flatterie; enseignez-lui Ă se vaincre; qu'il soit comme un jeune arbrisseau encore tendre, qu'on plie pour le redresser. Surtout n'oubliez rien pour le rendre juste, bienfaisant, sincĂšre et fidĂšle Ă garder un secret. Quiconque est capable de mentir est indigne d'ĂÂȘtre comptĂ© au nombre des hommes, et quiconque ne sait pas se taire est indigne de gouverner." Je vous rapporte ces paroles, parce qu'on a eu soin de me les rĂ©pĂ©ter souvent et qu'elles ont pĂ©nĂ©trĂ© jusqu'au fond de mon coeur; je me les redis souvent Ă moi-mĂÂȘme. Les amis de mon pĂšre eurent soin de m'exercer de bonne heure au secret j'Ă©tais encore dans la plus tendre enfance, et ils me confiaient dĂ©jĂ toutes les peines qu'ils ressentaient, voyant ma mĂšre exposĂ©e Ă un grand nombre de tĂ©mĂ©raires qui voulaient l'Ă©pouser. Ainsi on me traitait dĂšs lors comme un homme raisonnable et sĂ»r on m'entretenait secrĂštement des plus grandes affaires; on m'instruisait de tout ce qu'on avait rĂ©solu pour Ă©carter ces prĂ©tendants. J'Ă©tais ravi qu'on eĂ»t en moi cette confiance par lĂ je me croyais dĂ©jĂ un homme fait. Jamais je n'en ai abusĂ©; jamais il ne m'a Ă©chappĂ© une seule parole qui pĂ»t dĂ©couvrir le moindre secret. Souvent les prĂ©tendants tĂÂąchaient de me faire parler, espĂ©rant qu'un enfant, qui pourrait avoir vu ou entendu quelque chose d'important, ne saurait pas se retenir; mais je savais bien leur rĂ©pondre sans mentir et sans leur apprendre ce que je ne devais pas dire." Alors Narbal me dit "Vous voyez, TĂ©lĂ©maque, la puissance des PhĂ©niciens ils sont redoutables Ă toutes les nations voisines par leurs innombrables vaisseaux; le commerce, qu'ils font jusques aux colonnes d'Hercule, leur donne des richesses qui surpassent celles des peuples les plus florissants. Le grand roi SĂ©sostris, qui n'aurait jamais pu les vaincre par mer, eut bien de la peine Ă les vaincre par terre avec ses armĂ©es qui avaient conquis tout l'Orient. Il nous imposa un tribut que nous n'avons pas longtemps payĂ© les PhĂ©niciens se trouvaient trop riches et trop puissants pour porter patiemment le joug de la servitude, nous reprĂmes notre libertĂ©. La mort ne laissa pas Ă SĂ©sostris le temps de finir la guerre contre nous. Il est vrai que nous avions tout Ă craindre de sa sagesse encore plus que de sa puissance mais, sa puissance passant dans les mains de son fils, dĂ©pourvu de toute sagesse, nous conclĂ»mes que nous n'avions plus rien Ă craindre. En effet les Egyptiens, bien loin de rentrer les armes Ă la main dans notre pays pour nous subjuguer encore une fois, ont Ă©tĂ© contraints de nous appeler Ă leur secours pour les dĂ©livrer de ce roi impie et furieux. Nous avons Ă©tĂ© leurs libĂ©rateurs. Quelle gloire ajoutĂ©e Ă la libertĂ© et Ă l'opulence des PhĂ©niciens! Mais pendant que nous dĂ©livrons les autres, nous sommes esclaves nous-mĂÂȘmes. O TĂ©lĂ©maque, craignez de tomber dans les cruelles mains de Pygmalion, notre roi il les a trempĂ©es, ces mains cruelles, dans le sang de SichĂ©e, mari de Didon, sa soeur. Didon, pleine d'horreur et de vengeance, s'est sauvĂ©e de Tyr avec plusieurs vaisseaux. La plupart de ceux qui aiment la vertu et la libertĂ© l'ont suivie elle a fondĂ© sur la cĂÂŽte d'Afrique une superbe ville qu'on nomme Carthage. Pygmalion, tourmentĂ© par une soif insatiable des richesses, se rend de plus en plus misĂ©rable et odieux Ă ses sujets. C'est un crime Ă Tyr que d'avoir de grands biens; l'avarice le rend dĂ©fiant, soupçonneux, cruel; il persĂ©cute les riches, et il craint les pauvres. C'est un crime encore plus grand Ă Tyr d'avoir de la vertu; car Pygmalion suppose que les bons ne peuvent souffrir ses injustices et ses infamies; la vertu le condamne il s'aigrit et s'irrite contre elle. Tout l'agite, l'inquiĂšte, le ronge, il a peur de son ombre; il ne dort ni nuit ni jour les dieux, pour le confondre, l'accablent de trĂ©sors dont il n'ose jouir. Ce qu'il cherche pour ĂÂȘtre heureux est prĂ©cisĂ©ment ce qui l'empĂÂȘche de l'ĂÂȘtre. Il regrette tout ce qu'il donne; il craint toujours de perdre; il se tourmente pour gagner. On ne le voit presque jamais; il est seul, triste, abattu au fond de son palais! ses amis mĂÂȘmes n'osent l'aborder, de peur de lui devenir suspects. Une garde terrible tient toujours des Ă©pĂ©es nues et des piques levĂ©es autour de sa maison. Trente chambres qui se communiquent les unes aux autres, et dont chacune a une porte de fer avec six gros verrous, sont le lieu oĂÂč il se renferme; on ne sait jamais dans laquelle de ces chambres il couche, et on assure qu'il ne couche jamais deux nuits de suite dans la mĂÂȘme, de peur d'y ĂÂȘtre Ă©gorgĂ©. Il ne connaĂt ni les doux plaisirs, ni l'amitiĂ© encore plus douce si on lui parle de chercher la joie, il sent qu'elle fuit loin de lui et qu'elle refuse d'entrer dans son coeur. Ses yeux creux sont pleins d'un feu ĂÂąpre et farouche; ils sont sans cesse errants de tous cĂÂŽtĂ©s. Il prĂÂȘte l'oreille au moindre bruit et se sent tout Ă©mu; il est pĂÂąle, dĂ©fait, et les noirs soucis sont peints sur son visage toujours ridĂ©. Il se tait, il soupire, il tire de son coeur de profonds gĂ©missements; il ne peut cacher les remords qui dĂ©chirent ses entrailles. Les mets les plus exquis le dĂ©goĂ»tent. Ses enfants, loin d'ĂÂȘtre son espĂ©rance, sont le sujet de sa terreur; il en a fait ses plus dangereux ennemis. Il n'a eu toute sa vie aucun moment d'assurĂ©; il ne se conserve qu'Ă force de rĂ©pandre le sang de tous ceux qu'il craint. InsensĂ©, qui ne voit pas que sa cruautĂ©, Ă laquelle il se confie, le fera pĂ©rir! Quelqu'un de ses domestiques, aussi dĂ©fiant que lui, se hĂÂątera de dĂ©livrer le monde de ce monstre. Pour moi, je crains les dieux quoi qu'il m'en coĂ»te, je serai fidĂšle au roi qu'ils m'ont donnĂ©. J'aimerais mieux qu'il me fit mourir que de lui ĂÂŽter la vie et mĂÂȘme que de manquer Ă le dĂ©fendre. Pour vous, ĂÂŽ TĂ©lĂ©maque, gardez-vous bien de lui dire que vous ĂÂȘtes le fils d'Ulysse il espĂ©rerait qu'Ulysse, retournant Ă Ithaque, lui paierait quelque grande somme pour vous racheter, et il vous tiendrait en prison." Quand nous arrivĂÂąmes Ă Tyr, je suivis le conseil de Narbal, et je reconnus la vĂ©ritĂ© de tout ce qu'il m'avait racontĂ©. Je ne pouvais comprendre qu'un homme pĂ»t se rendre aussi misĂ©rable que Pygmalion me le paraissait. Surpris d'un spectacle si affreux et si nouveau pour moi, je disais en moi-mĂÂȘme "VoilĂ un homme qui n'a cherchĂ© qu'Ă se rendre heureux il a cru y parvenir par les richesses et par une autoritĂ© absolue; il possĂšde tout ce qu'il peut dĂ©sirer; et cependant il est misĂ©rable par ses richesses et par son autoritĂ© mĂÂȘme. S'il Ă©tait berger, comme je l'Ă©tais naguĂšre, il serait aussi heureux que je l'ai Ă©tĂ©; il jouirait des plaisirs innocents de la campagne, et en jouirait sans remords; il ne craindrait ni le fer ni le poison; il aimerait les hommes, il en serait aimĂ© il n'aurait point ces grandes richesses, qui lui sont aussi inutiles que du sable, puisqu'il n'ose y toucher; mais il jouirait librement des fruits de la terre et ne souffrirait aucun vĂ©ritable besoin. Cet homme paraĂt faire tout ce qu'il veut; mais il s'en faut bien qu'il ne le fasse il fait tout ce que veulent ses passions fĂ©roces; il est toujours entraĂnĂ© par son avarice, par sa crainte, par ses soupçons. Il paraĂt maĂtre de tous les autres hommes mais il n'est pas maĂtre de lui-mĂÂȘme, car il a autant de maĂtres et de bourreaux qu'il a de dĂ©sirs violents." Je raisonnais ainsi de Pygmalion sans le voir; car on ne le voyait point, et on regardait seulement avec crainte ces hautes tours, qui Ă©taient nuit et jour entourĂ©es de gardes, oĂÂč il s'Ă©tait mis lui-mĂÂȘme comme en prison, se renfermant avec ses trĂ©sors. Je comparais ce roi invisible avec SĂ©sostris, si doux, si accessible, si affable, si curieux de voir les Ă©trangers, si attentif Ă Ă©couter tout le monde et Ă tirer du coeur des hommes la vĂ©ritĂ© qu'on cache aux rois. "SĂ©sostris - disais-je - ne craignait rien et n'avait rien Ă craindre; il se montrait Ă tous ses sujets comme Ă ses propres enfants celui-ci craint tout et a tout Ă craindre. Ce mĂ©chant roi est toujours exposĂ© Ă une mort funeste, mĂÂȘme dans son palais inaccessible, au milieu de ses gardes; au contraire, le bon roi SĂ©sostris Ă©tait en sĂ»retĂ© au milieu de la foule des peuples, comme un bon pĂšre dans sa maison, environnĂ© de sa famille." Pygmalion donna ordre de renvoyer les troupes de l'Ăle de Chypre qui Ă©taient venues secourir les siennes Ă cause de l'alliance qui Ă©tait entre les deux peuples. Narbal prit cette occasion de me mettre en libertĂ© il me fit passer en revue parmi les soldats chypriens; car le roi Ă©tait ombrageux jusque dans les moindres choses. Le dĂ©faut des princes trop faciles et inappliquĂ©s est de se livrer avec une aveugle confiance Ă des favoris artificieux et corrompus; le dĂ©faut de celui-ci Ă©tait, au contraire, de se dĂ©fier des plus honnĂÂȘtes gens il ne savait point discerner les hommes droits et simples qui agissent sans dĂ©guisement; aussi n'avait-il jamais vu de gens de bien, car de telles gens ne vont point chercher un roi si corrompu. D'ailleurs, il avait vu, depuis qu'il Ă©tait sur le trĂÂŽne, dans les hommes dont il s'Ă©tait servi, tant de dissimulation, de perfidie et de vices affreux dĂ©guisĂ©s sous les apparences de la vertu, qu'il regardait tous les hommes sans exception comme s'ils eussent Ă©tĂ© masquĂ©s. Il supposait qu'il n'y a aucune sincĂšre vertu sur la terre ainsi il regardait tous les hommes comme Ă©tant Ă peu prĂšs Ă©gaux. Quand il trouvait un homme faux et corrompu, il ne se donnait point la peine d'en chercher un autre, comptant qu'un autre ne serait pas meilleur. Les bons lui paraissaient pires que les mĂ©chants les plus dĂ©clarĂ©s, parce qu'il les croyait aussi mĂ©chants et plus trompeurs. Pour revenir Ă moi, je fus confondu avec les Chypriens, et j'Ă©chappai Ă la dĂ©fiance pĂ©nĂ©trante du roi. Narbal tremblait, dans la crainte que je ne fusse dĂ©couvert il lui en eĂ»t coĂ»tĂ© la vie, et Ă moi aussi. Son impatience de nous voir partir Ă©tait incroyable mais les vents contraires nous retinrent assez longtemps Ă Tyr. Je profitai de ce sĂ©jour pour connaĂtre les moeurs des PhĂ©niciens, si cĂ©lĂšbres dans toutes les nations connues. J'admirais l'heureuse situation de cette grande ville, qui est au milieu de la mer, dans une Ăle. La cĂÂŽte voisine est dĂ©licieuse par sa fertilitĂ©, par les fruits exquis qu'elle porte, par le nombre des villes et des villages qui se touchent presque, enfin par la douceur de son climat car les montagnes mettent cette cĂÂŽte Ă l'abri des vents brĂ»lants du midi; elle est rafraĂchie par le vent du nord qui souffle du cĂÂŽtĂ© de la mer. Ce pays est au pied du Liban, dont le sommet fend les nues et va toucher les astres. Une glace Ă©ternelle couvre son front; des fleuves pleins de neige tombent, comme des torrents, des pointes des rochers qui environnent sa tĂÂȘte. Au-dessous on voit une vaste forĂÂȘt de cĂšdres antiques, qui paraissent aussi vieux que la terre oĂÂč ils sont plantĂ©s et qui portent leurs branches Ă©paisses jusque vers les nues. Cette forĂÂȘt a sous ses pieds de gras pĂÂąturages dans la pente de la montagne. C'est lĂ qu'on voit errer les taureaux qui mugissent, les brebis qui bĂÂȘlent, avec leurs tendres agneaux qui bondissent sur l'herbe fraĂche lĂ coulent mille divers ruisseaux d'une eau claire, qui distribuent l'eau partout. Enfin on voit au-dessous de ces pĂÂąturages le pied de la montagne qui est comme un jardin; le printemps et l'automne y rĂšgnent ensemble pour y joindre les fleurs et les fruits. Jamais ni le souffle empestĂ© du midi, qui sĂšche et qui brĂ»le tout, ni le rigoureux aquilon n'ont osĂ© effacer les vives couleurs qui ornent ce jardin. C'est auprĂšs de cette belle cĂÂŽte que s'Ă©lĂšve dans la mer l'Ăle oĂÂč est bĂÂątie la ville de Tyr. Cette grande ville semble nager au-dessus des eaux et ĂÂȘtre la reine de toute la mer. Les marchands y abordent de toutes les parties du monde, et ses habitants sont eux-mĂÂȘmes les plus fameux marchands qu'il y ait dans l'univers. Quand on entre dans cette ville, on croit d'abord que ce n'est point une ville qui appartienne Ă un peuple particulier, mais qu'elle est la ville commune de tous les peuples et le centre de leur commerce. Elle a deux grands mĂÂŽles, semblables Ă deux bras, qui s'avancent dans la mer, et qui embrassent un vaste port oĂÂč les vents ne peuvent entrer. Dans ce port on voit comme une forĂÂȘt de mĂÂąts de navires, et ces navires sont si nombreux qu'Ă peine peut-on dĂ©couvrir la mer qui les porte. Tous les citoyens s'appliquent au commerce, et leurs grandes richesses ne les dĂ©goĂ»tent jamais du travail nĂ©cessaire pour les augmenter. On y voit de tous les cĂÂŽtĂ©s le fin lin d'Egypte et la pourpre tyrienne deux fois teinte, d'un Ă©clat merveilleux; cette double teinture est si vive que le temps ne peut l'effacer on s'en sert pour des laines fines, qu'on rehausse d'une broderie d'or et d'argent. Les PhĂ©niciens font le commerce de tous les peuples jusqu'au dĂ©troit de GadĂšs, et ils ont mĂÂȘme pĂ©nĂ©trĂ© dans le vaste ocĂ©an qui environne toute la terre. Ils ont fait aussi de longues navigations sur la mer Rouge, et c'est par ce chemin qu'ils vont chercher, dans des Ăles inconnues, de l'or, des parfums et divers animaux qu'on ne voit point ailleurs. Je ne pouvais rassasier mes yeux du spectacle magnifique de cette grande ville, oĂÂč tout Ă©tait en mouvement. Je n'y voyais point, comme dans les villes de la GrĂšce, des hommes oisifs et curieux, qui vont chercher des nouvelles dans la place publique ou regarder les Ă©trangers qui arrivent sur le port. Les hommes y sont occupĂ©s Ă dĂ©charger leurs vaisseaux, Ă transporter leurs marchandises ou Ă les vendre, Ă ranger leurs magasins et Ă tenir un compte exact de ce qui leur est dĂ» par les nĂ©gociants Ă©trangers. Les femmes ne cessent jamais ou de filer les laines, ou de faire des dessins de broderie, ou de plier les riches Ă©toffes. "D'oĂÂč vient - disais-je Ă Narbal - que les PhĂ©niciens se sont rendus les maĂtres du commerce de toute la terre et qu'ils s'enrichissent ainsi aux dĂ©pens de tous les autres peuples?" "Vous le voyez - me rĂ©pondit-il - la situation de Tyr est heureuse pour la navigation. C'est notre patrie qui a la gloire d'avoir inventĂ© la navigation les Tyriens furent les premiers, s'il en faut croire ce qu'on raconte de la plus obscure antiquitĂ©, qui domptĂšrent les flots, longtemps avant l'ĂÂąge de Tiphys et des Argonautes tant vantĂ©s dans la GrĂšce; ils furent - dis-je - les premiers qui osĂšrent se mettre dans un frĂÂȘle vaisseau Ă la merci des vagues et des tempĂÂȘtes, qui sondĂšrent les abĂmes de la mer, qui observĂšrent les astres loin de la terre, suivant la science des Egyptiens et des Babyloniens, enfin qui rĂ©unirent tant de peuples, que la mer avait sĂ©parĂ©s. Les Tyriens sont industrieux, patients, laborieux, propres, sobres et mĂ©nagers; ils ont une exacte police; ils sont parfaitement d'accord entre eux; jamais peuple n'a Ă©tĂ© plus constant, plus sincĂšre, plus fidĂšle, plus sĂ»r, plus commode Ă tous les Ă©trangers. VoilĂ , sans aller chercher d'autres causes, ce qui leur donne l'empire de la mer et qui fait fleurir dans leurs ports un si utile commerce. Si la division et la jalousie se mettaient entre eux; s'ils commençaient Ă s'amollir dans les dĂ©lices et dans l'oisivetĂ©, si les premiers de la nation mĂ©prisaient le travail et l'Ă©conomie, si les arts cessaient d'ĂÂȘtre en honneur dans leur ville, s'ils manquaient de bonne foi vers les Ă©trangers, s'ils altĂ©raient tant soit peu les rĂšgles d'un commerce libre, s'ils nĂ©gligeaient leurs manufactures et s'ils cessaient de faire les grandes avances qui sont nĂ©cessaires pour rendre leurs marchandises parfaites, chacune dans son genre, vous verriez bientĂÂŽt tomber cette puissance que vous admirez." "Mais expliquez-moi - lui disais-je - les vrais moyens d'Ă©tablir un jour Ă Ithaque un pareil commerce." "Faites - me rĂ©pondit-il - comme on fait ici recevez bien et facilement tous les Ă©trangers; faites-leur trouver dans vos ports la sĂ»retĂ©, la commoditĂ©, la libertĂ© entiĂšre; ne vous laissez jamais entraĂner ni par l'avarice, ni par l'orgueil. Le vrai moyen de gagner beaucoup est de ne vouloir jamais trop gagner et de savoir perdre Ă propos. Faites-vous aimer par tous les Ă©trangers; souffrez mĂÂȘme quelque chose d'eux; craignez d'exciter leur jalousie par votre hauteur. Soyez constant dans les rĂšgles du commerce; qu'elles soient simples et faciles; accoutumez vos peuples Ă les suivre inviolablement punissez sĂ©vĂšrement la fraude et mĂÂȘme la nĂ©gligence ou le faste des marchands, qui ruine le commerce en ruinant les hommes qui le font. Surtout n'entreprenez jamais de gĂÂȘner le commerce pour le tourner selon vos vues. Il faut que le prince ne s'en mĂÂȘle point, de peur de le gĂÂȘner, et qu'il en laisse tout le profit Ă ses sujets, qui en ont la peine; autrement il les dĂ©couragera il en tirera assez d'avantages par les grandes richesses qui entreront dans ses Etats. Le commerce est comme certaines sources si vous voulez dĂ©tourner leur cours, vous les faites tarir. Il n'y a que le profit et la commoditĂ© qui attirent les Ă©trangers chez vous si vous leur rendez le commerce moins commode et moins utile, ils se retirent insensiblement et ne reviennent plus, parce que d'autres peuples, profitant de votre imprudence, les attirent chez eux et les accoutument Ă se passer de vous. Il faut mĂÂȘme vous avouer que, depuis quelque temps, la gloire de Tyr est bien obscurcie. O si vous l'aviez vue, mon cher TĂ©lĂ©maque, avant le rĂšgne de Pygmalion, vous auriez Ă©tĂ© bien plus Ă©tonnĂ©! Vous ne trouvez plus maintenant ici que les tristes restes d'une grandeur qui menace ruine. O malheureuse Tyr, en quelles mains es-tu tombĂ©e! Autrefois la mer t'apportait le tribut de tous les peuples de la terre. Pygmalion craint tout et des Ă©trangers, et de ses sujets. Au lieu d'ouvrir, suivant notre ancienne coutume, ses ports Ă toutes les nations les plus Ă©loignĂ©es, dans une entiĂšre libertĂ©, il veut savoir le nombre des vaisseaux qui arrivent, leur pays, les noms des hommes qui y sont, leur genre de commerce, le prix de leurs marchandises et le temps qu'ils doivent demeurer ici. Il fait encore pis; car il use de supercherie pour surprendre les marchands et pour confisquer leurs marchandises. Il inquiĂšte les marchands qu'il croit les plus opulents; il Ă©tablit, sous divers prĂ©textes, de nouveaux impĂÂŽts. Il veut entrer lui-mĂÂȘme dans le commerce, et tout le monde craint d'avoir quelque affaire avec lui. Ainsi le commerce languit; les Ă©trangers oublient peu Ă peu le chemin de Tyr, qui leur Ă©tait autrefois si doux, et, si Pygmalion ne change de conduite, notre gloire et notre puissance seront bientĂÂŽt transportĂ©es Ă quelque autre peuple mieux gouvernĂ© que nous." Je demandai ensuite Ă Narbal comment les Tyriens s'Ă©taient rendus si puissants sur la mer car je voulais n'ignorer rien de tout ce qui sert au gouvernement d'un royaume. "Nous avons - me rĂ©pondit-il - les forĂÂȘts du Liban qui fournissent le bois des vaisseaux, et nous les rĂ©servons avec soin pour cet usage on n'en coupe jamais que pour les besoins publics. Pour la construction des vaisseaux, nous avons l'avantage d'avoir des ouvriers habiles." "Comment - lui disais-je - avez-vous pu faire pour trouver ces ouvriers?" Il me rĂ©pondait "Ils se sont formĂ©s peu Ă peu dans le pays. Quand on rĂ©compense bien ceux qui excellent dans les arts, on est sĂ»r d'avoir bientĂÂŽt des hommes qui les mĂšnent Ă leur derniĂšre perfection; car les hommes qui ont le plus de sagesse et de talent ne manquent point de s'adonner aux arts auxquels les grandes rĂ©compenses sont attachĂ©es. Ici on traite avec honneur tous ceux qui rĂ©ussissent dans les arts et dans les sciences utiles Ă la navigation. On considĂšre un bon gĂ©omĂštre; on estime fort un bon astronome; on comble de biens un pilote qui surpasse les autres dans sa fonction, on ne mĂ©prise point un bon charpentier; au contraire, il est bien payĂ© et bien traitĂ©. Les bons rameurs mĂÂȘmes ont des rĂ©compenses sĂ»res et proportionnĂ©es Ă leurs services on les nourrit bien; on a soin d'eux quand ils sont malades; en leur absence, on a soin de leurs femmes et de leurs enfants; s'ils pĂ©rissent dans un naufrage, on dĂ©dommage leurs familles; on renvoie chez eux ceux qui ont servi un certain temps. Ainsi on en a autant qu'on en veut le pĂšre est ravi d'Ă©lever son fils dans un si bon mĂ©tier; et, dĂšs sa plus tendre enfance, il se hĂÂąte de lui enseigner Ă manier la rame, Ă tendre les cordages et Ă mĂ©priser les tempĂÂȘtes. C'est ainsi qu'on mĂšne les hommes, sans contrainte, par la rĂ©compense et par le bon ordre. L'autoritĂ© seule ne fait jamais bien; la soumission des infĂ©rieurs ne suffit pas il faut gagner les coeurs et faire trouver aux hommes leur avantage pour les choses oĂÂč l'on veut se servir de leur industrie." AprĂšs ce discours, Narbal me mena visiter tous les magasins, les arsenaux et tous les mĂ©tiers qui servent Ă la construction des navires. Je demandais le dĂ©tail des moindres choses, et j'Ă©crivais tout ce que j'avais appris, de peur d'oublier quelque circonstance utile. Cependant Narbal, qui connaissait Pygmalion et qui m'aimait, attendait avec impatience mon dĂ©part, craignant que je ne fusse dĂ©couvert par les espions du roi, qui allaient nuit et jour par toute la ville; mais les vents ne nous permettaient point encore de nous embarquer. Pendant que nous Ă©tions occupĂ©s Ă visiter curieusement le port et Ă interroger divers marchands, nous vĂmes venir Ă nous un officier de Pygmalion, qui dit Ă Narbal "Le roi vient d'apprendre d'un des capitaines de vaisseaux qui sont revenus d'Egypte avec vous que vous avez menĂ© un Ă©tranger qui passe pour Chyprien le roi veut qu'on l'arrĂÂȘte et qu'on sache certainement de quel pays il est; vous en rĂ©pondrez sur votre tĂÂȘte." Dans ce moment, je m'Ă©tais un peu Ă©loignĂ© pour regarder de plus prĂšs les proportions que les Tyriens avaient gardĂ©es dans la construction d'un vaisseau presque neuf, qui Ă©tait, disait-on, par cette proportion si exacte de toutes ses parties, le meilleur voilier qu'on eĂ»t jamais vu dans le port, et j'interrogeais l'ouvrier qui avait rĂ©glĂ© ces proportions. Narbal, surpris et effrayĂ©, rĂ©pondit "Je cherche cet Ă©tranger, qui est de l'Ăle de Chypre." Quand il eut perdu de vue cet officier, il courut vers moi pour m'avertir du danger ou j'Ă©tais. "Je ne l'avais que trop prĂ©vu - me dit-il - mon cher TĂ©lĂ©maque nous sommes perdus. Le roi, que sa dĂ©fiance tourmente jour et nuit, soupçonne que vous n'ĂÂȘtes pas de l'Ăle de Chypre il ordonne qu'on vous arrĂÂȘte; il veut me faire pĂ©rir, si je ne vous mets entre ses mains. Que ferons-nous? O dieux, donnez-nous la sagesse pour nous tirer de ce pĂ©ril. Il faudra, TĂ©lĂ©maque, que je vous mĂšne au palais du roi. Vous soutiendrez que vous ĂÂȘtes Chyprien, de la ville d'Amathonte, fils d'un statuaire de VĂ©nus. Je dĂ©clarerai que j'ai connu autrefois votre pĂšre, et peut-ĂÂȘtre que le roi, sans approfondir davantage, vous laissera partir. Je ne vois plus d'autre moyen de sauver votre vie et la mienne." Je rĂ©pondis Ă Narbal "Laissez pĂ©rir un malheureux que le destin veut perdre. Je sais mourir, Narbal, et je vous dois trop pour vouloir vous entraĂner dans mon malheur. Je ne puis me rĂ©soudre Ă mentir je ne suis pas Chyprien, et je ne saurais dire que je le suis. Les dieux voient ma sincĂ©ritĂ© c'est Ă eux Ă conserver ma vie par leur puissance, s'ils le veulent; mais je ne veux point la sauver par un mensonge." Narbal me rĂ©pondait "Ce mensonge, TĂ©lĂ©maque, n'a rien qui ne soit innocent; les dieux mĂÂȘmes ne peuvent le condamner il ne fait aucun mal Ă personne; il sauve la vie Ă deux innocents; il ne trompe le roi que pour l'empĂÂȘcher de faire un grand crime. Vous poussez trop loin l'amour de la vertu et la crainte de blesser la religion." "Il suffit - lui disais-je - que le mensonge soit mensonge pour n'ĂÂȘtre pas digne d'un homme qui parle en prĂ©sence des dieux et qui doit tout Ă la vĂ©ritĂ©. Celui qui blesse la vĂ©ritĂ© offense les dieux et se blesse soi-mĂÂȘme, car il parle contre sa conscience. Cessez, Narbal, de me proposer ce qui est indigne de vous et de moi. Si les dieux ont pitiĂ© de nous, ils sauront bien nous dĂ©livrer; s'ils veulent nous laisser pĂ©rir, nous serons en mourant les victimes de la vĂ©ritĂ©, et nous laisserons aux hommes l'exemple de prĂ©fĂ©rer la vertu sans tache Ă une longue vie la mienne n'est dĂ©jĂ que trop longue, Ă©tant si malheureuse. C'est vous seul, ĂÂŽ mon cher Narbal, pour qui mon coeur s'attendrit. Fallait-il que votre amitiĂ© pour un malheureux Ă©tranger vous fĂ»t si funeste!" Nous demeurĂÂąmes longtemps dans cette espĂšce de combat; mais enfin nous vĂmes arriver un homme qui courait hors d'haleine c'Ă©tait un autre officier du roi, qui venait de la part d'AstarbĂ©. Cette femme Ă©tait belle comme une dĂ©esse; elle joignait aux charmes du corps tous ceux de l'esprit; elle Ă©tait enjouĂ©e, flatteuse, insinuante. Avec tant de charmes trompeurs, elle avait, comme les SirĂšnes, un coeur cruel et plein de malignitĂ©; mais elle savait cacher ses sentiments corrompus par un profond artifice. Elle avait su gagner le coeur de Pygmalion par sa beautĂ©, par son esprit, par sa douce voix et par l'harmonie de sa lyre. Pygmalion, aveuglĂ© par un violent amour pour elle, avait abandonnĂ© la reine Topha, son Ă©pouse. Il ne songeait qu'Ă contenter toutes les passions de l'ambitieuse AstarbĂ©; l'amour de cette femme ne lui Ă©tait guĂšre moins funeste que son infĂÂąme avarice. Mais quoiqu'il eĂ»t tant de passion pour elle, elle n'avait pour lui que du mĂ©pris et du dĂ©goĂ»t; elle cachait ses vrais sentiments et elle faisait semblant de ne vouloir vivre que pour lui, dans le mĂÂȘme temps oĂÂč elle ne pouvait le souffrir. Il y avait Ă Tyr un jeune Lydien nommĂ© Malachon, d'une merveilleuse beautĂ©, mais mou, effĂ©minĂ©, noyĂ© dans les plaisirs. Il ne songeait qu'Ă conserver la dĂ©licatesse de son teint, qu'Ă peigner ses cheveux blonds flottants sur ses Ă©paules, qu'Ă se parfumer, qu'Ă donner un tour gracieux aux plis de sa robe, enfin qu'Ă chanter ses amours sur sa lyre. AstarbĂ© le vit; elle l'aima et devint furieuse. Il la mĂ©prisa, parce qu'il Ă©tait passionnĂ© pour une autre femme. D'ailleurs, il craignit de s'exposer Ă la cruelle jalousie du roi. AstarbĂ©, se sentant mĂ©prisĂ©e, s'abandonna Ă son ressentiment. Dans son dĂ©sespoir, elle s'imagina qu'elle pouvait faire passer Malachon pour l'Ă©tranger que le roi faisait chercher et qu'on disait qui Ă©tait venu avec Narbal. En effet, elle le persuada Ă Pygmalion, et corrompit tous ceux qui auraient pu le dĂ©tromper. Comme il n'aimait point les hommes vertueux et qu'il ne savait point les discerner, il n'Ă©tait environnĂ© que de gens intĂ©ressĂ©s, artificieux, prĂÂȘts Ă exĂ©cuter ses ordres injustes et sanguinaires. De telles gens craignaient l'autoritĂ© d'AstarbĂ©, et ils lui aidaient Ă tromper le roi, de peur de dĂ©plaire Ă cette femme hautaine, qui avait toute sa confiance. Ainsi Malachon, quoique connu pour CrĂ©tois dans toute la ville, passa pour le jeune Ă©tranger que Narbal avait emmenĂ© d'Egypte il fut mis en prison. AstarbĂ©, qui craignait que Narbal n'allĂÂąt parler au roi et ne dĂ©couvrĂt son imposture, envoyait en diligence Ă Narbal cet officier, qui lui dit ces paroles "AstarbĂ© vous dĂ©fend de dĂ©couvrir au roi quel est votre Ă©tranger elle ne vous demande que le silence et elle saura bien faire en sorte que le roi soit content de vous. Cependant hĂÂątez-vous de faire embarquer avec les Chypriens le jeune Ă©tranger que vous avez emmenĂ© d'Egypte, afin qu'on ne le voie plus dans la ville." Narbal, ravi de pouvoir ainsi sauver sa vie et la mienne, promit de se taire, et l'officier, satisfait d'avoir obtenu ce qu'il demandait, s'en retourna rendre compte Ă AstarbĂ© de sa commission. Narbal et moi, nous admirĂÂąmes la bontĂ© des dieux, qui rĂ©compensaient notre sincĂ©ritĂ© et qui ont un soin si touchant de ceux qui hasardent tout pour la vertu. Nous regardions avec horreur un roi livrĂ© Ă l'avarice et Ă la voluptĂ©. Celui qui craint avec tant d'excĂšs d'ĂÂȘtre trompĂ©, disions-nous, mĂ©rite de l'ĂÂȘtre, et l'est presque toujours grossiĂšrement. Il se dĂ©fie des gens de bien, et il s'abandonne Ă des scĂ©lĂ©rats; il est le seul qui ignore ce qui se passe. Voyez Pygmalion il est le jouet d'une femme sans pudeur. Cependant les dieux se servent du mensonge des mĂ©chants pour sauver les bons, qui aiment mieux perdre la vie que de mentir. En mĂÂȘme temps, nous aperçûmes que les vents changeaient et qu'ils devenaient favorables aux vaisseaux de Chypre. "Les dieux se dĂ©clarent - s'Ă©cria Narbal - ils veulent, mon cher TĂ©lĂ©maque, vous mettre en sĂ»retĂ© fuyez cette terre cruelle et maudite! Heureux qui pourrait vous suivre jusque dans les rivages les plus inconnus! Heureux qui pourrait vivre et mourir avec vous! Mais un destin sĂ©vĂšre m'attache Ă cette malheureuse patrie il faut souffrir avec elle, peut-ĂÂȘtre faudra-t-il ĂÂȘtre enseveli dans ses ruines; n'importe, pourvu que je dise toujours la vĂ©ritĂ© et que mon coeur n'aime que la justice. Pour vous, ĂÂŽ mon cher TĂ©lĂ©maque, je prie les dieux, qui vous conduisent comme par la main, de vous accorder le plus prĂ©cieux de tous leurs dons, qui est la vertu pure et sans tache, jusqu'Ă la mort. Virez, retournez en Ithaque, consolez PĂ©nĂ©lope, dĂ©livrez-la de ses tĂ©mĂ©raires amants. Que vos yeux puissent voir, que vos mains puissent embrasser le sage Ulysse, et qu'il trouve en vous un fils qui Ă©gale sa sagesse! Mais, dans votre bonheur, souvenez-vous du malheureux Narbal et ne cessez jamais de m'aimer." Quand il eut achevĂ© ces paroles, je l'arrosai de mes larmes sans lui rĂ©pondre; de profonds soupirs m'empĂÂȘchaient de parler; nous nous embrassions en silence. Il me mena jusqu'au vaisseau, il demeura sur le rivage et, quand le vaisseau fut parti, nous ne cessions de nous regarder tandis que nous pĂ»mes nous voir." QuatriĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - Calypso interrompt TĂ©lĂ©maque pour refaire reposer. Mentor le blĂÂąme en secret d'avoir entrepris le rĂ©cit de ses aventures, et cependant lui conseille de l'achever, puisqu'il l'a commencĂ©. TĂ©lĂ©maque, selon l'avis de Mentor, continue son rĂ©cit. Pendant le trajet de Tyr Ă l'Ăle de Chypre, il voit en songe VĂ©nus et Cupidon l'inviter au plaisir. Minerve lui apparaĂt aussi, le protĂ©geant de son Ă©gide, et Mentor, l'exhortant Ă fuir de l'Ăle de Chypre. A son rĂ©veil, les Chypriens, noyĂ©s dans le vin, sont surpris dans une furieuse tempĂÂȘte, qui eĂ»t lait pĂ©rir le navire, si TĂ©lĂ©maque lui-mĂÂȘme n'eĂ»t pris en main le gouvernail et commandĂ© les manoeuvres. Enfin on arrive dans l'Ăle. Peintures des moeurs voluptueuses de ses habitants, du culte rendu Ă VĂ©nus, et des impressions funestes que ce spectacle produit sur le coeur de TĂ©lĂ©maque. Les sages conseils de Mentor, qu'il retrouve tout Ă coup en ce lieu, le dĂ©livrent d'un si grand danger. Le Syrien HasaĂl, Ă qui Mentor avait Ă©tĂ© vendu, ayant Ă©tĂ© contraint par les vents de relĂÂącher Ă l'Ăle de Chypre, comme il allait en CrĂšte pour y Ă©tudier les lois de Minos, rend Ă TĂ©lĂ©maque son sage conducteur, et s'embarque avec eux pour l'Ăle de CrĂšte. Ils jouissent, dans ce trajet, du beau spectacle d'Amphitrite traĂnĂ©e dans son char par des chevaux marins. Calypso, qui avait Ă©tĂ© jusqu'Ă ce moment immobile et transportĂ©e de plaisir en Ă©coutant les aventures de TĂ©lĂ©maque, l'interrompit pour lui faire prendre quelque repos. - Il est temps - lui dit-elle - que vous alliez goĂ»ter la douceur du sommeil aprĂšs tant de travaux. Vous n'avez rien Ă craindre ici tout vous est favorable. Abandonnez-vous donc Ă la joie; goĂ»tez la paix et tous les autres dons des dieux, dont vous allez ĂÂȘtre comblĂ©. Demain, quand l'Aurore avec ses doigts de roses entrouvrira les portes dorĂ©es de l'orient et que les chevaux du soleil, sortant de l'onde amĂšre, rĂ©pandront les flammes du jour pour chasser devant eux toutes les Ă©toiles du ciel, nous reprendrons, mon cher TĂ©lĂ©maque, l'histoire de vos malheurs. Jamais votre pĂšre n'a Ă©galĂ© votre sagesse et votre courage; ni Achille, vainqueur d'Hector, ni ThĂ©sĂ©e, revenu des enfers, ni mĂÂȘme le grand Alcide, qui a purgĂ© la terre de tant de monstres, n'ont fait voir autant de force et de vertu que vous. Je souhaite qu'un profond sommeil rende cette nuit courte pour vous. Mais, hĂ©las! qu'elle sera longue pour moi! Qu'il me tardera de vous revoir, de vous entendre, de vous faire redire ce que je sais dĂ©jĂ et de vous demander ce que je ne sais pas encore! Allez, mon cher TĂ©lĂ©maque, avec le sage Mentor, que les dieux vous ont rendu; allez dans cette grotte Ă©cartĂ©e, oĂÂč tout est prĂ©parĂ© pour votre repos. Je prie MorphĂ©e de rĂ©pandre ses plus doux charmes sur vos paupiĂšres appesanties, de faire couler une vapeur divine dans tous vos membres fatiguĂ©s et de vous envoyer des songes lĂ©gers, qui, voltigeant autour de vous, flattent vos sens par les images les plus riantes et repoussent loin de vous tout ce qui pourrait vous rĂ©veiller trop promptement. La dĂ©esse conduisit elle-mĂÂȘme TĂ©lĂ©maque dans cette grotte sĂ©parĂ©e de la sienne. Elle n'Ă©tait ni moins rustique, ni moins agrĂ©able. Une fontaine, qui coulait dans un coin, y faisait un doux murmure, qui appelait le sommeil. Les nymphes y avaient prĂ©parĂ© deux lits d'une molle verdure, sur lesquels elles avaient Ă©tendu deux grandes peaux, l'une de lion pour TĂ©lĂ©maque, et l'autre d'ours pour Mentor. Avant que de laisser fermer ses yeux au sommeil, Mentor parla ainsi Ă TĂ©lĂ©maque - Le plaisir de raconter vos histoires vous a entraĂnĂ©; vous avez charmĂ© la dĂ©esse en lui expliquant les dangers dont votre courage et votre industrie vous ont tirĂ© par lĂ vous n'avez fait qu'enflammer davantage son coeur et que vous prĂ©parer une plus dangereuse captivitĂ©. Comment espĂ©rez-vous qu'elle vous laisse maintenant sortir de son Ăle, vous qui l'avez enchantĂ©e par le rĂ©cit de vos aventures? L'amour d'une vaine gloire vous a fait parler sans prudence. Elle s'Ă©tait engagĂ©e Ă vous raconter des histoires et Ă vous apprendre quelle a Ă©tĂ© la destinĂ©e d'Ulysse; elle a trouvĂ© moyen de parler longtemps sans rien dire, et elle vous a engagĂ© Ă lui expliquer tout ce qu'elle dĂ©sire savoir tel est l'art des femmes flatteuses et passionnĂ©es. Quand est-ce, ĂÂŽ TĂ©lĂ©maque, que vous serez assez sage pour ne parler jamais par vanitĂ© et que vous saurez taire tout ce qui vous est avantageux, quand il n'est pas utile Ă dire? Les autres admirent votre sagesse dans un ĂÂąge oĂÂč il est pardonnable d'en manquer; pour moi, je ne puis vous pardonner rien je suis le seul qui vous connaĂt, et qui vous aime assez pour vous avertir de toutes vos fautes. Combien ĂÂȘtes-vous encore Ă©loignĂ© de la sagesse de votre pĂšre! - Quoi donc! - rĂ©pondit TĂ©lĂ©maque - pouvais-je refuser Ă Calypso de lui raconter mes malheurs? - Non - reprit Mentor - il fallait les lui raconter mais vous deviez le faire en ne lui disant que ce qui pouvait lui donner de la compassion. Vous pouviez dire que vous aviez Ă©tĂ© tantĂÂŽt errant, tantĂÂŽt captif en Sicile, et puis en Egypte. C'Ă©tait lui dire assez, et tout le reste n'a servi qu'Ă augmenter le poison qui brĂ»le dĂ©jĂ son coeur. Plaise aux dieux que le vĂÂŽtre puisse s'en prĂ©server! - Mais que ferai-je donc? - continua TĂ©lĂ©maque d'un ton modĂ©rĂ© et docile. - Il n'est plus temps - repartit Mentor - de lui cacher ce qui reste de vos aventures elle en sait assez pour ne pouvoir ĂÂȘtre trompĂ©e sur ce qu'elle ne sait pas encore; votre rĂ©serve ne servirait qu'Ă l'irriter. Achevez donc demain de lui raconter tout ce que les dieux ont fait en votre faveur, et apprenez une autre fois Ă parler plus sobrement de tout ce qui peut vous attirer quelque louange. TĂ©lĂ©maque reçut avec amitiĂ© un si bon conseil, et ils se couchĂšrent. AussitĂÂŽt que PhĂ©bus eut rĂ©pandu ses premiers rayons sur la terre, Mentor, entendant la voix de la dĂ©esse qui appelait ses nymphes dans le bois, Ă©veilla TĂ©lĂ©maque. - Il est temps - lui dit-il - de vaincre le sommeil. Allons retrouver Calypso mais dĂ©fiez-vous de ses douces paroles; ne lui ouvrez jamais votre coeur; craignez le poison flatteur de ses louanges. Hier elle vous Ă©levait au-dessus de votre sage pĂšre, de l'invincible Achille, du fameux ThĂ©sĂ©e, d'Hercule devenu immortel. SentĂtes-vous combien cette louange est excessive? CrĂ»tes-vous ce qu'elle disait? Sachez qu'elle ne le croit pas elle-mĂÂȘme elle ne vous loue qu'Ă cause qu'elle vous croit faible et assez vain pour vous laisser tromper par des louanges disproportionnĂ©es Ă vos actions. AprĂšs ces paroles, ils allĂšrent au lieu oĂÂč la dĂ©esse les attendait. Elle sourit en les voyant et cacha sous une apparence de joie la crainte et l'inquiĂ©tude qui troublaient son coeur car elle prĂ©voyait que TĂ©lĂ©maque, conduit par Mentor, lui Ă©chapperait de mĂÂȘme qu'Ulysse. - HĂÂątez-vous - dit-elle - mon cher TĂ©lĂ©maque, de satisfaire ma curiositĂ© j'ai cru, pendant toute la nuit, vous voir partir de PhĂ©nicie et chercher une nouvelle destinĂ©e dans l'Ăle de Chypre. Dites-nous donc quel fut ce voyage et ne perdons pas un moment. Alors on s'assit sur l'herbe semĂ©e de violettes, Ă l'ombre d'un bocage Ă©pais. Calypso ne pouvait s'empĂÂȘcher de jeter sans cesse des regards tendres et passionnĂ©s sur TĂ©lĂ©maque et de voir avec indignation que Mentor observait jusqu'au moindre mouvement de ses yeux. Cependant toutes les nymphes en silence se penchaient pour prĂÂȘter l'oreille et faisaient une espĂšce de demi-cercle pour mieux Ă©couter et pour mieux voir les yeux de toute l'assemblĂ©e Ă©taient immobiles et attachĂ©s sur ce jeune homme. TĂ©lĂ©maque, baissant les yeux et rougissant avec beaucoup de grĂÂące, reprit ainsi la suite de son histoire "A peine le doux souffle d'un vent favorable avait rempli nos voiles, que la terre de PhĂ©nicie disparut Ă nos yeux. Comme j'Ă©tais avec les Chypriens, dont j'ignorais les moeurs, je me rĂ©solus de me taire, de remarquer tout et d'observer toutes les rĂšgles de la discrĂ©tion pour gagner leur estime. Mais, pendant mon silence, un sommeil doux et puissant vint me saisir mes sens Ă©taient liĂ©s et suspendus; je goĂ»tais une paix et une joie profonde qui enivrait mon coeur. Tout Ă coup, je crus voir VĂ©nus, qui fendait les nues dans son char volant conduit par deux colombes. Elle avait cette Ă©clatante beautĂ©, cette vive jeunesse, ces grĂÂąces tendres, qui parurent en elle quand elle sortit de l'Ă©cume de l'OcĂ©an et qu'elle Ă©blouit les yeux de Jupiter mĂÂȘme. Elle descendit tout Ă coup d'un vol rapide jusqu'auprĂšs de moi, me mit en souriant la main sur l'Ă©paule, et, me nommant par mon nom, prononça ces paroles "Jeune Grec, tu vas entrer dans mon empire; tu arriveras bientĂÂŽt dans cette Ăle fortunĂ©e oĂÂč les plaisirs, les ris et les jeux folĂÂątres naissent sous mes pas. LĂ , tu brĂ»leras des parfums sur mes autels; lĂ je te plongerai dans un fleuve de dĂ©lices. Ouvre ton coeur aux plus douces espĂ©rances, et garde-toi bien de rĂ©sister Ă la plus puissante de toutes les dĂ©esses, qui veut te rendre heureux." En mĂÂȘme temps j'aperçus l'enfant Cupidon, dont les petites ailes s'agitant le faisaient voler autour de sa mĂšre. Quoiqu'il eĂ»t sur son visage la tendresse, les grĂÂąces et l'enjouement de l'enfance, il avait je ne sais quoi dans ses yeux perçants qui me faisait peur. Il riait en me regardant; son ris Ă©tait malin, moqueur et cruel. Il tira de son carquois d'or la plus aiguĂ de ses flĂšches, il banda son arc, et allait me percer, quand Minerve se montra soudainement pour me couvrir de son Ă©gide. Le visage de cette dĂ©esse n'avait point cette beautĂ© molle et cette langueur passionnĂ©e que j'avais remarquĂ©e dans le visage et dans la posture de VĂ©nus. C'Ă©tait au contraire une beautĂ© simple, nĂ©gligĂ©e, modeste; tout Ă©tait grave, vigoureux, noble, plein de force et de majestĂ©. La flĂšche de Cupidon, ne pouvant percer l'Ă©gide, tomba par terre. Cupidon indignĂ© en soupira amĂšrement; il eut honte de se voir vaincu. "Loin d'ici, s'Ă©cria Minerve, loin d'ici, tĂ©mĂ©raire enfant! Tu ne vaincras jamais que des ĂÂąmes lĂÂąches, qui aiment mieux tes honteux plaisirs que la sagesse, la vertu et la gloire." A ces mots, l'Amour irritĂ© s'envola, et, VĂ©nus remontant vers l'Olympe, je vis longtemps son char avec ses deux colombes dans une nuĂ©e d'or et d'azur, puis elle disparut. En baissant mes yeux vers la terre, je ne retrouvai plus Minerve. Il me sembla que j'Ă©tais transportĂ© dans un jardin dĂ©licieux, tel qu'on dĂ©peint les Champs ElysĂ©es. En ce lieu je reconnus Mentor, qui me dit "Fuyez cette cruelle terre, cette Ăle empestĂ©e, oĂÂč l'on ne respire que la voluptĂ©. La vertu la plus courageuse y doit trembler, et ne se peut sauver qu'en fuyant." DĂšs que je le vis, je voulus me jeter Ă son cou pour l'embrasser; mais je sentais que mes pieds ne pouvaient se mouvoir, que mes genoux se dĂ©robaient sous moi, et que mes mains, s'efforçant de saisir Mentor, cherchaient une ombre vaine qui m'Ă©chappait toujours. Dans cet effort je m'Ă©veillai, et je sentis que ce songe mystĂ©rieux Ă©tait un avertissement divin. Je me sentis plein de courage contre les plaisirs, et de dĂ©fiance contre moi-mĂÂȘme, pour dĂ©tester la vie molle des Chypriens. Mais ce qui me perça le coeur fut que je crus que Mentor avait perdu la vie et qu'ayant passĂ© les ondes du Styx il habitait l'heureux sĂ©jour des ĂÂąmes justes. Cette pensĂ©e me fit rĂ©pandre un torrent de larmes. On me demanda pourquoi je pleurais. "Les larmes, - rĂ©pondis-je - ne conviennent que trop Ă un malheureux Ă©tranger qui erre sans espĂ©rance de revoir sa patrie." Cependant tous ces Chypriens qui Ă©taient dans le vaisseau s'abandonnaient Ă une folle joie. Les rameurs, ennemis du travail, s'endormaient sur leurs rames; le pilote, couronnĂ© de fleurs, laissait le gouvernail et tenait en sa main une grande cruche de vin, qu'il avait presque vidĂ©e lui et tous les autres, troublĂ©s par la fureur de Bacchus, chantaient en l'honneur de VĂ©nus et de Cupidon, des vers qui devaient faire horreur Ă tous ceux qui aiment la vertu. Pendant qu'ils oubliaient ainsi les dangers de la mer, une soudaine tempĂÂȘte troubla le ciel et la mer. Les vents dĂ©chaĂnĂ©s mugissaient avec fureur dans les voiles, les ondes noires battaient les flancs du navire, qui gĂ©missait sous leurs coups. TantĂÂŽt nous montions sur le dos des vagues enflĂ©es; tantĂÂŽt la mer semblait se dĂ©rober sous le navire et nous prĂ©cipiter dans l'abĂme. Nous apercevions auprĂšs de nous des rochers contre lesquels les flots irritĂ©s se brisaient avec un bruit horrible. Alors je compris par expĂ©rience ce que j'avais souvent ouĂÂŻ dire Ă Mentor, que les hommes mous et abandonnĂ©s aux plaisirs manquent de courage dans les dangers. Tous nos Chypriens abattus pleuraient comme des femmes; je n'entendais que des cris pitoyables, que des regrets sur les dĂ©lices de la vie, que de vaines promesses aux dieux pour leur faire des sacrifices, si on pouvait arriver au port. Personne ne conservait assez de prĂ©sence d'esprit ni pour ordonner les manoeuvres, ni pour les faire. Il me parut que je devais, en sauvant ma vie, sauver celle des autres. Je pris le gouvernail en main, parce que le pilote, troublĂ© par le vin comme une bacchante, Ă©tait hors d'Ă©tat de connaĂtre le danger du vaisseau. J'encourageai les matelots effrayĂ©s; je leur fis abaisser les voiles ils ramĂšrent vigoureusement; nous passĂÂąmes au travers des Ă©cueils, et nous vĂmes de prĂšs toutes les horreurs de la mort. Cette aventure parut comme un songe Ă tous ceux qui me devaient la conservation de leur vie; ils me regardaient avec Ă©tonnement. Nous arrivĂÂąmes dans l'Ăle de Chypre au mois du printemps qui est consacrĂ© Ă VĂ©nus. Cette saison, disaient les Chypriens, convient Ă cette dĂ©esse; car elle semble ranimer toute la nature et faire naĂtre les plaisirs comme les fleurs. En arrivant dans l'Ăle, je sentis un air doux qui rendait les corps lĂÂąches et paresseux, mais qui inspirait une humeur enjouĂ©e et folĂÂątre. Je remarquai que la campagne, naturellement fertile et agrĂ©able, Ă©tait presque inculte, tant les habitants Ă©taient ennemis du travail. Je vis de tous cĂÂŽtĂ©s des femmes et des jeunes filles vainement parĂ©es, qui allaient, en chantant les louanges de VĂ©nus, se dĂ©vouer Ă son temple. La beautĂ©, les grĂÂąces, la joie, les plaisirs Ă©clataient Ă©galement sur leurs visages mais les grĂÂąces y Ă©taient affectĂ©es; on n'y voyait point une noble simplicitĂ© et une pudeur aimable, qui fait le plus grand charme de la beautĂ©. L'air de mollesse, l'art de composer leurs visages, leur parure vaine, leur dĂ©marche languissante, leurs regards qui semblaient chercher ceux des hommes, leur jalousie entre elles pour allumer de grandes passions, en un mot, tout ce que je voyais dans ces femmes me semblait vil et mĂ©prisable Ă force de vouloir plaire, elles me dĂ©goĂ»taient. On me conduisit au temple de la dĂ©esse elle en a plusieurs dans cette Ăle; car elle est particuliĂšrement adorĂ©e Ă CythĂšre, Ă Idalie et Ă Paphos. C'est Ă CythĂšre que je fus conduit. Le temple est tout de marbre c'est un parfait pĂ©ristyle; les colonnes sont d'une grosseur et d'une hauteur qui rendent cet Ă©difice trĂšs majestueux; au-dessus de l'architrave et de la frise sont Ă chaque face de grands frontons oĂÂč l'on voit en bas-reliefs toutes les plus agrĂ©ables aventures de la dĂ©esse. A la porte du temple est sans cesse une foule de peuples qui viennent faire leurs offrandes. On n'Ă©gorge jamais dans l'enceinte du lieu sacrĂ© aucune victime; on n'y brĂ»le point, comme ailleurs, la graisse des gĂ©nisses et des taureaux; on ne rĂ©pand jamais leur sang on prĂ©sente seulement devant l'autel les bĂÂȘtes qu'on offre, et on n'en peut offrir aucune qui ne soit jeune, blanche, sans dĂ©faut et sans tache. On les couvre de bandelettes de pourpre brodĂ©es d'or; leurs cornes sont dorĂ©es et ornĂ©es de bouquets de fleurs les plus odorifĂ©rantes. AprĂšs qu'elles ont Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©es devant l'autel, on les renvoie dans un lieu Ă©cartĂ©, oĂÂč elles sont Ă©gorgĂ©es pour les festins des prĂÂȘtres de la dĂ©esse. On offre aussi toutes sortes de liqueurs parfumĂ©es et du vin plus doux que le nectar. Les prĂÂȘtres sont revĂÂȘtus de longues robes blanches, avec des ceintures d'or, et des franges de mĂÂȘme au bas de leurs robes. On brĂ»le nuit et jour, sur les autels, les parfums les plus exquis de l'Orient, et ils forment une espĂšce de nuage qui monte vers le ciel. Toutes les colonnes du temple sont ornĂ©es de festons pendants; tous les vases qui servent aux sacrifices sont d'or. Un bois sacrĂ© de myrtes environne le bĂÂątiment. Il n'y a que de jeunes garçons et de jeunes filles d'une rare beautĂ© qui puissent prĂ©senter les victimes aux prĂÂȘtres et qui osent allumer le feu des autels. Mais l'impudence et la dissolution dĂ©shonorent un temple si magnifique. D'abord, j'eus horreur de tout ce que je voyais; mais insensiblement je commençais Ă m'y accoutumer. Le vice ne m'effrayait plus; toutes les compagnies m'inspiraient je ne sais quelle inclination pour le dĂ©sordre on se moquait de mon innocence; ma retenue et ma pudeur servaient de jouet Ă ces peuples effrontĂ©s. On n'oubliait rien pour exciter toutes mes passions, pour me tendre des piĂšges et pour rĂ©veiller en moi le goĂ»t des plaisirs. Je me sentais affaiblir tous les jours; la bonne Ă©ducation que j'avais reçue ne me soutenait presque plus; toutes mes bonnes rĂ©solutions s'Ă©vanouissaient. Je ne me sentais plus la force de rĂ©sister au mal, qui me pressait de tous cĂÂŽtĂ©s; j'avais mĂÂȘme une mauvaise honte de la vertu. J'Ă©tais comme un homme qui nage dans une riviĂšre profonde et rapide d'abord il fend les eaux et remonte contre le torrent; mais, si les bords sont escarpĂ©s et s'il ne peut se reposer sur le rivage, il se lasse enfin peu Ă peu; sa force l'abandonne, ses membres Ă©puisĂ©s s'engourdissent, et le cours du fleuve l'entraĂne. Ainsi, mes yeux commençaient Ă s'obscurcir, mon coeur tombait en dĂ©faillance; je ne pouvais plus rappeler ni ma raison, ni le souvenir des vertus de mon pĂšre. Le songe oĂÂč je croyais avoir vu le sage Mentor descendu aux Champs ElysĂ©es achevait de me dĂ©courager une secrĂšte et douce langueur s'emparait de moi; j'aimais dĂ©jĂ le poison flatteur qui se glissait de veine en veine et qui pĂ©nĂ©trait jusqu'Ă la moelle de mes os. Je poussais nĂ©anmoins encore de profonds soupirs; je versais des larmes amĂšres; je rugissais comme un lion, dans ma fureur. "O malheureuse jeunesse! - disais-je - ĂÂŽ dieux, qui vous jouez cruellement des hommes, pourquoi les faites-vous passer par cet ĂÂąge, qui est un temps de folie et de fiĂšvre ardente? O que ne suis-je couvert de cheveux blancs, courbĂ© et proche du tombeau, comme LaĂrte mon aĂÂŻeul! La mort me serait plus douce que la faiblesse honteuse oĂÂč je me vois." A peine avais-je ainsi parlĂ© que ma douleur s'adoucissait et que mon coeur, enivrĂ© d'une folle passion, secouait presque toute pudeur; puis je me voyais replongĂ© dans un abĂme de remords. Pendant ce trouble, je courais errant çà et lĂ dans le sacrĂ© bocage, semblable Ă une biche qu'un chasseur a blessĂ©e; elle court au travers des vastes forĂÂȘts pour soulager sa douleur; mais la flĂšche qui l'a percĂ©e dans le flanc la suit partout; elle porte partout avec elle le trait meurtrier. Ainsi je courais en vain pour m'oublier moi-mĂÂȘme et rien n'adoucissait la plaie de mon coeur. En ce moment, j'aperçus assez loin de moi, dans l'ombre Ă©paisse de ce bois, la figure du sage Mentor; mais son visage me parut si pĂÂąle, si triste et si austĂšre, que je ne pus en ressentir aucune joie. "Est-ce donc vous - m'Ă©criai-je - ĂÂŽ mon cher ami, mon unique espĂ©rance, est-ce vous? Quoi donc! est-ce vous-mĂÂȘme? Une image trompeuse ne vient-elle point abuser mes yeux? Est-ce vous, Mentor? N'est-ce point votre ombre, encore sensible Ă mes maux? N'ĂÂȘtes-vous point au rang des ĂÂąmes heureuses qui jouissent de leur vertu et Ă qui les dieux donnent des plaisirs purs dans une Ă©ternelle paix aux Champs ElysĂ©es? Parlez, Mentor vivez-vous encore? Suis-je assez heureux pour vous possĂ©der, ou bien n'est-ce qu'une ombre de mon ami?" En disant ces paroles, je courais vers lui, tout transportĂ©, jusqu'Ă perdre la respiration; il m'attendait tranquillement sans faire un pas vers moi. O Dieux, vous le savez, quelle fut ma joie quand je sentis que mes bras le touchaient! "Non, ce n'est pas une vaine ombre! Je le tiens, je l'embrasse, mon cher Mentor!" C'est ainsi que je m'Ă©criai. J'arrosai son visage d'un torrent de larmes; je demeurais attachĂ© Ă son cou sans pouvoir parler. Il me regardait tristement avec des yeux pleins d'une tendre compassion. Enfin je lui dis "HĂ©las! d'oĂÂč venez-vous! En quels dangers ne m'avez-vous point laissĂ© pendant votre absence! Et que ferais-je maintenant sans vous?" Mais, sans rĂ©pondre Ă mes questions "Fuyez - me dit-il d'un ton terrible - fuyez, hĂÂątez-vous de fuir! Ici la terre ne porte pour fruit que du poison l'air qu'on respire est empestĂ©; les hommes contagieux ne se parlent que pour se communiquer un venin mortel. La voluptĂ© lĂÂąche et infĂÂąme, qui est le plus horrible des maux sortis de la boĂte de Pandore, amollit tous les coeurs et ne souffre ici aucune vertu. Fuyez! Que tardez-vous? Ne regardez pas mĂÂȘme derriĂšre vous en fuyant; effacez jusques au moindre souvenir de cette Ăle exĂ©crable." Il dit, et aussitĂÂŽt je sentis comme un nuage Ă©pais qui se dissipait sur mes yeux et qui me laissait voir la pure lumiĂšre une joie douce et pleine d'un ferme courage renaissait dans mon coeur. Cette joie Ă©tait bien diffĂ©rente de cette autre joie molle et folĂÂątre dont mes sens avaient Ă©tĂ© d'abord empoisonnĂ©s l'une est une joie d'ivresse et de trouble, qui est entrecoupĂ©e de passions furieuses et de cuisants remords; l'autre est une joie de raison, qui a quelque chose de bienheureux et de cĂ©leste; elle est toujours pure et Ă©gale, rien ne peut l'Ă©puiser; plus on s'y plonge, plus elle est douce; elle ravit l'ĂÂąme sans la troubler. Alors je versai des larmes de joie, et je trouvais que rien n'Ă©tait si doux que de pleurer ainsi. - O heureux - disais-je - les hommes Ă qui la vertu se montre dans toute sa beautĂ©! Peut-on la voir sans l'aimer? Peut-on l'aimer sans ĂÂȘtre heureux? Mentor me dit "Il faut que je vous quitte je pars dans ce moment; il ne m'est pas permis de m'arrĂÂȘter." "OĂÂč allez-vous donc? - lui rĂ©pondis-je - en quelle terre inhabitable ne vous suivrai-je point? Ne croyez pas pouvoir m'Ă©chapper; je mourrai plutĂÂŽt sur vos pas." En disant ces paroles, je le tenais serrĂ© de toute ma force. "C'est en vain - me dit-il - que vous espĂ©rez de me retenir. Le cruel MĂ©tophis me vendit Ă des Ethiopiens ou Arabes. Ceux-ci, Ă©tant allĂ©s Ă Damas, en Syrie, pour leur commerce, voulurent se dĂ©faire de moi, croyant en tirer une grande somme d'un nommĂ© HasaĂl, qui cherchait un esclave grec pour connaĂtre les moeurs de la GrĂšce et pour s'instruire de nos sciences. En effet, HasaĂl m'acheta chĂšrement. Ce que je lui ai appris de nos moeurs lui a donnĂ© la curiositĂ© de passer dans l'Ăle de CrĂšte pour Ă©tudier les sages lois de Minos. Pendant notre navigation, les vents nous ont contraints de relĂÂącher dans l'Ăle de Chypre. En attendant un vent favorable, il est venu faire ses offrandes au temple le voilĂ qui en sort; les vents nous appellent; dĂ©jĂ nos voiles s'enflent. Adieu, cher TĂ©lĂ©maque; un esclave qui craint les dieux doit suivre fidĂšlement son maĂtre. Les dieux ne me permettent plus d'ĂÂȘtre Ă moi si j'Ă©tais Ă moi, ils le savent, je ne serais qu'Ă vous seul. Adieu, souvenez-vous des travaux d'Ulysse et des larmes de PĂ©nĂ©lope; souvenez-vous des justes dieux. O dieux, protecteurs de l'innocence, en quelle terre suis-je contraint de laisser TĂ©lĂ©maque!" "Non, non - lui dis-je - mon cher Mentor, il ne dĂ©pendra pas de vous de me laisser ici plutĂÂŽt mourir que de vous voir partir sans moi. Ce maĂtre syrien est-il impitoyable? Est-ce une tigresse dont il a sucĂ© les mamelles dans son enfance? Voudra-t-il vous arracher d'entre mes bras? Il faut qu'il me donne la mort ou qu'il souffre que je vous suive. Vous m'exhortez vous-mĂÂȘme Ă fuir et vous ne voulez pas que je fuie en suivant vos pas! Je vais parler Ă HasaĂl; il aura peut-ĂÂȘtre pitiĂ© de ma jeunesse et de mes larmes puisqu'il aime la sagesse et qu'il va si loin la chercher, il ne peut point avoir un coeur fĂ©roce et insensible. Je me jetterai Ă ses pieds, j'embrasserai ses genoux, je ne le laisserai point aller qu'il ne m'ait accordĂ© de vous suivre. Mon cher Mentor, je me ferai esclave avec vous; je lui offrirai de me donner Ă lui s'il me refuse, c'est fait de moi, je me dĂ©livrerai de la vie." Dans ce moment HasaĂl appela Mentor; je me prosternai devant lui. Il fut surpris de voir un inconnu en cette posture. "Que voulez-vous?" me dit-il. "La vie, rĂ©pondis-je; car je ne puis vivre, si vous ne souffrez que je suive Mentor, qui est Ă vous. Je suis le fils du grand Ulysse, le plus sage des rois de la GrĂšce qui ont renversĂ© la superbe ville de Troie, fameuse dans toute l'Asie. Je ne vous dis point ma naissance pour me vanter, mais seulement pour vous inspirer quelque pitiĂ© de mes malheurs. J'ai cherchĂ© mon pĂšre par toutes les mers, ayant avec moi cet homme, qui Ă©tait pour moi un autre pĂšre. La fortune, pour comble de maux, me l'a enlevĂ©; elle l'a fait votre esclave souffrez que je le sois aussi. S'il est vrai que vous aimiez la justice et que vous alliez en CrĂšte pour apprendre les lois du bon roi Minos, n'endurcissez point votre coeur contre mes soupirs et contre mes larmes. Vous voyez le fils d'un roi, qui est rĂ©duit Ă demander la servitude comme son unique ressource. Autrefois j'ai voulu mourir en Sicile pour Ă©viter l'esclavage, mais mes premiers malheurs n'Ă©taient que de faibles essais des outrages de la fortune maintenant je crains de ne pouvoir ĂÂȘtre reçu parmi vos esclaves. O dieux, voyez mes maux; ĂÂŽ HasaĂl, souvenez-vous de Minos, dont vous admirez la sagesse et qui nous jugera tous deux dans le royaume de Pluton." HasaĂl, me regardant avec un visage doux et humain, me tendit la main, et me releva "Je n'ignore pas, me dit-il, la sagesse et la vertu d'Ulysse; Mentor m'a racontĂ© souvent quelle gloire il a acquise parmi les Grecs; et d'ailleurs la prompte renommĂ©e a fait entendre son nom Ă tous les peuples de l'Orient. Suivez-moi, fils d'Ulysse; je serai votre pĂšre, jusqu'Ă ce que vous ayez retrouvĂ© celui qui vous a donnĂ© la vie. Quand mĂÂȘme je ne serais pas touchĂ© de la gloire de votre pĂšre, de ses malheurs et des vĂÂŽtres, l'amitiĂ© que j'ai pour Mentor m'engagerait Ă prendre soin de vous. Il est vrai que je l'ai achetĂ© comme esclave, mais je le garde comme un ami fidĂšle; l'argent qu'il m'a coĂ»tĂ© m'a acquis le plus cher et le plus prĂ©cieux ami que j'aie sur la terre. J'ai trouvĂ© en lui la sagesse; je lui dois tout ce que j'ai d'amour pour la vertu. DĂšs ce moment, il est libre; vous le serez aussi je ne vous demande, Ă l'un et Ă l'autre, que votre coeur." En un instant je passai de la plus amĂšre douleur Ă la plus vive joie que les mortels puissent sentir. Je me voyais sauvĂ© d'un horrible danger; je m'approchais de mon pays; je trouvais un secours pour y retourner; je goĂ»tais la consolation d'ĂÂȘtre auprĂšs d'un homme qui m'aimait dĂ©jĂ par le pur amour de la vertu; enfin je me retrouvais tout en retrouvant Mentor pour ne le plus quitter. HasaĂl s'avance sur le sable du rivage nous le suivons; on entre dans le vaisseau; les rameurs fendent les ondes paisibles; un zĂ©phyr lĂ©ger se joue de nos voiles, il anime tout le vaisseau et lui donne un doux mouvement. L'Ăle de Chypre disparaĂt bientĂÂŽt. HasaĂl, qui avait impatience de connaĂtre mes sentiments, me demanda ce que je pensais des moeurs de cette Ăle. Je lui dis ingĂ©nument en quel danger ma jeunesse avait Ă©tĂ© exposĂ©e et le combat que j'avais souffert au-dedans de moi. Il fut touchĂ© de mon horreur pour le vice et dit ces paroles "O VĂ©nus, je reconnais votre puissance et celle de votre fils; j'ai brĂ»lĂ© de l'encens sur vos autels; mais souffrez que je dĂ©teste l'infĂÂąme mollesse des habitants de votre Ăle et l'impudence brutale avec laquelle ils cĂ©lĂšbrent vos fĂÂȘtes." Ensuite il s'entretenait avec Mentor de cette premiĂšre puissance qui a formĂ© le ciel et la terre, de cette lumiĂšre simple, infinie et immuable, qui se donne Ă tous sans se partager; de cette vĂ©ritĂ© souveraine et universelle qui Ă©claire tous les esprits, comme le soleil Ă©claire tous les corps. "Celui - ajoutait-il - qui n'a jamais vu cette lumiĂšre pure est aveugle comme un aveugle-nĂ©; il passe sa vie dans une profonde nuit, comme les peuples que le soleil n'Ă©claire point pendant plusieurs mois de l'annĂ©e; il croit ĂÂȘtre sage, et il est insensĂ©; il croit tout voir, et il ne voit rien; il meurt n'ayant jamais rien vu; tout au plus il aperçoit de sombres et fausses lueurs, de vaines ombres, des fantĂÂŽmes qui n'ont rien de rĂ©el. Ainsi sont tous les hommes entraĂnĂ©s par le plaisir des sens et par le charme de l'imagination. Il n'y a point sur la terre de vĂ©ritables hommes, exceptĂ© ceux qui consultent, qui aiment, qui suivent cette raison Ă©ternelle c'est elle qui nous inspire quand nous pensons bien, c'est elle qui nous reprend quand nous pensons mal. Nous ne tenons pas moins d'elle la raison que la vie. Elle est comme un grand ocĂ©an de lumiĂšre nos esprits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent et qui y retournent pour s'y perdre." Quoique je ne comprisse point encore parfaitement la profonde sagesse de ces discours, je ne laissais pas d'y goĂ»ter je ne sais quoi de pur et de sublime; mon coeur en Ă©tait Ă©chauffĂ© et la vĂ©ritĂ© me semblait reluire dans toutes ces paroles. Ils continuĂšrent Ă parler de l'origine des dieux, des hĂ©ros, des poĂštes, de l'ĂÂąge d'or, du dĂ©luge, des premiĂšres histoires du genre humain, du fleuve d'oubli oĂÂč se plongent les ĂÂąmes des morts, des peines Ă©ternelles prĂ©parĂ©es aux impies dans le gouffre noir du Tartare, et de cette heureuse paix dont jouissent les justes dans les Champs ElysĂ©es, sans crainte de pouvoir la perdre. Pendant qu'HasaĂl et Mentor parlaient, nous aperçûmes des dauphins couverts d'une Ă©caille qui paraissait d'or et d'azur. En se jouant, ils soulevaient les flots avec beaucoup d'Ă©cume. AprĂšs eux venaient des Tritons, qui sonnaient de la trompette avec leurs conques recourbĂ©es. Ils environnaient le char d'Amphitrite, traĂnĂ© par des chevaux marins, plus blancs que la neige, et qui, fendant l'onde salĂ©e, laissaient loin derriĂšre eux un vaste sillon dans la mer. Leurs yeux Ă©taient enflammĂ©s et leurs bouches Ă©taient fumantes. Le char de la dĂ©esse Ă©tait une conque d'une merveilleuse figure; elle Ă©tait d'une blancheur plus Ă©clatante que l'ivoire, et les roues Ă©taient d'or. Ce char semblait voler sur la face des eaux paisibles. Une troupe de nymphes couronnĂ©es de fleurs nageaient en foule derriĂšre le char; leurs beaux cheveux pendaient sur leurs Ă©paules et flottaient au grĂ© du vent. La dĂ©esse tenait d'une main un sceptre d'or pour commander aux vagues, de l'autre elle portait sur ses genoux le petit dieu PalĂ©mon, son fils, pendant Ă sa mamelle. Elle avait un visage serein et une douce majestĂ© qui faisait fuir les vents sĂ©ditieux et toutes les noires tempĂÂȘtes. Les Tritons conduisaient les chevaux et tenaient les rĂÂȘnes dorĂ©es. Une grande voile de pourpre flottait dans l'air au-dessus du char; elle Ă©tait Ă demi enflĂ©e par le soufre d'une multitude de petits ZĂ©phyrs qui s'efforçaient de la pousser par leurs haleines. On voyait au milieu des airs Eole empressĂ©, inquiet et ardent. Son visage ridĂ© et chagrin, sa voix menaçante, ses sourcils Ă©pais et pendants, ses yeux d'un feu sombre et austĂšre tenaient en silence les fiers aquilons et repoussaient tous les nuages. Les immenses baleines et tous les monstres marins, faisant avec leurs narines un flux et reflux de l'onde amĂšre, sortaient Ă la hĂÂąte des grottes profondes, pour voir la dĂ©esse. CinquiĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - Suite du rĂ©cit de TĂ©lĂ©maque. Richesse et fertilitĂ© de l'Ăle de CrĂšte; moeurs de ses habitants, et leur prospĂ©ritĂ© sous les sages lois de Minos. TĂ©lĂ©maque, Ă son arrivĂ©e dans l'Ăle, apprend qu'IdomĂ©nĂ©e, qui en Ă©tait roi, vient de sacrifier son fils unique, pour accomplir un voeu indiscret; que les CrĂ©tois, pour venger le sang du fils, ont rĂ©duit le pĂšre Ă quitter leur pays qu'aprĂšs de longues incertitudes, ils sont actuellement assemblĂ©s afin d'Ă©lire un autre roi. TĂ©lĂ©maque, admis dans cette assemblĂ©e, y remporte les prix Ă divers jeux, et rĂ©sout avec une rare sagesse plusieurs questions morales et politiques proposĂ©es aux concurrents par les vieillards, juges de l'Ăle. Le premier de ces vieillards, frappĂ© de la sagesse de ce jeune Ă©tranger, propose Ă l'assemblĂ©e de le couronner roi, et la proposition est accueillie de tout le peuple avec de vives acclamations. Cependant TĂ©lĂ©maque refuse de rĂ©gner sur les CrĂ©tois, prĂ©fĂ©rant la pauvre Ithaque Ă la gloire et Ă l'opulence du royaume de CrĂšte. Il propose d'Ă©lire Mentor, qui refuse aussi le diadĂšme; l'assemblĂ©e pressant Mentor de choisir pour toute la nation, il rapporte ce qu'il vient d'apprendre des vertus d'ArisiodĂšme, et dĂ©cide aussitĂÂŽt l'assemblĂ©e Ă le proclamer roi. BientĂÂŽt aprĂšs, Mentor et TĂ©lĂ©maque s'embarquent sur un vaisseau crĂ©tois pour retourner Ă Ithaque. Alors Neptune, pour consoler VĂ©nus irritĂ©e, suscite une horrible tempĂÂȘte, qui brise leur vaisseau. Ils Ă©chappent Ă ce danger en s'attachant aux dĂ©bris du mĂÂąt, qui, poussĂ© par les flots, les fait aborder Ă l'Ăle de Calypso. AprĂšs que nous eĂ»mes admirĂ© ce spectacle, nous commençĂÂąmes Ă dĂ©couvrir les montagnes de CrĂšte, que nous avions encore assez de peine Ă distinguer des nuĂ©es du ciel et des flots de la mer. BientĂÂŽt nous vĂmes le sommet du mont Ida qui s'Ă©lĂšve au-dessus des autres montagnes de l'Ăle, comme un vieux cerf dans une forĂÂȘt porte son bois rameux au-dessus des tĂÂȘtes de jeunes faons dont il est suivi. Peu Ă peu nous vĂmes plus distinctement les cĂÂŽtes de cette Ăle, qui se prĂ©sentaient Ă nos yeux comme un amphithĂ©ĂÂątre. Autant la terre de Chypre nous avait paru nĂ©gligĂ©e et inculte, autant celle de CrĂšte se montrait fertile et ornĂ©e de tous les fruits par le travail de ses habitants. De tous cĂÂŽtĂ©s, nous remarquions des villages bien bĂÂątis, des bourgs qui Ă©galaient des villes, et des villes superbes. Nous ne trouvions aucun champ oĂÂč la main du diligent laboureur ne fĂ»t imprimĂ©e; partout la charrue avait laissĂ© de creux sillons les ronces, les Ă©pines, et toutes les plantes qui occupent inutilement la terre sont inconnues en ce pays. Nous considĂ©rions avec plaisir les creux vallons oĂÂč les troupeaux de boeufs mugissaient dans les gras herbages, le long des ruisseaux; les moutons paissant sur le penchant d'une colline; les vastes campagnes couvertes de jaunes Ă©pis, riches dons de la fĂ©conde CĂ©rĂšs; enfin les montagnes ornĂ©es de pampre et de grappes d'un raisin dĂ©jĂ colorĂ©, qui promettait aux vendangeurs les doux prĂ©sents de Bacchus pour charmer les soucis des hommes. Mentor nous dit qu'il avait Ă©tĂ© autrefois en CrĂšte, et il nous expliqua ce qu'il en connaissait. "Cette Ăle - disait-il - admirĂ©e de tous les Ă©trangers, et fameuse par ses cent villes, nourrit sans peine tous ses habitants, quoiqu'ils soient innombrables. C'est que la terre ne se lasse jamais de rĂ©pandre ses biens sur ceux qui la cultivent; son sein fĂ©cond ne peut s'Ă©puiser. Plus il y a d'hommes dans un pays, pourvu qu'ils soient laborieux, plus ils jouissent de l'abondance. Ils n'ont jamais besoin d'ĂÂȘtre jaloux les uns des autres la terre, cette bonne mĂšre, multiplie ses dons selon le nombre de ses enfants qui mĂ©ritent ses fruits par leur travail. L'ambition et l'avarice des hommes sont les seules sources de leur malheur les hommes veulent tout avoir, et ils se rendent malheureux par le dĂ©sir du superflu; s'ils voulaient vivre simplement et se contenter de satisfaire aux vrais besoins, on verrait partout l'abondance, la joie, la paix et l'union. C'est ce que Minos, le plus sage et le meilleur de tous les rois, avait compris. Tout ce que vous verrez de plus merveilleux dans cette Ăle est le fruit de ses lois. L'Ă©ducation qu'il faisait donner aux enfants rend les corps sains et robustes on les accoutume d'abord Ă une vie simple, frugale et laborieuse; on suppose que toute voluptĂ© amollit le corps et l'esprit; on ne leur propose jamais d'autre plaisir que celui d'ĂÂȘtre invincibles par la vertu et d'acquĂ©rir beaucoup de gloire. On ne met pas seulement ici le courage Ă mĂ©priser la mort dans les dangers de la guerre, mais encore Ă fouler aux pieds les trop grandes richesses et les plaisirs honteux. Ici on punit trois vices qui sont impunis chez les autres peuples l'ingratitude, la dissimulation et l'avarice. Pour le faste et la mollesse, on n'a jamais besoin de les rĂ©primer, car ils sont inconnus en CrĂšte. Tout le monde y travaille, et personne ne songe Ă s'y enrichir; chacun se croit assez payĂ© de son travail par une vie douce et rĂ©glĂ©e, oĂÂč l'on jouit en paix et avec abondance de tout ce qui est vĂ©ritablement nĂ©cessaire Ă la vie. On n'y souffre ni meubles prĂ©cieux, ni habits magnifiques, ni festins dĂ©licieux, ni palais dorĂ©s. Les habits sont de laine fine et de belles couleurs, mais tout unis et sans broderie. Les repas y sont sobres; on y boit peu de vin le bon pain en fait la principale partie, avec les fruits que les arbres offrent comme d'eux-mĂÂȘmes, et le lait des troupeaux. Tout au plus on y mange un peu de grosse viande sans ragoĂ»t; encore mĂÂȘme a-t-on soin de rĂ©server ce qu'il y a de meilleur dans les grands troupeaux de boeufs pour faire fleurir l'agriculture. Les maisons y sont propres, commodes, riantes, mais sans ornements. La superbe architecture n'y est pas ignorĂ©e; mais elle est rĂ©servĂ©e pour les temples des dieux, et les hommes n'oseraient avoir des maisons semblables Ă celles des immortels. Les grands biens des CrĂ©tois sont la santĂ©, la force, le courage, la paix et l'union des familles, la libertĂ© de tous les citoyens, l'abondance des choses nĂ©cessaires, le mĂ©pris des superflues, l'habitude du travail et l'horreur de l'oisivetĂ©, l'Ă©mulation pour la vertu, la soumission aux lois, et la crainte des justes dieux." Je lui demandai en quoi consistait l'autoritĂ© du roi; et il me rĂ©pondit "Il peut tout sur les peuples; mais les lois peuvent tout sur lui. Il a une puissance absolue pour faire le bien, et les mains liĂ©es dĂšs qu'il veut faire le mal. Les lois lui confient les peuples comme le plus prĂ©cieux de tous les dĂ©pĂÂŽts, Ă condition qu'il sera le pĂšre de ses sujets. Elles veulent qu'un seul homme serve, par sa sagesse et par sa modĂ©ration, Ă la fĂ©licitĂ© de tant d'hommes; et non pas que tant d'hommes servent, par leur misĂšre et par leur servitude lĂÂąche, Ă flatter l'orgueil et la mollesse d'un seul homme. Le roi ne doit rien avoir au-dessus des autres, exceptĂ© ce qui est nĂ©cessaire ou pour le soulager dans ses pĂ©nibles fonctions, ou pour imprimer aux peuples le respect de celui qui doit soutenir les lois. D'ailleurs, le roi doit ĂÂȘtre plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus exempt de faste et de hauteur qu'aucun autre. Il ne doit point avoir plus de richesses et de plaisirs, mais plus de sagesse, de vertu et de gloire que le reste des hommes. Il doit ĂÂȘtre au-dehors le dĂ©fenseur de la patrie, en commandant les armĂ©es, et, au-dedans, le juge des peuples, pour les rendre bons, sages et heureux. Ce n'est point pour lui-mĂÂȘme que les dieux l'ont fait roi; il ne l'est que pour ĂÂȘtre l'homme des peuples c'est aux peuples qu'il doit tout son temps, tous ses soins, toute son affection, et il n'est digne de la royautĂ© qu'autant qu'il s'oublie lui-mĂÂȘme pour se sacrifier au bien public. Minos n'a voulu que ses enfants rĂ©gnassent aprĂšs lui qu'Ă condition qu'ils rĂ©gneraient suivant ces maximes il aimait encore plus son peuple que sa famille. C'est par une telle sagesse qu'il a rendu la CrĂšte si puissante et si heureuse; c'est par cette modĂ©ration qu'il a effacĂ© la gloire de tous les conquĂ©rants qui veulent faire servir les peuples Ă leur propre grandeur, c'est-Ă -dire Ă leur vanitĂ©; enfin, c'est par sa justice qu'il a mĂ©ritĂ© d'ĂÂȘtre aux enfers le souverain juge des morts." Pendant que Mentor faisait ce discours, nous abordĂÂąmes dans l'Ăle. Nous vĂmes le fameux labyrinthe, ouvrage des mains de l'ingĂ©nieux DĂ©dale, et qui Ă©tait une imitation du grand labyrinthe que nous avions vu en Egypte. Pendant que nous considĂ©rions ce curieux Ă©difice, nous vĂmes le peuple qui couvrait le rivage et qui accourait en foule dans un lieu assez voisin du bord de la mer. Nous demandĂÂąmes la cause de leur empressement; et voici ce qu'un CrĂ©tois, nommĂ© Nausicrate, nous raconta "IdomĂ©nĂ©e, fils de Deucalion et petit-fils de Minos - dit-il - Ă©tait allĂ©, comme les autres rois de la GrĂšce, au siĂšge de Troie. AprĂšs la ruine de cette ville, il fit voile pour revenir en CrĂšte; mais la tempĂÂȘte fut si violente, que le pilote de son vaisseau et tous les autres qui Ă©taient expĂ©rimentĂ©s dans la navigation crurent que leur naufrage Ă©tait inĂ©vitable. Chacun avait la mort devant les yeux, chacun voyait les abĂmes ouverts pour l'engloutir; chacun dĂ©plorait son malheur, n'espĂ©rant pas mĂÂȘme le triste repos des ombres qui traversent le Styx aprĂšs avoir reçu la sĂ©pulture. IdomĂ©nĂ©e, levant les yeux et les mains vers le ciel, invoquait Neptune "O puissant dieu - s'Ă©criait-il - toi qui tiens l'empire des ondes, daigne Ă©couter un malheureux! Si tu me fais revoir l'Ăle de CrĂšte, malgrĂ© la fureur des vents, je t'immolerai la premiĂšre tĂÂȘte qui se prĂ©sentera Ă mes yeux." Cependant son fils, impatient de revoir son pĂšre, se hĂÂątait d'aller au-devant de lui pour l'embrasser malheureux, qui ne savait pas que c'Ă©tait courir Ă sa perte! Le pĂšre, Ă©chappĂ© Ă la tempĂÂȘte, arrivait dans le port dĂ©sirĂ©; il remerciait Neptune d'avoir Ă©coutĂ© ses voeux mais bientĂÂŽt il sentit combien ses voeux lui Ă©taient funestes. Un pressentiment de son malheur lui donnait un cuisant repentir de son voeu indiscret; il craignait d'arriver parmi les siens, et il apprĂ©hendait de revoir ce qu'il avait de plus cher au monde. Mais la cruelle NĂ©mĂ©sis, dĂ©esse impitoyable, qui veille pour punir les hommes, et surtout les rois orgueilleux, poussait d'une main fatale et invisible IdomĂ©nĂ©e. Il arrive; Ă peine ose-t-il lever les yeux il voit son fils il recule, saisi d'horreur. Ses yeux cherchent, mais en vain, quelque autre tĂÂȘte moins chĂšre qui puisse lui servir de victime. Cependant le fils se jette Ă son cou et est tout Ă©tonnĂ© que son pĂšre rĂ©ponde si mal Ă sa tendresse; il le voit fondant en larmes. "O mon pĂšre - dit-il - d'oĂÂč vient cette tristesse? AprĂšs une si longue absence, ĂÂȘtes-vous fĂÂąchĂ© de vous revoir dans votre royaume et de faire la joie de votre fils? Qu'ai-je fait? Vous dĂ©tournez vos yeux de peur de me voir!" Le pĂšre, accablĂ© de douleur, ne rĂ©pondit rien. Enfin, aprĂšs de profonds soupirs, il dit "O Neptune, que t'ai-je promis! A quel prix m'as-tu garanti du naufrage! Rends-moi aux vagues et aux rochers, qui devaient, en me brisant, finir ma triste vie; laisse vivre mon fils! O dieu cruel! tiens, voilĂ mon sang, Ă©pargne le sien". En parlant ainsi, il tira son Ă©pĂ©e pour se percer; mais ceux qui Ă©taient autour de lui arrĂÂȘtĂšrent sa main. Le vieillard Sophronyme, interprĂšte des volontĂ©s des dieux, lui assura qu'il pouvait contenter Neptune sans donner la mort Ă son fils. "Votre promesse - disait-il - a Ă©tĂ© imprudente les dieux ne veulent point ĂÂȘtre honorĂ©s par la cruautĂ©; gardez-vous bien d'ajouter Ă la faute de votre promesse celle de l'accomplir contre les lois de la nature offrez cent taureaux plus blancs que la neige Ă Neptune; faites couler leur sang autour de son autel couronnĂ© de fleurs; faites fumer un doux encens en l'honneur de ce dieu." IdomĂ©nĂ©e Ă©coutait ce discours la tĂÂȘte baissĂ©e et sans rĂ©pondre la fureur Ă©tait allumĂ©e dans ses yeux; son visage, pĂÂąle et dĂ©figurĂ©, changeait Ă tout moment de couleur; on voyait ses membres tremblants. Cependant son fils lui disait "Me voici, mon pĂšre; votre fils est prĂÂȘt Ă mourir pour apaiser le dieu; n'attirez pas sur vous sa colĂšre je meurs content, puisque ma mort vous aura garanti de la vĂÂŽtre. Frappez, mon pĂšre; ne craignez point de trouver en moi un fils indigne de vous, qui craigne de mourir." En ce moment IdomĂ©nĂ©e, tout hors de lui, et comme dĂ©chirĂ© par les Furies infernales, surprend tous ceux qui l'observent de prĂšs il enfonce son Ă©pĂ©e dans le coeur de cet enfant; il la retire toute fumante et pleine de sang, pour la plonger dans ses propres entrailles; il est encore une fois retenu par ceux qui l'environnent. L'enfant tombe dans son sang ses yeux se couvrent des ombres de la mort; il les entrouvre Ă la lumiĂšre; mais Ă peine l'a-t-il trouvĂ©e, qu'il ne peut plus la supporter. Tel qu'un beau lis au milieu des champs, coupĂ© dans sa racine par le tranchant de la charrue, languit et ne se soutient plus; il n'a point encore perdu cette vive blancheur et cet Ă©clat qui charme les yeux; mais la terre ne le nourrit plus, et sa vie est Ă©teinte ainsi le fils d'IdomĂ©nĂ©e, comme une jeune et tendre fleur, est cruellement moissonnĂ© dĂšs son premier ĂÂąge. Le pĂšre, dans l'excĂšs de sa douleur, devient insensible; il ne sait oĂÂč il est, ni ce qu'il a fait, ni ce qu'il doit faire; il marche chancelant vers la ville, et demande son fils. Cependant le peuple, touchĂ© de compassion pour l'enfant et d'horreur pour l'action barbare du pĂšre, s'Ă©crie que les dieux justes l'ont livrĂ© aux Furies. La fureur leur fournit des armes; ils prennent des bĂÂątons et des pierres, la Discorde souffle dans tous les coeurs un venin mortel. Les CrĂ©tois, les sages CrĂ©tois, oublient la sagesse qu'ils ont tant aimĂ©e ils ne reconnaissent plus le petit-fils du sage Minos. Les amis d'IdomĂ©nĂ©e ne trouvent plus de salut pour lui qu'en le ramenant vers ses vaisseaux ils s'embarquent avec lui, ils fuient Ă la merci des ondes. IdomĂ©nĂ©e, revenant Ă soi, les remercie de l'avoir arrachĂ© d'une terre qu'il a arrosĂ©e du sang de son fils et qu'il ne saurait plus habiter. Les vents les conduisent vers l'HespĂ©rie, et ils vont chercher un nouveau royaume dans le pays des Salentins. Cependant les CrĂ©tois, n'ayant plus de roi pour les gouverner, ont rĂ©solu d'en choisir un qui conserve dans leur puretĂ© les lois Ă©tablies. Voici les mesures qu'ils ont prises pour faire ce choix. Tous les principaux citoyens des cent villes sont assemblĂ©s ici. On a dĂ©jĂ commencĂ© par des sacrifices; on a assemblĂ© tous les sages les plus fameux des pays voisins, pour examiner la sagesse de ceux qui paraĂtront dignes de commander. On a prĂ©parĂ© des jeux publics, oĂÂč tous les prĂ©tendants combattent; car on veut donner pour prix la royautĂ© Ă celui qu'on jugera vainqueur de tous les autres, et pour l'esprit et pour le corps. On veut un roi dont le corps soit fort et adroit, et dont l'ĂÂąme soit ornĂ©e de la sagesse et de la vertu. On appelle ici tous les Ă©trangers." AprĂšs nous avoir racontĂ© toute cette histoire Ă©tonnante, Nausicrate nous dit "HĂÂątez-vous donc, ĂÂŽ Ă©trangers, de venir dans notre assemblĂ©e vous combattrez avec les autres, et, si les dieux destinent la victoire Ă l'un de vous deux, il rĂ©gnera en ce pays." Nous le suivĂmes, sans aucun dĂ©sir de vaincre, mais par la seule curiositĂ© de voir une chose si extraordinaire. Nous arrivĂÂąmes Ă une espĂšce de cirque trĂšs vaste, environnĂ© d'une Ă©paisse forĂÂȘt le milieu du cirque Ă©tait une arĂšne prĂ©parĂ©e pour les combattants; elle Ă©tait bordĂ©e par un grand amphithĂ©ĂÂątre d'un gazon frais sur lequel Ă©tait assis et rangĂ© un peuple innombrable. Quand nous arrivĂÂąmes, on nous reçut avec honneur; car les CrĂ©tois sont les peuples du monde qui exercent le plus noblement et avec le plus de religion l'hospitalitĂ©. On nous fit asseoir et on nous invita Ă combattre. Mentor s'en excusa sur son ĂÂąge, et HasaĂl, sur sa faible santĂ©. Ma jeunesse et ma vigueur m'ĂÂŽtaient toute excuse; je jetai nĂ©anmoins un coup d'oeil sur Mentor pour dĂ©couvrir sa pensĂ©e, et j'aperçus qu'il souhaitait que je combattisse. J'acceptai donc l'offre qu'on me faisait je me dĂ©pouillai de mes habits; on fit couler des flots d'huile douce et luisante sur tous les membres de mon corps; et je me mĂÂȘlai parmi les combattants. On dit de tous cĂÂŽtĂ©s que c'Ă©tait le fils d'Ulysse, qui Ă©tait venu pour tĂÂącher de remporter les prix, et plusieurs CrĂ©tois, qui avaient Ă©tĂ© Ă Ithaque pendant mon enfance, me reconnurent. Le premier combat fut celui de la lutte. Un Rhodien d'environ trente-cinq ans surmonta tous les autres qui osĂšrent se prĂ©senter Ă lui. Il Ă©tait encore dans toute la vigueur de la jeunesse ses bras Ă©taient nerveux et bien nourris; au moindre mouvement qu'il faisait, on voyait tous ses muscles; il Ă©tait Ă©galement souple et fort. Je ne lui parus pas digne d'ĂÂȘtre vaincu, et, regardant avec pitiĂ© ma tendre jeunesse, il voulut se retirer mais je me prĂ©sentai Ă lui. Alors nous nous saisĂmes l'un l'autre; nous nous serrĂÂąmes Ă perdre la respiration. Nous Ă©tions Ă©paule contre Ă©paule, pied contre pied, tous les nerfs tendus, et les bras entrelacĂ©s comme des serpents, chacun s'efforçant d'enlever de terre son ennemi. TantĂÂŽt il essayait de me surprendre en me poussant du cĂÂŽtĂ© droit; tantĂÂŽt il s'efforçait de me pencher du cĂÂŽtĂ© gauche. Pendant qu'il me tĂÂątait ainsi, je le poussai avec tant de violence, que ses reins pliĂšrent il tomba sur l'arĂšne et m'entraĂna sur lui. En vain il tĂÂąche de me mettre dessous; je le tins immobile sous moi; tout le peuple cria "Victoire au fils d'Ulysse!" Et j'aidai au Rhodien confus Ă se relever. Le combat du ceste fut plus difficile. Le fils d'un riche citoyen de Samos avait acquis une haute rĂ©putation dans ce genre de combats. Tous les autres lui cĂ©dĂšrent; il n 'y eut que moi qui espĂ©rai la victoire. D'abord il me donna dans la tĂÂȘte, et puis dans l'estomac, des coups qui me firent vomir le sang et qui rĂ©pandirent sur mes yeux un Ă©pais nuage. Je chancelai; il me pressait, et je ne pouvais plus respirer mais je fus ranimĂ© par la voix de Mentor, qui me criait "O fils d'Ulysse, seriez-vous vaincu!" La colĂšre me donna de nouvelles forces; j'Ă©vitai plusieurs coups dont j'aurais Ă©tĂ© accablĂ©. AussitĂÂŽt que le Samien m'avait portĂ© un faux coup et que son bras s'allongeait en vain, je le surprenais dans cette posture penchĂ©e. DĂ©jĂ il reculait, quand je haussai mon ceste pour tomber sur lui avec plus de force il voulut esquiver et, perdant l'Ă©quilibre, il me donna le moyen de le renverser. A peine fut-il Ă©tendu par terre, que je lui tendis la main pour le relever. Il se redressa lui-mĂÂȘme, couvert de poussiĂšre et de sang sa honte fut extrĂÂȘme; mais il n'osa renouveler le combat. AussitĂÂŽt on commença les courses de chariots, que l'on distribua au sort. Le mien se trouva le moindre pour la lĂ©gĂšretĂ© des roues et pour la vigueur des chevaux. Nous partons un nuage de poussiĂšre vole et couvre le ciel. Au commencement, je laissai les autres passer devant moi. Un jeune LacĂ©dĂ©monien, nommĂ© Crantor, laissait d'abord tous les autres derriĂšre lui. Un CrĂ©tois nommĂ© PolyclĂšte, le suivait de prĂšs. Hippomaque, parent d'IdomĂ©nĂ©e, qui aspirait Ă lui succĂ©der, lĂÂąchant les rĂÂȘnes Ă ses chevaux fumants de sueur, Ă©tait tout penchĂ© sur leurs crins flottants; et le mouvement des roues de son chariot Ă©tait si rapide, qu'elles paraissaient immobiles comme les ailes d'un aigle qui fend les airs. Mes chevaux s'animĂšrent et se mirent peu Ă peu en haleine; je laissai loin derriĂšre moi presque tous ceux qui Ă©taient partis avec tant d'ardeur. Hippomaque, parent d'IdomĂ©nĂ©e, poussant trop ses chevaux, le plus vigoureux s'abattit, et ĂÂŽta, par sa chute, Ă son maĂtre l'espĂ©rance de rĂ©gner. PolyclĂšte, se penchant trop sur ses chevaux, ne put se tenir ferme dans une secousse; il tomba les rĂÂȘnes lui Ă©chappĂšrent, et il fut trop heureux de pouvoir Ă©viter la mort. Crantor, voyant avec des yeux pleins d'indignation que j'Ă©tais tout auprĂšs de lui, redoubla son ardeur tantĂÂŽt il invoquait les dieux et leur promettait de riches offrandes; tantĂÂŽt il parlait Ă ses chevaux pour les animer. Il craignait que je ne passasse entre la borne et lui; car mes chevaux, mieux mĂ©nagĂ©s que les siens, Ă©taient en Ă©tat de le devancer il ne lui restait plus d'autre ressource que celle de me fermer le passage. Pour y rĂ©ussir, il hasarda de se briser contre la borne; il y brisa effectivement sa roue. Je ne songeai qu'Ă faire promptement le tour, pour n'ĂÂȘtre pas engagĂ© dans son dĂ©sordre, et il me vit un moment aprĂšs au bout de la carriĂšre. Le peuple s'Ă©cria encore une fois "Victoire au fils d'Ulysse! C'est lui que les dieux destinent Ă rĂ©gner sur nous." Cependant les plus illustres et les plus sages d'entre les CrĂ©tois nous conduisirent dans un bois antique et sacrĂ©, reculĂ© de la vue des hommes profanes, oĂÂč les vieillards que Minos avait Ă©tablis juges du peuple et gardes des lois nous assemblĂšrent. Nous Ă©tions les mĂÂȘmes qui avions combattu dans les jeux; nul autre ne fut admis. Les sages ouvrirent le livre oĂÂč toutes les lois de Minos sont recueillies. Je me sentis saisi de respect et de honte, quand j'approchai de ces vieillards, que l'ĂÂąge rendait vĂ©nĂ©rables sans leur ĂÂŽter la vigueur de l'esprit. Ils Ă©taient assis avec ordre, et immobiles dans leurs places leurs cheveux Ă©taient blancs; plusieurs n'en avaient presque plus. On voyait reluire sur leurs visages graves une sagesse douce et tranquille, ils ne se pressaient point de parler; ils ne disaient que ce qu'ils avaient rĂ©solu de dire. Quand ils Ă©taient d'avis diffĂ©rents, ils Ă©taient si modĂ©rĂ©s Ă soutenir ce qu'ils pensaient de part et d'autre, qu'on aurait cru qu'ils Ă©taient tous d'une mĂÂȘme opinion. La longue expĂ©rience des choses passĂ©es et l'habitude du travail leur donnait de grandes vues sur toutes choses mais ce qui perfectionnait le plus leur raison, c'Ă©tait le calme de leur esprit dĂ©livrĂ© des folles passions et des caprices de la jeunesse. La sagesse toute seule agissait en eux, et le fruit de leur longue vertu Ă©tait d'avoir si bien domptĂ© leurs humeurs, qu'ils goĂ»taient sans peine le doux et noble plaisir d'Ă©couter la raison. En les admirant, je souhaitai que ma vie pĂ»t s'accourcir pour arriver tout Ă coup Ă une si estimable vieillesse. Je trouvais la jeunesse malheureuse d'ĂÂȘtre si impĂ©tueuse et si Ă©loignĂ©e de cette vertu si Ă©clairĂ©e et si tranquille. Le premier d'entre ces vieillards ouvrit le livre des lois de Minos. C'Ă©tait un grand livre qu'on tenait d'ordinaire renfermĂ© dans une cassette d'or avec des parfums. Tous ces vieillards le baisĂšrent avec respect; car ils disent qu'aprĂšs les dieux, de qui les bonnes lois viennent, rien ne doit ĂÂȘtre si sacrĂ© aux hommes que les lois destinĂ©es Ă les rendre bons, sages et heureux. Ceux qui ont dans leurs mains les lois pour gouverner les peuples doivent toujours se laisser gouverner eux-mĂÂȘmes par les lois. C'est la loi, et non pas l'homme, qui doit rĂ©gner. Tel est le discours de ces sages. Ensuite, celui qui prĂ©sidait proposa trois questions, qui devaient ĂÂȘtre dĂ©cidĂ©es par les maximes de Minos. La premiĂšre question est de savoir qui est le plus libre de tous les hommes. Les uns rĂ©pondirent que c'Ă©tait un roi qui avait sur son peuple un empire absolu et qui Ă©tait victorieux de tous ses ennemis. D'autres soutinrent que c'Ă©tait un homme si riche, qu'il pouvait contenter tous ses dĂ©sirs. D'autres dirent que c'Ă©tait un homme qui ne se mariait point, et qui voyageait pendant toute sa vie en divers pays, sans ĂÂȘtre jamais assujetti aux lois d'aucune nation. D'autres s'imaginĂšrent que c'Ă©tait un Barbare, qui, vivant de sa chasse au milieu des bois, Ă©tait indĂ©pendant de toute police et de tout besoin. D'autres crurent que c'Ă©tait un homme nouvellement affranchi, parce qu'en sortant des rigueurs de la servitude il jouissait plus qu'aucun autre des douceurs de la libertĂ©. D'autres enfin s'avisĂšrent de dire que c'Ă©tait un homme mourant, parce que la mort le dĂ©livrait de tout et que tous les hommes ensemble n'avaient plus aucun pouvoir sur lui. Quand mon rang fut venu, je n'eus pas de peine Ă rĂ©pondre, parce que je n'avais pas oubliĂ© ce que Mentor m'avait dit souvent. "Le plus libre de tous les hommes - rĂ©pondis-je - est celui qui peut ĂÂȘtre libre dans l'esclavage mĂÂȘme. En quelque pays et en quelque condition qu'on soit, on est trĂšs libre, pourvu qu'on craigne les dieux et qu'on ne craigne qu'eux. En un mot, l'homme vĂ©ritablement libre est celui qui, dĂ©gagĂ© de toute crainte et de tout dĂ©sir, n'est soumis qu'aux dieux et Ă sa raison." Les vieillards s'entre-regardĂšrent en souriant et furent surpris de voir que ma rĂ©ponse fĂ»t prĂ©cisĂ©ment celle de Minos. Ensuite on proposa la seconde question en ces termes "Quel est le plus malheureux de tous les hommes?" Chacun disait ce qui lui venait dans l'esprit. L'un disait "C'est un homme qui n'a ni biens, ni santĂ©, ni honneur." Un autre disait "C'est un homme qui n'a aucun ami." D'autres soutenaient que c'est un homme qui a des enfants ingrats et indignes de lui. Il vint un sage de l'Ăle de Lesbos, qui dit "Le plus malheureux de tous les hommes est celui qui croit l'ĂÂȘtre; car le malheur dĂ©pend moins des choses qu'on souffre que de l'impatience avec laquelle on augmente son malheur!" A ces mots, toute l'assemblĂ©e se rĂ©cria; on applaudit, et chacun crut que ce sage Lesbien remporterait le prix sur cette question. Mais on me demanda ma pensĂ©e, et je rĂ©pondis, suivant les maximes de Mentor "Le plus malheureux de tous les hommes est un roi qui croit ĂÂȘtre heureux en rendant les autres hommes misĂ©rables. Il est doublement malheureux par son aveuglement; ne connaissant pas son malheur, il ne peut s'en guĂ©rir; il craint mĂÂȘme de le connaĂtre. La vĂ©ritĂ© ne peut percer la foule des flatteurs pour aller jusqu'Ă lui. Il est tyrannisĂ© par ses passions; il ne connaĂt point ses devoirs; il n'a jamais goĂ»tĂ© le plaisir de faire le bien, ni senti les charmes de la pure vertu. Il est malheureux et digne de l'ĂÂȘtre son malheur augmente tous les jours; il court Ă sa perte, et les dieux se prĂ©parent Ă le confondre par une punition Ă©ternelle." Toute l'assemblĂ©e avoua que j'avais vaincu le sage Lesbien, et les vieillards dĂ©clarĂšrent que j'avais rencontrĂ© le vrai sens de Minos. Pour la troisiĂšme question, on demanda lequel des deux est prĂ©fĂ©rable d'un cĂÂŽtĂ©, un roi conquĂ©rant et invincible dans la guerre; de l'autre, un roi sans expĂ©rience de la guerre, mais propre Ă policer sagement les peuples dans la paix. La plupart rĂ©pondirent que le roi invincible dans la guerre Ă©tait prĂ©fĂ©rable. "A quoi sert - disaient-ils - d'avoir un roi qui sache bien gouverner en paix, s'il ne sait pas dĂ©fendre le pays quand la guerre vient? Les ennemis le vaincront et rĂ©duiront son peuple en servitude." D'autres soutenaient, au contraire, que le roi pacifique serait meilleur, parce qu'il craindrait la guerre et l'Ă©viterait par ses soins. D'autres disaient qu'un roi conquĂ©rant travaillerait Ă la gloire de son peuple aussi bien qu'Ă la sienne et qu'il rendrait ses sujets maĂtres des autres nations, au lieu qu'un roi pacifique les tiendrait dans une honteuse lĂÂąchetĂ©. On voulut savoir mon sentiment. Je rĂ©pondis ainsi "Un roi qui ne sait gouverner que dans la paix ou dans la guerre, et qui n'est pas capable de conduire son peuple dans ces deux Ă©tats, n'est qu'Ă demi roi. Mais si vous comparez un roi qui ne sait que la guerre Ă un roi sage, qui, sans savoir la guerre, est capable de la soutenir dans le besoin par ses gĂ©nĂ©raux, je le trouve prĂ©fĂ©rable Ă l'autre. Un roi entiĂšrement tournĂ© Ă la guerre voudrait toujours la faire. Pour Ă©tendre sa domination et sa gloire propre il ruinerait ses peuples. A quoi sert-il Ă un peuple que son roi subjugue d'autres nations, si on est malheureux sous son rĂšgne? D'ailleurs les longues guerres entraĂnent toujours aprĂšs elles beaucoup de dĂ©sordres les victorieux mĂÂȘmes se dĂ©rĂšglent pendant ces temps de confusion. Voyez ce qu'il en coĂ»te Ă la GrĂšce pour avoir triomphĂ© de Troie elle a Ă©tĂ© privĂ©e de ses rois pendant plus de dix ans. Lorsque tout est en feu par la guerre, les lois, l'agriculture, les arts languissent. Les meilleurs princes mĂÂȘmes, pendant qu'ils ont une guerre Ă soutenir, sont contraints de faire le plus grand des maux, qui est de tolĂ©rer la licence et de se servir des mĂ©chants combien y a-t-il de scĂ©lĂ©rats qu'on punirait pendant la paix, et dont on a besoin de rĂ©compenser l'audace dans les dĂ©sordres de la guerre! Jamais aucun peuple n'a eu un roi conquĂ©rant, sans avoir beaucoup Ă souffrir de son ambition. Un conquĂ©rant, enivrĂ© de sa gloire, ruine presque autant sa nation victorieuse que les nations vaincues. Un prince qui n'a point les qualitĂ©s nĂ©cessaires pour la paix ne peut faire goĂ»ter Ă ses sujets les fruits d'une guerre heureusement finie il est comme un homme qui dĂ©fendrait son champ contre son voisin et qui usurperait celui du voisin mĂÂȘme, mais qui ne saurait ni labourer ni semer pour recueillir aucune moisson. Un tel homme semble nĂ© pour dĂ©truire, pour ravager, pour renverser le monde, et non pour rendre un peuple heureux par un sage gouvernement. Venons maintenant au roi pacifique. Il est vrai qu'il n'est pas propre Ă de grandes conquĂÂȘtes, c'est-Ă -dire qu'il n'est pas nĂ© pour troubler le bonheur de son peuple en voulant vaincre les autres peuples que la justice ne lui a pas soumis mais, s'il est vĂ©ritablement propre Ă gouverner en paix, il a toutes les qualitĂ©s nĂ©cessaires pour mettre son peuple en sĂ»retĂ© contre ses ennemis. Voici comment il est juste, modĂ©rĂ© et commode Ă l'Ă©gard de ses voisins; il n'entreprend jamais contre eux aucun dessein qui puisse troubler sa paix; il est fidĂšle dans ses alliances. Ses alliĂ©s l'aiment, ne le craignent point et ont une entiĂšre confiance en lui. S'il y a quelque voisin inquiet, hautain et ambitieux, tous les autres rois voisins, qui craignent ce voisin inquiet et qui n'ont aucune jalousie du roi pacifique, se joignent Ă ce bon roi pour l'empĂÂȘcher d'ĂÂȘtre opprimĂ©. Sa probitĂ©, sa bonne foi, sa modĂ©ration le rendent l'arbitre de tous les Etats qui environnent le sien. Pendant que le roi entreprenant est odieux Ă tous les autres et sans cesse exposĂ© Ă leurs ligues, celui-ci a la gloire d'ĂÂȘtre comme le pĂšre et le tuteur de tous les autres rois. VoilĂ les avantages qu'il a au-dehors. Ceux dont il jouit au-dedans sont encore plus solides. Puisqu'il est propre Ă gouverner en paix, je dois supposer qu'il gouverne par les plus sages lois. Il retranche le faste, la mollesse et tous les arts qui ne servent qu'Ă flatter les vices; il fait fleurir les autres arts, qui sont utiles aux vĂ©ritables besoins de la vie surtout il applique ses sujets Ă l'agriculture. Par lĂ , il les met dans l'abondance des choses nĂ©cessaires. Ce peuple laborieux, simple dans ses moeurs, accoutumĂ© Ă vivre de peu, gagnant facilement sa vie par la culture de ses terres, se multiplie Ă l'infini. VoilĂ dans ce royaume un peuple innombrable, mais un peuple sain, vigoureux, robuste, qui n'est point amolli par les voluptĂ©s, qui est exercĂ© Ă la vertu, qui n'est point attachĂ© aux douceurs d'une vie lĂÂąche et dĂ©licieuse, qui sait mĂ©priser la mort, qui aimerait mieux mourir que de perdre cette libertĂ©, qu'il goĂ»te sous un sage roi appliquĂ© Ă ne rĂ©gner que pour faire rĂ©gner la raison. Qu'un conquĂ©rant voisin attaque ce peuple, il ne le trouvera peut-ĂÂȘtre pas assez accoutumĂ© Ă camper, Ă se ranger en bataille, ou Ă dresser des machines pour assiĂ©ger une ville; mais il le trouvera invincible par sa multitude, par son courage, par sa patience dans les fatigues, par son habitude de souffrir la pauvretĂ©, par sa vigueur dans les combats, et par une vertu que les mauvais succĂšs mĂÂȘmes ne peuvent abattre. D'ailleurs, si le roi n'est point assez expĂ©rimentĂ© pour commander lui-mĂÂȘme ses armĂ©es, il les fera commander par des gens qui en seront capables, et il saura s'en servir sans perdre son autoritĂ©. Cependant il tirera du secours de ses alliĂ©s; ses sujets aimeront mieux mourir que de passer sous la domination d'un autre roi violent et injuste; les dieux mĂÂȘmes combattront pour lui. Voyez quelles ressources il aura au milieu des plus grands pĂ©rils. Je conclus donc que le roi pacifique qui ignore la guerre est un roi trĂšs imparfait, puisqu'il ne sait point remplir une de ses plus grandes fonctions, qui est de vaincre ses ennemis; mais j'ajoute qu'il est nĂ©anmoins infiniment supĂ©rieur au roi conquĂ©rant qui manque des qualitĂ©s nĂ©cessaires dans la paix et qui n'est propre qu'Ă la guerre." J'aperçus dans l'assemblĂ©e beaucoup de gens qui ne pouvaient goĂ»ter cet avis; car la plupart des hommes, Ă©blouis par les choses Ă©clatantes, comme les victoires et les conquĂÂȘtes, les prĂ©fĂšrent Ă ce qui est simple, tranquille et solide, comme la paix et la bonne police des peuples. Mais tous les vieillards dĂ©clarĂšrent que j'avais parlĂ© comme Minos. Le premier de ces vieillards s'Ă©cria "Je vois l'accomplissement d'un oracle d'Apollon, connu dans toute notre Ăle. Minos avait consultĂ© le dieu, pour savoir combien de temps sa race rĂ©gnerait, suivant les lois qu'il venait d'Ă©tablir. Le dieu lui rĂ©pondit "Les tiens cesseront de rĂ©gner quand un Ă©tranger entrera dans ton Ăle pour y faire rĂ©gner tes lois." Nous avions craint que quelque Ă©tranger viendrait faire la conquĂÂȘte de l'Ăle de CrĂšte; mais le malheur d'IdomĂ©nĂ©e et la sagesse du fils d'Ulysse, qui entend mieux que nul autre mortel les lois de Minos, nous montrent le sens de l'oracle. Que tardons-nous Ă couronner celui que les destins nous donnent pour roi?" AussitĂÂŽt les vieillards sortent de l'enceinte du bois sacrĂ©; et le premier, me prenant par la main, annonce au peuple dĂ©jĂ impatient, dans l'attente d'une dĂ©cision, que j'avais remportĂ© le prix. A peine acheva-t-il de parler, qu'on entendit un bruit confus de toute l'assemblĂ©e. Chacun pousse des cris de joie. Tout le rivage et toutes les montagnes voisines retentissent de ce cri "Que le fils d'Ulysse, semblable Ă Minos, rĂšgne sur les CrĂ©tois!" J'attendis un moment, et je faisais signe de la main pour demander qu'on m'Ă©coutĂÂąt. Cependant Mentor me disait Ă l'oreille "Renoncez-vous Ă votre patrie? L'ambition de rĂ©gner vous fera-t-elle oublier PĂ©nĂ©lope, qui vous attend comme sa derniĂšre espĂ©rance, et le grand Ulysse, que les dieux avaient rĂ©solu de vous rendre?" Ces paroles percĂšrent mon coeur et me soutinrent contre le vain dĂ©sir de rĂ©gner. Cependant un profond silence de toute cette tumultueuse assemblĂ©e me donna le moyen de parler ainsi "O illustres CrĂ©tois, je ne mĂ©rite point de vous commander. L'oracle qu'on vient de rapporter marque bien que la race de Minos cessera de rĂ©gner quand un Ă©tranger entrera dans cette Ăle et y fera rĂ©gner les lois de ce sage roi; mais il n'est pas dit que cet Ă©tranger rĂ©gnera. Je veux croire que je suis cet Ă©tranger marquĂ© par l'oracle. J'ai accompli la prĂ©diction; je suis venu dans cette Ăle; j'ai dĂ©couvert le vrai sens des lois, et je souhaite que mon explication serve Ă les faire rĂ©gner avec l'homme que vous choisirez. Pour moi, je prĂ©fĂšre ma patrie, la pauvre, la petite Ăle d'Ithaque, aux cent villes de CrĂšte, Ă la gloire et Ă l'opulence de ce beau royaume. Souffrez que je suive ce que les destins ont marquĂ©. Si j'ai combattu dans vos jeux, ce n'Ă©tait pas dans l'espĂ©rance de rĂ©gner ici; c'Ă©tait pour mĂ©riter votre estime et votre compassion; c'Ă©tait afin que vous me donnassiez les moyens de retourner promptement au lieu de ma naissance. J'aime mieux obĂ©ir Ă mon pĂšre Ulysse et consoler ma mĂšre PĂ©nĂ©lope que rĂ©gner sur tous les peuples de l'univers. O CrĂ©tois, vous voyez le fond de mon coeur il faut que je vous quitte; mais la mort seule pourra finir ma reconnaissance. Oui, jusqu'au dernier soupir, TĂ©lĂ©maque aimera les CrĂ©tois et s'intĂ©ressera Ă leur gloire comme Ă la sienne propre." A peine eus-je parlĂ© qu'il s'Ă©leva un bruit sourd, semblable Ă celui des vagues de la mer qui s'entrechoquent dans une tempĂÂȘte. Les uns disaient "Est-ce quelque divinitĂ© sous une figure humaine?" D'autres soutenaient qu'ils m'avaient vu en d'autres pays et qu'ils me reconnaissaient. D'autres s'Ă©criaient "il faut le contraindre de rĂ©gner ici." Enfin, je repris la parole, et chacun se hĂÂąta de se taire, ne sachant si je n'allais point accepter ce que j'avais refusĂ© d'abord. Voici les paroles que je leur dis "Souffrez, ĂÂŽ CrĂ©tois, que je vous dise ce que je pense; Vous ĂÂȘtes le plus sage de tous les peuples; mais la sagesse demande, ce me semble, une prĂ©caution qui vous Ă©chappe. Vous devez choisir, non pas l'homme qui raisonne le mieux sur les lois, mais celui qui les pratique avec la plus constante vertu. Pour moi, je suis jeune, par consĂ©quent sans expĂ©rience, exposĂ© Ă la violence des passions, et plus en Ă©tat de m'instruire en obĂ©issant, pour commander un jour, que de commander maintenant. Ne cherchez donc pas un homme qui ait vaincu les autres dans ces jeux d'esprit et de corps, mais qui se soit vaincu lui-mĂÂȘme; cherchez un homme qui ait vos lois Ă©crites dans le fond de son coeur et dont toute la vie soit la pratique de ces lois; que ses actions, plutĂÂŽt que ses paroles, vous le fassent choisir." Tous les vieillards, charmĂ©s de ce discours et voyant toujours croĂtre les applaudissements de l'assemblĂ©e, me dirent "Puisque les dieux nous ĂÂŽtent l'espĂ©rance de vous voir rĂ©gner au milieu de nous, du moins aidez-nous Ă trouver un roi qui fasse rĂ©gner nos lois. Connaissez-vous quelqu'un qui puisse commander avec cette modĂ©ration?" "Je connais - leur dis-je d'abord - un homme de qui je tiens tout ce que vous avez estimĂ© en moi c'est sa sagesse, et non pas la mienne, qui vient de parler et il m'a inspirĂ© toutes les rĂ©ponses que vous venez d'entendre." En mĂÂȘme temps toute l'assemblĂ©e jeta les yeux sur Mentor, que je montrais, le tenant par la main. Je racontais les soins qu'il avait eus de mon enfance, les pĂ©rils dont il m'avait dĂ©livrĂ©, les malheurs qui Ă©taient venus fondre sur moi dĂšs que j'avais cessĂ© de suivre ses conseils. D'abord on ne l'avait point regardĂ©, Ă cause de ses habits simples et nĂ©gligĂ©s, de sa contenance modeste, de son silence presque continuel, de son air froid et rĂ©servĂ©. Mais, quand on s'appliqua Ă le regarder, on dĂ©couvrit dans son visage je ne sais quoi de ferme et d'Ă©levĂ©; on remarqua la vivacitĂ© de ses yeux et la vigueur avec laquelle il faisait jusqu'aux moindres actions. On le questionna; il fut admirĂ© on rĂ©solut de le faire roi. Il s'en dĂ©fendit sans s'Ă©mouvoir il dit qu'il prĂ©fĂ©rait les douceurs d'une vie privĂ©e Ă l'Ă©clat de la royautĂ©; que les meilleurs rois Ă©taient malheureux en ce qu'ils ne faisaient presque jamais les biens qu'ils voulaient faire et qu'ils faisaient souvent, par la surprise des flatteurs, les maux qu'ils ne voulaient pas. Il ajouta que, si la servitude est misĂ©rable, la royautĂ© ne l'est pas moins, puisqu'elle est une servitude dĂ©guisĂ©e. "Quand on est roi - disait-il - on dĂ©pend de tous ceux dont on a besoin pour se faire obĂ©ir. Heureux celui qui n'est point obligĂ© de commander! Nous ne devons qu'Ă notre seule patrie, quand elle nous confie l'autoritĂ©, le sacrifice de notre libertĂ© pour travailler au bien public." Alors les CrĂ©tois, ne pouvant revenir de leur surprise, lui demandĂšrent quel homme ils devaient choisir. "Un homme - rĂ©pondit-il - qui vous connaisse bien, puisqu'il faudra qu'il vous gouverne, et qui craigne de vous gouverner. Celui qui dĂ©sire la royautĂ© ne la connaĂt pas; et comment en remplira-t-il les devoirs, ne les connaissant point? Il la cherche pour lui, et vous devez dĂ©sirer un homme qui ne l'accepte que pour l'amour de vous." Tous les CrĂ©tois furent dans un Ă©trange Ă©tonnement de voir deux Ă©trangers qui refusaient la royautĂ©, recherchĂ©e par tant d'autres, ils voulurent savoir avec qui ils Ă©taient venus. Nausicrate, qui les avait conduits depuis le port jusques au cirque oĂÂč l'on cĂ©lĂ©brait les jeux, leur montra HasaĂl, avec lequel Mentor et moi nous Ă©tions venus de l'Ăle de Chypre. Mais leur Ă©tonnement fut encore bien plus grand, quand ils surent que Mentor avait Ă©tĂ© esclave d'HasaĂl; qu'HasaĂl, touchĂ© de la sagesse et de la vertu de son esclave, en avait fait son conseil et son meilleur ami; que cet esclave mis en libertĂ© Ă©tait le mĂÂȘme qui venait de refuser d'ĂÂȘtre roi, et qu'HasaĂl Ă©tait venu de Damas en Syrie pour s'instruire des lois de Minos, tant l'amour de la sagesse remplissait son coeur. Les vieillards dirent Ă HasaĂl "Nous n'osons vous prier de nous gouverner, car nous jugeons que vous avez les mĂÂȘmes pensĂ©es que Mentor. Vous mĂ©prisez trop les hommes pour vouloir vous charger de les conduire; d'ailleurs vous ĂÂȘtes trop dĂ©tachĂ© des richesses et de l'Ă©clat de la royautĂ© pour vouloir acheter cet Ă©clat par les peines attachĂ©es au gouvernement des peuples." HasaĂl rĂ©pondit "Ne croyez pas, ĂÂŽ CrĂ©tois, que je mĂ©prise les hommes. Non, non je sais combien il est grand de travailler Ă les rendre bons et heureux; mais ce travail est rempli de peines et de dangers. L'Ă©clat qui y est attachĂ© est faux et ne peut Ă©blouir que des ĂÂąmes vaines. La vie est courte; les grandeurs irritent plus les passions qu'elles ne peuvent les contenter c'est pour apprendre Ă me passer de ces faux biens, et non pas pour y parvenir, que je suis venu de si loin. Adieu je ne songe qu'Ă retourner dans une vie paisible et retirĂ©e, oĂÂč la sagesse nourrisse mon coeur et oĂÂč les espĂ©rances qu'on tire de la vertu pour une autre meilleure vie aprĂšs la mort me consolent dans les chagrins de la vieillesse. Si j'avais quelque chose Ă souhaiter, ce ne serait pas d'ĂÂȘtre roi, ce serait de ne me sĂ©parer jamais de ces deux hommes que vous voyez." Enfin les CrĂ©tois s'Ă©criĂšrent, parlant Ă Mentor "Dites-nous, ĂÂŽ le plus sage et le plus grand de tous les mortels, dites-nous donc qui est-ce que nous pouvons choisir pour notre roi nous ne vous laisserons point aller, que vous ne nous ayez appris le choix que nous devons faire." Il leur rĂ©pondit "Pendant que j'Ă©tais dans la foule des spectateurs, j'ai remarquĂ© un homme qui ne tĂ©moignait aucun empressement c'est un vieillard assez vigoureux. J'ai demandĂ© quel homme c'Ă©tait on m'a rĂ©pondu qu'il s'appelait AristodĂšme. Ensuite j'ai entendu qu'on lui disait que ses deux enfants Ă©taient au nombre de ceux qui combattaient; il a paru n'en avoir aucune joie; il a dit que, pour l'un, il ne lui souhaitait point les pĂ©rils de la royautĂ©, et qu'il aimait trop la patrie pour consentir que l'autre rĂ©gnĂÂąt jamais. Par lĂ j'ai compris que ce pĂšre aimait d'un amour raisonnable l'un de ses enfants, qui a de la vertu, et qu'il ne flattait point l'autre dans ses dĂ©rĂšglements. Ma curiositĂ© augmentant, j'ai demandĂ© quelle a Ă©tĂ© la vie de ce vieillard. Un de vos citoyens m'a rĂ©pondu "Il a longtemps portĂ© les armes et il est couvert de blessures; mais sa vertu sincĂšre et ennemie de la flatterie l'avait rendu incommode Ă IdomĂ©nĂ©e. C'est ce qui empĂÂȘcha ce roi de s'en servir dans le siĂšge de Troie il craignit un homme qui lui donnerait de sages conseils, qu'il ne pourrait se rĂ©soudre Ă suivre. Il fut mĂÂȘme jaloux de la gloire que cet homme ne manquerait pas d'acquĂ©rir bientĂÂŽt il oublia tous ses services; il le laissa ici pauvre, mĂ©prisĂ© des hommes grossiers et lĂÂąches qui n'estiment que les richesses, mais content dans sa pauvretĂ©. Il vit gaiement dans un endroit Ă©cartĂ© de l'Ăle, oĂÂč il cultive son champ de ses propres mains. Un de ses fils travaille avec lui; ils s'aiment tendrement; ils sont heureux. Par leur frugalitĂ© et par leur travail, ils se sont mis dans l'abondance des choses nĂ©cessaires Ă une vie simple. Le sage vieillard donne aux pauvres malades de son voisinage tout ce qui lui reste au-delĂ de ses besoins et de ceux de son fils. Il fait travailler tous les jeunes gens; il les exhorte, il les instruit; il juge tous les diffĂ©rends de son voisinage il est le pĂšre de toutes les familles. Le malheur de la sienne est d'avoir un second fils qui n'a voulu suivre aucun de ses conseils. Le pĂšre, aprĂšs l'avoir longtemps souffert pour tĂÂącher de le corriger de ses vices, l'a enfin chassĂ© il s'est abandonnĂ© Ă une folle ambition et Ă tous les plaisirs." VoilĂ , ĂÂŽ CrĂ©tois, ce qu'on m'a racontĂ© vous devez savoir si ce rĂ©cit est vĂ©ritable. Mais si cet homme est tel qu'on le dĂ©peint, pourquoi faire des jeux? Pourquoi assembler tant d'inconnus? Vous avez au milieu de vous un homme qui vous connaĂt et que vous connaissez, qui sait la guerre, qui a montrĂ© son courage non seulement contre les flĂšches et contre les dards, mais contre l'affreuse pauvretĂ©, qui a mĂ©prisĂ© les richesses acquises par la flatterie, qui aime le travail, qui sait combien l'agriculture est utile Ă un peuple, qui dĂ©teste le faste, qui ne se laisse point amollir par un amour aveugle de ses enfants, qui aime la vertu de l'un et qui condamne le vice de l'autre, en un mot, un homme qui est dĂ©jĂ le pĂšre du peuple voilĂ votre roi, s'il est vrai que vous dĂ©siriez de faire rĂ©gner chez vous les lois du sage Minos." Tout le peuple s'Ă©cria "Il est vrai, AristodĂšme est tel que vous le dites; c'est lui qui est digne de rĂ©gner." Les vieillards le firent appeler on le chercha dans la foule, oĂÂč il Ă©tait confondu avec les derniers du peuple. Il parut tranquille. On lui dĂ©clara qu'on le faisait roi. Il rĂ©pondit "Je n'y puis consentir qu'Ă trois conditions la premiĂšre, que je quitterai la royautĂ© dans deux ans, si je ne vous rends meilleurs que vous n'ĂÂȘtes et si vous rĂ©sistez aux lois; la seconde, que je serai libre de continuer une vie simple et frugale; la troisiĂšme, que mes enfants n'auront aucun rang et qu'aprĂšs ma mort on les traitera sans distinction, selon leur mĂ©rite, comme le reste des citoyens." A ces paroles, il s'Ă©leva dans l'air mille cris de joie. Le diadĂšme fut mis par le chef des vieillards, gardes des lois, sur la tĂÂȘte d'AristodĂšme. On fit des sacrifices Ă Jupiter et aux autres grands dieux. AristodĂšme nous fit des prĂ©sents, non pas avec la magnificence ordinaire aux rois, mais avec une noble simplicitĂ©. Il donna Ă HasaĂl les lois de Minos Ă©crites de la main de Minos mĂÂȘme; il lui donna aussi un recueil de toute l'histoire de CrĂšte, depuis Saturne et l'ĂÂąge d'or; il fit mettre dans son vaisseau des fruits de toutes les espĂšces qui sont bonnes en CrĂšte et inconnues dans la Syrie, et lui offrit tous les secours dont il pourrait avoir besoin. Comme nous pressions notre dĂ©part, il nous fit prĂ©parer un vaisseau avec un grand nombre de bons rameurs et d'hommes armĂ©s; il y fit mettre des habits pour nous et des provisions. A l'instant mĂÂȘme il s'Ă©leva un vent favorable pour aller Ă Ithaque ce vent, qui Ă©tait contraire Ă HasaĂl, le contraignit d'attendre. Il nous vit partir; il nous embrassa comme des amis qu'il ne devait jamais revoir. "Les dieux sont justes - disait-il - ils voient une amitiĂ© qui n'est fondĂ©e que sur la vertu un jour ils nous rĂ©uniront, et ces champs fortunĂ©s, oĂÂč l'on dit que les justes jouissent aprĂšs la mort d'une paix Ă©ternelle, verront nos ĂÂąmes se rejoindre pour ne se sĂ©parer jamais. O si mes cendres pouvaient aussi ĂÂȘtre recueillies avec les vĂÂŽtres!" En prononçant ces mots, il versait des torrents de larmes, et les soupirs Ă©touffaient sa voix. Nous ne pleurions pas moins que lui, et il nous conduisit au vaisseau. Pour AristodĂšme, il nous dit "C'est vous qui venez de me faire roi; souvenez-vous des dangers oĂÂč vous m'avez mis. Demandez aux dieux qu'ils m'inspirent la vraie sagesse et que je surpasse autant en modĂ©ration les autres hommes que je les surpasse en autoritĂ©. Pour moi, je les prie de vous conduire heureusement dans votre patrie, d'y confondre l'insolence de vos ennemis et de vous y faire voir en paix Ulysse rĂ©gnant avec sa chĂšre PĂ©nĂ©lope. TĂ©lĂ©maque, je vous donne un bon vaisseau plein de rameurs et d'hommes armĂ©s; ils pourront vous servir contre ces hommes injustes qui persĂ©cutent votre mĂšre. O Mentor, votre sagesse, qui n'a besoin de rien, ne me laisse rien Ă dĂ©sirer pour vous. Allez tous deux, vivez heureux ensemble; souvenez-vous d'AristodĂšme, et, si jamais les Ithaciens ont besoin des CrĂ©tois, comptez sur moi jusqu'au dernier soupir de ma vie." il nous embrassa, et nous ne pĂ»mes, en le remerciant, retenir nos larmes. Cependant le vent qui enflait nos voiles nous promettait une douce navigation. DĂ©jĂ le mont Ida n'Ă©tait plus Ă nos yeux que comme une colline; tous les rivages disparaissaient; les cĂÂŽtes du PĂ©loponnĂšse semblaient s'avancer dans la mer pour venir au-devant de nous. Tout Ă coup une noire tempĂÂȘte enveloppa le ciel et irrita toutes les ondes de la mer. Le jour se changea en nuit, et la mort se prĂ©senta Ă nous. O Neptune, c'est vous qui excitĂÂątes, par votre superbe trident, toutes les eaux de votre empire! VĂ©nus, pour se venger de ce que nous l'avions mĂ©prisĂ©e jusque dans son temple de CythĂšre, alla trouver ce dieu; elle lui parla avec douleur; ses beaux yeux Ă©taient baignĂ©s de larmes du moins, c'est ainsi que Mentor, instruit des choses divines, me l'a assurĂ©. "Souffrirez-vous, Neptune - disait-elle - que ces impies se jouent impunĂ©ment de ma puissance? Les dieux mĂÂȘmes la sentent, et ces tĂ©mĂ©raires mortels ont osĂ© condamner tout ce qui se fait dans mon Ăle. Ils se piquent d'une sagesse Ă toute Ă©preuve, et ils traitent l'amour de folie. Avez-vous oubliĂ© que je suis nĂ©e dans votre empire? Que tardez-vous Ă ensevelir dans vos profonds abĂmes ces deux hommes que je ne puis souffrir?" A peine avait-elle parlĂ©, que Neptune souleva les flots jusqu'au ciel, et VĂ©nus rit, croyant notre naufrage inĂ©vitable. Notre pilote, troublĂ©, s'Ă©cria qu'il ne pouvait plus rĂ©sister aux vents qui nous poussaient avec violence vers des rochers un coup de vent rompit notre mĂÂąt; et, un moment aprĂšs, nous entendĂmes les pointes des rochers qui entrouvraient le fond du navire. L'eau entre de tous cĂÂŽtĂ©s; le navire s'enfonce; tous nos rameurs poussent de lamentables cris vers le ciel. J'embrasse Mentor, et je lui dis "Voici la mort; il faut la recevoir avec courage. Les dieux ne nous ont dĂ©livrĂ©s de tant de pĂ©rils que pour nous faire pĂ©rir aujourd'hui. Mourons, Mentor, mourons. C'est une consolation pour moi de mourir avec vous; il serait inutile de disputer notre vie contre la tempĂÂȘte." Mentor me rĂ©pondit "Le vrai courage trouve toujours quelque ressource. Ce n'est pas assez d'ĂÂȘtre prĂÂȘt Ă recevoir tranquillement la mort il faut, sans la craindre, faire tous ses efforts pour la repousser. Prenons, vous et moi, un de ces grands bancs de rameurs. Tandis que cette multitude d'hommes timides et troublĂ©s regrette la vie sans chercher les moyens de la conserver, ne perdons pas un moment pour sauver la nĂÂŽtre." AussitĂÂŽt il prend une hache, il achĂšve de couper le mĂÂąt qui Ă©tait dĂ©jĂ rompu et qui, penchant dans la mer, avait mis le vaisseau sur le cĂÂŽtĂ©; il jette le mĂÂąt hors du vaisseau et s'Ă©lance dessus au milieu des ondes furieuses; il m'appelle par mon nom et m'encourage pour le suivre. Tel qu'un grand arbre que tous les vents conjurĂ©s attaquent et qui demeure immobile sur ses profondes racines, en sorte que la tempĂÂȘte ne fait qu'agiter ses feuilles, de mĂÂȘme Mentor, non seulement ferme et courageux, mais doux et tranquille, semblait commander aux vents et Ă la mer. Je le suis et qui aurait pu ne le pas suivre, Ă©tant encouragĂ© par lui? Nous nous conduisions nous-mĂÂȘmes sur ce mĂÂąt flottant. C'Ă©tait un grand secours pour nous, car nous pouvions nous asseoir dessus, et s'il eĂ»t fallu nager sans relĂÂąche, nos forces eussent Ă©tĂ© bientĂÂŽt Ă©puisĂ©es. Mais souvent la tempĂÂȘte faisait tourner cette grande piĂšce de bois, et nous nous trouvions enfoncĂ©s dans la mer alors nous buvions l'onde amĂšre, qui coulait de notre bouche, de nos narines et de nos oreilles; nous Ă©tions contraints de disputer contre les flots pour rattraper le dessus de ce mĂÂąt. Quelquefois aussi une vague haute comme une montagne venait passer sur nous, et nous nous tenions fermes, de peur que, dans cette violente secousse, le mĂÂąt, qui Ă©tait notre unique espĂ©rance, ne nous Ă©chappĂÂąt. Pendant que nous Ă©tions dans cet Ă©tat affreux, Mentor, aussi paisible qu'il l'est maintenant sur ce siĂšge de gazon, me disait "Croyez-vous, TĂ©lĂ©maque, que votre vie soit abandonnĂ©e aux vents et aux flots? Croyez-vous qu'ils puissent vous faire pĂ©rir sans l'ordre des dieux? Non non; les dieux dĂ©cident de tout. C'est donc les dieux, et non pas la mer, qu'il faut craindre. Fussiez-vous au fond des abĂmes, la main de Jupiter pourrait vous en tirer. Fussiez-vous dans l'Olympe, voyant les astres sous vos pieds, Jupiter pourrait vous plonger au fond de l'abĂme ou vous prĂ©cipiter dans les flammes du noir Tartare." J'Ă©coutais et j'admirais ce discours, qui me consolait un peu; mais je n'avais pas l'esprit assez libre pour lui rĂ©pondre. Il ne me voyait point; je ne pouvais le voir. Nous passĂÂąmes toute la nuit, tremblants de froid et demi-morts, sans savoir oĂÂč la tempĂÂȘte nous jetait. Enfin les vents commencĂšrent Ă s'apaiser, et la mer mugissante ressemblait Ă une personne qui, ayant Ă©tĂ© longtemps irritĂ©e, n'a plus qu'un reste de trouble et d'Ă©motion, Ă©tant lasse de se mettre en fureur; elle grondait sourdement, et ses flots n'Ă©taient presque plus que comme les sillons qu'on trouve dans un champ labourĂ©. Cependant l'Aurore vint ouvrir au Soleil les portes du ciel et nous annonça un beau jour. L'orient Ă©tait tout en feu, et les Ă©toiles, qui avaient Ă©tĂ© si longtemps cachĂ©es, reparurent et s'enfuirent Ă l'arrivĂ©e de PhĂ©bus. Nous aperçûmes de loin la terre, et le vent nous en approchait alors je sentis l'espĂ©rance renaĂtre dans mon coeur. Mais nous n'aperçûmes aucun de nos compagnons selon les apparences, ils perdirent courage et la tempĂÂȘte les submergea tous avec le vaisseau. Quand nous fĂ»mes auprĂšs de la terre, la mer nous poussait contre des pointes de rochers qui nous eussent brisĂ©s; mais nous tĂÂąchions de leur prĂ©senter le bout de notre mĂÂąt, et Mentor faisait de ce mĂÂąt ce qu'un sage pilote fait du meilleur gouvernail. Ainsi nous Ă©vitĂÂąmes ces rochers affreux et nous trouvĂÂąmes enfin une cĂÂŽte douce et unie oĂÂč, nageant sans peine, nous abordĂÂąmes sur le sable. C'est lĂ que vous nous vĂtes, ĂÂŽ grande dĂ©esse qui habitez cette Ăle; c'est lĂ que vous daignĂÂątes nous recevoir." SixiĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - Calypso, ravie d'admiration par le rĂ©cit de TĂ©lĂ©maque, conçoit pour lui une violente passion, et met tout en oeuvre pour exciter en lui le mĂÂȘme sentiment. Elle est puissamment secondĂ©e par VĂ©nus, qui amĂšne Cupidon dans l'Ăle avec ordre de percer de ses flĂšches le coeur de TĂ©lĂ©maque. Celui-ci, dĂ©jĂ blessĂ© sans le savoir, souhaite, sous divers prĂ©textes de demeurer dans l'Ăle, malgrĂ© les sages remontrances de Mentor. BientĂÂŽt il sent pour la nymphe Eucharis une folle passion, qui excite la jalousie et la colĂšre de Calypso. Elle jure par le Styx, que TĂ©lĂ©maque sortira de son Ăle, et presse Mentor de construire un vaisseau pour le reconduire Ă Ithaque. Tandis que Mentor entraĂne TĂ©lĂ©maque vers le rivage pour s'embarquer, Cupidon va consoler Calypso, et oblige les nymphes Ă brĂ»ler le vaisseau. A la vue des flammes, TĂ©lĂ©maque ressent une joie secrĂšte; mais le sage Mentor, qui s'en aperçoit, le prĂ©cipite dans la mer, et s'y jette avec lui, pour gagner Ă la nage un autre vaisseau alors arrĂÂȘtĂ© auprĂšs de l'Ăle de Calypso. Quand TĂ©lĂ©maque eut achevĂ© ce discours, toutes les nymphes, qui avaient Ă©tĂ© immobiles, les yeux attachĂ©s sur lui, se regardĂšrent les unes les autres. Elles se disaient avec Ă©tonnement "Quels sont donc ces deux hommes si chĂ©ris des dieux? A-t-on jamais ouĂÂŻ parler d'aventures si merveilleuses? Le fils d'Ulysse le surpasse dĂ©jĂ en Ă©loquence, en sagesse et en valeur. Quelle mine! Quelle beautĂ©! Quelle douceur! Quelle modestie! Mais quelle noblesse et quelle grandeur! Si nous ne savions qu'il est le fils d'un mortel, on le prendrait aisĂ©ment pour Bacchus, pour Mercure, ou mĂÂȘme pour le grand Apollon. Mais quel est ce Mentor, qui paraĂt un homme simple, obscur et d'une mĂ©diocre condition? Quand on le regarde de prĂšs, on trouve en lui je ne sais quoi au-dessus de l'homme." Calypso Ă©coutait ces discours avec un trouble qu'elle ne pouvait cacher ses yeux errants allaient sans cesse de Mentor Ă TĂ©lĂ©maque, et de TĂ©lĂ©maque Ă Mentor. Quelquefois elle voulait que TĂ©lĂ©maque recommençĂÂąt cette longue histoire de ses aventures; puis tout Ă coup elle s'interrompait elle-mĂÂȘme. Enfin, se levant brusquement, elle mena TĂ©lĂ©maque seul dans un bois de myrte, oĂÂč elle n'oublia rien pour savoir de Mentor n'Ă©tait point une divinitĂ© cachĂ©e sous la forme d'un homme. TĂ©lĂ©maque ne pouvait le lui dire; car Minerve, en l'accompagnant sous la figure de Mentor, ne s'Ă©tait point dĂ©couverte Ă lui Ă cause de sa grande jeunesse. Elle ne se fiait pas encore assez Ă son secret pour lui confier ses desseins. D'ailleurs elle voulait l'Ă©prouver par les plus grands dangers, et s'il eĂ»t su que Minerve Ă©tait avec lui, un tel secours l'eĂ»t trop soutenu il n'aurait eu aucune peine Ă mĂ©priser les accidents les plus affreux. Il prenait donc Minerve pour Mentor, et tous les artifices de Calypso furent inutiles pour dĂ©couvrir ce qu'elle dĂ©sirait savoir. Cependant toutes les nymphes, assemblĂ©es autour de Mentor, prenaient plaisir Ă le questionner. L'une lui demandait les circonstances de son voyage d'Ethiopie; l'autre voulait savoir ce qu'il avait vu Ă Damas; une autre lui demandait s'il avait connu autrefois Ulysse avant le siĂšge de Troie. Il rĂ©pondait Ă toutes avec douceur, et ses paroles, quoique simples, Ă©taient pleines de grĂÂąces. Calypso ne les laissa pas longtemps dans cette conversation elle revint, et pendant que ses nymphes se mirent Ă cueillir des fleurs en chantant pour amuser TĂ©lĂ©maque, elle prit Ă l'Ă©cart Mentor pour le faire parler. La douce vapeur du sommeil ne coule pas plus doucement dans les yeux appesantis et dans tous les membres fatiguĂ©s d'un homme abattu que les paroles flatteuses de la dĂ©esse s'insinuaient pour enchanter le coeur de Mentor; mais elle sentait toujours je ne sais quoi qui repoussait tous ses efforts et qui se jouait de ses charmes. Semblable Ă un rocher escarpĂ© qui cache son front dans les nues et qui se joue de la rage des vents, Mentor, immobile dans ses sages desseins, se laissait presser par Calypso. Quelquefois mĂÂȘme il lui laissait espĂ©rer qu'elle l'embarrasserait par ses questions et qu'elle tirerait la vĂ©ritĂ© du fond de son coeur. Mais, au moment oĂÂč elle croyait satisfaire sa curiositĂ©, ses espĂ©rances s'Ă©vanouissaient tout ce qu'elle s'imaginait tenir lui Ă©chappait tout Ă coup, et une rĂ©ponse courte de Mentor la replongeait dans ses incertitudes. Elle passait ainsi les journĂ©es, tantĂÂŽt flattant TĂ©lĂ©maque, tantĂÂŽt cherchant les moyens de le dĂ©tacher de Mentor, qu'elle n'espĂ©rait plus faire parler. Elle employait ses plus belles nymphes Ă faire naĂtre les feux de l'amour dans le coeur du jeune TĂ©lĂ©maque, et une divinitĂ© plus puissante qu'elle vint Ă son secours pour y rĂ©ussir. VĂ©nus, toujours pleine de ressentiment du mĂ©pris que Mentor et TĂ©lĂ©maque avaient tĂ©moignĂ© pour le culte qu'on lui rendait dans l'Ăle de Chypre, ne pouvait se consoler de voir que ces deux tĂ©mĂ©raires mortels eussent Ă©chappĂ© aux vents et Ă la mer dans la tempĂÂȘte excitĂ©e par Neptune. Elle en fit des plaintes amĂšres Ă Jupiter mais le pĂšre des dieux, souriant, sans vouloir lui dĂ©couvrir que Minerve, sous la figure de Mentor, avait sauvĂ© le fils d'Ulysse, permit Ă VĂ©nus de chercher les moyens de se venger de ces deux hommes. Elle quitte l'Olympe; elle oublie les doux parfums qu'on brĂ»le sur ses autels Ă Paphos, Ă CythĂšre et Ă Idalie; elle vole dans son char attelĂ© de colombes; elle appelle son fils, et, la douleur rĂ©pandant sur son visage de nouvelles grĂÂąces, elle parla ainsi - Vois-tu, mon fils, ces deux hommes qui mĂ©prisent ta puissance et la mienne? Qui voudra dĂ©sormais nous adorer? Va, perce de tes flĂšches ces deux coeurs insensibles descends avec moi dans cette Ăle; je parlerai Ă Calypso. Elle dit, et, fendant les airs dans un nuage tout dorĂ©, elle se prĂ©senta Ă Calypso, qui, dans ce moment, Ă©tait seule au bord d'une fontaine assez loin de sa grotte. - Malheureuse dĂ©esse - lui dit-elle - l'ingrat Ulysse vous a mĂ©prisĂ©e; son fils, encore plus dur que lui, vous prĂ©pare un semblable mĂ©pris; mais l'Amour vient lui-mĂÂȘme pour vous venger. Je vous le laisse il demeurera parmi vos nymphes, comme autrefois l'enfant Bacchus fut nourri par les nymphes de l'Ăle de Naxos. TĂ©lĂ©maque le verra comme un enfant ordinaire; il ne pourra s'en dĂ©fier, et il sentira bientĂÂŽt son pouvoir. Elle dit, et, remontant dans ce nuage dorĂ© d'oĂÂč elle Ă©tait sortie, elle laissa aprĂšs elle une odeur d'ambroisie dont tous les bois de Calypso furent parfumĂ©s. L'Amour demeura entre les bras de Calypso. Quoique dĂ©esse, elle sentit la flamme qui coulait dĂ©jĂ dans son sein. Pour se soulager, elle le donna aussitĂÂŽt Ă la nymphe qui Ă©tait auprĂšs d'elle, nommĂ©e Eucharis. Mais hĂ©las! dans la suite, combien de fois se repentit-elle de l'avoir fait! D'abord rien ne paraissait plus innocent, plus doux, plus aimable, plus ingĂ©nu et plus gracieux que cet enfant. A le voir enjouĂ©, flatteur, toujours riant, on aurait cru qu'il ne pouvait donner que du plaisir mais Ă peine s'Ă©tait-on fiĂ© Ă ses caresses, qu'on y sentait je ne sais quoi d'empoisonnĂ©. L'enfant malin et trompeur ne caressait que pour trahir, et il ne riait jamais que des maux cruels qu'il avait faits ou qu'il voulait faire. Il n'osait approcher de Mentor, dont la sĂ©vĂ©ritĂ© l'Ă©pouvantait, et il sentait que cet inconnu Ă©tait invulnĂ©rable, en sorte qu'aucune de ses flĂšches n'aurait pu le percer. Pour les nymphes, elles sentirent bientĂÂŽt les feux que cet enfant trompeur allume; mais elles cachaient avec soin la plaie profonde qui s'envenimait dans leurs coeurs. Cependant TĂ©lĂ©maque, voyant cet enfant qui se jouait avec les nymphes, fut surpris de sa douceur et de sa beautĂ©. Il l'embrasse; il le prend tantĂÂŽt sur ses genoux, tantĂÂŽt entre ses bras; il sent en lui-mĂÂȘme une inquiĂ©tude dont il ne peut trouver la cause. Plus il cherche Ă se jouer innocemment, plus il se trouble et s'amollit. - Voyez-vous ces nymphes? - disait-il Ă Mentor - combien sont-elles diffĂ©rentes de ces femmes de l'Ăle de Chypre, dont la beautĂ© Ă©tait choquante Ă cause de leur immodestie! Ces beautĂ©s immortelles montrent une innocence, une modestie, une simplicitĂ© qui charme. Parlant ainsi, il rougissait sans savoir pourquoi. Il ne pouvait s'empĂÂȘcher de parler; mais Ă peine avait-il commencĂ©, qu'il ne pouvait continuer; ses paroles Ă©taient entrecoupĂ©es, obscures, et quelquefois elles n'avaient aucun sens. Mentor lui dit - O TĂ©lĂ©maque, les dangers de l'Ăle de Chypre n'Ă©taient rien, si on les compare Ă ceux dont vous ne vous dĂ©fiez pas maintenant. Le vice grossier fait horreur; l'impudence brutale donne de l'indignation; mais la beautĂ© modeste est bien plus dangereuse en l'aimant, on croit n'aimer que la vertu, et insensiblement on se laisse aller aux appas trompeurs d'une passion qu'on n'aperçoit que quand il n'est presque plus temps de l'Ă©teindre. Fuyez, ĂÂŽ mon cher TĂ©lĂ©maque, fuyez ces nymphes, qui ne sont si discrĂštes que pour vous mieux tromper; fuyez les dangers de votre jeunesse mais surtout fuyez cet enfant que vous ne connaissez pas. C'est l'Amour, que VĂ©nus, sa mĂšre, est venue apporter dans cette Ăle, pour se venger du mĂ©pris que vous avez tĂ©moignĂ© pour le culte qu'on lui rend Ă CythĂšre. Il a blessĂ© le coeur de la dĂ©esse Calypso elle est passionnĂ©e pour vous; il a brĂ»lĂ© toutes les nymphes qui l'environnent; vous brĂ»lez vous-mĂÂȘme, ĂÂŽ malheureux jeune homme, presque sans le savoir. TĂ©lĂ©maque interrompait souvent Mentor, en lui disant - Pourquoi ne demeurerions-nous pas dans cette Ăle? Ulysse ne vit plus il doit ĂÂȘtre depuis longtemps enseveli dans les ondes; PĂ©nĂ©lope, ne voyant revenir ni lui ni moi, n'aura pu rĂ©sister Ă tant de prĂ©tendants son pĂšre Icare l'aura contrainte d'accepter un nouvel Ă©poux. Retournerai-je Ă Ithaque pour la voir engagĂ©e dans de nouveaux liens et manquant Ă la foi qu'elle avait donnĂ©e Ă mon pĂšre? Les Ithaciens ont oubliĂ© Ulysse. Nous ne pourrions y retourner que pour chercher une mort assurĂ©e, puisque les amants de PĂ©nĂ©lope ont occupĂ© toutes les avenues du port, pour mieux assurer notre perte Ă notre retour. Mentor rĂ©pondait - VoilĂ l'effet d'une aveugle passion. On cherche avec subtilitĂ© toutes les raisons qui la favorisent, et on se dĂ©tourne de peur de voir toutes celles qui la condamnent. On n'est plus ingĂ©nieux que pour se tromper et pour Ă©touffer ses remords. Avez-vous oubliĂ© tout ce que les dieux ont fait pour vous ramener dans votre patrie? Comment ĂÂȘtes-vous sorti de la Sicile? Les malheurs que vous avez Ă©prouvĂ©s en Egypte ne se sont-ils pas tournĂ©s tout Ă coup en prospĂ©ritĂ©s? Quelle main inconnue vous a enlevĂ© Ă tous les dangers qui menaçaient votre tĂÂȘte dans la ville de Tyr? AprĂšs tant de merveilles, ignorez-vous encore ce que les destinĂ©es vous ont prĂ©parĂ©? Mais que dis-je? vous en ĂÂȘtes indigne. Pour moi, je pars, et je saurai bien sortir de cette Ăle. LĂÂąche fils d'un pĂšre si sage et si gĂ©nĂ©reux, menez ici une vie molle et sans honneur au milieu des femmes; faites, malgrĂ© les dieux, ce que votre pĂšre crut indigne de lui. Ces paroles de mĂ©pris percĂšrent TĂ©lĂ©maque jusqu'au fond du coeur. Il se sentait attendri pour Mentor; sa douleur Ă©tait mĂÂȘlĂ©e de honte; il craignait l'indignation et le dĂ©part de cet homme si sage, Ă qui il devait tant mais une passion naissante, et qu'il ne connaissait pas lui-mĂÂȘme, faisait qu'il n'Ă©tait plus le mĂÂȘme homme. - Quoi donc! - disait-il Ă Mentor, les larmes aux yeux - vous ne comptez pour rien l'immortalitĂ© qui m'est offerte par la dĂ©esse? - Je compte pour rien - rĂ©pondit Mentor - tout ce qui est contre la vertu et contre les ordres des dieux. La vertu vous rappelle dans votre patrie pour revoir Ulysse et PĂ©nĂ©lope; la vertu vous dĂ©fend de vous abandonner Ă une folle passion. Les dieux, qui vous ont dĂ©livrĂ© de tant de pĂ©rils pour vous prĂ©parer une gloire Ă©gale Ă celle de votre pĂšre, vous ordonnent de quitter cette Ăle. L'amour seul, ce honteux tyran, peut vous y retenir. HĂ©! que feriez-vous d'une vie immortelle, sans libertĂ©, sans vertu et sans gloire? Cette vie serait encore plus malheureuse en ce qu'elle ne pourrait finir. TĂ©lĂ©maque ne rĂ©pondait Ă ce discours que par des soupirs. Quelquefois il aurait souhaitĂ© que Mentor l'eĂ»t arrachĂ© malgrĂ© lui de l'Ăle; quelquefois il lui tardait que Mentor fĂ»t parti, pour n'avoir plus devant ses yeux cet ami sĂ©vĂšre qui lui reprochait sa faiblesse. Toutes ces pensĂ©es contraires agitaient tour Ă tour son coeur, et aucune n'y Ă©tait constante son coeur Ă©tait comme la mer, qui est le jouet de tous les vents contraires. Il demeurait souvent Ă©tendu et immobile sur le rivage de la mer, souvent dans le fond de quelque bois sombre, versant des larmes amĂšres et poussant des cris semblables aux rugissements d'un lion. Il Ă©tait devenu maigre; ses yeux creux Ă©taient pleins d'un feu dĂ©vorant; Ă le voir pĂÂąle, abattu et dĂ©figurĂ©, on aurait cru que ce n'Ă©tait point TĂ©lĂ©maque. Sa beautĂ©, son enjouement, sa noble fiertĂ© s'enfuyaient loin de lui. Il pĂ©rissait, tel qu'une fleur, qui, Ă©tant Ă©panouie le matin, rĂ©pandait ses doux parfums dans la campagne et se flĂ©trit peu Ă peu vers le soir ses vives couleurs s'effacent; elle languit, elle se dessĂšche et sa belle tĂÂȘte se penche, ne pouvant plus se soutenir; ainsi le fils d'Ulysse Ă©tait aux portes de la mort. Mentor, voyant que TĂ©lĂ©maque ne pouvait rĂ©sister Ă la violence de sa passion, conçut un dessein plein d'adresse pour le dĂ©livrer d'un si grand danger. Il avait remarquĂ© que Calypso aimait Ă©perdument TĂ©lĂ©maque et que TĂ©lĂ©maque n'aimait pas moins la jeune nymphe Eucharis car le cruel Amour, pour tourmenter les mortels, fait qu'on n'aime guĂšre la personne dont on est aimĂ©. Mentor rĂ©solut d'exciter la jalousie de Calypso. Eucharis devait emmener TĂ©lĂ©maque dans une chasse. Mentor dit Ă Calypso - J'ai remarquĂ© dans TĂ©lĂ©maque une passion pour la chasse, que je n'avais jamais vue en lui, ce plaisir commence Ă le dĂ©goĂ»ter de tout autre il n'aime plus que les forĂÂȘts et les montagnes les plus sauvages. Est-ce vous, ĂÂŽ dĂ©esse, qui lui inspirez cette grande ardeur? Calypso sentit un dĂ©pit cruel en Ă©coutant ces paroles, et elle ne put se retenir. - Ce TĂ©lĂ©maque - rĂ©pondit-elle - qui a mĂ©prisĂ© tous les plaisirs de l'Ăle de Chypre, ne peut rĂ©sister Ă la mĂ©diocre beautĂ© d'une de mes nymphes. Comment ose-t-il se vanter d'avoir fait tant d'actions merveilleuses, lui dont le coeur s'amollit lĂÂąchement par la voluptĂ© et qui ne semble nĂ© que pour passer une vie obscure au milieu des femmes? Mentor, remarquant avec plaisir combien la jalousie troublait le coeur de Calypso, n'en dit pas davantage, de peur de la mettre en dĂ©fiance de lui; il lui montrait seulement un visage triste et abattu. La dĂ©esse lui dĂ©couvrait ses peines sur toutes les choses qu'elle voyait, et elle faisait sans cesse des plaintes nouvelles. Cette chasse, dont Mentor l'avait avertie, acheva de la mettre en fureur. Elle sut que TĂ©lĂ©maque n'avait cherchĂ© qu'Ă se dĂ©rober aux autres nymphes pour parler Ă Eucharis. On proposait mĂÂȘme dĂ©jĂ une seconde chasse, oĂÂč elle prĂ©voyait qu'il ferait comme dans la premiĂšre. Pour rompre les mesures de TĂ©lĂ©maque, elle dĂ©clara qu'elle en voulait ĂÂȘtre. Puis, tout Ă coup, ne pouvant plus modĂ©rer son ressentiment, elle lui parla ainsi - Est-ce donc ainsi, ĂÂŽ jeune tĂ©mĂ©raire, que tu es venu dans mon Ăle pour Ă©chapper au juste naufrage que Neptune te prĂ©parait et Ă la vengeance des dieux? N'es-tu entrĂ© dans cette Ăle, qui n'est ouverte Ă aucun mortel, que pour mĂ©priser ma puissance et l'amour que je t'ai tĂ©moignĂ©? O divinitĂ©s de l'Olympe et du Styx, Ă©coutez une malheureuse dĂ©esse hĂÂątez-vous de confondre ce perfide, cet ingrat, cet impie. Puisque tu es encore plus dur et plus injuste que ton pĂšre, puisses-tu souffrir des maux encore plus longs et plus cruels que les siens! Non, non, que jamais tu ne revoies ta patrie, cette pauvre et misĂ©rable Ithaque, que tu n'as point eu honte de prĂ©fĂ©rer Ă l'immortalitĂ©! Ou plutĂÂŽt que tu pĂ©risses, en la voyant de loin, au milieu de la mer; et que ton corps, devenu le jouet des flots, soit rejetĂ©, sans espĂ©rance de sĂ©pulture, sur le sable de ce rivage! Que mes yeux le voient mangĂ© par les vautours! Celle que tu aimes le verra aussi elle le verra; elle en aura le coeur dĂ©chirĂ©, et son dĂ©sespoir fera mon bonheur! En parlant ainsi, Calypso avait les yeux rouges et enflammĂ©s ses regards ne s'arrĂÂȘtaient jamais en aucun endroit; ils avaient je ne sais quoi de sombre et de farouche. Ses joues tremblantes Ă©taient couvertes de taches noires et livides; elle changeait Ă chaque moment de couleur. Souvent une pĂÂąleur mortelle se rĂ©pandait sur tout son visage; ses larmes ne coulaient plus, comme autrefois, avec abondance la rage et le dĂ©sespoir semblaient en avoir tari la source, et Ă peine en coulait-il quelqu'une sur ses joues. Sa voix Ă©tait rauque, tremblante et entrecoupĂ©e. Mentor observait tous ses mouvements et ne parlait plus Ă TĂ©lĂ©maque. Il le traitait comme un malade dĂ©sespĂ©rĂ© qu'on abandonne; il jetait souvent sur lui des regards de compassion. TĂ©lĂ©maque sentait combien il Ă©tait coupable et indigne de l'amitiĂ© de Mentor. Il n'osait lever les yeux, de peur de rencontrer ceux de son ami, dont le silence mĂÂȘme le condamnait. Quelquefois il avait envie d'aller se jeter Ă son cou et de lui tĂ©moigner combien il Ă©tait touchĂ© de sa faute mais il Ă©tait retenu, tantĂÂŽt par une mauvaise honte, et tantĂÂŽt par la crainte d'aller plus loin qu'il ne voulait pour se tirer du pĂ©ril car le pĂ©ril lui semblait doux, et il ne pouvait encore se rĂ©soudre Ă vaincre sa folle passion. Les dieux et les dĂ©esses de l'Olympe, assemblĂ©s dans un profond silence, avaient les yeux attachĂ©s sur l'Ăle de Calypso, pour voir qui serait victorieux, ou de Minerve ou de l'Amour. L'Amour, en se jouant avec les nymphes, avait mis tout en feu dans l'Ăle; Minerve, sous la figure de Mentor, se servait de la jalousie, insĂ©parable de l'amour, contre l'Amour mĂÂȘme. Jupiter avait rĂ©solu d'ĂÂȘtre le spectateur de ce combat et de demeurer neutre. Cependant Eucharis, qui craignait que TĂ©lĂ©maque ne lui Ă©chappĂÂąt, usait de mille artifices pour le retenir dans ses liens. DĂ©jĂ elle allait partir avec lui pour la seconde chasse, et elle Ă©tait vĂÂȘtue comme Diane. VĂ©nus et Cupidon avaient rĂ©pandu sur elle de nouveaux charmes, en sorte que ce jour-lĂ sa beautĂ© effaçait celle de la dĂ©esse Calypso mĂÂȘme. Calypso, la regardant de loin, se regarda en mĂÂȘme temps dans la plus claire de ses fontaines, et elle eut honte de se voir. Alors elle se cacha au fond de sa grotte et parla ainsi toute seule - Il ne me sert donc de rien d'avoir voulu troubler ces deux amants, en dĂ©clarant que je veux ĂÂȘtre de cette chasse! En serai-je? Irai-je la faire triompher et faire servir ma beautĂ© Ă relever la sienne? Faudra-t-il que TĂ©lĂ©maque, en me voyant, soit encore plus passionnĂ© pour son Eucharis? O malheureuse! qu'ai-je fait? Non, je n'y irai pas, ils n'y iront pas eux-mĂÂȘmes, je saurai bien les en empĂÂȘcher. Je vais trouver Mentor; je le prierai d'enlever TĂ©lĂ©maque il le remmĂšnera Ă Ithaque. Mais que dis-je? et que deviendrai-je quand TĂ©lĂ©maque sera parti? OĂÂč suis-je? Que reste-t-il Ă faire? O cruelle VĂ©nus, vous m'avez trompĂ©e! O perfide prĂ©sent que vous m'avez fait! Pernicieux enfant, Amour empestĂ©, je ne t'avais ouvert mon coeur que dans l'espĂ©rance de vivre heureuse avec TĂ©lĂ©maque, et tu n'as portĂ© dans ce coeur que trouble et que dĂ©sespoir! Mes nymphes sont rĂ©voltĂ©es contre moi. Ma divinitĂ© ne me sert plus qu'Ă rendre mon malheur Ă©ternel. O si j'Ă©tais libre de me donner la mort pour finir mes douleurs! TĂ©lĂ©maque, il faut que tu meures, puisque je ne puis mourir! Je me vengerai de tes ingratitudes ta nymphe le verra, et je te percerai Ă ses yeux. Mais je m'Ă©gare. O malheureuse Calypso, que veux-tu? Faire pĂ©rir un innocent, que tu as jetĂ© toi-mĂÂȘme dans cet abĂme de malheurs? C'est moi qui ai mis le flambeau fatal dans le sein du chaste TĂ©lĂ©maque. Quelle innocence! Quelle vertu! Quelle horreur du vice! Quel courage contre les honteux plaisirs! Fallait-il empoisonner son coeur? Il m'eĂ»t quittĂ©e! HĂ© bien! ne faudra-t-il pas qu'il me quitte, ou que je le voie, plein de mĂ©pris pour moi, ne vivant plus que pour ma rivale? Non, non, je ne souffre que ce que j'ai bien mĂ©ritĂ©. Pars, TĂ©lĂ©maque, va-t'en au-delĂ des mers; laisse Calypso sans consolation, ne pouvant supporter la vie, ni trouver la mort laisse-la inconsolable, couverte de honte, dĂ©sespĂ©rĂ©e, avec ton orgueilleuse Eucharis. Elle parlait ainsi seule dans sa grotte mais tout Ă coup elle sort impĂ©tueusement. - OĂÂč ĂÂȘtes-vous, ĂÂŽ Mentor? - dit-elle. - Est-ce ainsi que vous soutenez TĂ©lĂ©maque contre le vice auquel il succombe? Vous dormez, pendant que l'Amour veille contre vous. Je ne puis souffrir plus longtemps cette lĂÂąche indiffĂ©rence que vous tĂ©moignez. Verrez-vous toujours tranquillement le fils d'Ulysse dĂ©shonorer son pĂšre et nĂ©gliger sa haute destinĂ©e? Est-ce Ă vous ou Ă moi que ses parents ont confiĂ© sa conduite? C'est moi qui cherche les moyens de guĂ©rir son coeur; et vous, ne ferez-vous rien? Il y a, dans le lieu le plus reculĂ© de cette forĂÂȘt, de grands peupliers propres Ă construire un vaisseau; c'est lĂ qu'Ulysse fit celui dans lequel il sortit de cette Ăle. Vous trouverez au mĂÂȘme endroit une profonde caverne, oĂÂč sont tous les instruments nĂ©cessaires pour tailler et pour joindre toutes les piĂšces d'un vaisseau. A peine eut-elle dit ces paroles, qu'elle s'en repentit. Mentor ne perdit pas un moment il alla dans cette caverne, trouva les instruments, abattit les peupliers et mit en un seul jour un vaisseau en Ă©tat de voguer. C'est que la puissance et l'industrie de Minerve n'ont pas besoin d'un grand temps pour achever les plus grands ouvrages. Calypso se trouva dans une horrible peine d'esprit d'un cĂÂŽtĂ©, elle voulait voir si le travail de Mentor s'avançait; de l'autre, elle ne pouvait se rĂ©soudre Ă quitter la chasse, oĂÂč Eucharis aurait Ă©tĂ© en pleine libertĂ© avec TĂ©lĂ©maque. La jalousie ne lui permit jamais de perdre de vue les deux amants mais elle tĂÂąchait de tourner la chasse du cĂÂŽtĂ© oĂÂč elle savait que Mentor faisait le vaisseau. Elle entendait les coups de hache et de marteau elle prĂÂȘtait l'oreille; chaque coup la faisait frĂ©mir. Mais, dans le moment mĂÂȘme, elle craignait que cette rĂÂȘverie ne lui eĂ»t dĂ©robĂ© quelque signe ou quelque coup d'oeil de TĂ©lĂ©maque Ă la jeune nymphe. Cependant Eucharis disait Ă TĂ©lĂ©maque d'un ton moqueur - Ne craignez-vous point que Mentor ne vous blĂÂąme d'ĂÂȘtre venu Ă la chasse sans lui? O que vous ĂÂȘtes Ă plaindre de vivre sous un si rude maĂtre! Rien ne peut adoucir son austĂ©ritĂ© il affecte d'ĂÂȘtre ennemi de tous les plaisirs; il ne peut souffrir que vous en goĂ»tiez aucun; il vous fait un crime des choses les plus innocentes. Vous pouviez dĂ©pendre de lui pendant que vous Ă©tiez hors d'Ă©tat de vous conduire vous-mĂÂȘme; mais aprĂšs avoir montrĂ© tant de sagesse, vous ne devez plus vous laisser traiter en enfant. Ces paroles artificieuses perçaient le coeur de TĂ©lĂ©maque et le remplissaient de dĂ©pit contre Mentor, dont il voulait secouer le joug. Il craignait de le revoir et ne rĂ©pondait rien Ă Eucharis, tant il Ă©tait troublĂ©. Enfin, vers le soir, la chasse s'Ă©tant passĂ©e de part et d'autre dans une contrainte perpĂ©tuelle, on revint par un coin de la forĂÂȘt assez voisin du lieu oĂÂč Mentor avait travaillĂ© tout le jour. Calypso aperçut de loin le vaisseau achevĂ©; ses yeux se couvrirent Ă l'instant d'un Ă©pais nuage, semblable Ă celui de la mort. Ses genoux tremblants se dĂ©robaient sous elle; une froide sueur courut par tous les membres de son corps elle fut contrainte de s'appuyer sur les nymphes qui l'environnaient, et, Eucharis lui tendant la main pour la soutenir, elle la repoussa en jetant sur elle un regard terrible. TĂ©lĂ©maque, qui vit ce vaisseau, mais qui ne vit point Mentor, parce qu'il s'Ă©tait dĂ©jĂ retirĂ©, ayant fini son travail, demanda Ă la dĂ©esse Ă qui Ă©tait ce vaisseau et Ă quoi on le destinait. D'abord elle ne put rĂ©pondre; mais enfin elle dit - C'est pour renvoyer Mentor que je l'ai fait faire; vous ne serez plus embarrassĂ© par cet ami sĂ©vĂšre, qui s'oppose Ă votre bonheur, et qui serait jaloux si vous deveniez immortel. - Mentor m'abandonne! c'est fait de moi! s'Ă©cria TĂ©lĂ©maque. - O Eucharis, si Mentor me quitte, je n'ai plus que vous. Ces paroles lui Ă©chappĂšrent dans le transport de sa passion. Il vit le tort qu'il avait eu en les disant mais il n'avait pas Ă©tĂ© libre de penser au sens de ses paroles. Toute la troupe Ă©tonnĂ©e demeura dans le silence. Eucharis, rougissant et baissant les yeux, demeurait derriĂšre, tout interdite, sans oser se montrer. Mais pendant que la honte Ă©tait sur son visage, la joie Ă©tait au fond de son coeur. TĂ©lĂ©maque ne se comprenait plus lui-mĂÂȘme et ne pouvait croire qu'il eĂ»t parlĂ© si indiscrĂštement. Ce qu'il avait fait lui paraissait comme un songe, mais un songe dont il demeurait confus et troublĂ©. Calypso, plus furieuse qu'une lionne Ă qui on a enlevĂ© ses petits, courait au travers de la forĂÂȘt, sans suivre aucun chemin, et ne sachant oĂÂč elle allait. Enfin elle se trouva Ă l'entrĂ©e de sa grotte, oĂÂč Mentor l'attendait. - Sortez de mon Ăle - dit-elle - ĂÂŽ Ă©trangers, qui ĂÂȘtes venus troubler mon repos loin de moi ce jeune insensĂ©! Et vous, imprudent vieillard, vous sentirez ce que peut le courroux d'une dĂ©esse, si vous ne l'arrachez d'ici tout Ă l'heure. Je ne veux plus le voir; je ne veux plus souffrir qu'aucune de mes nymphes lui parle ni le regarde. J'en jure par les ondes du Styx, serment qui fait trembler les dieux mĂÂȘmes. Mais apprends, TĂ©lĂ©maque, que tes maux ne sont pas finis ingrat, tu ne sortiras de mon Ăle que pour ĂÂȘtre en proie Ă de nouveaux malheurs. Je serai vengĂ©e tu regretteras Calypso, mais en vain. Neptune, encore irritĂ© contre ton pĂšre, qui l'a offensĂ© en Sicile, et sollicitĂ© par VĂ©nus, que tu as mĂ©prisĂ©e dans l'Ăle de Chypre, te prĂ©pare d'autres tempĂÂȘtes. Tu verras ton pĂšre, qui n'est pas mort; mais tu le verras sans le connaĂtre. Tu ne te rĂ©uniras avec lui en Ithaque qu'aprĂšs avoir Ă©tĂ© le jouet de la plus cruelle fortune. Va je conjure les puissances cĂ©lestes de me venger. Puisses-tu, au milieu des mers, suspendu aux pointes d'un rocher et frappĂ© de la foudre, invoquer en vain Calypso, que ton supplice comblera de joie! Ayant dit ces paroles, son esprit agitĂ© Ă©tait dĂ©jĂ prĂÂȘt Ă prendre des rĂ©solutions contraires. L'amour rappela dans son coeur le dĂ©sir de retenir TĂ©lĂ©maque. "Qu'il vive - disait-elle en elle-mĂÂȘme - qu'il demeure ici; peut-ĂÂȘtre qu'il sentira enfin tout ce que j'ai fait pour lui. Eucharis ne saurait, comme moi, lui donner l'immortalitĂ©. O trop aveugle Calypso, tu t'es trahie toi-mĂÂȘme par ton serment te voilĂ engagĂ©e, et les ondes du Styx, par lesquelles tu as jurĂ©, ne te permettent plus aucune espĂ©rance." Personne n'entendait ces paroles mais on voyait sur son visage les Furies peintes, et tout le venin empestĂ© du noir Cocyte semblait s'exhaler de son coeur. TĂ©lĂ©maque en fut saisi d'horreur. Elle le comprit car qu'est-ce que l'amour jaloux ne devine pas? et l'horreur de TĂ©lĂ©maque redoubla les transports de la dĂ©esse. Semblable Ă une bacchante qui remplit l'air de ses hurlements et qui en fait retentir les hautes montagnes de Thrace, elle court au travers des bois avec un dard en main, appelant toutes ses nymphes et menaçant de percer toutes celles qui ne la suivront pas. Elles courent en foule, effrayĂ©es de cette menace. Eucharis mĂÂȘme s'avance les larmes aux yeux et regardant de loin TĂ©lĂ©maque, Ă qui elle n'osait plus parler. La dĂ©esse frĂ©mit en la voyant auprĂšs d'elle; et, loin de s'apaiser par la soumission de cette nymphe, elle ressent une nouvelle fureur, voyant que l'affliction augmente la beautĂ© d'Eucharis. Cependant TĂ©lĂ©maque Ă©tait demeurĂ© seul avec Mentor. Il embrasse ses genoux car il n'osait l'embrasser autrement, ni le regarder; il verse un torrent de larmes; il veut parier, la voix lui manque; les paroles lui manquent encore davantage il ne sait ni ce qu'il doit faire, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il veut. Enfin il s'Ă©crie - O mon vrai pĂšre, ĂÂŽ Mentor, dĂ©livrez-moi de tant de maux! Je ne puis ni vous abandonner ni vous suivre. DĂ©livrez-moi de tant de maux, dĂ©livrez-moi de moi-mĂÂȘme donnez-moi la mort. Mentor l'embrasse, le console, l'encourage, lui apprend Ă se supporter lui-mĂÂȘme, sans flatter sa passion, et lui dit - Fils du sage Ulysse, que les dieux ont tant aimĂ©, et qu'ils aiment encore, c'est par un effet de leur amour que vous souffrez des maux si horribles. Celui qui n'a point senti sa faiblesse et la violence de ses passions n'est point encore sage; car il ne se connaĂt point encore et ne sait point se dĂ©fier de soi. Les dieux vous ont conduit comme par la main jusqu'au bord de l'abĂme, pour vous en montrer toute la profondeur, sans vous y laisser tomber. Comprenez maintenant ce que vous n'auriez jamais compris si vous ne l'aviez Ă©prouvĂ©. On vous aurait parlĂ© des trahisons de l'amour, qui flatte pour perdre et qui, sous une apparence de douceur, cache les plus affreuses amertumes. Il est venu, cet enfant plein de charmes, parmi les ris, les jeux et les grĂÂąces. Vous l'avez vu; il a enlevĂ© votre coeur, et vous avez pris plaisir Ă le lui laisser enlever. Vous cherchiez des prĂ©textes pour ignorer la plaie de votre coeur; vous cherchiez Ă me tromper et Ă vous flatter vous-mĂÂȘme; vous ne craigniez rien. Voyez le fruit de votre tĂ©mĂ©ritĂ©; vous demandez maintenant la mort, et c'est l'unique espĂ©rance qui vous reste. La dĂ©esse troublĂ©e ressemble Ă une Furie infernale; Eucharis brĂ»le d'un feu plus cruel que toutes les douleurs de la mort; toutes ces nymphes jalouses sont prĂÂȘtes Ă s'entre-dĂ©chirer et voilĂ ce que fait le traĂtre Amour, qui paraĂt si doux! Rappelez tout votre courage. A quel point les dieux vous aiment-ils, puisqu'ils vous ouvrent un si beau chemin pour fuir l'Amour et pour revoir votre chĂšre patrie! Calypso elle-mĂÂȘme est contrainte de vous chasser. Le vaisseau est tout prĂÂȘt que tardons-nous Ă quitter cette Ăle, oĂÂč la vertu ne peut habiter? En disant ces paroles, Mentor le prit par la main et l'entraĂnait vers le rivage. TĂ©lĂ©maque suivait Ă peine, regardant toujours derriĂšre lui. Il considĂ©rait Eucharis, qui s'Ă©loignait de lui. Ne pouvant voir son visage, il regardait ses beaux cheveux nouĂ©s, ses habits flottants et sa noble dĂ©marche. Il aurait voulu pouvoir baiser les traces de ses pas. Lors mĂÂȘme qu'il la perdit de vue, il prĂÂȘtait encore l'oreille, s'imaginant entendre sa voix. Quoique absente, il la voyait elle Ă©tait peinte et comme vivante devant ses yeux; il croyait mĂÂȘme parler Ă elle, ne sachant plus oĂÂč il Ă©tait, et ne pouvant Ă©couter Mentor. Enfin, revenant Ă lui comme d'un profond sommeil, il dit Ă Mentor - Je suis rĂ©solu de vous suivre, mais je n'ai pas encore dit adieu Ă Eucharis. J'aimerais mieux mourir que de l'abandonner ainsi avec ingratitude. Attendez que je la revoie encore une derniĂšre fois pour lui faire un Ă©ternel adieu. Au moins souffrez que je lui dise "O nymphe, les dieux cruels, les dieux jaloux de mon bonheur me contraignent de partir; mais ils m'empĂÂȘcheront plutĂÂŽt de vivre que de me souvenir Ă jamais de vous." O mon pĂšre, ou laissez-moi cette derniĂšre consolation, qui est si juste, ou arrachez-moi la vie dans ce moment. Non, je ne veux ni demeurer dans cette Ăle, ni m'abandonner Ă l'amour. L'amour n'est point dans mon coeur; je ne sens que de l'amitiĂ© et de la reconnaissance pour Eucharis. Il me suffit de lui dire adieu encore une fois, et je pars avec vous sans retardement! - Que j'ai pitiĂ© de vous! - rĂ©pondait Mentor - votre passion est si furieuse que vous ne la sentez pas. Vous croyez ĂÂȘtre tranquille, et vous demandez la mort! Vous osez dire que vous n'ĂÂȘtes point vaincu par l'amour, et vous ne pouvez vous arracher Ă la nymphe que vous aimez! Vous ne voyez, vous n'entendez qu'elle; vous ĂÂȘtes aveugle et sourd Ă tout le reste. Un homme que la fiĂšvre rend frĂ©nĂ©tique dit "Je ne suis pas malade". O aveugle TĂ©lĂ©maque, vous Ă©tiez prĂÂȘt Ă renoncer Ă PĂ©nĂ©lope, qui vous attend, Ă Ulysse, que vous verrez, Ă Ithaque oĂÂč vous devez rĂ©gner, Ă la gloire et Ă la haute destinĂ©e que les dieux vous ont promise par tant de merveilles qu'ils ont faites en votre faveur; vous renonciez Ă tous ces biens pour vivre dĂ©shonorĂ© auprĂšs d'Eucharis direz-vous encore que l'amour ne vous attache point Ă elle? Qu'est-ce donc qui vous trouble? Pourquoi voulez-vous mourir? Pourquoi avez-vous parlĂ© devant la dĂ©esse avec tant de transport? Je ne vous accuse point de mauvaise foi; mais je dĂ©plore votre aveuglĂ©ment. Fuyez, TĂ©lĂ©maque, fuyez on ne peut vaincre l'amour qu'en fuyant. Contre un tel ennemi, le vrai courage consiste Ă craindre et Ă fuir, mais Ă fuir sans dĂ©libĂ©rer et sans se donner Ă soi-mĂÂȘme le temps de regarder jamais derriĂšre soi. Vous n'avez pas oubliĂ© les soins que vous m'avez coĂ»tĂ©s depuis votre enfance et les pĂ©rils dont vous ĂÂȘtes sorti par mes conseils ou croyez-moi, ou souffrez que je vous abandonne. Si vous saviez combien il m'est douloureux de vous voir courir Ă votre perte! Si vous saviez tout ce que j'ai souffert pendant que je n'ai osĂ© vous parler! La mĂšre qui vous mit au monde souffrit moins dans les douleurs de l'enfantement. Je me suis tu; j'ai dĂ©vorĂ© ma peine; j'ai Ă©touffĂ© mes soupirs, pour voir si vous reviendriez Ă moi. O mon fils, mon cher fils, soulagez mon coeur; rendez-moi ce qui m'est plus cher que mes entrailles rendez-moi TĂ©lĂ©maque, que j'ai perdu; rendez-vous Ă vous-mĂÂȘme. Si la sagesse en vous surmonte l'amour, je vis et je vis heureux; mais si l'amour vous entraĂne malgrĂ© la sagesse, Mentor ne peut plus vivre. Pendant que Mentor parlait ainsi, il continuait son chemin vers la mer; et TĂ©lĂ©maque, qui n'Ă©tait pas encore assez fort pour le suivre de lui-mĂÂȘme, l'Ă©tait dĂ©jĂ assez pour se laisser mener sans rĂ©sistance. Minerve, toujours cachĂ©e sous la figure de Mentor, couvrant invisiblement TĂ©lĂ©maque de son Ă©gide et rĂ©pandant autour de lui un rayon divin, lui fit sentir un courage qu'il n'avait point encore Ă©prouvĂ© depuis qu'il Ă©tait dans cette Ăle. Enfin ils arrivĂšrent dans un endroit de l'Ăle oĂÂč le rivage de la mer Ă©tait escarpĂ© c'Ă©tait un rocher toujours battu par l'onde Ă©cumante. Ils regardĂšrent de cette hauteur si le vaisseau que Mentor avait prĂ©parĂ© Ă©tait encore dans la mĂÂȘme place; mais ils aperçurent un triste spectacle. L'Amour Ă©tait vivement piquĂ© de voir que ce vieillard inconnu non seulement Ă©tait insensible Ă ses traits, mais encore lui enlevait TĂ©lĂ©maque il pleurait de dĂ©pit, et il alla trouver Calypso errante dans les sombres forĂÂȘts. Elle ne put le voir sans gĂ©mir, et elle sentit qu'il rouvrait toutes les plaies de son coeur. L'Amour lui dit - Vous ĂÂȘtes dĂ©esse, et vous vous laissez vaincre par un faible mortel, qui est captif dans votre Ăle! Pourquoi le laissez-vous sortir? - O malheureux Amour - rĂ©pondit-elle - je ne veux plus Ă©couter tes pernicieux conseils c'est toi qui m'as tirĂ©e d'une douce et profonde paix, pour me prĂ©cipiter dans un abĂme de malheurs. C'en est fait; j'ai jurĂ© par les ondes du Styx que je laisserais partir TĂ©lĂ©maque Jupiter mĂÂȘme, le pĂšre des dieux, avec toute sa puissance, n'oserait contrevenir Ă ce redoutable serment. TĂ©lĂ©maque sort de mon Ăle; sors aussi, pernicieux enfant tu m'as fait plus de mal que lui! L'Amour, essuyant ses larmes, fit un sourire moqueur et malin. - En vĂ©ritĂ© - dit-il - voilĂ un grand embarras! Laissez-moi faire. Suivez votre serment; ne vous opposez point au dĂ©part de TĂ©lĂ©maque. Ni vos nymphes, ni moi n'avons jurĂ© par les ondes du Styx de le laisser partir je leur inspirerai le dessein de brĂ»ler ce vaisseau, que Mentor a fait avec tant de prĂ©cipitation. Sa diligence, qui nous a surpris, sera inutile. Il sera surpris lui-mĂÂȘme Ă son tour, et il ne lui restera plus aucun moyen de vous arracher TĂ©lĂ©maque. Ces paroles flatteuses firent glisser l'espĂ©rance et la joie jusqu'au fond des entrailles de Calypso. Ce qu'un zĂ©phyr fait par sa fraĂcheur sur le bord d'un ruisseau, pour dĂ©lasser les troupeaux languissants que l'ardeur de l'Ă©tĂ© consume, ce discours le fit pour apaiser le dĂ©sespoir de la dĂ©esse. Son visage devint serein, ses yeux s'adoucirent, les noirs soucis qui rongeaient son coeur s'enfuirent pour un moment loin d'elle elle s'arrĂÂȘta, elle sourit, elle flatta le folĂÂątre Amour et, en le flattant, elle se prĂ©para de nouvelles douleurs. L'Amour, content de l'avoir persuadĂ©e, alla pour persuader aussi les Nymphes, qui Ă©taient errantes et dispersĂ©es sur toutes les montagnes, comme un troupeau de moutons que la rage des loups affamĂ©s a mis en fuite loin du berger. L'Amour les rassemble et leur dit - TĂ©lĂ©maque est encore en vos mains; hĂÂątez-vous de brĂ»ler ce vaisseau, que le tĂ©mĂ©raire Mentor a fait pour s'enfuir. AussitĂÂŽt elles allument des flambeaux; elles accourent sur le rivage; elles frĂ©missent; elles poussent des hurlements; elles secouent leurs cheveux Ă©pars, comme des bacchantes. DĂ©jĂ la flamme vole; elle dĂ©vore le vaisseau, qui est d'un bois sec et enduit de rĂ©sine; des tourbillons de fumĂ©e et de flamme s'Ă©lĂšvent dans les nues. TĂ©lĂ©maque et Mentor aperçoivent le feu de dessus le rocher, et entendent les cris des Nymphes. TĂ©lĂ©maque fut tentĂ© de s'en rĂ©jouir; car son coeur n'Ă©tait pas encore guĂ©ri, et Mentor remarquait que sa passion Ă©tait comme un feu mal Ă©teint, qui sort de temps en temps de dessous la cendre et qui repousse de vives Ă©tincelles. - Me voilĂ donc - dit TĂ©lĂ©maque - rengagĂ© dans mes liens! Il ne nous reste plus aucune espĂ©rance de quitter cette Ăle. Mentor vit bien que TĂ©lĂ©maque allait retomber dans toutes ses faiblesses et qu'il n'y avait pas un seul moment Ă perdre. Il aperçut de loin, au milieu des flots, un vaisseau arrĂÂȘtĂ©, qui n'osait approcher de l'Ăle, parce que tous les pilotes connaissaient que l'Ăle de Calypso Ă©tait inaccessible Ă tous les mortels. AussitĂÂŽt le sage Mentor, poussant TĂ©lĂ©maque, qui Ă©tait assis sur le bord du rocher, le prĂ©cipite dans la mer et s'y jette avec lui. TĂ©lĂ©maque, surpris de cette violente chute, but l'onde amĂšre et devint le jouet des flots. Mais, revenant Ă lui et voyant Mentor qui lui tendait la main pour lui aider Ă nager, il ne songea plus qu'Ă s'Ă©loigner de l'Ăle fatale. Les Nymphes, qui avaient cru les tenir captifs, poussĂšrent des cris pleins de fureur, ne pouvant plus empĂÂȘcher leur fuite. Calypso, inconsolable, rentra dans sa grotte, qu'elle remplit de ses hurlements. L'Amour, qui vit changer son triomphe en une honteuse dĂ©faite, s'Ă©leva au milieu de l'air en secouant ses ailes et s'envola dans le bocage d'Idalie, oĂÂč sa cruelle mĂšre l'attendait. L'enfant, encore plus cruel, ne se consola qu'en riant avec elle de tous les maux qu'il avait faits. A mesure que TĂ©lĂ©maque s'Ă©loignait de l'Ăle, il sentait avec plaisir renaĂtre son courage, et son amour pour la vertu. - J'Ă©prouve - s'Ă©criait-il parlant Ă Mentor - ce que vous me disiez et que je ne pouvais croire, faute d'expĂ©rience on ne surmonte le vice qu'en le fuyant. O mon pĂšre, que les dieux m'ont aimĂ© en me donnant votre secours! Je mĂ©ritais d'en ĂÂȘtre privĂ© et d'ĂÂȘtre abandonnĂ© Ă moi-mĂÂȘme. Je ne crains plus ni mers, ni vents, ni tempĂÂȘtes; je ne crains plus que mes passions. L'amour est lui seul plus Ă craindre que tous les naufrages. SeptiĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - Mentor et TĂ©lĂ©maque s'avancent vers le vaisseau phĂ©nicien arrĂÂȘtĂ© auprĂšs de l'Ăle de Calypso ils sont accueillis favorablement par Adoam, frĂšre de Narbal, commandant de ce vaisseau. Adoam, reconnaissant TĂ©lĂ©maque, lui promet aussitĂÂŽt de le conduire Ă Ithaque. Il lui raconte la mort tragique de Pygmalion, roi de Tyr, et d'AstarbĂ©, son Ă©pouse; puis l'Ă©lĂ©vation de BalĂ©azar, que le tyran son pĂšre avait disgraciĂ© Ă la persuasion de cette femme. TĂ©lĂ©maque, Ă son tour, fait le rĂ©cit de ses aventures depuis son dĂ©part de Tyr. Pendant un repas qu'Adoam donne Ă TĂ©lĂ©maque et Ă Mentor, Achitoas, par les doux accords de sa voix et de sa lyre, assemble autour du vaisseau les Tritons, les NĂ©rĂ©ides, toutes autres divinitĂ©s de la mer, et les monstres marins eux-mĂÂȘmes. Mentor, prenant une lyre, en joue avec tant d'art, qu'Achitoas, jaloux, laisse tomber la sienne de dĂ©pit. Adoam raconte ensuite les merveilles de la BĂ©tique . Il dĂ©crit la douce tempĂ©rature de l'air et toutes les richesses de ce pays, dont les peuples mĂšnent la vie la plus heureuse dans une parfaite simplicitĂ© de moeurs. Le vaisseau qui Ă©tait arrĂÂȘtĂ©, et vers lequel ils s'avançaient, Ă©tait un vaisseau phĂ©nicien, qui allait dans l'Epire. Ces PhĂ©niciens avaient vu TĂ©lĂ©maque au voyage d'Egypte; mais ils n'avaient garde de le reconnaĂtre au milieu des flots. Quand Mentor fut assez prĂšs du vaisseau pour faire entendre sa voix, il s'Ă©cria d'une voix forte, en Ă©levant sa tĂÂȘte au-dessus de l'eau - PhĂ©niciens, si secourables Ă toutes les nations, ne refusez pas la vie Ă deux hommes qui l'attendent de votre humanitĂ©. Si le respect des dieux vous touche, recevez-nous dans votre vaisseau nous irons partout oĂÂč vous irez. Celui qui commandait rĂ©pondit - Nous vous recevrons avec joie; nous n'ignorons pas ce qu'on doit faire pour des inconnus qui paraissent si malheureux. AussitĂÂŽt on les reçoit dans le vaisseau. A peine y furent-ils entrĂ©s, que, ne pouvant plus respirer, ils demeurĂšrent immobiles; car ils avaient nagĂ© longtemps et avec effort pour rĂ©sister aux vagues. Peu Ă peu ils reprirent leurs forces on leur donna d'autres habits, parce que les leurs Ă©taient appesantis par l'eau qui les avait pĂ©nĂ©trĂ©s et qui coulait de tous cĂÂŽtĂ©s. Lorsqu'ils furent en Ă©tat de parler, tous ces PhĂ©niciens, empressĂ©s autour d'eux, voulaient savoir leurs aventures. Celui qui commandait leur dit - Comment avez-vous pu entrer dans cette Ăle d'oĂÂč vous sortez? Elle est, dit-on, possĂ©dĂ©e par une dĂ©esse cruelle, qui ne souffre jamais qu'on y aborde. Elle est mĂÂȘme bordĂ©e de rochers affreux, contre lesquels la mer va follement combattre, et on ne pourrait en approcher sans faire naufrage. Mentor rĂ©pondit - Nous y avons Ă©tĂ© jetĂ©s. Nous sommes Grecs notre patrie est l'Ăle d'Ithaque, voisine de l'Epire, oĂÂč vous allez. Quand mĂÂȘme vous ne voudriez pas relĂÂącher en Ithaque, qui est sur votre route, il nous suffirait que vous nous menassiez dans l'Epire; nous y trouverons des amis qui auront soin de nous faire faire le court trajet qui nous restera, et nous vous devrons Ă jamais la joie de revoir ce que nous avons de plus cher au monde. Ainsi c'Ă©tait Mentor qui portait la parole, et TĂ©lĂ©maque, gardant le silence, le laissait parler; car les fautes qu'il avait faites dans l'Ăle de Calypso augmentĂšrent beaucoup sa sagesse. Il se dĂ©fiait de lui-mĂÂȘme; il sentait le besoin de suivre toujours les sages conseils de Mentor, et, quand il ne pouvait lui parler pour lui demander ses avis, du moins il consultait ses yeux et tĂÂąchait de deviner toutes ses pensĂ©es. Le commandant phĂ©nicien, arrĂÂȘtant ses yeux sur TĂ©lĂ©maque, croyait se souvenir de l'avoir vu; mais c'Ă©tait un souvenir confus, qu'il ne pouvait dĂ©mĂÂȘler. - Souffrez - lui dit-il - que je vous demande si vous vous souvenez de m'avoir vu autrefois, comme il me semble que je me souviens de vous avoir vu. Votre visage ne m'est point inconnu; il m'a d'abord frappĂ©; mais je ne sais oĂÂč je vous ai vu votre mĂ©moire aidera peut-ĂÂȘtre la mienne. Alors TĂ©lĂ©maque lui rĂ©pondit avec un Ă©tonnement mĂÂȘlĂ© de joie - Je suis, en vous voyant, comme vous ĂÂȘtes Ă mon Ă©gard je vous ai vu, je vous reconnais; mais je ne puis me rappeler si c'est en Egypte ou Ă Tyr. Alors ce PhĂ©nicien, tel qu'un homme qui s'Ă©veille le matin et qui rappelle peu Ă peu de loin le songe fugitif qui a disparu Ă son rĂ©veil, s'Ă©cria tout Ă coup - Vous ĂÂȘtes TĂ©lĂ©maque, que Narbal prit en amitiĂ© lorsque nous revĂnmes d'Egypte. Je suis son frĂšre, dont il vous aura sans doute parlĂ© souvent. Je vous laissai entre ses mains aprĂšs l'expĂ©dition d'Egypte il me fallut aller au-delĂ de toutes les mers dans la fameuse BĂ©tique, auprĂšs des Colonnes d'Hercule. Ainsi je ne fis que vous voir, et il ne faut pas s'Ă©tonner si j'ai eu tant de peine Ă vous reconnaĂtre d'abord. - Je vois bien - rĂ©pondit TĂ©lĂ©maque - que vous ĂÂȘtes Adoam. Je ne fis presque alors que vous entrevoir; mais je vous ai connu par les entretiens de Narbal. O quelle joie de pouvoir apprendre par vous des nouvelles d'un homme qui me sera toujours si cher! Est-il toujours Ă Tyr? Ne souffre-t-il pas quelque cruel traitement du soupçonneux et barbare Pygmalion? Adoam rĂ©pondit en l'interrompant - Sachez, TĂ©lĂ©maque, que la fortune favorable vous confie Ă un homme qui prendra toutes sortes de soins de vous. Je vous ramĂšnerai dans l'Ăle d'Ithaque avant que d'aller en Epire, et le frĂšre de Narbal n'aura pas moins d'amitiĂ© pour vous que Narbal mĂÂȘme. Ayant parlĂ© ainsi, il remarqua que le vent qu'il attendait commençait Ă souffler il fit lever les ancres, mettre les voiles, et fendre la mer Ă force de rames. AussitĂÂŽt il prit Ă part TĂ©lĂ©maque et Mentor pour les entretenir. "Je vais - lui dit-il - regardant TĂ©lĂ©maque, satisfaire votre curiositĂ©. Pygmalion n'est plus les justes dieux en ont dĂ©livrĂ© la terre. Comme il ne se fiait Ă personne, personne ne pouvait se fier Ă lui. Les bons se contentaient de gĂ©mir et de fuir ses cruautĂ©s, sans pouvoir se rĂ©soudre Ă lui faire aucun mal; les mĂ©chants ne croyaient pouvoir assurer leurs vies qu'en finissant la sienne; il n'y avait point de Tyrien qui ne fĂ»t chaque jour en danger d'ĂÂȘtre l'objet de ses dĂ©fiances. Ses gardes mĂÂȘmes Ă©taient plus exposĂ©s que les autres comme sa vie Ă©tait entre leurs mains, il les craignait plus que tout le reste des hommes; sur le moindre soupçon, il les sacrifiait Ă sa sĂ»retĂ©. Ainsi, Ă force de chercher sa sĂ»retĂ©, il ne pouvait plus la trouver. Ceux qui Ă©taient les dĂ©positaires de sa vie Ă©taient dans un pĂ©ril continuel par sa dĂ©fiance, et ils ne pouvaient se tirer d'un Ă©tat si horrible qu'en prĂ©venant, par la mort du tyran, ses cruels soupçons. L'impie AstarbĂ©, dont vous avez ouĂÂŻ parler si souvent, fut la premiĂšre Ă rĂ©soudre la perte du roi. Elle aima passionnĂ©ment un jeune Tyrien fort riche nommĂ© Joazar; elle espĂ©ra de le mettre sur le trĂÂŽne. Pour rĂ©ussir dans ce dessein, elle persuada au roi que l'aĂnĂ© de ses deux fils, nommĂ© PhadaĂl, impatient de succĂ©der Ă son pĂšre, avait conspirĂ© contre lui elle trouva de faux tĂ©moins pour prouver la conspiration. Le malheureux roi fit mourir son fils innocent. Le second, nommĂ© BalĂ©azar, fut envoyĂ© Ă Samos, sous prĂ©texte d'apprendre les moeurs et les sciences de la GrĂšce, mais en effet parce qu'AstarbĂ© fit entendre au roi qu'il fallait l'Ă©loigner, de peur qu'il ne prĂt des liaisons avec les mĂ©contents. A peine fut-il parti, que ceux qui conduisaient le vaisseau, ayant Ă©tĂ© corrompus par cette femme cruelle, prirent leurs mesures pour faire naufrage pendant la nuit; ils se sauvĂšrent en nageant jusqu'Ă des barques Ă©trangĂšres qui les attendaient, et ils jetĂšrent le jeune prince au fond de la mer. Cependant les amours d'AstarbĂ© n'Ă©taient ignorĂ©es que de Pygmalion, et il s'imaginait qu'elle n'aimerait jamais que lui seul. Ce prince si dĂ©fiant Ă©tait ainsi plein d'une aveugle confiance pour cette mĂ©chante femme c'Ă©tait l'amour qui l'aveuglait jusqu'Ă cet excĂšs. En mĂÂȘme temps l'avarice lui fit chercher des prĂ©textes pour faire mourir Joazar, dont AstarbĂ© Ă©tait si passionnĂ©e il ne songeait qu'Ă ravir les richesses de ce jeune homme. Mais, pendant que Pygmalion Ă©tait en proie Ă la dĂ©fiance, Ă l'amour et Ă l'avarice, AstarbĂ© se hĂÂąta de lui ĂÂŽter la vie. Elle crut qu'il avait peut-ĂÂȘtre dĂ©couvert quelque chose de ses infĂÂąmes amours avec ce jeune homme. D'ailleurs elle savait que l'avarice seule suffirait pour porter le roi Ă une action cruelle contre Joazar; elle conclut qu'il n'y avait pas un moment Ă perdre pour le prĂ©venir. Elle voyait les principaux officiers du palais prĂÂȘts Ă tremper leurs mains dans le sang du roi; elle entendait parler tous les jours de quelque nouvelle conjuration; mais elle craignait de se confier Ă quelqu'un par qui elle serait trahie. Enfin il lui parut plus assurĂ© d'empoisonner Pygmalion. Il mangeait le plus souvent tout seul avec elle, et apprĂÂȘtait lui-mĂÂȘme tout ce qu'il devait manger, ne pouvant se fier qu'Ă ses propres mains. Il se renfermait dans le lieu le plus reculĂ© de son palais, pour mieux cacher sa dĂ©fiance et pour n'ĂÂȘtre jamais observĂ© quand il prĂ©parait ses repas. Il n'osait plus chercher aucun des plaisirs de la table; il ne pouvait se rĂ©soudre Ă manger d'aucune des choses qu'il ne savait pas apprĂÂȘter lui-mĂÂȘme. Ainsi, non seulement toutes les viandes cuites avec des ragoĂ»ts par les cuisiniers, mais encore le vin, le pain, le sel, le lait, et tous les autres aliments ordinaires ne pouvaient ĂÂȘtre de son usage il ne mangeait que des fruits qu'il avait cueillis lui-mĂÂȘme dans son jardin ou des lĂ©gumes qu'il avait semĂ©s et qu'il faisait cuire. Au reste, il ne buvait jamais d'autre eau que celle qu'il puisait lui-mĂÂȘme dans une fontaine qui Ă©tait renfermĂ©e dans un endroit de son palais dont il gardait toujours la clef. Quoiqu'il parĂ»t si rempli de confiance pour AstarbĂ©, il ne laissait pas de se prĂ©cautionner contre elle il la faisait toujours manger et boire avant lui de tout ce qui devait servir Ă son repas, afin qu'il ne pĂ»t point ĂÂȘtre empoisonnĂ© sans elle et qu'elle n'eĂ»t aucune espĂ©rance de vivre plus longtemps que lui. Mais elle prit du contrepoison, qu'une vieille femme, encore plus mĂ©chante qu'elle, et qui Ă©tait la confidente de ses amours, lui avait fourni aprĂšs quoi elle ne craignit plus d'empoisonner le roi. Voici comment elle y parvint. Dans le moment oĂÂč ils allaient commencer leur repas, cette vieille dont j'ai parlĂ© fit tout Ă coup du bruit Ă une porte. Le roi, qui croyait toujours qu'on allait le tuer, se trouble et court Ă cette porte pour voir si elle est assez bien fermĂ©e. La vieille se retire le roi demeure interdit et ne sachant ce qu'il doit croire de ce qu'il a entendu; il n'ose pourtant ouvrir la porte pour s'Ă©claircir. AstarbĂ© le rassure, le flatte, et le presse de manger; elle avait dĂ©jĂ jetĂ© du poison dans sa coupe d'or pendant qu'il Ă©tait allĂ© Ă la porte. Pygmalion, selon sa coutume, la fit boire la premiĂšre; elle but sans crainte, se fiant au contrepoison. Pygmalion but aussi, et peu de temps aprĂšs il tomba dans une dĂ©faillance. AstarbĂ©, qui le connaissait capable de la tuer sur le moindre soupçon, commença Ă dĂ©chirer ses habits, Ă arracher ses cheveux et Ă pousser des cris lamentables. Elle embrassait le roi mourant; elle le tenait serrĂ© entre ses bras; elle l'arrosait d'un torrent de larmes, car les larmes ne coĂ»taient rien Ă cette femme artificieuse. Enfin, quand elle vit que les forces du roi Ă©taient Ă©puisĂ©es et qu'il Ă©tait comme agonisant, dans la crainte qu'il ne revĂnt et qu'il ne voulĂ»t la faire mourir avec lui, elle passa des caresses et des plus tendres marques d'amitiĂ© Ă la plus horrible fureur elle se jeta sur lui, et l'Ă©touffa. Ensuite elle arracha de son doigt l'anneau royal, lui ĂÂŽta le diadĂšme, et fit entrer Joazar, Ă qui elle donna l'un et l'autre. Elle crut que tous ceux qui avaient Ă©tĂ© attachĂ©s Ă elle ne manqueraient pas de suivre sa passion et que son amant serait proclamĂ© roi. Mais ceux qui avaient Ă©tĂ© les plus empressĂ©s Ă lui plaire Ă©taient des esprits bas et mercenaires, qui Ă©taient incapables d'une sincĂšre affection; d'ailleurs ils manquaient de courage, et craignaient les ennemis qu'AstarbĂ© s'Ă©tait attirĂ©s; enfin ils craignaient encore plus la hauteur, la dissimulation et la cruautĂ© de cette femme impie chacun, pour sa propre sĂ»retĂ©, dĂ©sirait qu'elle pĂ©rĂt. Cependant tout le palais est plein d'un tumulte affreux; on entend partout les cris de ceux qui disent "Le roi est mort". Les uns sont effrayĂ©s; les autres courent aux armes tous paraissent en peine des suites, mais ravis de cette nouvelle. La renommĂ©e la fait voler de bouche en bouche dans toute la grande ville de Tyr, et il ne se trouve pas un seul homme qui regrette le roi; sa mort est la dĂ©livrance et la consolation de tout le peuple. Narbal, frappĂ© d'un coup si terrible, dĂ©plora en homme de bien le malheur de Pygmalion, qui s'Ă©tait trahi lui-mĂÂȘme en se livrant Ă l'impie AstarbĂ© et qui avait mieux aimĂ© ĂÂȘtre un tyran terrible et monstrueux que d'ĂÂȘtre, selon le devoir d'un roi, le pĂšre de son peuple. Il songea au bien de l'Etat et sa hĂÂąta de rallier tous les gens de bien pour s'opposer Ă AstarbĂ©, sous laquelle on aurait vu un rĂšgne encore plus dur que celui qu'on voyait finir. Narbal savait que BalĂ©azar ne fut point noyĂ© quand on le jeta dans la mer. Ceux qui assurĂšrent Ă AstarbĂ© qu'il Ă©tait mort parlĂšrent ainsi croyant qu'il l'Ă©tait; mais, Ă la faveur de la nuit, il s'Ă©tait sauvĂ© en nageant, et des pĂÂȘcheurs de CrĂšte, touchĂ©s de compassion, l'avaient reçu dans leurs barques. Il n'avait pas osĂ© retourner dans le royaume de son pĂšre, soupçonnant qu'on avait voulu le faire pĂ©rir et craignant autant la cruelle jalousie de Pygmalion que les artifices d'AstarbĂ©. Il demeura longtemps errant et travesti sur les bords de la mer, en Syrie, oĂÂč les pĂÂȘcheurs crĂ©tois l'avaient laissĂ©; il fut mĂÂȘme obligĂ© de garder un troupeau pour gagner sa vie. Enfin il trouva moyen de faire savoir Ă Narbal l'Ă©tat oĂÂč il Ă©tait; il crut pouvoir confier son secret et sa vie Ă un homme d'une vertu si Ă©prouvĂ©e. Narbal, maltraitĂ© par le pĂšre, ne laissa pas d'aimer le fils et de veiller pour ses intĂ©rĂÂȘts mais il n'en prit soin que pour l'empĂÂȘcher de manquer jamais Ă ce qu'il devait Ă son pĂšre, et il l'engagea Ă souffrir patiemment sa mauvaise fortune. BalĂ©azar avait mandĂ© Ă Narbal "Si vous jugez que je puisse vous aller trouver, envoyez-moi un anneau d'or, et je comprendrai aussitĂÂŽt qu'il sera temps de vous aller joindre." Narbal ne jugea point Ă propos, pendant la vie de Pygmalion, de faire venir BalĂ©azar; il aurait tout hasardĂ© pour la vie du prince et pour la sienne propre, tant il Ă©tait difficile de se garantir des recherches rigoureuses de Pygmalion. Mais aussitĂÂŽt que ce malheureux roi eut fait une fin digne de ses crimes, Narbal se hĂÂąta d'envoyer l'anneau d'or Ă BalĂ©azar. BalĂ©azar partit aussitĂÂŽt et arriva aux portes de Tyr dans le temps que toute la ville Ă©tait en trouble pour savoir qui succĂ©derait Ă Pygmalion. BalĂ©azar fut aisĂ©ment reconnu par les principaux Tyriens et par tout le peuple. On l'aimait, non pour l'amour de feu roi son pĂšre, qui Ă©tait haĂÂŻ universellement, mais Ă cause de sa douceur et de sa modĂ©ration. Ses longs malheurs mĂÂȘmes lui donnaient je ne sais quel Ă©clat qui relevait toutes ses bonnes qualitĂ©s et qui attendrissait tous les Tyriens en sa faveur. Narbal assembla les chefs du peuple, les vieillards qui formaient le conseil et les prĂÂȘtres de la grande dĂ©esse de PhĂ©nicie. Ils saluĂšrent BalĂ©azar comme leur roi et le firent proclamer par des hĂ©rauts. Le peuple rĂ©pondit par mille acclamations de joie. AstarbĂ© les entendit du fond du palais, oĂÂč elle Ă©tait renfermĂ©e avec son lĂÂąche et infĂÂąme Joazar. Tous les mĂ©chants dont elle s'Ă©tait servie pendant la vie de Pygmalion l'avaient abandonnĂ©e; car les mĂ©chants craignent les mĂ©chants, s'en dĂ©fient et ne souhaitent point de les voir en crĂ©dit. Les hommes corrompus connaissent combien leurs semblables abuseraient de l'autoritĂ© et quelle serait leur violence. Mais pour les bons, les mĂ©chants s'en accommodent mieux, parce qu'au moins ils espĂšrent de trouver en eux de la modĂ©ration et de l'indulgence. Il ne restait plus autour d'AstarbĂ© que certains complices de ses crimes les plus affreux, et qui ne pouvaient attendre que le supplice. On força le palais ces scĂ©lĂ©rats n'osĂšrent pas rĂ©sister longtemps et ne songĂšrent qu'Ă s'enfuir. AstarbĂ©, dĂ©guisĂ©e en esclave, voulut se sauver dans la foule; mais un soldat la reconnut elle fut prise, et on eut bien de la peine Ă empĂÂȘcher qu'elle ne fĂ»t dĂ©chirĂ©e par le peuple en fureur. DĂ©jĂ on avait commencĂ© Ă la traĂner dans la boue; mais Narbal la tira des mains de la populace. Alors elle demanda Ă parler Ă BalĂ©azar, espĂ©rant de l'Ă©blouir par ses charmes et de lui faire espĂ©rer qu'elle lui dĂ©couvrirait des secrets importants. BalĂ©azar ne put refuser de l'Ă©couter. D'abord elle montra, avec sa beautĂ©, une douceur et une modestie capable de toucher les coeurs les plus irritĂ©s. Elle flatta BalĂ©azar par les louanges les plus dĂ©licates et les plus insinuantes; elle lui reprĂ©senta combien Pygmalion l'avait aimĂ©e; elle le conjura par ses cendres d'avoir pitiĂ© d'elle; elle invoqua les dieux, comme si elle les eĂ»t sincĂšrement adorĂ©s; elle versa des torrents de larmes; elle se jeta aux genoux du nouveau roi mais ensuite elle n'oublia rien pour lui rendre suspects et odieux tous ses serviteurs les plus affectionnĂ©s. Elle accusa Narbal d'ĂÂȘtre entrĂ© dans une conjuration contre Pygmalion et d'avoir essayĂ© de suborner les peuples pour se faire roi au prĂ©judice de BalĂ©azar elle ajouta qu'il voulait empoisonner ce jeune prince. Elle inventa de semblables calomnies contre tous les autres Tyriens qui aiment la vertu; elle espĂ©rait de trouver dans le coeur de BalĂ©azar la mĂÂȘme dĂ©fiance et les mĂÂȘmes soupçons qu'elle avait vus dans celui du roi son pĂšre. Mais BalĂ©azar, ne pouvant plus souffrir la noire malignitĂ© de cette femme, l'interrompit et appela des gardes. On la mit en prison; les plus sages vieillards furent commis pour examiner toutes ses actions. On dĂ©couvrit avec horreur qu'elle avait empoisonnĂ© et Ă©touffĂ© Pygmalion; toute la suite de sa vie parut un enchaĂnement continuel de crimes monstrueux. On allait la condamner au supplice qui est destinĂ© Ă punir les grands crimes dans la PhĂ©nicie c'est d'ĂÂȘtre brĂ»lĂ© Ă petit feu; mais quand elle comprit qu'il ne lui restait plus aucune espĂ©rance, elle devint semblable Ă une Furie sortie de l'enfer; elle avala du poison qu'elle portait toujours sur elle pour se faire mourir, en cas qu'on voulĂ»t lui faire souffrir de longs tourments. Ceux qui la gardĂšrent aperçurent qu'elle souffrait une violente douleur ils voulurent la secourir; mais elle ne voulut jamais leur rĂ©pondre, et elle fit signe qu'elle ne voulait aucun soulagement. On lui parla des justes dieux, qu'elle avait irritĂ©s au lieu de tĂ©moigner la confusion et le repentir que ses fautes mĂ©ritaient, elle regarda le ciel avec mĂ©pris et arrogance, comme pour insulter aux dieux. La rage et l'impiĂ©tĂ© Ă©taient peintes sur son visage mourant on ne voyait plus aucun reste de cette beautĂ© qui avait fait le malheur de tant d'hommes. Toutes ses grĂÂąces Ă©taient effacĂ©es ses yeux Ă©teints roulaient dans sa tĂÂȘte et jetaient des regards farouches; un mouvement convulsif agitait ses lĂšvres et tenait sa bouche ouverte d'une horrible grandeur; tout son visage, tirĂ© et rĂ©trĂ©ci, faisait des grimaces hideuses; une pĂÂąleur livide et une froideur mortelle avait saisi tout son corps. Quelquefois elle semblait se ranimer, mais ce n'Ă©tait que pour pousser des hurlements. Enfin elle expira, laissant remplis d'horreur et d'effroi tous ceux qui la virent. Ses mĂÂąnes impies descendirent sans doute dans ces tristes lieux oĂÂč les cruelles DanaĂÂŻdes puisent Ă©ternellement de l'eau dans des vases percĂ©s, oĂÂč Ixion tourne Ă jamais sa roue, oĂÂč Tantale, brĂ»lant de soif, ne peut avaler l'eau qui s'enfuit de ses lĂšvres, oĂÂč Sisyphe roule inutilement un rocher qui retombe sans cesse, et oĂÂč Titye sentira Ă©ternellement, dans ses entrailles toujours renaissantes, un vautour qui les ronge. BalĂ©azar, dĂ©livrĂ© de ce monstre, rendit grĂÂąces aux dieux par d'innombrables sacrifices. Il a commencĂ© son rĂšgne par une conduite tout opposĂ©e Ă celle de Pygmalion. Il s'est appliquĂ© Ă faire refleurir le commerce, qui languissait tous les jours de plus en plus il a pris les conseils de Narbal pour les principales affaires, et n'est pourtant point gouvernĂ© par lui; car il veut tout voir par lui-mĂÂȘme. Il Ă©coute tous les diffĂ©rents avis qu'on veut lui donner et dĂ©cide ensuite sur ce qui lui paraĂt le meilleur. Il est aimĂ© des peuples. En possĂ©dant les coeurs, il possĂšde plus de trĂ©sors que son pĂšre n'en avait amassĂ© par son avarice cruelle; car il n'y a aucune famille qui ne lui donnĂÂąt tout ce qu'elle a de bien, s'il se trouvait dans une pressante nĂ©cessitĂ© ainsi, ce qu'il leur laisse est plus Ă lui que s'il le leur ĂÂŽtait. Il n'a pas besoin de se prĂ©cautionner pour la sĂ»retĂ© de sa vie; car il a toujours autour de lui la plus sĂ»re garde, qui est l'amour des peuples. Il n'y a aucun de ses sujets qui ne craigne de le perdre et qui ne hasardĂÂąt sa propre vie pour conserver celle d'un si bon roi. Il vit heureux, et tout son peuple est heureux avec lui il craint de charger trop ses peuples; ses peuples craignent de ne lui offrir pas une assez grande partie de leurs biens. Il les laisse dans l'abondance, et cette abondance ne les rend ni indociles ni insolents car ils sont laborieux, adonnĂ©s au commerce, fermes Ă conserver la puretĂ© des anciennes lois. La PhĂ©nicie est remontĂ©e au plus haut point de sa grandeur et de sa gloire. C'est Ă son jeune roi qu'elle doit tant de prospĂ©ritĂ©s. Narbal gouverne sous lui. O TĂ©lĂ©maque, s'il vous voyait maintenant, avec quelle joie vous comblerait-il de prĂ©sents! Quel plaisir serait-ce pour lui de vous renvoyer magnifiquement dans votre patrie! Ne suis-je pas heureux de faire ce qu'il voudrait pouvoir faire lui-mĂÂȘme et d'aller dans l'Ăle d'Ithaque mettre sur le trĂÂŽne le fils d'Ulysse, afin qu'il y rĂšgne aussi sagement que BalĂ©azar rĂšgne Ă Tyr?" AprĂšs qu'Adoam eut parlĂ© ainsi, TĂ©lĂ©maque, charmĂ© de l'histoire que ce PhĂ©nicien venait de raconter et plus encore des marques d'amitiĂ© qu'il en recevait dans son malheur, l'embrassa tendrement. Ensuite Adoam lui demanda par quelle aventure il Ă©tait entrĂ© dans l'Ăle de Calypso. TĂ©lĂ©maque lui fit, Ă son tour, l'histoire de son dĂ©part de Tyr, de son passage dans l'Ăle de Chypre, de la maniĂšre dont il avait retrouvĂ© Mentor, de leur voyage en CrĂšte, des jeux publics pour l'Ă©lection d'un roi aprĂšs la fuite d'IdomĂ©nĂ©e, de la colĂšre de VĂ©nus, de leur naufrage, du plaisir avec lequel Calypso les avait reçus, de la jalousie de cette dĂ©esse contre une de ses nymphes, et de l'action de Mentor, qui avait jetĂ© son ami dans la mer, dĂšs qu'il vit le vaisseau phĂ©nicien. AprĂšs ces entretiens, Adoam fit servir un magnifique repas, et, pour tĂ©moigner une plus grande joie, il rassembla tous les plaisirs dont on pouvait jouir. Pendant le repas, qui fut servi par de jeunes PhĂ©niciens vĂÂȘtus de blanc et couronnĂ©s de fleurs, on brĂ»la les plus exquis parfums de l'Orient. Tous les bancs de rameurs Ă©taient pleins de joueurs de flĂ»te. Achitoas les interrompait de temps en temps par les doux accords de sa voix et de sa lyre, dignes d'ĂÂȘtre entendus Ă la table des dieux et de ravir les oreilles d'Apollon mĂÂȘme Les Tritons, les NĂ©rĂ©ides, toutes les divinitĂ©s qui obĂ©issent Ă Neptune, les monstres marins mĂÂȘmes sortaient de leurs grottes humides et profondes pour venir en foule autour du vaisseau, charmĂ©s par cette mĂ©lodie. Une troupe de jeunes PhĂ©niciens d'une rare beautĂ©, et vĂÂȘtus de fin lin plus blanc que la neige, dansĂšrent longtemps les danses de leurs pays, puis celles d'Egypte et enfin celles de la GrĂšce. De temps en temps des trompettes faisaient retentir l'onde jusqu'aux rivages Ă©loignĂ©s. Le silence de la nuit, le calme de la mer, la lumiĂšre tremblante de la lune rĂ©pandue sur la face des ondes, le sombre azur du ciel semĂ© de brillantes Ă©toiles, servaient Ă rendre ce spectacle encore plus beau. TĂ©lĂ©maque, d'un naturel vif et sensible, goĂ»tait tous ces plaisirs, mais il n'osait y livrer son coeur. Depuis qu'il avait Ă©prouvĂ© avec tant de honte, dans l'Ăle de Calypso, combien la jeunesse est prompte Ă s'enflammer, tous les plaisirs, mĂÂȘme les plus innocents, lui faisaient peur; tout lui Ă©tait suspect. Il regardait Mentor; il cherchait sur son visage et dans ses yeux ce qu'il devait penser de tous ces plaisirs. Mentor Ă©tait bien aise de le voir dans cet embarras, et ne faisait pas semblant de le remarquer. Enfin, touchĂ© de la modĂ©ration de TĂ©lĂ©maque, il lui dit en souriant - Je comprends ce que vous craignez vous ĂÂȘtes louable de cette crainte; mais il ne faut pas la pousser trop loin. Personne ne souhaitera jamais plus que moi que vous goĂ»tiez des plaisirs, mais des plaisirs qui ne vous passionnent ni ne vous amollissent point. Il vous faut des plaisirs qui vous dĂ©lassent et que vous goĂ»tiez en vous possĂ©dant, mais non pas des plaisirs qui vous entraĂnent. Je vous souhaite des plaisirs doux et modĂ©rĂ©s, qui ne vous ĂÂŽtent point la raison et qui ne vous rendent jamais semblable Ă une bĂÂȘte en fureur. Maintenant il est Ă propos de vous dĂ©lasser de toutes vos peines. GoĂ»tez avec complaisance pour Adoam les plaisirs qu'il vous offre; rĂ©jouissez-vous, TĂ©lĂ©maque, rĂ©jouissez-vous. La sagesse n'a rien d'austĂšre ni d'affectĂ© c'est elle qui donne les vrais plaisirs; elle seule les sait assaisonner pour les rendre purs et durables. Elle sait mĂÂȘler les jeux et les ris avec les occupations graves et sĂ©rieuses; elle prĂ©pare le plaisir par le travail et elle dĂ©lasse du travail par le plaisir. La sagesse n'a point de honte de paraĂtre enjouĂ©e quand il le faut. En disant ces paroles, Mentor prit une lyre et en joua avec tant d'art qu'Achitoas, jaloux, laissa tomber la sienne de dĂ©pit; ses yeux s'allumĂšrent, son visage troublĂ© changea de couleur tout le monde eĂ»t aperçu sa peine et sa honte, si la lyre de Mentor n'eĂ»t enlevĂ© l'ĂÂąme de tous les assistants. A peine osait-on respirer, de peur de troubler le silence et de perdre quelque chose de ce chant divin on craignait toujours qu'il finirait trop tĂÂŽt. La voix de Mentor n'avait aucune douceur effĂ©minĂ©e; mais elle Ă©tait flexible, forte et elle passionnait jusqu'aux moindres choses. Il chanta d'abord les louanges de Jupiter, pĂšre et roi des dieux et des hommes, qui, d'un signe de sa tĂÂȘte, Ă©branle l'univers. Puis il reprĂ©senta Minerve qui sort de sa tĂÂȘte, c'est-Ă -dire la sagesse, que ce dieu forme au-dedans de lui-mĂÂȘme et qui sort de lui pour instruire les hommes dociles. Mentor chanta ces vĂ©ritĂ©s d'un ton si religieux et si sublime, que toute l'assemblĂ©e crut ĂÂȘtre transportĂ©e au plus haut de l'Olympe, Ă la face de Jupiter, dont les regards sont plus perçants que son tonnerre. Ensuite il chanta le malheur du jeune Narcisse, qui, devenant follement amoureux de sa propre beautĂ©, qu'il regardait sans cesse au bord d'une fontaine, se consuma lui-mĂÂȘme de douleur et fut changĂ© en une fleur qui porte son nom. Enfin il chanta aussi la funeste mort du bel Adonis, qu'un sanglier dĂ©chira et que VĂ©nus, passionnĂ©e pour lui, ne put ranimer en faisant au ciel des plaintes amĂšres. Tous ceux qui l'Ă©coutĂšrent ne purent retenir leurs larmes, et chacun sentait je ne sais quel plaisir en pleurant. Quand il eut cessĂ© de chanter, les PhĂ©niciens Ă©tonnĂ©s se regardaient les uns et les autres. L'un disait "C'est OrphĂ©e c'est ainsi qu'avec une lyre il apprivoisait les bĂÂȘtes farouches et enlevait les bois et les rochers; c'est ainsi qu'il enchanta CerbĂšre, qu'il suspendit les tourments d'Ixion et des DanaĂÂŻdes et qu'il toucha l'inexorable Pluton, pour tirer des enfers la belle Eurydice." Un autre s'Ă©criait "Non, c'est Linus, fils d'Apollon." Un autre rĂ©pondit "Vous vous trompez, c'est Apollon lui-mĂÂȘme." TĂ©lĂ©maque n'Ă©tait guĂšre moins surpris que les autres, car il n'avait jamais cru que Mentor sĂ»t, avec tant de perfection, chanter et jouer de la lyre. Achitoas, qui avait eu le loisir de cacher sa jalousie, commença Ă donner des louanges Ă Mentor; mais il rougit en le louant et il ne put achever son discours. Mentor, qui voyait son trouble, prit la parole, comme s'il eĂ»t voulu l'interrompre, et tĂÂącha de le consoler en lui donnant toutes les louanges qu'il mĂ©ritait. Achitoas ne fut point consolĂ©; car il sentit que Mentor le surpassait encore plus par sa modestie que par les charmes de sa voix. Cependant TĂ©lĂ©maque dit Ă Adoam - Je me souviens que vous m'avez parlĂ© d'un voyage que vous fĂtes dans la BĂ©tique depuis que nous fĂ»mes partis d'Egypte. La BĂ©tique est un pays dont on raconte tant de merveilles qu'Ă peine peut-on les croire. Daignez m'apprendre si tout ce qu'on en dit est vrai. - Je serai fort aise - rĂ©pondit Adoam - de vous dĂ©peindre ce fameux pays, digne de votre curiositĂ©, et qui surpasse tout ce que la renommĂ©e en publie. AussitĂÂŽt il commença ainsi "Le fleuve BĂ©tis coule dans un pays fertile et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du fleuve, qui se jette dans le grand OcĂ©an, assez prĂšs des Colonnes d'Hercule et de cet endroit oĂÂč la mer furieuse, rompant ses digues, sĂ©para autrefois la terre de Tharsis d'avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservĂ© les dĂ©lices de l'ĂÂąge d'or. Les hivers y sont tiĂšdes, et les rigoureux aquilons n'y soufflent jamais. L'ardeur de l'Ă©tĂ© y est toujours tempĂ©rĂ©e par des zĂ©phyrs rafraĂchissants, qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour. Ainsi toute l'annĂ©e n'est qu'un heureux hymen du printemps et de l'automne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque annĂ©e une double moisson. Les chemins y sont bordĂ©s de lauriers, de grenadiers, de jasmins et d'autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchĂ©es de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d'or et d'argent dans ce beau pays; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicitĂ©, ne daignent pas seulement compter l'or et l'argent parmi leurs richesses ils n'estiment que ce qui sert vĂ©ritablement aux besoins de l'homme. Quand nous avons commencĂ© Ă faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvĂ© l'or et l'argent parmi eux employĂ©s aux mĂÂȘmes usages que le fer, par exemple, pour des socs de charrue. Comme ils ne faisaient aucun commerce au-dehors, ils n'avaient besoin d'aucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d'artisans car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux vĂ©ritables nĂ©cessitĂ©s des hommes; encore mĂÂȘme la plupart des hommes en ce pays, Ă©tant adonnĂ©s Ă l'agriculture ou Ă conduire des troupeaux, ne laissent pas d'exercer les arts nĂ©cessaires pour leur vie simple et frugale. Les femmes filent cette belle laine, et en font des Ă©toffes fines d'une merveilleuse blancheur; elles font le pain, apprĂÂȘtent Ă manger, et ce travail leur est facile, car on vit en ce pays de fruits ou de lait, et rarement de viande. Elles emploient le cuir de leurs moutons Ă faire une lĂ©gĂšre chaussure pour elles, pour leurs maris et pour leurs enfants; elles font des tentes, dont les unes sont de peaux cirĂ©es et les autres d'Ă©corce d'arbres; elles font, elles lavent tous les habits de la famille, et tiennent les maisons dans un ordre et une propretĂ© admirable. Leurs habits sont aisĂ©s Ă faire car, en ce doux climat, on ne porte qu'une piĂšce d'Ă©toffe fine et lĂ©gĂšre, qui n'est point taillĂ©e, et que chacun met Ă longs plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant la forme qu'il veut. Les hommes n'ont d'autres arts Ă exercer, outre la culture des terres et la conduite des troupeaux, que l'art de mettre le bois et le fer en oeuvre; encore mĂÂȘme ne se servent-ils guĂšre du fer, exceptĂ© pour les instruments nĂ©cessaires au labourage. Tous les arts qui regardent l'architecture leur sont inutiles; car ils ne bĂÂątissent jamais de maison. "C'est - disent-ils - s'attacher trop Ă la terre, que de s'y faire une demeure qui dure beaucoup plus que nous; il suffit de se dĂ©fendre des injures de l'air." Pour tous les autres arts estimĂ©s chez les Grecs, chez les Egyptiens et chez tous les autres peuples bien policĂ©s, ils les dĂ©testent, comme des inventions de la vanitĂ© et de la mollesse." Quand on leur parle des peuples qui ont l'art de faire des bĂÂątiments superbes, des meubles d'or et d'argent, des Ă©toffes ornĂ©es de broderies et de pierres prĂ©cieuses, des parfums exquis, des mets dĂ©licieux, des instruments dont l'harmonie charme, ils rĂ©pondent en ces termes "Ces peuples sont bien malheureux d'avoir employĂ© tant de travail et d'industrie Ă se corrompre eux-mĂÂȘmes! Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possĂšdent il tente ceux qui en sont privĂ©s de vouloir l'acquĂ©rir par l'injustice et par la violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu'Ă rendre les hommes mauvais? Les hommes de ces pays sont-ils plus sains et plus robustes que nous? Vivent-ils plus longtemps? Sont-ils plus unis entre eux? MĂšnent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie? Au contraire, ils doivent ĂÂȘtre jaloux les uns des autres, rongĂ©s par une lĂÂąche et noire envie, toujours agitĂ©s par l'ambition, par la crainte, par l'avarice, incapables des plaisirs purs et simples, puisqu'ils sont esclaves de tant de fausses nĂ©cessitĂ©s dont ils font dĂ©pendre tout leur bonheur." C'est ainsi, continuait Adoam, que parlent ces hommes sages, qui n'ont appris la sagesse qu'en Ă©tudiant la simple nature. Ils ont horreur de notre politesse; et il faut avouer que la leur est grande dans leur aimable simplicitĂ©. Ils vivent tous ensemble sans partager les terres; chaque famille est gouvernĂ©e par son chef, qui en est le vĂ©ritable roi. Le pĂšre de famille est en droit de punir chacun de ses enfants ou petits-enfants qui fait une mauvaise action; mais, avant que de le punir, il prend les avis du reste de la famille. Ces punitions n'arrivent presque jamais; car l'innocence des moeurs, la bonne foi, l'obĂ©issance et l'horreur du vice habitent dans cette heureuse terre. Il semble qu'AstrĂ©e, qu'on dit qui est retirĂ©e dans le ciel, est encore ici-bas cachĂ©e parmi ces hommes. Il ne faut point de juges parmi eux, car leur propre conscience les juge. Tous les biens sont communs les fruits des arbres, les lĂ©gumes de la terre, le lait des troupeaux sont des richesses si abondantes, que des peuples si sobres et si modĂ©rĂ©s n'ont pas besoin de les partager. Chaque famille, errante dans ce beau pays, transporte ses tentes d'un lieu en un autre, quand elle a consumĂ© les fruits et Ă©puisĂ© les pĂÂąturages de l'endroit oĂÂč elle s'Ă©tait mise. Ainsi, ils n'ont point d'intĂ©rĂÂȘts Ă soutenir les uns contre les autres, et ils s'aiment tous d'une amour fraternelle que rien ne trouble. C'est le retranchement des vaines richesses et des plaisirs trompeurs qui leur conserve cette paix, cette union et cette libertĂ©. Ils sont tous libres et tous Ă©gaux. On ne voit parmi eux aucune distinction que celle qui vient de l'expĂ©rience des sages vieillards ou de la sagesse extraordinaire de quelques jeunes hommes qui Ă©galent les vieillards consommĂ©s en vertu. La fraude, la violence, le parjure, les procĂšs, les guerres ne font jamais entendre leur voix cruelle et empestĂ©e dans ce pays chĂ©ri des dieux. Jamais le sang humain n'a rougi cette terre; Ă peine y voit-on couler celui des agneaux. Quand on parle Ă ces peuples de batailles sanglantes, des rapides conquĂÂȘtes, des renversements d'Etats qu'on voit dans les autres nations, ils ne peuvent assez s'Ă©tonner. "Quoi! disent-ils, les hommes ne sont-ils pas assez mortels, sans se donner encore les uns aux autres une mort prĂ©cipitĂ©e? La vie est si courte! Et il semble qu'elle leur paraisse trop longue! Sont-ils sur la terre pour se dĂ©chirer les uns les autres et pour se rendre mutuellement malheureux?" Au reste, ces peuples de la BĂ©tique ne peuvent comprendre qu'on admire tant les conquĂ©rants qui subjuguent les grands empires. "Quelle folie - disent-ils - de mettre son bonheur Ă gouverner les autres hommes, dont le gouvernement donne tant de peine, si on veut les gouverner avec raison et suivant la justice! Mais pourquoi prendre plaisir Ă les gouverner malgrĂ© eux? C'est tout ce qu'un homme sage peut faire, que de vouloir s'assujettir Ă gouverner un peuple docile dont les dieux l'ont chargĂ©, ou un peuple qui le prie d'ĂÂȘtre comme son pĂšre et son pasteur. Mais gouverner les peuples contre leur volontĂ©, c'est se rendre trĂšs misĂ©rable, pour avoir le faux honneur de les tenir dans l'esclavage. Un conquĂ©rant est un homme que les dieux, irritĂ©s contre le genre humain, ont donnĂ© Ă la terre dans leur colĂšre, pour ravager les royaumes, pour rĂ©pandre partout l'effroi, la misĂšre, le dĂ©sespoir, et pour faire autant d'esclaves qu'il y a d'hommes libres. Un homme qui cherche la gloire ne la trouve-t-il pas assez en conduisant avec sagesse ce que les dieux ont mis dans ses mains! Croit-il ne pouvoir mĂ©riter des louanges qu'en devenant violent, injuste, hautain, usurpateur, tyrannique sur tous ses voisins? Il ne faut jamais songer Ă la guerre que pour dĂ©fendre sa libertĂ©. Heureux celui qui, n'Ă©tant point esclave d'autrui, n'a point la folle ambition de faire d'autrui son esclave! Ces grands conquĂ©rants, qu'on nous dĂ©peint avec tant de gloire, ressemblent Ă ces fleuves dĂ©bordĂ©s qui paraissent majestueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes qu'ils devraient seulement arroser." AprĂšs qu'Adoam eut fait cette peinture de la BĂ©tique, TĂ©lĂ©maque, charmĂ©, lui fit diverses questions curieuses. - Ces peuples - lui dit-il - boivent-ils du vin? - Ils n'ont garde d'en boire - reprit Adoam - car ils n'ont jamais voulu en faire. Ce n'est pas qu'ils manquent de raisins aucune terre n'en porte de plus dĂ©licieux; mais ils se contentent de manger le raisin comme les autres fruits, et ils craignent le vin comme le corrupteur des hommes. "C'est une espĂšce de poison - disent-ils - qui met en fureur; il ne fait pas mourir l'homme, mais il le rend bĂÂȘte. Les hommes peuvent conserver leur santĂ© et leur force sans vin; avec le vin, ils courent risque de ruiner leur santĂ© et de perdre les bonnes moeurs." TĂ©lĂ©maque disait ensuite - Je voudrais bien savoir quelles lois rĂšglent les mariages dans cette nation. - Chaque homme - rĂ©pondit Adoam - ne peut avoir qu'une femme, et il faut qu'il la garde tant qu'elle vit. L'honneur des hommes, en ce pays, dĂ©pend autant de leur fidĂ©litĂ© Ă l'Ă©gard de leurs femmes, que l'honneur des femmes dĂ©pend, chez les autres peuples, de leur fidĂ©litĂ© pour leurs maris. Jamais peuple ne fut si honnĂÂȘte, ni si jaloux de la puretĂ©. Les femmes y sont belles et agrĂ©ables, mais simples, modestes et laborieuses. Les mariages y sont paisibles, fĂ©conds, sans tache. Le mari et la femme semblent n'ĂÂȘtre plus qu'une seule personne en deux corps diffĂ©rents. Le mari et la femme partagent ensemble tous les soins domestiques le mari rĂšgle toutes les affaires du dehors; la femme se renferme dans son mĂ©nage; elle soulage son mari; elle paraĂt n'ĂÂȘtre faite que pour lui plaire; elle gagne sa confiance et le charme moins par sa beautĂ© que par sa vertu. Ce vrai charme de leur sociĂ©tĂ© dure autant que leur vie. La sobriĂ©tĂ©, la modĂ©ration et les moeurs pures de ce peuple lui donnent une vie longue et exempte de maladies. On y voit des vieillards de cent et de six vingt ans, qui ont encore de la gaietĂ© et de la vigueur. - Il me reste - ajoutait TĂ©lĂ©maque - Ă savoir comment ils font pour Ă©viter la guerre avec les autres peuples voisins. - La nature - dit Adoam - les a sĂ©parĂ©s des autres peuples d'un cĂÂŽtĂ© par la mer, et de l'autre par de hautes montagnes du cĂÂŽtĂ© du nord. D'ailleurs, les peuples voisins les respectent Ă cause de leur vertu. Souvent les autres peuples, ne pouvant s'accorder entre eux, les ont pris pour juges de leurs diffĂ©rends et leur ont confiĂ© les terres et les villes qu'ils disputaient entre eux. Comme cette sage nation n'a jamais fait aucune violence, personne ne se dĂ©fie d'elle. Ils rient quand on leur parle des rois qui ne peuvent rĂ©gler entre eux les frontiĂšres de leurs Etats. "Peut-on craindre - disent-ils - que la terre manque aux hommes? Il y en aura toujours plus qu'ils n'en pourront cultiver. Tandis qu'il restera des terres libres et incultes, nous ne voudrions pas mĂÂȘme dĂ©fendre les nĂÂŽtres contre des voisins qui viendraient s'en saisir." On ne trouve, dans tous les habitants de la BĂ©tique, ni orgueil, ni hauteur, ni mauvaise foi, ni envie d'Ă©tendre leur domination. Ainsi leurs voisins n'ont jamais rien Ă craindre d'un tel peuple, et ils ne peuvent espĂ©rer de s'en faire craindre; c'est pourquoi ils les laissent en repos. Ce peuple abandonnerait son pays, ou se livrerait Ă la mort, plutĂÂŽt que d'accepter la servitude ainsi il est autant difficile Ă subjuguer qu'il est incapable de vouloir subjuguer les autres. C'est ce qui fait une paix profonde entre eux et leurs voisins. Adoam finit ce discours en racontant de quelle maniĂšre les PhĂ©niciens faisaient leur commerce dans la BĂ©tique. "Ces peuples - disait-il - furent Ă©tonnĂ©s quand ils virent venir, au travers des ondes de la mer, des hommes Ă©trangers qui venaient de si loin. Ils nous laissĂšrent fonder une ville dans l'Ăle de GadĂšs; ils nous reçurent mĂÂȘme chez eux avec bontĂ© et nous firent part de tout ce qu'ils avaient, sans vouloir de nous aucun payement. De plus, il nous offrirent de nous donner libĂ©ralement tout ce qu'il leur resterait de leurs laines, aprĂšs qu'ils en auraient fait leur provision pour leur usage; et en effet, ils nous en envoyĂšrent un riche prĂ©sent. C'est un plaisir pour eux que de donner aux Ă©trangers leur superflu. Pour leurs mines, ils n'eurent aucune peine Ă nous les abandonner; elles leur Ă©taient inutiles. Il leur paraissait que les hommes n'Ă©taient guĂšre sages d'aller chercher, par tant de travaux, dans les entrailles de la terre, ce qui ne peut les rendre heureux ni satisfaire Ă aucun vrai besoin. "Ne creusez point - nous disaient-ils - si avant dans la terre contentez-vous de la labourer; elle vous donnera de vĂ©ritables biens qui vous nourriront; vous en tirerez des fruits qui valent mieux que l'or et que l'argent, puisque les hommes ne veulent de l'or et de l'argent que pour en acheter les aliments qui soutiennent leur vie." Nous avons souvent voulu leur apprendre la navigation et mener les jeunes hommes de leur pays dans la PhĂ©nicie; mais ils n'ont jamais voulu que leurs enfants apprissent Ă vivre comme nous. "Ils apprendraient - nous disaient-ils - Ă avoir besoin de toutes les choses qui vous sont devenues nĂ©cessaires ils voudraient les avoir; ils abandonneraient la vertu pour les obtenir par de mauvaises industries. Ils deviendraient comme un homme qui a de bonnes jambes, et qui, perdant l'habitude de marcher, s'accoutume enfin au besoin d'ĂÂȘtre toujours portĂ© comme un malade." Pour la navigation, ils l'admirent Ă cause de l'industrie de cet art; mais ils croient que c'est un art pernicieux. "Si ces gens-lĂ - disent-ils - ont suffisamment en leur pays ce qui est nĂ©cessaire Ă la vie, que vont-ils chercher en un autre? Ce qui suffit aux besoins de la nature ne leur suffit-il pas? Ils mĂ©riteraient de faire naufrage, puisqu'ils cherchent la mort au milieu des tempĂÂȘtes, pour assouvir l'avarice des marchands et pour flatter les passions des autres hommes." TĂ©lĂ©maque Ă©tait ravi d'entendre ces discours d'Adoam, et il se rĂ©jouissait qu'il y eĂ»t encore au monde un peuple qui, suivant la droite nature, fĂ»t si sage et si heureux tout ensemble. "O combien ces moeurs - disait-il - sont-elles Ă©loignĂ©es des moeurs vaines et ambitieuses des peuples qu'on croit les plus sages! Nous sommes tellement gĂÂątĂ©s, qu'Ă peine pouvons-nous croire que cette simplicitĂ© si naturelle puisse ĂÂȘtre vĂ©ritable. Nous regardons les moeurs de ce peuple comme une belle fable, et il doit regarder les nĂÂŽtres comme un songe monstrueux." HuitiĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - VĂ©nus, toujours irritĂ©e contre TĂ©lĂ©maque, demande sa perte Ă Jupiter; mais les destins ne permettant pas qu'il pĂ©risse, la dĂ©esse va solliciter de Neptune les moyens de l'Ă©loigner d'Ithaque, oĂÂč le conduisait Adoam. AussitĂÂŽt Neptune envoie au pilote Acamas une divinitĂ© trompeuse qui lui enchante les sens et le fait entrer Ă pleines voiles dans le port de Salente, au moment oĂÂč il croyait arriver Ă Ithaque. IdomĂ©nĂ©e, roi de Salente, fait Ă TĂ©lĂ©maque et Ă Mentor l'accueil le plus affectueux il se rend avec eux au temple de Jupiter, oĂÂč il avait ordonnĂ© un sacrifice pour le succĂšs d'une guerre contre les Manduriens. Le sacrificateur, consultant les entrailles des victimes, fait tout espĂ©rer Ă IdomĂ©nĂ©e, et l'assure qu'il devra son bonheur Ă ses deux nouveaux hĂÂŽtes. Pendant que TĂ©lĂ©maque et Adoam s'entretenaient de la sorte, oubliant le sommeil, et n'apercevant pas que la nuit Ă©tait dĂ©jĂ au milieu de sa course, une divinitĂ© ennemie et trompeuse les Ă©loignait d'Ithaque, que leur pilote Acamas cherchait en vain. Neptune, quoique favorable aux PhĂ©niciens, ne pouvait supporter plus longtemps que TĂ©lĂ©maque eĂ»t Ă©chappĂ© Ă la tempĂÂȘte qui l'avait jetĂ© contre les rochers de l'Ăle de Calypso. VĂ©nus Ă©tait encore plus irritĂ©e de voir ce jeune homme qui triomphait, ayant vaincu l'Amour et tous ses charmes. Dans le transport de sa douleur, elle quitta CythĂšre, Paphos, Idalie, et tous les honneurs qu'on lui rend dans l'Ăle de Chypre elle ne pouvait plus demeurer dans ces lieux, oĂÂč TĂ©lĂ©maque avait mĂ©prisĂ© son empire. Elle monte vers l'Ă©clatant Olympe, oĂÂč les dieux Ă©taient assemblĂ©s auprĂšs du trĂÂŽne de Jupiter. De ce lieu, ils aperçoivent les astres qui roulent sous leurs pieds; ils voient le globe de la terre comme un petit amas de boue; les mers immenses ne leur paraissent que comme des gouttes d'eau dont ce morceau de boue est un peu dĂ©trempĂ© les plus grands royaumes ne sont Ă leurs yeux qu'un peu de sable, qui couvre la surface de cette boue; les peuples innombrables et les plus puissantes armĂ©es ne sont que comme des fourmis qui se disputent les uns aux autres un brin d'herbe sur ce morceau de boue. Les immortels rient des affaires les plus sĂ©rieuses qui agitent les faibles mortels, et elles leur paraissent des jeux d'enfants. Ce que les hommes appellent grandeur, gloire, puissance, profonde politique, ne paraĂt Ă ces suprĂÂȘmes divinitĂ©s que misĂšre et faiblesse. C'est dans cette demeure, si Ă©levĂ©e au-dessus de la terre, que Jupiter a posĂ© son trĂÂŽne immobile ses yeux percent jusque dans l'abĂme et Ă©clairent jusque dans les derniers replis des coeurs. Ses regards doux et sereins rĂ©pandent le calme et la joie dans tout l'univers; au contraire, quand il secoue sa chevelure, il Ă©branle le ciel et la terre. Les dieux mĂÂȘmes, Ă©blouis des rayons de gloire qui l'environnent, ne s'en approchent qu'avec tremblement. Toutes les divinitĂ©s cĂ©lestes Ă©taient dans ce moment auprĂšs de lui. VĂ©nus se prĂ©senta avec tous les charmes qui naissent dans son sein; sa robe flottante avait plus d'Ă©clat que toutes les couleurs dont Iris se pare au milieu des sombres nuages, quand elle vient promettre aux mortels effrayĂ©s la fin des tempĂÂȘtes et leur annoncer le retour du beau temps. Sa robe Ă©tait nouĂ©e par cette fameuse ceinture sur laquelle paraissent les grĂÂąces, les cheveux de la dĂ©esse Ă©taient attachĂ©s par derriĂšre nĂ©gligemment avec une tresse d'or. Tous les dieux furent surpris de sa beautĂ©, comme s'ils ne l'eussent jamais vue, et leurs yeux en furent Ă©blouis, comme ceux des mortels le sont, quand PhĂ©bus, aprĂšs une longue nuit, vient les Ă©clairer par ses rayons. Ils se regardaient les uns les autres avec Ă©tonnement, et leurs yeux revenaient toujours sur VĂ©nus; mais ils aperçurent que les yeux de cette dĂ©esse Ă©taient baignĂ©s de larmes et qu'une douleur amĂšre Ă©tait peinte sur son visage. Cependant elle s'avançait vers le trĂÂŽne de Jupiter, d'une dĂ©marche douce et lĂ©gĂšre, comme le vol rapide d'un oiseau qui fend l'espace immense des airs. Il la regarda avec complaisance; il lui fit un doux souris et, se levant, il l'embrassa. - Ma chĂšre fille - lui dit-il - quelle est votre peine? Je ne puis voir vos larmes sans en ĂÂȘtre touchĂ© ne craignez point de m'ouvrir votre coeur; vous connaissez ma tendresse et ma complaisance. VĂ©nus lui rĂ©pondit d'une voix douce, mais entrecoupĂ©e de profonds soupirs - O pĂšre des dieux et des hommes, vous qui voyez tout, pouvez-vous ignorer ce qui fait ma peine? Minerve ne s'est pas contentĂ©e d'avoir renversĂ© jusqu'aux fondements la superbe ville de Troie, que je dĂ©fendais, et de s'ĂÂȘtre vengĂ©e de PĂÂąris, qui avait prĂ©fĂ©rĂ© ma beautĂ© Ă la sienne elle conduit par toutes les terres et par toutes les mers le fils d'Ulysse, ce cruel destructeur de Troie. TĂ©lĂ©maque est accompagnĂ© par Minerve; c'est ce qui empĂÂȘche qu'elle ne paraisse ici en son rang avec les autres divinitĂ©s. Elle a conduit ce jeune tĂ©mĂ©raire dans l'Ăle de Chypre pour m'outrager. Il a mĂ©prisĂ© ma puissance il n'a pas daignĂ© seulement brĂ»ler de l'encens sur mes autels; il a tĂ©moignĂ© avoir horreur des fĂÂȘtes que l'on cĂ©lĂšbre en mon honneur; il a fermĂ© son coeur Ă tous mes plaisirs. En vain Neptune, pour le punir, Ă ma priĂšre, a irritĂ© les vents et les flots contre lui TĂ©lĂ©maque, jetĂ© par un naufrage horrible dans l'Ăle de Calypso, a triomphĂ© de l'Amour mĂÂȘme, que j'avais envoyĂ© dans cette Ăle pour attendrir le coeur de ce jeune Grec. Ni sa jeunesse, ni les charmes de Calypso et de ses nymphes, ni les traits enflammĂ©s de l'Amour n'ont pu surmonter les artifices de Minerve. Elle l'a arrachĂ© de cette Ăle me voilĂ confondue; un enfant triomphe de moi! Jupiter, pour consoler VĂ©nus, lui dit - Il est vrai, ma fille, que Minerve dĂ©fend le coeur de ce jeune Grec contre toutes les flĂšches de votre fils et qu'elle lui prĂ©pare une gloire que jamais jeune homme n'a mĂ©ritĂ©e. Je suis fĂÂąchĂ© qu'il ait mĂ©prisĂ© vos autels; mais je ne puis le soumettre Ă votre puissance. Je consens, pour l'amour de vous, qu'il soit encore errant par mer et par terre, qu'il vive loin de sa patrie, exposĂ© Ă toutes sortes de maux et de dangers mais les destins ne permettent ni qu'il pĂ©risse, ni que sa vertu succombe dans les plaisirs dont vous flattez les hommes. Consolez-vous donc, ma fille; soyez contente de tenir dans votre empire tant d'autres hĂ©ros et tant d'immortels. En disant ces paroles, il fit Ă VĂ©nus un souris plein de grĂÂące et de majestĂ©. Un Ă©clat de lumiĂšre semblable aux plus perçants Ă©clairs sortit de ses yeux! En baisant VĂ©nus avec tendresse, il rĂ©pandit une odeur d'ambroisie dont l'Olympe fut parfumĂ©. La dĂ©esse ne put s'empĂÂȘcher d'ĂÂȘtre sensible Ă cette caresse du plus grand des dieux malgrĂ© ses larmes et sa douleur, on vit la joie se rĂ©pandre sur son visage; elle baissa son voile pour cacher la rougeur de ses joues et l'embarras oĂÂč elle se trouvait. Toute l'assemblĂ©e des dieux applaudit aux paroles de Jupiter, et VĂ©nus, sans perdre un moment, alla trouver Neptune pour concerter avec lui les moyens de se venger de TĂ©lĂ©maque. Elle raconta Ă Neptune, ce que Jupiter lui avait dit. - Je savais dĂ©jĂ - rĂ©pondit Neptune - l'ordre immuable des destins mais si nous ne pouvons abĂmer TĂ©lĂ©maque dans les flots de la mer, du moins n'oublions rien pour le rendre malheureux et pour retarder son retour Ă Ithaque. Je ne puis consentir Ă faire pĂ©rir le vaisseau phĂ©nicien dans lequel il est embarquĂ© j'aime les PhĂ©niciens; c'est mon peuple. Nulle autre nation de l'univers ne cultive comme eux mon empire. C'est par eux que la mer est devenue le lien de la sociĂ©tĂ© de tous les peuples de la terre. Ils m'honorent par de continuels sacrifices sur mes autels ils sont justes, sages et laborieux dans le commerce; ils rĂ©pandent partout la commoditĂ© et l'abondance. Non, dĂ©esse, je ne puis souffrir qu'un de leurs vaisseaux fasse naufrage mais je ferai que le pilote perdra sa route et qu'il s'Ă©loignera d'Ithaque, oĂÂč il veut aller. VĂ©nus, contente de cette promesse, rit avec malignitĂ© et retourna dans son char volant sur les prĂ©s fleuris d'Idalie, oĂÂč les GrĂÂąces, les Jeux et les Ris tĂ©moignĂšrent leur joie de la revoir, dansant autour d'elle sur les fleurs qui parfument ce charmant sĂ©jour. Neptune envoya aussitĂÂŽt une divinitĂ© trompeuse, semblable aux Songes, exceptĂ© que les Songes ne trompent que pendant le sommeil, au lieu que cette divinitĂ© enchante les sens de ceux qui veillent. Ce dieu malfaisant, environnĂ© d'une foule innombrable de mensonges ailĂ©s qui voltigent autour de lui, vint rĂ©pandre une liqueur subtile et enchantĂ©e sur les yeux du pilote Acamas, qui considĂ©rait attentivement, Ă la clartĂ© de la lune, le cours des Ă©toiles, et le rivage d'Ithaque, dont il dĂ©couvrait dĂ©jĂ assez prĂšs de lui les rochers escarpĂ©s. Dans ce mĂÂȘme moment, les yeux du pilote ne lui montrĂšrent plus rien de vĂ©ritable. Un faux ciel et une terre feinte se prĂ©sentĂšrent Ă lui. Les Ă©toiles parurent comme si elles avaient changĂ© leur course et qu'elles fussent revenues sur leurs pas; tout l'Olympe semblait se mouvoir par des lois nouvelles. La terre mĂÂȘme Ă©tait changĂ©e une fausse Ithaque se prĂ©sentait toujours au pilote pour l'amuser, tandis qu'il s'Ă©loignait de la vĂ©ritable. Plus il s'avançait vers cette image trompeuse du rivage de l'Ăle, plus cette image reculait; elle fuyait toujours devant lui, et il ne savait que croire de cette fuite. Quelquefois il s'imaginait entendre dĂ©jĂ le bruit qu'on fait dans un port. DĂ©jĂ il se prĂ©parait, selon l'ordre qu'il en avait reçu, Ă aller aborder secrĂštement dans une petite Ăle qui est auprĂšs de la grande, pour dĂ©rober aux amants de PĂ©nĂ©lope conjurĂ©s contre TĂ©lĂ©maque le retour de celui-ci. Quelquefois il craignait les Ă©cueils dont cette cĂÂŽte de la mer est bordĂ©e, et il lui semblait entendre l'horrible mugissement des vagues qui vont se briser contre ces Ă©cueils; puis tout Ă coup il remarquait que la terre paraissait encore Ă©loignĂ©e. Les montagnes n'Ă©taient Ă ses yeux, dans cet Ă©loignement, que comme de petits nuages qui obscurcissent quelquefois l'horizon pendant que le soleil se couche. Ainsi Acamas Ă©tait Ă©tonnĂ©, et l'impression de la divinitĂ© trompeuse qui charmait ses yeux lui faisait Ă©prouver un certain saisissement qui lui avait Ă©tĂ© jusqu'alors inconnu. Il Ă©tait mĂÂȘme tentĂ© de croire qu'il ne veillait pas et qu'il Ă©tait dans l'illusion d'un songe. Cependant Neptune commanda au vent d'Orient de souffler pour jeter le navire sur les cĂÂŽtes de l'HespĂ©rie. Le vent obĂ©it avec tant de violence que le navire arriva bientĂÂŽt sur le rivage que Neptune avait marquĂ©. DĂ©jĂ l'aurore annonçait le jour; dĂ©jĂ les Ă©toiles, qui craignent les rayons du soleil et qui en sont jalouses, allaient cacher dans l'OcĂ©an leurs sombres feux, quand le pilote s'Ă©cria - Enfin je n'en puis plus douter, nous touchons presque Ă l'Ăle d'Ithaque. TĂ©lĂ©maque, rĂ©jouissez-vous; dans une heure vous pourrez revoir PĂ©nĂ©lope, et peut-ĂÂȘtre trouver Ulysse remontĂ© sur son trĂÂŽne. A ce cri, TĂ©lĂ©maque, qui Ă©tait immobile dans les bras du sommeil, s'Ă©veille, se lĂšve, monte au gouvernail, embrasse le pilote, et de ses yeux encore Ă peine ouverts regarde fixement la cĂÂŽte voisine. Il gĂ©mit, ne reconnaissant point les rivages de sa patrie. - HĂ©las! oĂÂč sommes-nous? - dit-il - ce n'est point lĂ ma chĂšre Ithaque. Vous vous ĂÂȘtes trompĂ©, Acamas; vous connaissez mal cette cĂÂŽte, si Ă©loignĂ©e de votre pays. - Non, non, - rĂ©pondit Acamas - je ne puis me tromper en considĂ©rant les bords de cette Ăle. Combien de fois suis-je entrĂ© dans votre port! J'en connais jusques aux moindres rochers; le rivage de Tyr n'est guĂšre mieux dans ma mĂ©moire. Reconnaissez cette montagne qui avance; voyez ce rocher qui s'Ă©lĂšve comme une tour; n'entendez-vous pas la vague qui se rompt contre ces autres rochers lorsqu'ils semblent menacer la mer par leur chute? Mais ne remarquez-vous pas le temple de Minerve qui fend la nue? VoilĂ la forteresse et la maison d'Ulysse votre pĂšre. - Vous vous trompez, ĂÂŽ Acamas - rĂ©pondit TĂ©lĂ©maque - je vois au contraire une cĂÂŽte assez relevĂ©e, mais unie; j'aperçois une ville qui n'est point Ithaque. O dieux, est-ce ainsi que vous vous jouez des hommes? Pendant qu'il disait ces paroles, tout Ă coup les yeux d'Acamas furent changĂ©s. Le charme se rompit il vit le rivage tel qu'il Ă©tait vĂ©ritablement et reconnut son erreur. - Je l'avoue, ĂÂŽ TĂ©lĂ©maque - s'Ă©cria-t-il - quelque divinitĂ© ennemie avait enchantĂ© mes yeux; je croyais voir Ithaque, et son image tout entiĂšre se prĂ©sentait Ă moi; mais dans ce moment elle disparaĂt comme un songe. Je vois une autre ville, c'est sans doute Salente, qu'IdomĂ©nĂ©e, fugitif de CrĂšte, vient de fonder dans l'HespĂ©rie j'aperçois des murs qui s'Ă©lĂšvent et qui ne sont pas encore achevĂ©s; je vois un port qui n'est pas encore entiĂšrement fortifiĂ©. Pendant qu'Acamas remarquait les divers ouvrages nouvellement faits dans cette ville naissante et que TĂ©lĂ©maque dĂ©plorait son malheur, le vent que Neptune faisait souffler les fit entrer Ă pleines voiles dans une rade, oĂÂč ils se trouvĂšrent Ă l'abri et tout auprĂšs du port. Mentor, qui n'ignorait ni la vengeance de Neptune ni le cruel artifice de VĂ©nus, n'avait fait que sourire de l'erreur d'Acamas. Quand ils furent dans cette rade, Mentor dit Ă TĂ©lĂ©maque - Jupiter vous Ă©prouve; mais il ne veut pas votre perte au contraire, il ne vous Ă©prouve que pour vous ouvrir le chemin de la gloire. Souvenez-vous des travaux d'Hercule; ayez toujours devant vos yeux ceux de votre pĂšre. Quiconque ne sait pas souffrir n'a point un grand coeur. Il faut, par votre patience et par votre courage, lasser la cruelle fortune, qui se plaĂt Ă vous persĂ©cuter. Je crains moins pour vous les plus affreuses disgrĂÂąces de Neptune que je ne craignais les caresses flatteuses de la dĂ©esse qui vous retenait dans son Ăle. Que tardons-nous? Entrons dans ce port voici un peuple ami; c'est chez les Grecs que nous arrivons. IdomĂ©nĂ©e, si maltraitĂ© par la fortune, aura pitiĂ© des malheureux. AussitĂÂŽt ils entrĂšrent dans le port de Salente, oĂÂč le vaisseau phĂ©nicien fut reçu sans peine, parce que les PhĂ©niciens sont en paix et en commerce avec tous les peuples de l'univers. TĂ©lĂ©maque regardait avec admiration cette ville naissante, semblable Ă une jeune plante, qui, ayant Ă©tĂ© nourrie par la douce rosĂ©e de la nuit, sent, dĂšs le matin, les rayons du soleil qui viennent l'embellir; elle croĂt, elle ouvre ses tendres boutons, elle Ă©tend ses feuilles vertes, elle Ă©panouit ses fleurs odorifĂ©rantes avec mille couleurs nouvelles; Ă chaque moment qu'on la voit, on y trouve un nouvel Ă©clat. Ainsi fleurissait la nouvelle ville d'IdomĂ©nĂ©e sur le rivage de la mer; chaque jour, chaque heure, elle croissait avec magnificence et elle montrait de loin aux Ă©trangers qui Ă©taient sur la mer de nouveaux ornements d'architecture qui s'Ă©levaient jusqu'au ciel. Toute la cĂÂŽte retentissait des cris des ouvriers et des coups de marteau; les pierres Ă©taient suspendues en l'air par des grues avec des cordes. Tous les chefs animaient le peuple au travail, dĂšs que l'aurore paraissait, et le roi IdomĂ©nĂ©e, donnant partout les ordres lui-mĂÂȘme, faisait avancer les ouvrages avec une incroyable diligence. A peine le vaisseau phĂ©nicien fut arrivĂ©, que les CrĂ©tois donnĂšrent Ă TĂ©lĂ©maque et Ă Mentor toutes les marques d'amitiĂ© sincĂšre. On se hĂÂąta d'avertir IdomĂ©nĂ©e de l'arrivĂ©e du fils d'Ulysse. - Le fils d'Ulysse - s'Ă©cria-t-il - d'Ulysse, ce cher ami, de ce sage hĂ©ros par qui nous avons enfin renversĂ© la ville de Troie! Qu'on le mĂšne ici, et que je lui montre combien j'ai aimĂ© son pĂšre! AussitĂÂŽt on lui prĂ©sente TĂ©lĂ©maque, qui lui demande l'hospitalitĂ©, en lui disant son nom. IdomĂ©nĂ©e lui rĂ©pondit avec un visage doux et riant - Quand mĂÂȘme on ne m'aurait pas dit qui vous ĂÂȘtes, je crois que je vous aurais reconnu. VoilĂ Ulysse lui-mĂÂȘme voilĂ ses yeux pleins de feu, et dont le regard Ă©tait si ferme; voilĂ son air, d'abord froid et rĂ©servĂ©, qui cachait tant de vivacitĂ© et de grĂÂąces; je reconnais mĂÂȘme ce sourire fin, cette action nĂ©gligĂ©e, cette parole douce, simple et insinuante, qui persuadait sans qu'on eĂ»t le temps de s'en dĂ©fier. Oui, vous ĂÂȘtes le fils d'Ulysse; mais vous serez aussi le mien. O mon fils, mon cher fils, quelle aventure vous mĂšne sur ce rivage? Est-ce pour chercher votre pĂšre? HĂ©las! je n'en ai aucune nouvelle. La fortune nous a persĂ©cutĂ©s, lui et moi il a eu le malheur de ne pouvoir retrouver sa patrie, et j'ai eu celui de retrouver la mienne pleine de la colĂšre des dieux contre moi. Pendant qu'IdomĂ©nĂ©e disait ces paroles, il regardait fixement Mentor, comme un homme dont le visage ne lui Ă©tait pas inconnu, mais dont il ne pouvait retrouver le nom. Cependant TĂ©lĂ©maque lui rĂ©pondait, les larmes aux yeux - O roi, pardonnez-moi la douleur que je ne saurais vous cacher dans un temps oĂÂč je ne devrais vous tĂ©moigner que de la joie et de la reconnaissance pour vos bontĂ©s. Par le regret que vous me tĂ©moignez de la perte d'Ulysse, vous m'apprenez vous-mĂÂȘme Ă sentir le malheur de ne pouvoir trouver mon pĂšre. Il y a dĂ©jĂ longtemps que je le cherche dans toutes les mers. Les dieux irritĂ©s ne me permettent ni de le revoir, ni de savoir s'il a fait naufrage, ni de pouvoir retourner Ă Ithaque, oĂÂč PĂ©nĂ©lope languit dans le dĂ©sir d'ĂÂȘtre dĂ©livrĂ©e de ses amants. J'avais cru vous trouver dans l'Ăle de CrĂšte j'y ai su votre cruelle destinĂ©e, et je ne croyais pas devoir approcher de l'HespĂ©rie, oĂÂč vous avez fondĂ© un nouveau royaume. Mais la fortune, qui se joue des hommes et qui me tient errant dans tous les pays loin d'Ithaque, m'a enfin jetĂ© sur vos cĂÂŽtes. Parmi tous les maux qu'elle m'a faits, c'est celui que je supporte plus volontiers. Si elle m'Ă©loigne de ma patrie, du moins elle me fait connaĂtre le plus gĂ©nĂ©reux de tous les rois. A ces mots, IdomĂ©nĂ©e embrassa tendrement TĂ©lĂ©maque et, le menant dans son palais, lui dit - Quel est donc ce prudent vieillard qui vous accompagne? Il me semble que je l'ai souvent vu autrefois. - C'est Mentor - rĂ©pliqua TĂ©lĂ©maque - Mentor, ami d'Ulysse, Ă qui il avait confiĂ© mon enfance. Qui pourrait vous dire tout ce que je lui dois? AussitĂÂŽt IdomĂ©nĂ©e s'avance et tend la main Ă Mentor - Nous nous sommes vus - dit-il autrefois. Vous souvenez-vous du voyage que vous fĂtes en CrĂšte et des bons conseils que vous me donnĂÂątes? Mais alors l'ardeur de la jeunesse et le goĂ»t des vains plaisirs m'entraĂnaient. Il a fallu que mes malheurs m'aient instruit pour m'apprendre ce que je ne voulais pas croire. PlĂ»t aux dieux que je vous eusse cru, ĂÂŽ sage vieillard! Mais je remarque avec Ă©tonnement que vous n'ĂÂȘtes presque point changĂ© depuis tant d'annĂ©es c'est la mĂÂȘme fraĂcheur de visage, la mĂÂȘme taille droite, la mĂÂȘme vigueur; vos cheveux seulement sont un peu blanchis. - Grand roi - rĂ©pondit Mentor - si j'Ă©tais flatteur, je vous dirais de mĂÂȘme que vous avez conservĂ© cette fleur de jeunesse qui Ă©clatait sur votre visage avant le siĂšge de Troie; mais j'aimerais mieux vous dĂ©plaire que de blesser la vĂ©ritĂ©. D'ailleurs je vois, par votre sage discours, que vous n'aimez pas la flatterie et qu'on ne hasarde rien en vous parlant avec sincĂ©ritĂ©. Vous ĂÂȘtes bien changĂ© et j'aurais eu de la peine Ă vous reconnaĂtre. J'en conçois clairement la cause c'est que vous avez beaucoup souffert dans vos malheurs; mais vous avez bien gagnĂ© en souffrant, puisque vous avez acquis la sagesse. On doit se consoler aisĂ©ment des rides qui viennent sur le visage, pendant que le coeur s'exerce et se fortifie dans la vertu. Au reste, sachez que les rois s'usent toujours plus que les autres hommes. Dans l'adversitĂ©, les peines de l'esprit et les travaux du corps les font vieillir avant le temps. Dans la prospĂ©ritĂ©, les dĂ©lices d'une vie molle les usent bien plus encore que tous les travaux de la guerre rien n'est si malsain que les plaisirs oĂÂč l'on ne peut se modĂ©rer. De lĂ vient que les rois, et en paix et en guerre, ont toujours des peines et des plaisirs qui font venir la vieillesse avant l'ĂÂąge oĂÂč elle doit venir naturellement. Une vie sobre, modĂ©rĂ©e, simple, exempte d'inquiĂ©tudes et de passions, rĂ©glĂ©e et laborieuse, retient dans les membres d'un homme sage la vive jeunesse, qui, sans ces prĂ©cautions, est toujours prĂÂȘte Ă s'envoler sur les ailes du Temps. IdomĂ©nĂ©e, charmĂ© du discours de Mentor, l'eĂ»t Ă©coutĂ© longtemps, si on ne fĂ»t venu l'avertir pour un sacrifice qu'il devait faire Ă Jupiter. TĂ©lĂ©maque et Mentor le suivirent, environnĂ©s d'une grande foule de peuple, qui considĂ©rait avec empressement et curiositĂ© ces deux Ă©trangers. Les Salentins se disaient les uns aux autres "Ces deux hommes sont bien diffĂ©rents. Le jeune a je ne sais quoi de vif et d'aimable; toutes les grĂÂąces de la beautĂ© et de la jeunesse sont rĂ©pandues sur son visage et sur tout son corps; mais cette beautĂ© n'a rien de mou ni d'effĂ©minĂ© avec cette fleur si tendre de la jeunesse, il paraĂt vigoureux, robuste, endurci au travail. Mais cet autre, quoique bien plus ĂÂągĂ©, n'a encore rien perdu de sa force sa mine paraĂt d'abord moins haute, et son visage moins gracieux; mais, quand on le regarde de prĂšs, on trouve dans sa simplicitĂ© des marques de sagesse et de vertu, avec une noblesse qui Ă©tonne. Quand les dieux sont descendus sur la terre pour se communiquer aux mortels, sans doute qu'ils ont pris de telles figures d'Ă©trangers et de voyageurs." Cependant on arrive dans le temple de Jupiter, qu'IdomĂ©nĂ©e, du sang de ce dieu, avait ornĂ© avec beaucoup de magnificence. Il Ă©tait environnĂ© d'un double rang de colonnes de marbre jaspĂ©; les chapiteaux Ă©taient d'argent; le temple Ă©tait tout incrustĂ© de marbre, avec des bas-reliefs qui reprĂ©sentaient Jupiter changĂ© en taureau, le ravissement d'Europe et son passage en CrĂšte au travers des flots ils semblaient respecter Jupiter, quoiqu'il fĂ»t sous une forme Ă©trangĂšre. On voyait ensuite la naissance et la jeunesse de Minos; enfin ce sage roi donnant, dans un ĂÂąge plus avancĂ©, des lois Ă toute son Ăle pour la rendre Ă jamais florissante. TĂ©lĂ©maque y remarqua aussi les principales aventures du siĂšge de Troie, oĂÂč IdomĂ©nĂ©e avait acquis la gloire d'un grand capitaine. Parmi ces reprĂ©sentations de combats, il chercha son pĂšre il le reconnut, prenant les chevaux de RhĂ©sus, que DiomĂšde venait de tuer; ensuite disputant avec Ajax les armes d'Achille devant tous les chefs de l'armĂ©e grecque assemblĂ©s; enfin sortant du cheval fatal pour verser le sang de tant de Troyens. TĂ©lĂ©maque le reconnut d'abord Ă ces fameuses actions, dont il avait souvent ouĂÂŻ parler, et que Nestor mĂÂȘme lui avait racontĂ©es. Les larmes coulĂšrent de ses yeux il changea de couleur; son visage parut troublĂ©. IdomĂ©nĂ©e l'aperçut, quoique TĂ©lĂ©maque se dĂ©tournĂÂąt pour cacher son trouble. - N'ayez point de honte - lui dit IdomĂ©nĂ©e - de nous laisser voir combien vous ĂÂȘtes touchĂ© de la gloire et des malheurs de votre pĂšre. Cependant le peuple s'assemblait en foule sous les vastes portiques formĂ©s par le double rang de colonnes qui environnent le temple. Il y avait deux troupes de jeunes garçons et de jeunes filles qui chantaient des vers Ă la louange du dieu qui tient dans ses mains la foudre. Ces enfants choisis de la figure la plus agrĂ©able avaient de longs cheveux flottant sur leurs Ă©paules; leurs tĂÂȘtes Ă©taient couronnĂ©es de roses et parfumĂ©es; ils Ă©taient tous vĂÂȘtus de blanc. IdomĂ©nĂ©e faisait Ă Jupiter un sacrifice de cent taureaux, pour se le rendre favorable dans une guerre qu'il avait entreprise contre ses voisins. Le sang des victimes fumait de tous cĂÂŽtĂ©s on le voyait ruisseler dans les profondes coupes d'or et d'argent. Le vieillard ThĂ©ophane, ami des dieux et prĂÂȘtre du temple, tenait, pendant le sacrifice, sa tĂÂȘte couverte d'un bout de sa robe de pourpre. Ensuite il consulta les entrailles des victimes, qui palpitaient encore; puis s'Ă©tant mis sur le trĂ©pied sacrĂ© "O dieux - s'Ă©cria-t-il - quels sont donc ces deux Ă©trangers que le ciel envoie en ces lieux? Sans eux, la guerre entreprise nous serait funeste et Salente tomberait en ruine avant que d'achever d'ĂÂȘtre Ă©levĂ©e sur ses fondements. Je vois un jeune hĂ©ros que la Sagesse mĂšne par la main. Il n'est pas permis Ă une bouche mortelle d'en dire davantage." En disant ces paroles, son regard Ă©tait farouche et ses yeux Ă©tincelants; il semblait voir d'autres objets que ceux qui paraissaient devant lui; son visage Ă©tait enflammĂ©; il Ă©tait troublĂ© et hors de lui-mĂÂȘme; ses cheveux Ă©taient hĂ©rissĂ©s, sa bouche Ă©cumante, ses bras levĂ©s et immobiles. Sa voix Ă©mue Ă©tait plus forte qu'aucune voix humaine il Ă©tait hors d'haleine, et ne pouvait tenir renfermĂ© au-dedans de lui l'esprit divin qui l'agitait. "O heureux IdomĂ©nĂ©e! - s'Ă©cria-t-il encore - que vois-je! Quels malheurs Ă©vitĂ©s! Quelle douce paix au-dedans! Mais au-dehors quels combats! Quelles victoires! O TĂ©lĂ©maque, tes travaux surpassent ceux de ton pĂšre; le fier ennemi gĂ©mit dans la poussiĂšre sous ton glaive; les portes d'airain, les inaccessibles remparts tombent Ă tes pieds. O grande dĂ©esse, que son pĂšre... O jeune homme, tu verras enfin..." A ces mots, la parole meurt dans sa bouche, et il demeure, comme malgrĂ© lui, dans un silence plein d'Ă©tonnement. Tout le peuple est glacĂ© de crainte. IdomĂ©nĂ©e, tremblant, n'ose lui demander qu'il achĂšve. TĂ©lĂ©maque mĂÂȘme, surpris, comprend Ă peine ce qu'il vient d'entendre; Ă peine peut-il croire qu'il ait entendu ces hautes prĂ©dictions. Mentor est le seul que l'esprit divin n'a point Ă©tonnĂ©. - Vous entendez - dit-il Ă IdomĂ©nĂ©e - le dessein des dieux. Contre quelque nation que vous ayez Ă combattre, la victoire sera dans vos mains, et vous devrez au jeune fils de votre ami le bonheur de vos armes. N'en soyez point jaloux; profitez seulement de ce que les dieux vous donnent par lui. IdomĂ©nĂ©e, n'Ă©tant pas encore revenu de son Ă©tonnement, cherchait en vain des paroles; sa langue demeurait immobile. TĂ©lĂ©maque, plus prompt, dit Ă Mentor - Tant de gloire promise ne me touche point; mais que peuvent donc signifier ces derniĂšres paroles Tu reverras ...? Est-ce mon pĂšre, ou seulement Ithaque? HĂ©las! que n'a-t-il achevĂ©? Il m'a laissĂ© plus en doute que je n'Ă©tais. O Ulysse, ĂÂŽ mon pĂšre, serait-ce vous, vous-mĂÂȘme que je dois voir? Serait-il vrai? Mais je me flatte. Cruel oracle, tu prends plaisir Ă te jouer d'un malheureux encore une parole, et j'Ă©tais au comble du bonheur! Mentor lui dit - Respectez ce que les dieux dĂ©couvrent, et n'entreprenez point de dĂ©couvrir ce qu'ils veulent cacher. Une curiositĂ© tĂ©mĂ©raire mĂ©rite d'ĂÂȘtre confondue. C'est par une sagesse pleine de bontĂ© que les dieux cachent aux faibles hommes leur destinĂ©e dans une nuit impĂ©nĂ©trable. Il est utile de prĂ©voir ce qui dĂ©pend de nous, pour le bien faire; mais il n'est pas moins utile d'ignorer ce qui ne dĂ©pend pas de nos soins et ce que les dieux veulent faire de nous. TĂ©lĂ©maque, touchĂ© de ces paroles, se retint avec beaucoup de peine. IdomĂ©nĂ©e, qui Ă©tait revenu de son Ă©tonnement, commença de son cĂÂŽtĂ© Ă louer le grand Jupiter, qui lui avait envoyĂ© le jeune TĂ©lĂ©maque et le sage Mentor, pour le rendre victorieux de ses ennemis. AprĂšs qu'on eut fait un magnifique repas, qui suivit le sacrifice, il parla ainsi en particulier aux deux Ă©trangers "J'avoue que je ne connaissais point encore assez l'art de rĂ©gner quand je revins en CrĂšte, aprĂšs le siĂšge de Troie. Vous savez, chers amis, les malheurs qui m'ont privĂ© de rĂ©gner dans cette grande Ăle, puisque vous m'assurez que vous y avez Ă©tĂ© depuis que j'en suis parti. Encore trop heureux, si les coups les plus cruels de la fortune ont servi Ă m'instruire et Ă me rendre plus modĂ©rĂ©! Je traversai les mers comme un fugitif que la vengeance des dieux et des hommes poursuit toute ma grandeur passĂ©e ne servait qu'Ă me rendre ma chute plus honteuse et plus insupportable. Je vins rĂ©fugier mes dieux pĂ©nates sur cette cĂÂŽte dĂ©serte, oĂÂč je ne trouvai que des terres incultes, couvertes de ronces et d'Ă©pines, des forĂÂȘts aussi anciennes que la terre, des rochers presque inaccessibles, oĂÂč se retiraient les bĂÂȘtes farouches. Je fus rĂ©duit Ă me rĂ©jouir de possĂ©der, avec un petit nombre de soldats et de compagnons qui avaient bien voulu me suivre dans mes malheurs, cette terre sauvage et d'en faire ma patrie, ne pouvant plus espĂ©rer de revoir jamais cette Ăle fortunĂ©e oĂÂč les dieux m'avaient fait naĂtre pour y rĂ©gner. "HĂ©las! - disais-je en moi-mĂÂȘme - quel changement! Quel exemple terrible ne suis-je point pour les rois! Il faudrait me montrer Ă tous ceux qui rĂšgnent dans le monde, pour les instruire par mon exemple. Ils s'imaginent n'avoir rien Ă craindre, Ă cause de leur Ă©lĂ©vation au-dessus du reste des hommes hĂ©! c'est leur Ă©lĂ©vation mĂÂȘme qui fait qu'ils ont tout Ă craindre! J'Ă©tais craint de mes ennemis et aimĂ© de mes sujets; je commandais Ă une nation puissante et belliqueuse la renommĂ©e avait portĂ© mon nom dans les pays les plus Ă©loignĂ©s; je rĂ©gnais dans une Ăle fertile et dĂ©licieuse; cent villes me donnaient chaque annĂ©e un tribut de leurs richesses; ces peuples me reconnaissaient pour ĂÂȘtre du sang de Jupiter; nĂ© dans leur pays, ils m'aimaient comme le petit-fils du sage Minos, dont les lois les rendent si puissants et si heureux que manquait-il Ă mon bonheur, sinon d'en savoir jouir avec modĂ©ration? Mais mon orgueil et la flatterie, que j'ai Ă©coutĂ©e, ont renversĂ© mon trĂÂŽne. Ainsi tomberont tous les rois qui se livreront Ă leurs dĂ©sirs et aux conseils des esprits flatteurs. Pendant le jour, je tĂÂąchais de montrer un visage gai et plein d'espĂ©rance, pour soutenir le courage de ceux qui m'avaient suivi. "Faisons - leur disais-je - une nouvelle ville, qui nous console de tout ce que nous avons perdu. Nous sommes environnĂ©s de peuples qui nous ont donnĂ© un bel exemple pour cette entreprise. Nous voyons Tarente qui s'Ă©lĂšve assez prĂšs de nous c'est Phalante, avec ses LacĂ©dĂ©moniens, qui a fondĂ© ce nouveau royaume. PhiloctĂšte donne le nom de PĂ©tilie Ă une grande ville qu'il bĂÂątit sur la mĂÂȘme cĂÂŽte. MĂ©taponte est encore une semblable colonie. Ferons-nous moins que tous ces Ă©trangers errants comme nous? La fortune ne nous est pas plus rigoureuse. Pendant que je tĂÂąchais d'adoucir par ces paroles les peines de mes compagnons, je cachais au fond de mon coeur une douleur mortelle. C'Ă©tait une consolation pour moi, que la lumiĂšre du jour me quittĂÂąt et que la nuit vĂnt m'envelopper de ses ombres pour dĂ©plorer en libertĂ© ma misĂ©rable destinĂ©e. Deux torrents de larmes amĂšres coulaient de mes yeux, et le doux sommeil leur Ă©tait inconnu. Le lendemain, je recommençais mes travaux avec une nouvelle ardeur. VoilĂ , Mentor, ce qui fait que vous m'avez trouvĂ© si vieilli." AprĂšs qu'IdomĂ©nĂ©e eut achevĂ© de raconter ses peines, il demanda Ă TĂ©lĂ©maque et Ă Mentor leur secours dans la guerre oĂÂč il se trouvait engagĂ©. - Je vous renverrai - leur disait-il - Ă Ithaque, dĂšs que la guerre sera finie. Cependant je ferai partir des vaisseaux vers toutes les cĂÂŽtes les plus Ă©loignĂ©es, pour apprendre des nouvelles d'Ulysse. En quelque endroit des terres connues que la tempĂÂȘte ou la colĂšre de quelque divinitĂ© l'ait jetĂ©, je saurai bien l'en retirer. Plaise aux dieux qu'il soit encore vivant! Pour vous, je vous renverrai avec les meilleurs vaisseaux qui aient jamais Ă©tĂ© construits dans l'Ăle de CrĂšte ils sont faits de bois coupĂ© sur le vĂ©ritable mont Ida, oĂÂč Jupiter naquit. Ce bois sacrĂ© ne saurait pĂ©rir dans les flots; les vents et les rochers le craignent et le respectent. Neptune mĂÂȘme, dans son plus grand courroux, n'oserait soulever les vagues contre lui. Assurez-vous donc que vous retournerez heureusement Ă Ithaque sans peine et qu'aucune divinitĂ© ennemie ne pourra plus vous faire errer sur tant de mers; le trajet est court et facile. Renvoyez le vaisseau phĂ©nicien qui vous a portĂ©s jusqu'ici, et ne songez qu'Ă acquĂ©rir la gloire d'Ă©tablir le nouveau royaume d'IdomĂ©nĂ©e pour rĂ©parer tous ses malheurs. C'est Ă ce prix, ĂÂŽ fils d'Ulysse, que vous serez jugĂ© digne de votre pĂšre. Quand mĂÂȘme les destinĂ©es rigoureuses l'auraient dĂ©jĂ fait descendre dans le sombre royaume de Pluton, toute la GrĂšce charmĂ©e croira le revoir en vous. A ces mots, TĂ©lĂ©maque interrompit IdomĂ©nĂ©e - Renvoyons - dit-il - le vaisseau phĂ©nicien. Que tardons-nous Ă prendre les armes pour attaquer vos ennemis? Ils sont devenus les nĂÂŽtres. Si nous avons Ă©tĂ© victorieux en combattant dans la Sicile pour Aceste, Troyen et ennemi de la GrĂšce, ne serons-nous pas encore plus ardents et plus favorisĂ©s des dieux quand nous combattrons pour un des hĂ©ros grecs qui ont renversĂ© la ville de Priam? L'oracle que nous venons d'entendre ne nous permet pas d'en douter. NeuviĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - IdomĂ©nĂ©e fait connaĂtre Ă Mentor le sujet de la guerre contre les Manduriens et les mesures qu'il a prises contre leurs incursions. Mentor lui montre l'insuffisance de ces moyens et lui en propose de plus efficaces. Pendant cet entretien les Manduriens se prĂ©sentent aux portes de Salente avec une nombreuse armĂ©e composĂ©e de plusieurs voisins, qu'ils avaient mis dans leurs intĂ©rĂÂȘts. A cette vue, Mentor sort prĂ©cipitamment de Salente et va seul proposer aux ennemis les moyens de terminer la guerre sans effusion de sang. BientĂÂŽt TĂ©lĂ©maque le suit, impatient de connaĂtre l'issue de cette nĂ©gociation. Tous deux offrent de rester comme otages auprĂšs des Manduriens, pour rĂ©pondre de la fidĂ©litĂ© d'IdomĂ©nĂ©e aux conditions de paix qu'il propose. AprĂšs quelque rĂ©sistance, les Manduriens se rendent aux sages remontrances de Mentor, qui fait aussitĂÂŽt venir IdomĂ©nĂ©e pour conclure la paix en personne. Ce prince accepte sans balancer toutes les conditions proposĂ©es par Mentor. On se donne rĂ©ciproquement des otages, et l'on offre en commun des sacrifices pour la confirmation de l'alliance aprĂšs quoi IdomĂ©nĂ©e rentre dans la ville avec les rois et les principaux chefs alliĂ©s des Manduriens. Mentor, regardant d'un oeil doux et tranquille TĂ©lĂ©maque, qui Ă©tait dĂ©jĂ plein d'une noble ardeur pour les combats, prit ainsi la parole - Je suis bien aise, fils d'Ulysse, de voir en vous une si belle passion pour la gloire; mais souvenez-vous que votre pĂšre n'en a acquis une si grande parmi les Grecs, au siĂšge de Troie, qu'en se montrant le plus sage et le plus modĂ©rĂ© d'entre eux. Achille, quoique invincible et invulnĂ©rable, quoiqu'il portĂÂąt la terreur et la mort partout oĂÂč il combattait, n'a pu prendre la ville de Troie il est tombĂ© lui-mĂÂȘme au pied des murs de cette ville, et elle a triomphĂ© du meurtrier d'Hector. Mais Ulysse, en qui la prudence conduisait la valeur, a portĂ© la flamme et le fer au milieu des Troyens, et c'est Ă ses mains qu'on doit la chute de ses hautes et superbes tours qui menacĂšrent pendant dix ans toute la GrĂšce conjurĂ©e. Autant que Minerve est au-dessus de Mars, autant une valeur discrĂšte et prĂ©voyante surpasse-t-elle un courage bouillant et farouche. Commençons donc par nous instruire des circonstances de cette guerre qu'il faut soutenir. Je ne refuse aucun pĂ©ril mais je crois, ĂÂŽ IdomĂ©nĂ©e, que vous devez nous expliquer premiĂšrement si votre guerre est juste; ensuite, contre qui vous la faites; et enfin, quelles sont vos forces pour en espĂ©rer un heureux succĂšs. IdomĂ©nĂ©e lui rĂ©pondit - Quand nous arrivĂÂąmes sur cette cĂÂŽte, nous y trouvĂÂąmes un peuple sauvage qui errait dans les forĂÂȘts, vivant de sa chasse et des fruits que les arbres portent d'eux-mĂÂȘmes. Ces peuples, qu'on nomme les Manduriens, furent Ă©pouvantĂ©s, voyant nos vaisseaux et nos armes; ils se retirĂšrent dans les montagnes. Mais, comme nos soldats furent curieux de voir le pays et voulurent poursuivre des cerfs, ils rencontrĂšrent ces sauvages fugitifs. Alors les chefs de ces sauvages leur dirent "Nous avons abandonnĂ© les doux rivages de la mer pour vous les cĂ©der; il ne nous reste que des montagnes presque inaccessibles; du moins est-il juste que vous nous y laissiez en paix et en libertĂ©. Nous vous trouvons errants, dispersĂ©s et plus faibles que nous; il ne tiendrait qu'Ă nous de vous Ă©gorger et d'ĂÂŽter mĂÂȘme Ă vos compagnons la connaissance de votre malheur mais nous ne voulons point tremper nos mains dans le sang de ceux qui sont hommes aussi bien que nous. Allez; souvenez-vous que vous devez la vie Ă nos sentiments d'humanitĂ©. N'oubliez jamais que c'est d'un peuple que vous nommez grossier et sauvage que vous recevez cette leçon de modĂ©ration et de gĂ©nĂ©rositĂ©." Ceux d'entre les nĂÂŽtres qui furent ainsi renvoyĂ©s par ces Barbares revinrent dans le camp et racontĂšrent ce qui leur Ă©tait arrivĂ©. Nos soldats en furent Ă©mus; ils eurent honte de voir que des CrĂ©tois dussent la vie Ă cette troupe d'hommes fugitifs, qui leur paraissaient ressembler plutĂÂŽt Ă des ours qu'Ă des hommes ils s'en allĂšrent Ă la chasse en plus grand nombre que les premiers, et avec toutes sortes d'armes. BientĂÂŽt ils rencontrĂšrent les sauvages et les attaquĂšrent. Le combat fut cruel. Les traits volaient de part et d'autre, comme la grĂÂȘle tombe dans une campagne pendant un orage. Les sauvages furent contraints de se retirer dans leurs montagnes escarpĂ©es, oĂÂč les nĂÂŽtres n'osĂšrent s'engager. Peu de temps aprĂšs, ces peuples envoyĂšrent vers moi deux de leurs plus sages vieillards, qui venaient me demander la paix. Ils m'apportĂšrent des prĂ©sents c'Ă©tait des peaux des bĂÂȘtes farouches qu'ils avaient tuĂ©es et des fruits du pays. AprĂšs m'avoir donnĂ© leurs prĂ©sents, ils parlĂšrent ainsi "O roi, nous tenons, comme tu vois, dans une main l'Ă©pĂ©e, et dans l'autre une branche d'olivier." En effet, ils tenaient l'une et l'autre dans leurs mains. "VoilĂ la paix et la guerre choisis. Nous aimerions mieux la paix c'est pour l'amour d'elle que nous n'avons point eu de honte de te cĂ©der le doux rivage de la mer, oĂÂč le soleil rend la terre fertile et produit tant de fruits dĂ©licieux. La paix est plus douce que tous ces fruits c'est pour elle que nous nous sommes retirĂ©s dans ces hautes montagnes toujours couvertes de glace et de neige, oĂÂč l'on ne voit jamais ni les fleurs du printemps, ni les riches fruits de l'automne. Nous avons horreur de cette brutalitĂ©, qui, sous de beaux noms d'ambition et de gloire, va follement ravager les provinces et rĂ©pand le sang des hommes, qui sont tous frĂšres. Si cette fausse gloire te touche, nous n'avons garde de te l'envier nous te plaignons et nous prions les dieux de nous prĂ©server d'une fureur semblable. Si les sciences que les Grecs apprennent avec tant de soin et si la politesse dont ils se piquent ne leur inspirent que cette dĂ©testable injustice, nous nous croyons trop heureux de n'avoir point ces avantages. Nous ferons gloire d'ĂÂȘtre toujours ignorants et barbares, mais justes, humains, fidĂšles, dĂ©sintĂ©ressĂ©s, accoutumĂ©s Ă nous contenter de peu et Ă mĂ©priser la vaine dĂ©licatesse qui fait qu'on a besoin d'avoir beaucoup. Ce que nous estimons, c'est la santĂ©, la frugalitĂ©, la libertĂ©, la vigueur de corps et d'esprit; c'est l'amour de la vertu, la crainte des dieux, le bon naturel pour nos proches, l'attachement Ă nos amis, la fidĂ©litĂ© pour tout le monde, la modĂ©ration dans la prospĂ©ritĂ©, la fermetĂ© dans les malheurs, le courage pour dire toujours hardiment la vĂ©ritĂ©, l'horreur de la flatterie. VoilĂ quels sont les peuples que nous t'offrons pour voisins et pour alliĂ©s. Si les dieux irritĂ©s t'aveuglent jusqu'Ă te faire refuser la paix, tu apprendras, mais trop tard, que les gens qui aiment par modĂ©ration la paix sont les plus redoutables dans la guerre." Pendant que ces vieillards me parlaient ainsi, je ne pouvais me lasser de les regarder. Ils avaient la barbe longue et nĂ©gligĂ©e, les cheveux plus courts, mais blancs, les sourcils Ă©pais, les yeux vifs, un regard et une contenance ferme, une parole grave et pleine d'autoritĂ©, des maniĂšres simples et ingĂ©nues. Les fourrures qui leur servaient d'habits, Ă©tant nouĂ©es sur l'Ă©paule, laissaient voir des bras plus nerveux et des muscles mieux nourris que ceux de nos athlĂštes. Je rĂ©pondis Ă ces deux envoyĂ©s que je dĂ©sirais la paix. Nous rĂ©glĂÂąmes ensemble de bonne foi plusieurs conditions; nous prĂmes tous les dieux Ă tĂ©moin, et je renvoyai ces hommes chez eux avec des prĂ©sents. Mais les dieux, qui m'avaient chassĂ© du royaume de mes ancĂÂȘtres, n'Ă©taient pas encore lassĂ©s de me persĂ©cuter. Nos chasseurs, qui ne pouvaient pas ĂÂȘtre sitĂÂŽt avertis de la paix que nous venions de faire, rencontrĂšrent le mĂÂȘme jour une grande troupe de ces Barbares qui accompagnaient leurs envoyĂ©s, lorsqu'ils revenaient de notre camp; ils les attaquĂšrent avec fureur, en tuĂšrent une partie et poursuivirent le reste dans les bois. VoilĂ la guerre rallumĂ©e. Ces Barbares croient qu'ils ne peuvent plus se fier ni Ă nos promesses ni Ă nos serments. Pour ĂÂȘtre plus puissants contre nous, ils appellent Ă leur secours les Locriens, les Apuliens, les Lucaniens, les Bruttiens, les peuples de Crotone, de NĂ©rite et de Brindes. Les Lucaniens viennent avec des chariots armĂ©s de faux tranchantes. Parmi les Apuliens, chacun est couvert de quelque peau de bĂÂȘte farouche qu'il a tuĂ©e; ils portent des massues pleines de gros noeuds et garnies de pointes de fer; ils sont presque de la taille des gĂ©ants, et leurs corps se rendent si robustes par les exercices pĂ©nibles auxquels ils s'adonnent que leur seule vue Ă©pouvante. Les Locriens, venus de la GrĂšce, sentent encore leur origine et sont plus humains que les autres; mais ils ont joint Ă l'exacte discipline des troupes grecques la vigueur des Barbares et l'habitude de mener une vie dure, ce qui les rend invincibles. Ils portent des boucliers lĂ©gers, qui sont faits d'un tissu d'osier et couverts de peaux; leurs Ă©pĂ©es sont longues. Les Bruttiens sont lĂ©gers Ă la course comme les cerfs et comme les daims. On croirait que l'herbe mĂÂȘme la plus tendre n'est point foulĂ©e sous leurs pieds Ă peine laissent-ils dans le sable quelque trace de leurs pas. On les voit tout Ă coup fondre sur leurs ennemis, et puis disparaĂtre avec une Ă©gale rapiditĂ©. Les peuples de Crotone sont adroits Ă tirer des flĂšches. Un homme ordinaire parmi les Grecs ne pourrait bander un arc tel qu'on en voit communĂ©ment chez les Crotoniates, et, si jamais ils s'appliquent Ă nos jeux, ils y remporteront les prix. Leurs flĂšches sont trempĂ©es dans le suc de certaines herbes venimeuses, qui viennent, dit-on, des bords de l'Averne et dont le poison est mortel. Pour ceux de NĂ©rite, de Brindes et de Messapie, ils n'ont en partage que la force du corps et une valeur sans art. Les cris qu'ils poussent jusqu'au ciel, Ă la vue de leurs ennemis, sont affreux. Ils se servent assez bien de la fronde et ils obscurcissent l'air par une grĂÂȘle de pierres lancĂ©es mais ils combattent sans ordre. VoilĂ , Mentor, ce que vous dĂ©siriez de savoir vous connaissez maintenant l'origine de cette guerre et quels sont nos ennemis. AprĂšs cet Ă©claircissement, TĂ©lĂ©maque, impatient de combattre, croyait n'avoir plus qu'Ă prendre les armes. Mentor le retint encore et parla ainsi Ă IdomĂ©nĂ©e - D'oĂÂč vient donc que les Locriens mĂÂȘmes, peuples sortis de la GrĂšce, s'unissent aux Barbares contre les Grecs? D'oĂÂč vient que tant de colonies fleurissent sur cette cĂÂŽte de la mer, sans avoir les mĂÂȘmes guerres Ă soutenir que vous? O IdomĂ©nĂ©e, vous dites que les dieux ne sont pas encore las de vous persĂ©cuter; et moi, je dis qu'ils n'ont pas encore achevĂ© de vous instruire. Tant de malheurs que vous avez soufferts ne vous ont pas encore appris ce qu'il faut faire pour prĂ©venir la guerre. Ce que vous racontez vous-mĂÂȘme de la bonne foi de ces Barbares suffit pour montrer que vous auriez pu vivre en paix avec eux; mais la hauteur et la fiertĂ© attirent les guerres les plus dangereuses. Vous auriez pu leur donner des otages et en prendre d'eux. Il eĂ»t Ă©tĂ© facile d'envoyer avec leurs ambassadeurs quelques-uns de vos chefs pour les reconduire avec sĂ»retĂ©. Depuis cette guerre renouvelĂ©e, vous auriez dĂ» encore les apaiser en leur reprĂ©sentant qu'on les avait attaquĂ©s faute de savoir l'alliance qui venait d'ĂÂȘtre jurĂ©e. Il fallait leur offrir toutes les sĂ»retĂ©s qu'ils auraient demandĂ©es et Ă©tablir des peines rigoureuses contre tous ceux de vos sujets qui auraient manquĂ© Ă l'alliance. Mais qu'est-il arrivĂ© depuis ce commencement de guerre? - Je crus - rĂ©pondit IdomĂ©nĂ©e - que nous n'aurions pu sans bassesse rechercher ces Barbares, qui assemblĂšrent Ă la hĂÂąte tous leurs hommes en ĂÂąge de combattre et qui implorĂšrent le secours de tous les peuples voisins, auxquels ils nous rendirent suspects et odieux. Il me parut que le parti le plus assurĂ© Ă©tait de s'emparer promptement de certains passages dans les montagnes, qui Ă©taient mal gardĂ©s. Nous les prĂmes sans peine, et par lĂ nous nous sommes mis en Ă©tat de dĂ©soler ces Barbares. J'y ai fait Ă©lever des tours, d'oĂÂč nos troupes peuvent accabler de traits tous les ennemis qui viendraient des montagnes dans notre pays. Nous pouvons entrer dans le leur et ravager, quand il nous plaira, leurs principales habitations. Par ce moyen, nous sommes en Ă©tat de rĂ©sister, avec des forces inĂ©gales, Ă cette multitude innombrable d'ennemis qui nous environnent. Au reste, la paix entre eux et nous est devenue trĂšs difficile. Nous ne saurions leur abandonner ces tours sans nous exposer Ă leurs incursions, et ils les regardent comme des citadelles dont nous voulons nous servir pour les rĂ©duire en servitude. Mentor rĂ©pondit ainsi Ă IdomĂ©nĂ©e "Vous ĂÂȘtes un sage roi, et vous voulez qu'on vous dĂ©couvre la vĂ©ritĂ© sans aucun adoucissement. Vous n'ĂÂȘtes point comme ces hommes faibles qui craignent de la voir, et qui, manquant de courage pour se corriger, n'emploient leur autoritĂ© qu'Ă soutenir les fautes qu'ils ont faites. Sachez donc que ce peuple barbare vous a donnĂ© une merveilleuse leçon quand il est venu vous demander la paix. Etait-ce par faiblesse qu'il la demandait? Manquait-il de courage ou de ressources contre vous? Vous voyez bien que non, puisqu'il est si aguerri et soutenu par tant de voisins redoutables. Que n'imitiez-vous sa modĂ©ration? Mais une mauvaise honte et une fausse gloire vous ont jetĂ© dans ce malheur. Vous avez craint de rendre l'ennemi trop fier, et vous n'avez pas craint de le rendre trop puissant en rĂ©unissant tant de peuples contre vous par une conduite hautaine et injuste. A quoi servent ces tours que vous vantez tant, sinon Ă mettre tous vos voisins dans la nĂ©cessitĂ© de pĂ©rir ou de vous faire pĂ©rir vous-mĂÂȘme, pour se prĂ©server d'une servitude prochaine? Vous n'avez Ă©levĂ© ces tours que pour votre sĂ»retĂ©, et c'est par ces tours que vous ĂÂȘtes dans un si grand pĂ©ril. Le rempart le plus sĂ»r d'un Etat est la justice, la modĂ©ration, la bonne foi et l'assurance oĂÂč sont vos voisins que vous ĂÂȘtes incapable d'usurper leurs terres. Les plus fortes murailles peuvent tomber par divers accidents imprĂ©vus; la fortune est capricieuse et inconstante dans la guerre; mais l'amour et la confiance de vos voisins, quand ils ont senti votre modĂ©ration, font que votre Etat ne peut ĂÂȘtre vaincu et n'est presque jamais attaquĂ©. Quand mĂÂȘme un voisin injuste l'attaquerait, tous les autres, intĂ©ressĂ©s Ă sa conservation, prennent aussitĂÂŽt les armes pour le dĂ©fendre. Cet appui de tant de peuples, qui trouvent leurs vĂ©ritables intĂ©rĂÂȘts Ă soutenir les vĂÂŽtres, vous aurait rendu bien plus puissant que ces tours, qui rendent vos maux irrĂ©mĂ©diables. Si vous aviez songĂ© d'abord Ă Ă©viter la jalousie de tous vos voisins, votre ville naissante fleurirait dans une heureuse paix, et vous seriez l'arbitre de toutes les nations de l'HespĂ©rie. Retranchons-nous maintenant Ă examiner comment on peut rĂ©parer le passĂ© par l'avenir. Vous avez commencĂ© Ă me dire qu'il y a sur cette cĂÂŽte diverses colonies grecques. Ces peuples doivent ĂÂȘtre disposĂ©s Ă vous secourir. Ils n'ont oubliĂ© ni le grand nom de Minos, fils de Jupiter, ni vos travaux au siĂšge de Troie, oĂÂč vous vous ĂÂȘtes signalĂ© tant de fois entre les princes grecs pour la querelle commune de toute la GrĂšce. Pourquoi ne songez-vous pas Ă mettre ces colonies dans votre parti?" - Elles sont toutes - rĂ©pondit IdomĂ©nĂ©e - rĂ©solues Ă demeurer neutres. Ce n'est pas qu'elles n'eussent quelque inclination Ă me secourir; mais le trop grand Ă©clat que cette ville a eu dĂšs sa naissance les a Ă©pouvantĂ©es. Ces Grecs, aussi bien que les autres peuples, ont craint que nous n'eussions des desseins sur leur libertĂ©. Ils ont pensĂ© qu'aprĂšs avoir subjuguĂ© les Barbares des montagnes nous pousserions plus loin notre ambition. En un mot, tout est contre nous. Ceux mĂÂȘmes qui ne nous font pas une guerre ouverte dĂ©sirent notre abaissement, et la jalousie ne nous laisse aucun alliĂ©. - Etrange extrĂ©mitĂ©! - reprit Mentor - pour vouloir paraĂtre trop puissant, vous ruinez votre puissance, et pendant que vous ĂÂȘtes au-dehors l'objet de la crainte et de la haine de vos voisins, vous vous Ă©puisez au-dedans par les efforts nĂ©cessaires pour soutenir une telle guerre. O malheureux, et doublement malheureux IdomĂ©nĂ©e, que le malheur mĂÂȘme n'a pu instruire qu'Ă demi! Aurez-vous encore besoin d'une seconde chute pour apprendre Ă prĂ©voir les maux qui menacent les plus grands rois? Laissez-moi faire et racontez-moi seulement en dĂ©tail quelles sont donc ces villes grecques qui refusent votre alliance. - La principale - lui rĂ©pondit IdomĂ©nĂ©e - est la ville de Tarente. Phalantus l'a fondĂ©e depuis trois ans. Il ramassa dans la Laconie un grand nombre de jeunes hommes nĂ©s des femmes qui avaient oubliĂ© leurs maris absents pendant la guerre de Troie. Quand les maris revinrent, ces femmes ne songĂšrent plus qu'Ă les apaiser et qu'Ă dĂ©savouer leurs fautes. Cette nombreuse jeunesse, qui Ă©tait nĂ©e hors du mariage, ne connaissant plus ni pĂšre ni mĂšre, vĂ©cut avec une licence sans bornes. La sĂ©vĂ©ritĂ© des lois rĂ©prima leurs dĂ©sordres. Ils se rĂ©unirent sous Phalantus, chef hardi, intrĂ©pide, ambitieux, et qui sait gagner les coeurs par ses artifices. Il est venu sur ce rivage avec ces jeunes Laconiens; ils ont fait de Tarente une seconde LacĂ©dĂ©mone. D'un autre cĂÂŽtĂ©, PhiloctĂšte, qui a eu une si grande gloire au siĂšge de Troie en y portant les flĂšches d'Hercule, a Ă©levĂ© dans ce voisinage les murs de PĂ©tilie, moins puissante Ă la vĂ©ritĂ©, mais plus sagement gouvernĂ©e que Tarente. Enfin nous avons ici prĂšs la ville de MĂ©taponte, que le sage Nestor a fondĂ©e avec ses Pyliens. - Quoi - reprit Mentor - vous avez Nestor dans l'HespĂ©rie, et vous n'avez pas su l'engager dans vos intĂ©rĂÂȘts, Nestor, qui vous a vu tant de fois combattre contre les Troyens et dont vous aviez l'amitiĂ©! - Je l'aie perdue - rĂ©pliqua IdomĂ©nĂ©e - par l'artifice de ces peuples, qui n'ont rien de barbare que le nom ils ont eu l'adresse de lui persuader que je voulais me rendre le tyran de l'HespĂ©rie. - Nous le dĂ©tromperons - dit Mentor. TĂ©lĂ©maque le vit Ă Pylos, avant qu'il fĂ»t venu fonder sa colonie et avant que nous eussions entrepris nos grands voyages pour chercher Ulysse il n'aura pas encore oubliĂ© ce hĂ©ros, ni les marques de tendresse qu'il donna Ă son fils TĂ©lĂ©maque. Mais le principal est de guĂ©rir sa dĂ©fiance c'est par les ombrages donnĂ©s Ă tous vos voisins que cette guerre s'est allumĂ©e, et c'est en dissipant ces vains ombrages que cette guerre peut s'Ă©teindre. Encore un coup, laissez-moi faire. A ces mots, IdomĂ©nĂ©e, embrassant Mentor, s'attendrissait et ne pouvait parler. Enfin il prononça Ă peine ces paroles - O sage vieillard envoyĂ© par les dieux pour rĂ©parer toutes mes fautes, j'avoue que je me serais irritĂ© contre tout autre qui m'aurait parlĂ© aussi librement que vous; j'avoue qu'il n'y a que vous seul qui puissiez m'obliger Ă rechercher la paix. J'avais rĂ©solu de pĂ©rir ou de vaincre tous mes ennemis; mais il est juste de croire vos sages conseils plutĂÂŽt que ma passion. O heureux TĂ©lĂ©maque, qui ne pourrez jamais vous Ă©garer comme moi, puisque vous avez un tel guide! Mentor, vous ĂÂȘtes le maĂtre toute la sagesse des dieux est en vous; Minerve mĂÂȘme ne pourrait donner de plus salutaires conseils. Allez, promettez, concluez, donnez tout ce qui est Ă moi IdomĂ©nĂ©e approuvera tout ce que vous jugerez Ă propos de faire. Pendant qu'ils raisonnaient ainsi, on entendit tout Ă coup un bruit confus de chariots, de chevaux hennissants, d'hommes qui poussaient des hurlements Ă©pouvantables, et des trompettes qui remplissaient l'air d'un son belliqueux. On s'Ă©crie "VoilĂ les ennemis, qui ont fait un grand dĂ©tour pour Ă©viter les passages gardĂ©s! Les voilĂ qui viennent assiĂ©ger Salente!" Les vieillards et les femmes paraissaient consternĂ©s. "HĂ©las! - disaient-ils - fallait-il quitter notre chĂšre patrie, la fertile CrĂšte, et suivre un roi malheureux au travers de tant de mers, pour fonder une ville qui sera mise en cendres comme Troie!" On voyait de dessus les murailles nouvellement bĂÂąties, dans la vaste campagne, briller au soleil les casques, les cuirasses et les boucliers des ennemis; les yeux en Ă©taient Ă©blouis. On voyait aussi les piques hĂ©rissĂ©es qui couvraient la terre comme elle est couverte par une abondante moisson, que CĂ©rĂšs prĂ©pare dans les campagnes d'Enna en Sicile, pendant les chaleurs de l'Ă©tĂ©, pour rĂ©compenser le laboureur de toutes ses peines. DĂ©jĂ on remarquait les chariots armĂ©s de faux tranchantes; on distinguait facilement chaque peuple venu Ă cette guerre. Mentor monta sur une haute tour pour les mieux dĂ©couvrir. IdomĂ©nĂ©e et TĂ©lĂ©maque le suivirent de prĂšs. A peine y fut-il arrivĂ©, qu'il aperçut d'un cĂÂŽtĂ© PhiloctĂšte, et de l'autre Nestor avec Pisistrate son fils. Nestor Ă©tait facile Ă reconnaĂtre Ă sa vieillesse vĂ©nĂ©rable. - Quoi donc! - s'Ă©cria Mentor - vous avez cru, ĂÂŽ IdomĂ©nĂ©e, que PhiloctĂšte et Nestor se contentaient de ne vous point secourir les voilĂ qui ont pris les armes contre vous, et, si je ne me trompe, ces autres troupes, qui marchent en si bon ordre avec tant de lenteur, sont les troupes lacĂ©dĂ©moniennes, commandĂ©es par Phalantus. Tout est contre vous n'y a aucun voisin de cette cĂÂŽte dont vous n'ayez fait un ennemi, sans vouloir le faire. En disant ces paroles, Mentor descend Ă la hĂÂąte de cette tour; il s'avance vers une porte de la ville du cĂÂŽtĂ© par oĂÂč les ennemis s'avançaient il la fait ouvrir, et IdomĂ©nĂ©e, surpris de la majestĂ© avec laquelle il fait ces choses, n'ose pas mĂÂȘme lui demander quel est son dessein. Mentor fait signe de la main, afin que personne ne songe Ă le suivre. Il va au-devant des ennemis, Ă©tonnĂ©s de voir un seul homme qui se prĂ©sente Ă eux. Il leur montra de loin une branche d'olivier en signe de paix, et, quand il fut Ă portĂ©e de se faire entendre, il leur demanda d'assembler tous les chefs. AussitĂÂŽt les chefs s'assemblĂšrent, et il parla ainsi - O hommes gĂ©nĂ©reux, assemblĂ©s de tant de nations qui fleurissent dans la riche HespĂ©rie, je sais que vous n'ĂÂȘtes venus ici que pour l'intĂ©rĂÂȘt commun de la libertĂ©. Je loue votre zĂšle; mais souffrez que je vous reprĂ©sente un moyen facile de conserver la libertĂ© et la gloire de tous vos peuples sans rĂ©pandre le sang humain. O Nestor, sage Nestor, que j'aperçois dans cette assemblĂ©e, vous n'ignorez pas combien la guerre est funeste Ă ceux mĂÂȘmes qui l'entreprennent avec justice et sous la protection des dieux. La guerre est le plus grand des maux dont les dieux affligent les hommes. Vous n'oublierez jamais ce que les Grecs ont souffert pendant dix ans devant la malheureuse Troie. Quelles divisions entre les chefs! Quels caprices de la fortune! Quels carnages des Grecs par la main d'Hector! Quels malheurs, dans toutes les villes les plus puissantes, causĂ©s par la guerre, pendant la longue absence de leurs rois! Au retour, les uns ont fait naufrage au promontoire de CapharĂ©e; les autres ont trouvĂ© une mort funeste dans le sein mĂÂȘme de leurs Ă©pouses. O dieux, c'est dans votre colĂšre que vous armĂÂątes les Grecs pour cette glorieuse expĂ©dition! O peuples hespĂ©riens, je prie les dieux de ne vous donner jamais une victoire si funeste. Troie est en cendres, il est vrai; mais il vaudrait mieux pour les Grecs qu'elle fĂ»t encore dans toute sa gloire et que le lĂÂąche PĂÂąris jouĂt encore en paix de ses infĂÂąmes amours avec HĂ©lĂšne. PhiloctĂšte, si longtemps malheureux et abandonnĂ© dans l'Ăle de Lemnos, ne craignez-vous point de trouver de semblables malheurs dans une semblable guerre? Je sais que les peuples de la Laconie ont senti aussi les troubles causĂ©s par la longue absence des princes, des capitaines et des soldats qui allĂšrent contre les Troyens. O Grecs, qui avez passĂ© dans l'HespĂ©rie, vous n'y avez tous passĂ© que par une suite des malheurs qui ont Ă©tĂ© les suites de la guerre de Troie! AprĂšs avoir parlĂ© ainsi, Mentor s'avança vers les Pyliens, et Nestor, qui l'avait reconnu, s'avança aussi pour le saluer. - O Mentor - lui dit-il - c'est avec plaisir que je vous revois. Il y a bien des annĂ©es que je vous vis, pour la premiĂšre fois, dans la Phocide vous n'aviez que quinze ans, et je prĂ©vis dĂšs lors que vous seriez aussi sage que vous l'avez Ă©tĂ© dans la suite. Mais par quelle aventure avez-vous Ă©tĂ© conduit en ces lieux? Quels sont donc les moyens que vous avez de finir cette guerre? IdomĂ©nĂ©e nous a contraints de l'attaquer. Nous ne demandions que la paix; chacun de nous avait un intĂ©rĂÂȘt pressant de la dĂ©sirer; mais nous ne pouvions plus trouver aucune sĂ»retĂ© avec lui. Il a violĂ© toutes ses promesses Ă l'Ă©gard de ses plus proches voisins. La paix avec lui ne serait point une paix; elle lui servirait seulement Ă dissiper notre ligue, qui est notre unique ressource. Il a montrĂ© Ă tous les peuples son dessein ambitieux de les mettre dans l'esclavage et il ne nous a laissĂ© aucun moyen de dĂ©fendre notre libertĂ© qu'en tĂÂąchant de renverser son nouveau royaume. Par sa mauvaise foi nous sommes rĂ©duits Ă le faire pĂ©rir ou Ă recevoir de lui le joug de la servitude. Si vous trouvez quelque expĂ©dient pour faire en sorte qu'on puisse se confier Ă lui et s'assurer d'une bonne paix, tous les peuples que vous voyez ici quitteront volontiers les armes, et nous avouerons avec joie que vous nous surpassez en sagesse. Mentor lui rĂ©pondit - Sage Nestor, vous savez qu'Ulysse m'avait confiĂ© son fils TĂ©lĂ©maque. Ce jeune homme, impatient de dĂ©couvrir la destinĂ©e de son pĂšre, passa chez vous Ă Pylos, et vous le reçûtes avec tous les soins qu'il pouvait attendre d'un fidĂšle ami de son pĂšre; vous lui donnĂÂątes mĂÂȘme votre fils pour le conduire. Il entreprit ensuite de longs voyages sur la mer; il a vu la Sicile, l'Egypte, l'Ăle de Chypre, celle de CrĂšte. Les vents, ou plutĂÂŽt les dieux, l'ont jetĂ© sur cette cĂÂŽte comme il voulait retourner Ă Ithaque. Nous sommes arrivĂ©s ici tout Ă propos pour vous Ă©pargner les horreurs d'une cruelle guerre. Ce n'est plus IdomĂ©nĂ©e, c'est le fils du sage Ulysse, c'est moi qui vous rĂ©ponds de toutes les choses qui vous seront promises. Pendant que Mentor parlait ainsi avec Nestor, au milieu des troupes confĂ©dĂ©rĂ©es, IdomĂ©nĂ©e et TĂ©lĂ©maque avec tous les CrĂ©tois armĂ©s les regardaient du haut des murs de Salente; ils Ă©taient attentifs pour remarquer comment les discours de Mentor seraient reçus, et ils auraient voulu pouvoir entendre les sages entretiens de ces deux vieillards. Nestor avait toujours passĂ© pour le plus expĂ©rimentĂ© et le plus Ă©loquent de tous les rois de la GrĂšce. C'Ă©tait lui qui modĂ©rait, pendant le siĂšge de Troie, le bouillant courroux d'Achille, l'orgueil d'Agamemnon, la fiertĂ© d'Ajax et le courage impĂ©tueux de DiomĂšde. La douce persuasion coulait de ses lĂšvres comme un ruisseau de miel sa voix seule se faisait entendre Ă tous ces hĂ©ros; tous se taisaient dĂšs qu'il ouvrait la bouche, et il n'y avait que lui qui pĂ»t apaiser dans le camp la farouche discorde. Il commençait Ă sentir les injures de la froide vieillesse; mais ses paroles Ă©taient encore pleines de force et de douceur il racontait les choses passĂ©es, pour instruire la jeunesse par ses expĂ©riences; mais il les racontait avec grĂÂące, quoique avec un peu de lenteur. Ce vieillard, admirĂ© de toute la GrĂšce, sembla avoir perdu toute son Ă©loquence et toute sa majestĂ© dĂšs que Mentor parut avec lui. Sa vieillesse paraissait flĂ©trie et abattue auprĂšs de celle de Mentor, en qui les ans semblaient avoir respectĂ© la force et la vigueur du tempĂ©rament. Les paroles de Mentor, quoique graves et simples, avaient une vivacitĂ© et une autoritĂ© qui commençait Ă manquer Ă l'autre. Tout ce qu'il disait Ă©tait court, prĂ©cis et nerveux. Jamais il ne faisait aucune redite; jamais il ne racontait que le fait nĂ©cessaire pour l'affaire qu'il fallait dĂ©cider. S'il Ă©tait obligĂ© de parler plusieurs fois d'une mĂÂȘme chose, pour l'inculquer ou pour parvenir Ă la persuasion, c'Ă©tait toujours par des tours nouveaux et par des comparaisons sensibles. Il avait mĂÂȘme je ne sais quoi de complaisant et d'enjouĂ©, quand il voulait se proportionner aux besoins des autres et leur insinuer quelque vĂ©ritĂ©. Ces deux hommes si vĂ©nĂ©rables furent un spectacle touchant Ă tant de peuples assemblĂ©s. Pendant que tous les alliĂ©s ennemis de Salente se jetaient en foule les uns sur les autres pour les voir de plus prĂšs et pour tĂÂącher d'entendre leurs sages discours, IdomĂ©nĂ©e et tous les siens s'efforçaient de dĂ©couvrir, par leurs regards avides et empressĂ©s, ce que signifiaient leurs gestes et l'air de leurs visages. Cependant TĂ©lĂ©maque impatient se dĂ©robe Ă la multitude qui l'environne il court Ă la porte par oĂÂč Mentor Ă©tait sorti; il se la fait ouvrir avec autoritĂ©. BientĂÂŽt IdomĂ©nĂ©e, qui le croit Ă ses cĂÂŽtĂ©s, s'Ă©tonne de le voir qui court au milieu de la campagne et qui est dĂ©jĂ auprĂšs de Nestor. Nestor le reconnaĂt, et se hĂÂąte, mais d'un pas pesant et tardif, de l'aller recevoir. TĂ©lĂ©maque saute Ă son cou et le tient serrĂ© entre ses bras sans parler. Enfin il s'Ă©crie - O mon pĂšre! je ne crains pas de vous nommer ainsi; le malheur de ne retrouver point mon vĂ©ritable pĂšre et les bontĂ©s que vous m'avez fait sentir me donnent le droit de me servir d'un nom si tendre mon pĂšre, mon cher pĂšre, je vous revois! Ainsi puissĂ©-je voir Ulysse! Si quelque chose pouvait me consoler d'en ĂÂȘtre privĂ©, ce serait de trouver en vous un autre lui-mĂÂȘme. Nestor ne put, Ă ces paroles, retenir ses larmes, et il fut touchĂ© d'une secrĂšte joie, voyant celles qui coulaient avec une merveilleuse grĂÂące sur les joues de TĂ©lĂ©maque. La beautĂ©, la douceur et la noble assurance de ce jeune inconnu, qui traversait sans prĂ©caution tant de troupes ennemies, Ă©tonna tous les alliĂ©s. "N'est-ce pas - disaient-ils - le fils de ce vieillard qui est venu parler Ă Nestor? Sans doute, c'est la mĂÂȘme sagesse dans les deux ĂÂąges les plus opposĂ©s de la vie. Dans l'un, elle ne fait encore que fleurir; dans l'autre, elle porte avec abondance les fruits les plus mĂ»rs." Mentor, qui avait pris plaisir Ă voir la tendresse avec laquelle Nestor venait de recevoir TĂ©lĂ©maque, profita de cette heureuse disposition. - VoilĂ - lui dit-il - le fils d'Ulysse, si cher Ă toute la GrĂšce et si cher Ă vous-mĂÂȘme, ĂÂŽ sage Nestor! Le voilĂ ; je vous le livre comme un otage et comme le gage le plus prĂ©cieux qu'on puisse vous donner de la fidĂ©litĂ© des promesses d'IdomĂ©nĂ©e. Vous jugez bien que je ne voudrais pas que la perte du fils suivĂt celle du pĂšre et que la malheureuse PĂ©nĂ©lope pĂ»t reprocher Ă Mentor qu'il a sacrifiĂ© son fils Ă l'ambition du nouveau roi de Salente. Avec ce gage, qui est venu de lui-mĂÂȘme s'offrir, et que les dieux, amateurs de la paix, vous envoient, je commence, ĂÂŽ peuples assemblĂ©s de tant de nations, Ă vous faire des propositions pour Ă©tablir Ă jamais une paix solide. A ce nom de paix, on entend un bruit confus de rang en rang. Toutes ces diffĂ©rentes nations frĂ©missaient de courroux et croyaient perdre tout le temps oĂÂč l'on retardait le combat; ils s'imaginaient qu'on ne faisait tous ces discours que pour ralentir leur fureur et pour aire Ă©chapper leur proie. Surtout les Manduriens souffraient impatiemment qu'IdomĂ©nĂ©e espĂ©rĂÂąt de les tromper encore une fois. Souvent ils entreprirent d'interrompre Mentor; car ils craignaient que ses discours pleins de sagesse ne dĂ©tachassent leurs alliĂ©s. Ils commençaient Ă se dĂ©fier de tous les Grecs qui Ă©taient dans l'assemblĂ©e. Mentor, qui l'aperçut, se hĂÂąta d'augmenter cette dĂ©fiance, pour jeter la division dans les esprits de tous ces peuples. - J'avoue - disait-il - que les Manduriens ont sujet de se plaindre et de demander quelque rĂ©paration des torts qu'ils ont soufferts; mais il n'est pas juste aussi que les Grecs, qui font sur cette cĂÂŽte des colonies, soient suspects et odieux aux anciens peuples du pays. Au contraire, les Grecs doivent ĂÂȘtre unis entre eux et se faire bien traiter par les autres; il faut seulement qu'ils soient modĂ©rĂ©s et qu'ils n'entreprennent jamais d'usurper les terres de leurs voisins. Je sais qu'IdomĂ©nĂ©e a eu le malheur de vous donner des ombrages; mais il est aisĂ© de guĂ©rir toutes vos dĂ©fiances. TĂ©lĂ©maque et moi, nous nous offrons Ă ĂÂȘtre des otages qui vous rĂ©pondent de la bonne foi d'IdomĂ©nĂ©e. Nous demeurerons entre vos mains jusqu'Ă ce que les choses qu'on vous promettra soient fidĂšlement accomplies. Ce qui vous irrite, ĂÂŽ Manduriens - s'Ă©cria-t-il - c'est que les troupes des CrĂ©tois ont saisi les passages de vos montagnes par surprise et que par lĂ ils sont en Ă©tat d'entrer malgrĂ© vous, aussi souvent qu'il leur plaira, dans le pays oĂÂč vous vous ĂÂȘtes retirĂ©s pour leur laisser le pays uni qui est sur le rivage de la mer. Ces passages, que les CrĂ©tois ont fortifiĂ©s par de hautes tours pleines de gens armĂ©s, sont donc le vĂ©ritable sujet de la guerre. RĂ©pondez-moi y en a-t-il encore quelque autre? Alors le chef des Manduriens s'avança et parla ainsi - Que n'avons-nous pas fait pour Ă©viter cette guerre! Les dieux nous sont tĂ©moins que nous n'avons renoncĂ© Ă la paix que quand la paix nous a Ă©chappĂ© sans ressource par l'ambition inquiĂšte des CrĂ©tois et par l'impossibilitĂ© oĂÂč ils nous ont mis de nous fier Ă leurs serments. Nation insensĂ©e, qui nous a rĂ©duits malgrĂ© nous Ă l'affreuse nĂ©cessitĂ© de prendre un parti de dĂ©sespoir contre elle et de ne pouvoir plus chercher notre salut que dans sa perte! Tandis qu'ils conserveront ces passages, nous croirons toujours qu'ils veulent usurper nos terres et nous mettre en servitude. S'il Ă©tait vrai qu'ils ne songeassent plus qu'Ă vivre en paix avec leurs voisins, ils se contenteraient de ce que nous leur avons cĂ©dĂ© sans peine et ils ne s'attacheraient pas Ă conserver des entrĂ©es dans un pays contre la libertĂ© duquel ils ne formeraient aucun dessein ambitieux. Mais vous ne les connaissez pas, ĂÂŽ sage vieillard. C'est par un grand malheur que nous avons appris Ă les connaĂtre. Cessez, ĂÂŽ homme aimĂ© des dieux, de retarder une guerre juste et nĂ©cessaire, sans laquelle l'HespĂ©rie ne pourrait jamais espĂ©rer une paix constante. O nation ingrate, trompeuse et cruelle, que les dieux irritĂ©s ont envoyĂ©e auprĂšs de nous pour troubler notre paix et pour nous punir de nos fautes! Mais aprĂšs nous avoir punis, ĂÂŽ dieux! vous nous vengerez; vous ne serez pas moins justes contre nos ennemis que contre nous. A ces paroles, toute l'assemblĂ©e parut Ă©mue; il semblait que Mars et Bellone allaient de rang en rang, rallumant dans les coeurs la fureur des combats, que Mentor tĂÂąchait d'Ă©teindre. Il reprit ainsi la parole "Si je n'avais que des promesses Ă vous faire, vous pourriez refuser de vous y fier; mais je vous offre des choses certaines et prĂ©sentes. Si vous n'ĂÂȘtes pas contents d'avoir pour otages TĂ©lĂ©maque et moi, je vous ferai donner douze des plus nobles et des plus vaillants CrĂ©tois. Il est juste aussi que vous donniez de votre cĂÂŽtĂ© des otages; car IdomĂ©nĂ©e, qui dĂ©sire sincĂšrement la paix, la dĂ©sire sans crainte et sans bassesse. Il dĂ©sire la paix, comme vous dites vous-mĂÂȘmes que vous l'avez dĂ©sirĂ©e, par sagesse et par modĂ©ration, mais non par l'amour d'une vie molle, ou par faiblesse Ă la vue des dangers dont la guerre menace les hommes. Il est prĂÂȘt Ă pĂ©rir ou Ă vaincre; mais il aime mieux la paix que la victoire la plus Ă©clatante. Il aurait honte de craindre d'ĂÂȘtre vaincu; mais il craint d'ĂÂȘtre injuste, et il n'a point de honte de vouloir rĂ©parer ses fautes. Les armes Ă la main, il vous offre la paix; il ne veut point en imposer les conditions avec hauteur; car il ne fait aucun cas d'une paix forcĂ©e. Il veut une paix dont tous les partis soient contents, qui finisse toutes les jalousies, qui apaise tous les ressentiments et qui guĂ©risse toutes les dĂ©fiances. En un mot, IdomĂ©nĂ©e est dans les sentiments oĂÂč je suis sĂ»r que vous voudriez qu'il fĂ»t. Il n'est question que de vous en persuader. La persuasion ne sera pas difficile, si vous voulez m'Ă©couter avec un esprit dĂ©gagĂ© et tranquille. Ecoutez donc, ĂÂŽ peuples remplis de valeur, et vous, ĂÂŽ chefs si sages et si unis, Ă©coutez ce que je vous offre de la part d'IdomĂ©nĂ©e. Il n'est pas juste qu'il puisse entrer dans les terres de ses voisins; il n'est pas juste aussi que ses voisins puissent entrer dans les siennes. Il consent que les passages qu'on a fortifiĂ©s par de hautes tours soient gardĂ©s par des troupes neutres. Vous, Nestor, et vous, PhiloctĂšte, vous ĂÂȘtes Grecs d'origine; mais en cette occasion vous vous ĂÂȘtes dĂ©clarĂ©s contre IdomĂ©nĂ©e ainsi vous ne pouvez ĂÂȘtre suspects d'ĂÂȘtre trop favorables Ă ses intĂ©rĂÂȘts. Ce qui vous touche, c'est l'intĂ©rĂÂȘt commun de la paix et de la libertĂ© de l'HespĂ©rie. Soyez vous-mĂÂȘmes les dĂ©positaires et les gardiens de ces passages qui causent la guerre. Vous n'avez pas moins d'intĂ©rĂÂȘt Ă empĂÂȘcher que les anciens peuples d'HespĂ©rie ne dĂ©truisent Salente, nouvelle colonie des Grecs, semblable Ă celles que vous avez fondĂ©es, qu'Ă empĂÂȘcher qu'IdomĂ©nĂ©e n'usurpe les terres de ses voisins. Tenez l'Ă©quilibre entre les uns et les autres. Au lieu de porter le fer et le feu chez un peuple que vous devez aimer, rĂ©servez-vous la gloire d'ĂÂȘtre les juges et les mĂ©diateurs. Vous me direz que ces conditions vous paraĂtraient merveilleuses, si vous pouviez vous assurer qu'IdomĂ©nĂ©e les accomplirait de bonne foi; mais je vais vous satisfaire. Il y aura, pour sĂ»retĂ© rĂ©ciproque, les otages dont je vous ai parlĂ©, jusqu'Ă ce que tous les passages soient mis en dĂ©pĂÂŽt dans vos mains. Quand le salut de l'HespĂ©rie entiĂšre, quand celui de Salente mĂÂȘme et d'IdomĂ©nĂ©e sera Ă votre discrĂ©tion, serez-vous contents? De qui pourrez-vous dĂ©sormais vous dĂ©fier? Sera-ce de vous-mĂÂȘmes? Vous n'osez vous fier Ă IdomĂ©nĂ©e, et IdomĂ©nĂ©e est si incapable de vous tromper qu'il veut se fier Ă vous. Oui, il veut vous confier le repos, la libertĂ©, la vie de tout son peuple et de lui-mĂÂȘme. S'il est vrai que vous ne dĂ©siriez qu'une bonne paix, la voilĂ qui se prĂ©sente Ă vous, et qui vous ĂÂŽte tout prĂ©texte de reculer. Encore une fois, ne vous imaginez pas que la crainte rĂ©duise IdomĂ©nĂ©e Ă vous faire ces offres; c'est la sagesse et la justice qui l'engagent Ă prendre ce parti, sans se mettre en peine si vous imputerez Ă faiblesse ce qu'il fait par vertu. Dans les commencements il a fait des fautes, et il met sa gloire Ă les reconnaĂtre par les offres dont il vous prĂ©vient. C'est faiblesse, c'est vanitĂ©, c'est ignorance grossiĂšre de son propre intĂ©rĂÂȘt, que d'espĂ©rer de pouvoir cacher ses fautes en affectant de les soutenir avec fiertĂ© et avec hauteur. Celui qui avoue ses fautes Ă son ennemi, et qui offre de les rĂ©parer, montre par lĂ qu'il est devenu incapable d'en commettre et que l'ennemi a tout Ă craindre d'une conduite si sage et si ferme, Ă moins qu'il ne fasse la paix. Gardez-vous bien de souffrir qu'il vous mette Ă son tour dans le tort. Si vous refusez la paix et la justice qui viennent Ă vous, la paix et la justice seront vengĂ©es. IdomĂ©nĂ©e, qui devait craindre de trouver les dieux irritĂ©s contre lui, les tournera pour lui contre vous. TĂ©lĂ©maque et moi nous combattrons pour la bonne cause. Je prends tous les dieux du ciel et des enfers Ă tĂ©moin des justes propositions que je viens de vous faire." En achevant ces mots, Mentor leva son bras pour montrer Ă tant de peuples le rameau d'olivier qui Ă©tait dans sa main le signe pacifique. Les chefs, qui le regardaient de prĂšs, furent Ă©tonnĂ©s et Ă©blouis du feu divin qui Ă©clatait dans ses yeux. Il parut avec une majestĂ© et une autoritĂ© qui est au-dessus de tout ce qu'on voit dans les plus grands d'entre les mortels. Le charme de ses paroles douces et fortes enlevait les coeurs; elles Ă©taient semblables Ă ces paroles enchantĂ©es qui tout Ă coup, dans le profond silence de la nuit, arrĂÂȘtent au milieu de l'Olympe la lune et les Ă©toiles, calment la mer irritĂ©e, font taire les vents et les flots et suspendent le cours des fleuves rapides. Mentor Ă©tait, au milieu de ces peuples furieux, comme Bacchus lorsqu'il Ă©tait environnĂ© des tigres, qui, oubliant leur cruautĂ©, venaient, par la puissance de sa douce voix, lĂ©cher ses pieds et se soumettre par leurs caresses. D'abord il se fit un profond silence dans toute l'armĂ©e. Les chefs se regardaient les uns les autres, ne pouvant rĂ©sister Ă cet homme ni comprendre qui il Ă©tait. Toutes les troupes, immobiles, avaient les yeux attachĂ©s sur lui. On n'osait parler, de peur qu'il n'eĂ»t encore quelque chose Ă dire et qu'on ne l'empĂÂȘchĂÂąt d'ĂÂȘtre entendu. Quoiqu'on ne trouvĂÂąt rien Ă ajouter aux choses qu'il avait dites, on aurait souhaitĂ© qu'il eĂ»t parlĂ© plus longtemps. Tout ce qu'il avait dit demeurait comme gravĂ© dans tous les coeurs. En parlant, il se faisait aimer, il se faisait croire; chacun Ă©tait avide et comme suspendu, pour recueillir jusques aux moindres paroles qui sortaient de sa bouche. Enfin, aprĂšs un assez long silence, on entendit un bruit sourd qui se rĂ©pandait peu Ă peu. Ce n'Ă©tait plus ce bruit confus des peuples qui frĂ©missaient dans leur indignation; c'Ă©tait, au contraire, un murmure doux et favorable. On dĂ©couvrait dĂ©jĂ sur les visages je ne sais quoi de serein et de radouci. Les Manduriens, si irritĂ©s, sentaient que les armes leur tombaient des mains. Le farouche Phalantus, avec ses LacĂ©dĂ©moniens, fut surpris de trouver ses entrailles de fer attendries. Les autres commencĂšrent Ă soupirer aprĂšs cette heureuse paix qu'on venait leur montrer. PhiloctĂšte, plus sensible qu'un autre par l'expĂ©rience de ses malheurs, ne put retenir ses larmes. Nestor, ne pouvant parler, dans le transport oĂÂč le discours de Mentor venait de le mettre, embrassa tendrement Mentor sans pouvoir parler; et tous ces peuples Ă la fois, comme si c'eĂ»t Ă©tĂ© un signal, s'Ă©criĂšrent aussitĂÂŽt "O sage vieillard, vous nous dĂ©sarmez! La paix! La paix! " Nestor, un moment aprĂšs, voulut commencer un discours; mais toutes les troupes, impatientes, craignirent qu'il ne voulĂ»t reprĂ©senter quelque difficultĂ©. " La paix! La paix! " s'Ă©criĂšrent-elles encore une fois. On ne put leur imposer silence qu'en faisant crier avec eux tous les chefs de l'armĂ©e " La paix! La paix! " Nestor, voyant bien qu'il n'Ă©tait pas libre de faire un discours suivi, se contenta de dire - Vous voyez, ĂÂŽ Mentor, ce que peut la parole d'un homme de bien. Quand la sagesse et la vertu parlent, elles calment toutes les passions. Nos justes ressentiments se changent en amitiĂ© et en dĂ©sir d'une paix durable. Nous l'acceptons telle que vous l'offrez. En mĂÂȘme temps, tous les chefs tendirent les mains en signe de consentement. Mentor courut vers la porte de la ville pour la faire ouvrir et pour mander Ă IdomĂ©nĂ©e de sortir de Salente sans prĂ©caution. Cependant Nestor embrassait TĂ©lĂ©maque, disant - O aimable fils du plus sage de tous les Grecs, puissiez-vous ĂÂȘtre aussi sage et plus heureux que lui! N'avez-vous rien dĂ©couvert sur sa destinĂ©e? Le souvenir de votre pĂšre, Ă qui vous ressemblez, a servi Ă Ă©touffer notre indignation. Phalante, quoique dur et farouche, quoiqu'il n'eĂ»t jamais vu Ulysse, ne laissa pas d'ĂÂȘtre touchĂ© de ses malheurs et de ceux de son fils. DĂ©jĂ on pressait TĂ©lĂ©maque de raconter ses aventures, lorsque Mentor revint avec IdomĂ©nĂ©e et toute la jeunesse crĂ©toise qui le suivait. A la vue d'IdomĂ©nĂ©e, les alliĂ©s sentirent que leur courroux se rallumait; mais les paroles de Mentor Ă©teignirent ce feu prĂÂȘt Ă Ă©clater. - Que tardons-nous - dit-il - Ă conclure cette sainte alliance, dont les dieux seront les tĂ©moins et les dĂ©fenseurs? Qu'ils la vengent, si jamais quelque impie ose la violer, et que tous les maux horribles de la guerre, loin d'accabler les peuples fidĂšles et innocents, retombent sur la tĂÂȘte parjure et exĂ©crable de l'ambitieux qui foulera aux pieds les droits sacrĂ©s de cette alliance. Qu'il soit dĂ©testĂ© des dieux et des hommes; qu'il ne jouisse jamais du fruit de sa perfidie; que les Furies infernales, sous les figures les plus hideuses, viennent exciter sa rage et son dĂ©sespoir; qu'il tombe mort sans aucune espĂ©rance de sĂ©pulture; que son corps soit la proie des chiens et des vautours, et qu'il soit aux enfers, dans le profond abĂme du Tartare, tourmentĂ© Ă jamais plus rigoureusement que Tantale, Ixion, et les DanaĂÂŻdes! Mais plutĂÂŽt que cette paix soit inĂ©branlable comme les rochers d'Atlas, qui soutiennent le ciel; que tous les peuples la rĂ©vĂšrent et goĂ»tent ses fruits, de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration; que les noms de ceux qui l'auront jurĂ©e soient avec amour et vĂ©nĂ©ration dans la bouche de nos derniers neveux; que cette paix, fondĂ©e sur la justice et sur la bonne foi, soit le modĂšle de toutes les paix qui se feront Ă l'avenir chez toutes les nations de la terre, et que tous les peuples qui voudront se rendre heureux en se rĂ©unissant songent Ă imiter les peuples de l'HespĂ©rie! A ces paroles, IdomĂ©nĂ©e et les autres rois jurent la paix aux conditions marquĂ©es. On donne de part et d'autres douze otages. TĂ©lĂ©maque veut ĂÂȘtre du nombre des otages donnĂ©s par IdomĂ©nĂ©e; mais on ne peut consentir que Mentor en soit, parce que les alliĂ©s veulent qu'il demeure auprĂšs d'IdomĂ©nĂ©e, pour rĂ©pondre de sa conduite et de celle de ses conseillers, jusqu'Ă l'entiĂšre exĂ©cution des choses promises. On immola, entre la ville et l'armĂ©e ennemie, cent gĂ©nisses blanches comme la neige et autant de taureaux de mĂÂȘme couleur, dont les cornes Ă©taient dorĂ©es et ornĂ©es de festons. On entendait retentir jusque dans les montagnes voisines le mugissement affreux des victimes qui tombaient sous le couteau sacrĂ©. Le sang fumant ruisselait de toutes parts. On faisait couler avec abondance un vin exquis pour les libations. Les aruspices consultaient les entrailles qui palpitaient encore. Les sacrificateurs brĂ»laient sur les autels un encens qui formait un Ă©pais nuage et dont la bonne odeur parfumait toute la campagne. Cependant les soldats des deux partis, cessant de se regarder d'un oeil ennemi, commençaient Ă s'entretenir sur leurs aventures. Ils se dĂ©lassaient dĂ©jĂ de leurs travaux et goĂ»taient par avance les douceurs de la paix. Plusieurs de ceux qui avaient suivi IdomĂ©nĂ©e au siĂšge de Troie reconnurent ceux de Nestor qui avaient combattu dans la mĂÂȘme guerre. Ils s'embrassaient avec tendresse et se racontaient mutuellement tout ce qui leur Ă©tait arrivĂ© depuis qu'ils avaient ruinĂ© la superbe ville qui Ă©tait l'ornement de toute l'Asie. DĂ©jĂ ils se couchaient sur l'herbe, se couronnaient de fleurs et buvaient ensemble le vin qu'on apportait de la ville dans de grands vases, pour cĂ©lĂ©brer une si heureuse journĂ©e. Tout Ă coup Mentor dit aux rois et aux capitaines assemblĂ©s - DĂ©sormais, sous divers noms et sous divers chefs, vous ne ferez plus qu'un seul peuple. C'est ainsi que les justes dieux, amateurs des hommes, qu'ils ont formĂ©s, veulent ĂÂȘtre le lien Ă©ternel de leur parfaite concorde. Tout le genre humain n'est qu'une famille dispersĂ©e sur la face de toute la terre. Tous les peuples sont frĂšres et doivent s'aimer comme tels. Malheur Ă ces impies qui cherchent une gloire cruelle dans le sang de leurs frĂšres, qui est leur propre sang! La guerre est quelquefois nĂ©cessaire, il est vrai; mais c'est la honte du genre humain, qu'elle soit inĂ©vitable en certaines occasions. O rois, ne dites point qu'on doit la dĂ©sirer pour acquĂ©rir de la gloire la vraie gloire ne se trouve point hors de l'humanitĂ©. Quiconque prĂ©fĂšre sa propre gloire aux sentiments de l'humanitĂ© est un monstre d'orgueil, et non pas un homme il ne parviendra mĂÂȘme qu'Ă une fausse gloire; car la vraie ne se trouve que dans la modĂ©ration et dans la bontĂ©. On pourra le flatter pour contenter sa vanitĂ© folle; mais on dira toujours de lui en secret, quand on voudra parler sincĂšrement "Il a d'autant moins mĂ©ritĂ© la gloire, qu'il l'a dĂ©sirĂ©e avec une passion injuste. Les hommes ne doivent point l'estimer, puisqu'il a si peu estimĂ© les hommes et qu'il a prodiguĂ© leur sang par une brutale vanitĂ©." Heureux le roi qui aime son peuple, qui en est aimĂ©, qui se confie en ses voisins et qui a leur confiance; qui, loin de leur faire la guerre, les empĂÂȘche de l'avoir entre eux et qui fait envier Ă toutes les nations Ă©trangĂšres le bonheur qu'ont ses sujets de l'avoir pour roi! Songez donc Ă vous rassembler de temps en temps, ĂÂŽ vous qui gouvernez les puissantes villes de l'HespĂ©rie. Faites de trois ans en trois ans une assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale, oĂÂč tous les rois qui sont ici prĂ©sents se trouvent pour renouveler l'alliance par un nouveau serment, pour raffermir l'amitiĂ© promise et pour dĂ©libĂ©rer sur tous les intĂ©rĂÂȘts communs. Tandis que vous serez unis, vous aurez au-dedans de ce beau pays la paix, la gloire et l'abondance; au-dehors vous serez toujours invincibles. Il n'y a que la Discorde, sortie de l'enfer pour tourmenter les hommes, qui puisse troubler la fĂ©licitĂ© que les dieux vous prĂ©parent. Nestor lui rĂ©pondit - Vous voyez, par la facilitĂ© avec laquelle nous faisons la paix, combien nous sommes Ă©loignĂ©s de vouloir faire la guerre par une vaine gloire ou par l'injuste aviditĂ© de nous agrandir au prĂ©judice de nos voisins. Mais que peut-on faire quand on se trouve auprĂšs d'un prince violent, qui ne connaĂt point d'autre loi que son intĂ©rĂÂȘt et qui ne perd aucune occasion d'envahir les terres des autres Etats? Ne croyez pas que je parle d'IdomĂ©nĂ©e; non, je n'ai plus de lui cette pensĂ©e c'est Adraste, roi des Dauniens, de qui nous avons tout Ă craindre. Il mĂ©prise les dieux, et croit que tous les hommes qui sont sur la terre ne sont nĂ©s que pour servir Ă sa gloire par leur servitude. Il ne veut point de sujets dont il soit le roi et le pĂšre il veut des esclaves et des adorateurs; il se fait rendre les honneurs divins. Jusqu'ici l'aveugle fortune a favorisĂ© ses plus injustes entreprises. Nous nous Ă©tions hĂÂątĂ©s de venir attaquer Salente, pour nous dĂ©faire du plus faible de nos ennemis, qui ne commençait qu'Ă s'Ă©tablir dans cette cĂÂŽte, afin de tourner ensuite nos armes contre cet autre ennemi plus puissant. Il a dĂ©jĂ pris plusieurs villes de nos alliĂ©s. Ceux de Crotone ont perdu contre lui deux batailles. Il se sert de toutes sortes de moyens pour contenter son ambition la force et l'artifice, tout lui est Ă©gal, pourvu qu'il accable ses ennemis. Il a amassĂ© de grands trĂ©sors; ses troupes sont disciplinĂ©es et aguerries; ses capitaines sont expĂ©rimentĂ©s. Il est bien servi; il veille lui-mĂÂȘme sans cesse sur tous ceux qui agissent par ses ordres il punit sĂ©vĂšrement les moindres fautes, et rĂ©compense avec libĂ©ralitĂ© les services qu'on lui rend. Sa valeur soutient et anime celle de toutes ses troupes. Ce serait un roi accompli, si la justice et la bonne foi rĂ©glaient sa conduite; mais il ne craint ni les dieux, ni le reproche de sa conscience. Il compte mĂÂȘme pour rien la rĂ©putation; il la regarde comme un vain fantĂÂŽme qui ne doit arrĂÂȘter que les esprits faibles. Il ne compte pour un bien solide et rĂ©el que l'avantage de possĂ©der de grandes richesses, d'ĂÂȘtre craint et de fouler Ă ses pieds tout le genre humain. BientĂÂŽt son armĂ©e paraĂtra sur nos terres, et, si l'union de tant de peuples ne nous met en Ă©tat de lui rĂ©sister, toute espĂ©rance de libertĂ© nous sera ĂÂŽtĂ©e. C'est l'intĂ©rĂÂȘt d'IdomĂ©nĂ©e, aussi bien que le nĂÂŽtre, de s'opposer Ă ce voisin, qui ne peut souffrir rien de libre dans son voisinage. Si nous Ă©tions vaincus, Salente serait menacĂ©e du mĂÂȘme malheur. HĂÂątons-nous donc tous ensemble de le prĂ©venir. Pendant que Nestor parlait ainsi, on s'avançait vers la ville; car IdomĂ©nĂ©e avait priĂ© tous les rois et tous les principaux chefs d'y entrer pour y passer la nuit. DixiĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - Les alliĂ©s proposent Ă IdomĂ©nĂ©e d'entrer dans leur ligue contre les Dauniens. Ce prince y consent et leur promet des troupes. Mentor le dĂ©sapprouve de s'ĂÂȘtre engagĂ© si lĂ©gĂšrement dans une nouvelle guerre, au moment oĂÂč il avait besoin d'une longue paix pour consolider, par de sages Ă©tablissements, sa ville et son royaume Ă peine fondĂ©s. IdomĂ©nĂ©e reconnaĂt sa faute, et, aidĂ© des conseils de Mentor, il amĂšne les alliĂ©s Ă se contenter d'avoir dans leur armĂ©e TĂ©lĂ©maque avec cent jeunes CrĂ©tois. Sur le point de partir, et faisant ses adieux Ă Mentor, TĂ©lĂ©maque ne peut s'empĂÂȘcher de tĂ©moigner quelque surprise de la conduite d'IdomĂ©nĂ©e. Mentor profite de cette occasion pour faire sentir Ă TĂ©lĂ©maque combien il est dangereux d'ĂÂȘtre injuste en se laissant aller Ă une critique rigoureuse contre ceux qui gouvernent. AprĂšs le dĂ©part des alliĂ©s, Mentor examine en dĂ©tail la ville et le royaume de Salente, l'Ă©tat de son commerce et toutes les parties de l'administration. Il fait faire Ă IdomĂ©nĂ©e de sages rĂšglements pour le commerce et pour la police, il lui fait partager le peuple en sept classes, dont il distingue les rangs par la diversitĂ© des habits. Il retranche le luxe et les arts inutiles, pour appliquer les artisans aux arts nĂ©cessaires, au commerce, et surtout Ă l'agriculture, qu'il remet en honneur; enfin, il ramĂšne tout Ă une noble et frugale simplicitĂ©. Heureux effets de cette rĂ©forme. Cependant toute l'armĂ©e des alliĂ©s dressait ses tentes, et la campagne Ă©tait dĂ©jĂ couverte de riches pavillons de toutes sortes de couleurs, oĂÂč les HespĂ©riens fatiguĂ©s attendaient le sommeil. Quand les rois, avec leur suite, furent entrĂ©s dans la ville, ils parurent Ă©tonnĂ©s qu'en si peu de temps on eĂ»t pu faire tant de bĂÂątiments magnifiques et que l'embarras d'une si grande guerre n'eĂ»t point empĂÂȘchĂ© cette ville naissante de croĂtre et de s'embellir tout Ă coup. On admira la sagesse et la vigilance d'IdomĂ©nĂ©e, qui avait fondĂ© un si beau royaume, et chacun concluait que, la paix Ă©tant faite avec lui, les alliĂ©s seraient bien puissants s'il entrait dans leur ligue contre les Dauniens. On proposa Ă IdomĂ©nĂ©e d'y entrer; il ne put rejeter une si juste proposition, et il promit des troupes. Mais, comme Mentor n'ignorait rien de tout ce qui est nĂ©cessaire pour rendre un Etat florissant, il comprit que les forces d'IdomĂ©nĂ©e ne pouvaient pas ĂÂȘtre aussi grandes qu'elles le paraissaient. Il le prit en particulier et lui parla ainsi - Vous voyez que nos soins ne vous ont pas Ă©tĂ© inutiles. Salente est garantie des malheurs qui la menaçaient. Il ne tient plus qu'Ă vous d'en Ă©lever jusqu'au ciel la gloire et d'Ă©galer la sagesse de Minos, votre aĂÂŻeul, dans le gouvernement de vos peuples. Je continue Ă vous parler librement, supposant que vous le voulez et que vous dĂ©testez toute flatterie. Pendant que ces rois ont louĂ© votre magnificence, je pensais en moi-mĂÂȘme Ă la tĂ©mĂ©ritĂ© de votre conduite. A ce mot de "tĂ©mĂ©ritĂ©", IdomĂ©nĂ©e changea de visage, ses yeux se troublĂšrent, il rougit, et peu s'en fallut qu'il n'interrompĂt Mentor pour lui tĂ©moigner son ressentiment. Mentor lui dit d'un ton modeste et respectueux, mais libre et hardi - Ce mot de "tĂ©mĂ©ritĂ©" vous choque, je le vois bien tout autre que moi aurait eu tort de s'en servir; car il faut respecter les rois et mĂ©nager leur dĂ©licatesse, mĂÂȘme en les reprenant. La vĂ©ritĂ© par elle-mĂÂȘme les blesse assez, sans y ajouter des termes forts. Mais j'ai cru que vous pourriez souffrir que je vous parlasse sans adoucissement pour vous dĂ©couvrir votre faute. Mon dessein a Ă©tĂ© de vous accoutumer Ă entendre nommer les choses par leur nom et Ă comprendre que, quand les autres vous donneront des conseils sur votre conduite, ils n'oseront jamais vous dire tout ce qu'ils penseront. Il faudra, si vous voulez n'y ĂÂȘtre point trompĂ©, que vous compreniez toujours plus qu'ils ne vous diront sur les choses qui vous seront dĂ©savantageuses. Pour moi, je veux bien adoucir mes paroles selon votre besoin; mais il vous est utile qu'un homme sans intĂ©rĂÂȘt et sans consĂ©quence vous parle en secret un langage dur. Nul autre n'osera jamais vous le parler vous ne verrez la vĂ©ritĂ© qu'Ă demi et sous de belles enveloppes. A ces mots, IdomĂ©nĂ©e, dĂ©jĂ revenu de sa premiĂšre promptitude, parut honteux de sa dĂ©licatesse. - Vous voyez - dit-il Ă Mentor - ce que fait l'habitude d'ĂÂȘtre flattĂ©. Je vous dois le salut de mon nouveau royaume; il n'y a aucune vĂ©ritĂ© que je ne me croie heureux d'entendre de votre bouche mais ayez pitiĂ© d'un roi que la flatterie avait empoisonnĂ© et qui n'a pu, mĂÂȘme dans ses malheurs, trouver des hommes assez gĂ©nĂ©reux pour lui dire la vĂ©ritĂ©. Non, je n'ai jamais trouvĂ© personne qui m'ait assez aimĂ© pour vouloir me dĂ©plaire en me disant la vĂ©ritĂ© tout entiĂšre. En disant ces paroles, les larmes lui vinrent aux yeux, et il embrassait tendrement Mentor. Alors ce sage vieillard lui dit "C'est avec douleur que je me vois contraint de vous dire des choses dures mais puis-je vous trahir en vous cachant la vĂ©ritĂ©? Mettez-vous en ma place. Si vous avez Ă©tĂ© trompĂ© jusqu'ici, c'est que vous avez bien voulu l'ĂÂȘtre; c'est que vous avez craint des conseillers trop sincĂšres. Avez-vous cherchĂ© les gens les plus dĂ©sintĂ©ressĂ©s et les plus propres Ă vous contredire? Avez-vous pris soin de faire parler les hommes les moins empressĂ©s Ă vous plaire, les plus dĂ©sintĂ©ressĂ©s dans leur conduite, les plus capables de condamner vos passions et vos sentiments injustes? Quand vous avez trouvĂ© des flatteurs, les avez-vous Ă©cartĂ©s? Vous en ĂÂȘtes-vous dĂ©fiĂ©? Non, non, vous n'avez point fait ce que font ceux qui aiment la vĂ©ritĂ© et qui mĂ©ritent de la connaĂtre. Voyons si vous aurez maintenant le courage de vous laisser humilier par la vĂ©ritĂ© qui vous condamne. Je disais donc que ce qui vous attire tant de louanges ne mĂ©rite que d'ĂÂȘtre blĂÂąmĂ©. Pendant que vous aviez au-dehors tant d'ennemis qui menaçaient votre royaume encore mal Ă©tabli, vous ne songiez au-dedans de votre nouvelle ville qu'Ă y faire des ouvrages magnifiques. C'est ce qui vous a coĂ»tĂ© tant de mauvaises nuits, comme vous me l'avez avouĂ© vous-mĂÂȘme. Vous avez Ă©puisĂ© vos richesses; vous n'avez songĂ© ni Ă augmenter votre peuple, ni Ă cultiver les terres fertiles de cette cĂÂŽte. Ne fallait-il pas regarder ces deux choses comme les deux fondements essentiels de votre puissance avoir beaucoup de bons hommes, et des terres bien cultivĂ©es pour les nourrir? Il fallait une longue paix dans ces commencements, pour favoriser la multiplication de votre peuple. Vous ne deviez songer qu'Ă l'agriculture et Ă l'Ă©tablissement des plus sages lois. Une vaine ambition vous a poussĂ© jusques au bord du prĂ©cipice. A force de vouloir paraĂtre grand, vous avez pensĂ© ruiner votre vĂ©ritable grandeur. HĂÂątez-vous de rĂ©parer ces fautes; suspendez tous vos grands ouvrages; renoncez Ă ce faste, qui ruinerait votre nouvelle ville; laissez en paix respirer vos peuples; appliquez-vous Ă les mettre dans l'abondance, pour faciliter les mariages. Sachez que vous n'ĂÂȘtes roi qu'autant que vous avez des peuples Ă gouverner et que votre puissance doit se mesurer, non par l'Ă©tendue des terres que vous occuperez, mais par le nombre des hommes qui habiteront ces terres et qui seront attachĂ©s Ă vous obĂ©ir. PossĂ©dez une bonne terre, quoique mĂ©diocre en Ă©tendue; couvrez-la de peuples innombrables, laborieux et disciplinĂ©s; faites que ces peuples vous aiment vous ĂÂȘtes plus puissant, plus heureux, plus rempli de gloire que tous les conquĂ©rants qui ravagent tant de royaumes." - Que ferai-je donc Ă l'Ă©gard de ces rois? - rĂ©pondit IdomĂ©nĂ©e - leur avouerai-je ma faiblesse? Il est vrai que j'ai nĂ©gligĂ© l'agriculture, et mĂÂȘme le commerce, qui m'est si facile sur cette cĂÂŽte je n'ai songĂ© qu'Ă faire une ville magnifique. Faudra-t-il donc, mon cher Mentor, me dĂ©shonorer dans l'assemblĂ©e de tant de rois et dĂ©couvrir mon imprudence? S'il le faut, je le veux; je le ferai sans hĂ©siter, quoi qu'il m'en coĂ»te; car vous m'avez appris qu'un vrai roi, qui est fait pour ses peuples et qui se doit tout entier Ă eux, doit prĂ©fĂ©rer le salut de son royaume Ă sa propre rĂ©putation. - Ce sentiment est digne du pĂšre des peuples - reprit Mentor - c'est Ă cette bontĂ©, et non Ă la vaine magnificence de votre ville, que je reconnais en vous le coeur d'un vrai roi. Mais il faut mĂ©nager votre honneur, pour l'intĂ©rĂÂȘt mĂÂȘme de votre royaume. Laissez-moi faire je vais faire entendre Ă ces rois que vous ĂÂȘtes engagĂ© Ă rĂ©tablir Ulysse, s'il est encore vivant, ou du moins son fils, dans la puissance royale, Ă Ithaque, et que vous voulez en chasser par force tous les amants de PĂ©nĂ©lope. Ils n'auront pas de peine Ă comprendre que cette guerre demande des troupes nombreuses. Ainsi, ils consentiront que vous ne leur donniez d'abord qu'un faible secours contre les Dauniens. A ces mots, IdomĂ©nĂ©e parut comme un homme qu'on soulage d'un fardeau accablant. - Vous sauvez, cher ami - dit-il Ă Mentor - mon honneur et la rĂ©putation de cette ville naissante, dont vous cacherez l'Ă©puisement Ă tous mes voisins. Mais quelle apparence de dire que je veux envoyer des troupes Ă Ithaque pour y rĂ©tablir Ulysse, ou du moins TĂ©lĂ©maque, son fils, pendant que TĂ©lĂ©maque lui-mĂÂȘme est engagĂ© Ă aller Ă la guerre contre les Dauniens? - Ne soyez pas en peine - rĂ©pliqua Mentor - je ne dirai rien que de vrai. Les vaisseaux que vous enverrez pour l'Ă©tablissement de votre commerce iront sur la cĂÂŽte d'Epire; ils feront Ă la fois deux choses l'une, de rappeler sur votre cĂÂŽte les marchands Ă©trangers, que les trop grands impĂÂŽts Ă©loignaient de Salente; l'autre, de chercher des nouvelles d'Ulysse. S'il est encore vivant, il faut qu'il ne soit pas loin de ces mers qui divisent la GrĂšce d'avec l'Italie, et on assure qu'on l'a vu chez les PhĂ©aciens. Quand mĂÂȘme il n'y aurait plus aucune espĂ©rance de le revoir, vos vaisseaux rendront un signalĂ© service Ă son fils ils rĂ©pandront dans Ithaque et dans tous les pays voisins la terreur du nom du jeune TĂ©lĂ©maque, qu'on croyait mort comme son pĂšre. Les amants de PĂ©nĂ©lope seront Ă©tonnĂ©s d'apprendre qu'il est prĂÂȘt Ă revenir avec le secours d'un puissant alliĂ©; les Ithaciens n'oseront secouer le joug; PĂ©nĂ©lope sera consolĂ©e, et refusera toujours de choisir un nouvel Ă©poux. Ainsi vous servirez TĂ©lĂ©maque, pendant qu'il sera en votre place avec les alliĂ©s de cette cĂÂŽte d'Italie contre les Dauniens. A ces mots, IdomĂ©nĂ©e s'Ă©cria - Heureux le roi qui est soutenu par de sages conseils! Un ami sage et fidĂšle vaut mieux Ă un roi que des armĂ©es victorieuses. Mais doublement heureux le roi qui sent son bonheur et qui en sait profiter par le bon usage des sages conseils! Car souvent il arrive qu'on Ă©loigne de sa confiance les hommes sages et vertueux, dont on craint la vertu, pour prĂÂȘter l'oreille Ă des flatteurs, dont on ne craint point la trahison. Je suis moi-mĂÂȘme tombĂ© dans cette faute, et je vous raconterai tous les malheurs qui me sont venus par un faux ami, qui flattait mes passions dans l'espĂ©rance que je flatterais Ă mon tour les siennes. Mentor fit aisĂ©ment entendre aux rois alliĂ©s qu'IdomĂ©nĂ©e devait se charger des affaires de TĂ©lĂ©maque, pendant que celui-ci irait avec eux. Ils se contentĂšrent d'avoir dans leur armĂ©e le jeune fils d'Ulysse avec cent jeunes CrĂ©tois, qu'IdomĂ©nĂ©e lui donna pour l'accompagner; c'Ă©tait la fleur de la jeune noblesse, que ce roi avait emmenĂ©e de CrĂšte. Mentor lui avait conseillĂ© de les envoyer dans cette guerre. - Il faut - disait-il - avoir soin, pendant la paix, de multiplier le peuple; mais, de peur que toute la nation ne s'amollisse et ne tombe dans l'ignorance de la guerre, il faut envoyer dans les guerres Ă©trangĂšres la jeune noblesse. Ceux-lĂ suffisent pour entretenir toute la nation dans une Ă©mulation de gloire, dans l'amour des armes, dans le mĂ©pris des fatigues et de la mort mĂÂȘme, enfin dans l'expĂ©rience de l'art militaire. Les rois alliĂ©s partirent de Salente contents d'IdomĂ©nĂ©e et charmĂ©s de la sagesse de Mentor ils Ă©taient pleins de joie de ce qu'ils emmenaient avec eux TĂ©lĂ©maque. Celui-ci ne put modĂ©rer sa douleur quand il fallut se sĂ©parer de son ami. Pendant que les rois alliĂ©s se faisaient leurs adieux et juraient Ă IdomĂ©nĂ©e qu'ils garderaient avec lui une Ă©ternelle alliance, Mentor tenait TĂ©lĂ©maque serrĂ© entre ses bras et se sentait arrosĂ© de ses larmes. - Je suis insensible - disait TĂ©lĂ©maque - Ă la joie d'aller acquĂ©rir de la gloire, et je ne suis touchĂ© que de la douleur de notre sĂ©paration. Il me semble que je vois encore ce temps infortunĂ©, oĂÂč les Egyptiens m'arrachĂšrent d'entre vos bras et m'Ă©loignĂšrent de vous sans me laisser aucune espĂ©rance de vous revoir. Mentor rĂ©pondait Ă ces paroles avec douceur, pour le consoler. - Voici - lui disait-il - une sĂ©paration bien diffĂ©rente elle est volontaire, elle sera courte; vous allez chercher la victoire. Il faut, mon fils, que vous m'aimiez d'un amour moins tendre et plus courageux accoutumez-vous Ă mon absence. Vous ne m'aurez pas toujours il faut que ce soit la sagesse et la vertu, plutĂÂŽt que la prĂ©sence de Mentor, qui vous inspire ce que vous devez faire. En disant ces mots, la dĂ©esse, cachĂ©e sous la figure de Mentor, couvrait TĂ©lĂ©maque de son Ă©gide; elle rĂ©pandait au-dedans de lui l'esprit de sagesse et de prĂ©voyance, la valeur intrĂ©pide et la douce modĂ©ration, qui se trouvent si rarement ensemble. "Allez - disait Mentor - au milieu des plus grands pĂ©rils, toutes les fois qu'il sera utile que vous y alliez. Un prince se dĂ©shonore encore plus en Ă©vitant les dangers dans les combats qu'en n'allant jamais Ă la guerre. Il ne faut point que le courage de celui qui commande aux autres puisse ĂÂȘtre douteux. S'il est nĂ©cessaire Ă un peuple de conserver son chef ou son roi, il lui est encore plus nĂ©cessaire de ne le voir point dans une rĂ©putation douteuse sur la valeur. Souvenez-vous que celui qui commande doit ĂÂȘtre le modĂšle de tous les autres; son exemple doit animer toute l'armĂ©e. Ne craignez donc aucun danger, ĂÂŽ TĂ©lĂ©maque, et pĂ©rissez dans les combats plutĂÂŽt que de faire douter de votre courage. Les flatteurs qui auront le plus d'empressement pour vous empĂÂȘcher de vous exposer au pĂ©ril dans les occasions nĂ©cessaires seront les premiers Ă dire en secret que vous manquez de coeur, s'ils vous trouvent facile Ă arrĂÂȘter dans ces occasions. Mais aussi n'allez pas chercher les pĂ©rils sans utilitĂ©. La valeur ne peut ĂÂȘtre une vertu qu'autant qu'elle est rĂ©glĂ©e par la prudence autrement, c'est un mĂ©pris insensĂ© de la vie et une ardeur brutale. La valeur emportĂ©e n'a rien de sĂ»r celui qui ne se possĂšde point dans les dangers est plutĂÂŽt fougueux que brave; il a besoin d'ĂÂȘtre hors de lui pour se mettre au-dessus de la crainte, parce qu'il ne peut la surmonter par la situation naturelle de son coeur. En cet Ă©tat, s'il ne fuit pas, du moins il se trouble; il perd la libertĂ© de son esprit, qui lui serait nĂ©cessaire pour donner de bons ordres, pour profiter des occasions, pour renverser les ennemis, et pour servir sa patrie. S'il a toute l'ardeur d'un soldat, il n'a point le discernement d'un capitaine. Encore mĂÂȘme n'a-t-il pas le vrai courage d'un simple soldat; car le soldat doit conserver dans le combat la prĂ©sence d'esprit et la modĂ©ration nĂ©cessaire pour obĂ©ir. Celui qui s'expose tĂ©mĂ©rairement trouble l'ordre et la discipline des troupes, donne un exemple de tĂ©mĂ©ritĂ© et expose souvent l'armĂ©e entiĂšre Ă de grands malheurs. Ceux qui prĂ©fĂšrent leur vaine ambition Ă la sĂ»retĂ© de la cause commune mĂ©ritent des chĂÂątiments, et non des rĂ©compenses. Gardez-vous donc bien, mon cher fils, de chercher la gloire avec impatience. Le vrai moyen de la trouver est d'attendre tranquillement l'occasion favorable. La vertu se fait d'autant plus rĂ©vĂ©rer, qu'elle se montre plus simple, plus modeste, plus ennemie de tout faste. C'est Ă mesure que la nĂ©cessitĂ© de s'exposer au pĂ©ril augmente, qu'il faut aussi de nouvelles ressources de prĂ©voyance et de courage qui aillent toujours croissant. Au reste, souvenez-vous qu'il ne faut s'attirer l'envie de personne. De votre cĂÂŽtĂ©, ne soyez point jaloux du succĂšs des autres. Louez-les pour tout ce qui mĂ©rite quelque louange; mais louez avec discernement; disant le bien avec plaisir, cachez le mal, et n'y pensez qu'avec douleur. Ne dĂ©cidez point devant ces anciens capitaines qui ont toute l'expĂ©rience que vous ne pouvez avoir Ă©coutez-les avec dĂ©fĂ©rence; consultez-les, priez les plus habiles de vous instruire, et n'ayez point de honte d'attribuer Ă leurs instructions tout ce que vous ferez de meilleur. Enfin n'Ă©coutez jamais les discours par lesquels on voudra exciter votre dĂ©fiance ou votre jalousie contre les autres chefs. Parlez-leur avec confiance et ingĂ©nuitĂ©. Si vous croyez qu'ils aient manquĂ© Ă votre Ă©gard, ouvrez-leur votre coeur, expliquez-leur toutes vos raisons. S'ils sont capables de sentir la noblesse de cette conduite, vous les charmerez et vous tirerez d'eux tout ce que vous aurez sujet d'en attendre. Si au contraire ils ne sont pas assez raisonnables pour entrer dans vos sentiments, vous serez instruit par vous-mĂÂȘme de ce qu'il y aura en eux d'injuste Ă souffrir; vous prendrez vos mesures pour ne vous plus commettre jusqu'Ă ce que la guerre finisse, et vous n'aurez rien Ă vous reprocher. Mais surtout ne dites jamais Ă certains flatteurs, qui sĂšment la division, les sujets de peine que vous croirez avoir contre les chefs de l'armĂ©e oĂÂč vous serez. Je demeurerai ici, continua Mentor, pour secourir IdomĂ©nĂ©e dans le besoin oĂÂč il est de travailler au bonheur de ses peuples, et pour achever de lui faire rĂ©parer les fautes que ses mauvais conseils et les flatteurs lui ont fait commettre dans l'Ă©tablissement de son nouveau royaume." Alors TĂ©lĂ©maque ne put s'empĂÂȘcher de tĂ©moigner Ă Mentor quelque surprise et mĂÂȘme quelque mĂ©pris pour la conduite d'IdomĂ©nĂ©e. Mais Mentor l'en reprit d'un ton sĂ©vĂšre. "Etes-vous Ă©tonnĂ© - lui dit-il - de ce que les hommes les plus estimables sont encore hommes et montrent encore quelques restes des faiblesses de l'humanitĂ© parmi les piĂšges innombrables et les embarras insĂ©parables de la royautĂ©? IdomĂ©nĂ©e, il est vrai, a Ă©tĂ© nourri dans des idĂ©es de faste et de hauteur; mais quel philosophe pourrait se dĂ©fendre de la flatterie, s'il avait Ă©tĂ© en sa place? Il est vrai qu'il s'est laissĂ© trop prĂ©venir par ceux qui ont eu sa confiance; mais les plus sages rois sont souvent trompĂ©s, quelques prĂ©cautions qu'ils prennent pour ne l'ĂÂȘtre pas. Un roi ne peut se passer de ministres qui le soulagent et en qui il se confie, puisqu'il ne peut tout faire. D'ailleurs, un roi connaĂt beaucoup moins que les particuliers les hommes qui l'environnent on est toujours masquĂ© auprĂšs de lui; on Ă©puise toutes sortes d'artifices pour le tromper. HĂ©las! cher TĂ©lĂ©maque, vous ne l'Ă©prouverez que trop. On ne trouve point dans les hommes ni les vertus ni les talents qu'on y cherche. On a beau les Ă©tudier et les approfondir, on s'y mĂ©compte tous les jours. On ne vient mĂÂȘme jamais Ă bout de faire des meilleurs hommes ce qu'on aurait besoin d'en faire pour le bien public. Ils ont leurs entĂÂȘtements, leurs incompatibilitĂ©s, leurs jalousies. On ne les persuade, ni on ne les corrige guĂšre. Plus on a de peuples Ă gouverner, plus il faut de ministres pour faire par eux ce qu'on ne peut faire soi-mĂÂȘme; et plus on a besoin d'hommes Ă qui on confie l'autoritĂ©, plus on est exposĂ© Ă se tromper dans de tels choix. Tel critique aujourd'hui impitoyablement les rois, qui gouvernerait demain beaucoup moins bien qu'eux et qui ferait les mĂÂȘmes fautes, avec d'autres infiniment plus grandes, si on lui confiait la mĂÂȘme puissance. La condition privĂ©e, quand on y joint un peu d'esprit pour bien parler, couvre tous les dĂ©fauts naturels, relĂšve des talents Ă©blouissants, et fait paraĂtre un homme digne de toutes les places dont il est Ă©loignĂ©. Mais c'est l'autoritĂ© qui met tous les talents Ă une rude Ă©preuve et qui dĂ©couvre de grands dĂ©fauts. La grandeur est comme certains verres qui grossissent tous les objets tous les dĂ©fauts paraissent croĂtre dans ces hautes places, oĂÂč les moindres choses ont de grandes consĂ©quences et oĂÂč les plus lĂ©gĂšres fautes ont de violents contrecoups. Le monde entier est occupĂ© Ă observer un seul homme Ă toute heure et Ă le juger en toute rigueur. Ceux qui le jugent n'ont aucune expĂ©rience de l'Ă©tat oĂÂč il est ils n'en sentent point les difficultĂ©s, et ils ne veulent plus qu'il soit homme, tant ils exigent de perfection de lui. Un roi, quelque bon et sage qu'il soit, est encore homme. Son esprit a des bornes, et sa vertu en a aussi. Il a de l'humeur, des passions, des habitudes, dont il n'est pas tout Ă fait le maĂtre. Il est obsĂ©dĂ© par des gens intĂ©ressĂ©s et artificieux; il ne trouve point les secours qu'il cherche. Il tombe chaque jour dans quelque mĂ©compte, tantĂÂŽt par ses passions et tantĂÂŽt par celles de ses ministres. A peine a-t-il rĂ©parĂ© une faute, qu'il retombe dans une autre. Telle est la condition des rois les plus Ă©clairĂ©s et les plus vertueux. Les plus longs et les meilleurs rĂšgnes sont trop courts et trop imparfaits pour rĂ©parer Ă la fin ce qu'on a gĂÂątĂ©, sans le vouloir, dans les commencements. La royautĂ© porte avec elle toutes ces misĂšres l'impuissance humaine succombe sous un fardeau si accablant. Il faut plaindre les rois et les excuser. Ne sont-ils pas Ă plaindre d'avoir Ă gouverner tant d'hommes, dont les besoins sont infinis et qui donnent tant de peines Ă ceux qui veulent les bien gouverner? Pour parier franchement, les hommes sont fort Ă plaindre d'avoir Ă ĂÂȘtre gouvernĂ©s par un roi, qui n'est qu'homme, semblable Ă eux; car il faudrait les dieux pour redresser les hommes. Mais les rois ne sont pas moins Ă plaindre, n'Ă©tant qu'hommes, c'est-Ă -dire faibles et imparfaits, d'avoir Ă gouverner cette multitude innombrable d'hommes corrompus et trompeurs." TĂ©lĂ©maque rĂ©pondit avec vivacitĂ© - IdomĂ©nĂ©e a perdu par sa faute le royaume de ses ancĂÂȘtres en CrĂšte, et, sans vos conseils, il en aurait perdu un second Ă Salente. "J'avoue - reprit Mentor - qu'il a fait de grandes fautes; mais cherchez dans la GrĂšce et dans tous les autres pays les mieux policĂ©s un roi qui n'en ait point fait d'inexcusables. Les plus grands hommes ont, dans leur tempĂ©rament et dans le caractĂšre de leur esprit, des dĂ©fauts qui les entraĂnent, et les plus louables sont ceux qui ont le courage de connaĂtre et de rĂ©parer leurs Ă©garements. Pensez-vous qu'Ulysse, le grand Ulysse, votre pĂšre, qui est le modĂšle des rois de la GrĂšce, n'ait pas aussi ses faiblesses et ses dĂ©fauts? Si Minerve ne l'eĂ»t conduit pas Ă pas, combien de fois aurait-il succombĂ© dans les pĂ©rils et dans les embarras oĂÂč la fortune s'est jouĂ©e de lui! Combien de fois Minerve l'a-t-elle retenu ou redressĂ©, pour le conduire toujours Ă la gloire par le chemin de la vertu! N'attendez pas mĂÂȘme, quand vous le verrez rĂ©gner avec tant de gloire Ă Ithaque, de le trouver sans imperfections vous lui en verrez, sans doute. La GrĂšce, l'Asie, et toutes les Ăles des mers l'ont admirĂ© malgrĂ© ces dĂ©fauts; mille qualitĂ©s merveilleuses les font oublier. Vous serez trop heureux de pouvoir l'admirer aussi et de l'Ă©tudier sans cesse comme votre modĂšle. Accoutumez-vous donc, ĂÂŽ TĂ©lĂ©maque, Ă n'attendre des plus grands hommes que ce que l'humanitĂ© est capable de faire. La jeunesse, sans expĂ©rience, se livre Ă une critique prĂ©somptueuse, qui la dĂ©goĂ»te de tous les modĂšles qu'elle a besoin de suivre et qui la jette dans une indocilitĂ© incurable. Non seulement vous devez aimer, respecter, imiter votre pĂšre, quoiqu'il ne soit point parfait; mais encore vous devez avoir une haute estime pour IdomĂ©nĂ©e, malgrĂ© tout ce que j'ai repris en lui. Il est naturellement sincĂšre, droit, Ă©quitable, libĂ©ral, bienfaisant; sa valeur est parfaite; il dĂ©teste la fraude quand il la connaĂt et qu'il suit librement la vĂ©ritable pente de son coeur. Tous ses talents extĂ©rieurs sont grands et proportionnĂ©s Ă sa place. Sa simplicitĂ© Ă avouer son tort, sa douceur, sa patience pour se laisser dire par moi les choses les plus dures, son courage contre lui-mĂÂȘme pour rĂ©parer publiquement ses fautes et pour se mettre par lĂ au-dessus de toute la critique des hommes montrent une ĂÂąme vĂ©ritablement grande. Le bonheur ou le conseil d'autrui peuvent prĂ©server de certaines fautes un homme trĂšs mĂ©diocre; mais il n'y a qu'une vertu extraordinaire qui puisse engager un roi, si longtemps sĂ©duit par la flatterie, Ă rĂ©parer son tort. Il est bien plus glorieux de se relever ainsi que de n'ĂÂȘtre jamais tombĂ©. IdomĂ©nĂ©e a fait les fautes que presque tous les rois font; mais presque aucun roi ne fait, pour se corriger, ce qu'il vient de faire. Pour moi, je ne pouvais me lasser de l'admirer dans les moments mĂÂȘmes oĂÂč il me permettait de le contredire. Admirez-le aussi, mon cher TĂ©lĂ©maque c'est moins pour sa rĂ©putation que pour votre utilitĂ© que je vous donne ce conseil." Mentor fit sentir Ă TĂ©lĂ©maque, par ce discours, combien il est dangereux d'ĂÂȘtre injuste en se laissant aller Ă une critique rigoureuse contre les autres hommes, et surtout contre ceux qui sont chargĂ©s des embarras et des difficultĂ©s du gouvernement. Ensuite il lui dit - Il est temps que vous partiez; adieu je vous attendrai. O mon cher TĂ©lĂ©maque, souvenez-vous que ceux qui craignent les dieux n'ont rien Ă craindre des hommes. Vous vous trouverez dans les plus extrĂÂȘmes pĂ©rils; mais sachez que Minerve ne vous abandonnera point. A ces mots, TĂ©lĂ©maque crut sentir la prĂ©sence de la dĂ©esse, et il eĂ»t mĂÂȘme reconnu que c'Ă©tait elle qui parlait pour le remplir de confiance, si la dĂ©esse n'eĂ»t rappelĂ© l'idĂ©e de Mentor en lui disant - N'oubliez pas, mon fils, tous les soins que j'ai pris, pendant votre enfance, pour vous rendre sage et courageux comme votre pĂšre. Ne faites rien qui ne soit digne de ses grands exemples et des maximes de vertu que j'ai tĂÂąchĂ© de vous inspirer. Le soleil se levait dĂ©jĂ et dorait le sommet des montagnes, quand les rois sortirent de Salente pour rejoindre leurs troupes. Ces troupes, campĂ©es autour de la ville, se mirent en marche sous leurs commandants. On voyait de tous cĂÂŽtĂ©s briller le fer des piques hĂ©rissĂ©es; l'Ă©clat des boucliers Ă©blouissait les yeux; un nuage de poussiĂšre s'Ă©levait jusqu'aux nues. IdomĂ©nĂ©e, avec Mentor, conduisait dans la campagne les rois alliĂ©s et s'Ă©loignait des murs de la ville. Enfin ils se sĂ©parĂšrent aprĂšs s'ĂÂȘtre donnĂ© de part et d'autre les marques d'une vraie amitiĂ©, et les alliĂ©s ne doutĂšrent plus que la paix ne fĂ»t durable, lorsqu'ils connurent la bontĂ© du coeur d'IdomĂ©nĂ©e, qu'on leur avait reprĂ©sentĂ© bien diffĂ©rent de ce qu'il Ă©tait c'est qu'on jugeait de lui, non par ses sentiments naturels, mais par les conseils flatteurs et injustes auxquels il s'Ă©tait livrĂ©. AprĂšs que l'armĂ©e fut partie, IdomĂ©nĂ©e mena Mentor dans tous les quartiers de la ville. - Voyons - disait Mentor - combien vous avez d'hommes et dans la ville et dans la campagne voisine faisons-en le dĂ©nombrement. Examinons aussi combien vous avez de laboureurs parmi ces hommes. Voyons combien vos terres portent, dans les annĂ©es mĂ©diocres, de blĂ©, de vin, d'huile, et des autres choses utiles nous saurons par cette voie si la terre fournit de quoi nourrir tous ses habitants et si elle produit encore de quoi faire un commerce utile de son superflu avec les pays Ă©trangers. Examinons aussi combien vous avez de vaisseaux et de matelots. C'est par lĂ qu'il faut juger de votre puissance. Il alla visiter le port et entra dans chaque vaisseau. Il s'informa des pays oĂÂč chaque vaisseau allait pour le commerce quelles marchandises il y apportait; celles qu'il prenait au retour; quelle Ă©tait la dĂ©pense du vaisseau pendant la navigation; les prĂÂȘts que les marchands se faisaient les uns aux autres; les sociĂ©tĂ©s qu'ils faisaient entre eux, pour savoir si elles Ă©taient Ă©quitables et fidĂšlement observĂ©es; enfin les hasards des naufrages et les autres malheurs du commerce, pour prĂ©venir la ruine des marchands, qui, par l'aviditĂ© du gain, entreprennent souvent des choses qui sont au-delĂ de leurs forces. Il voulut qu'on punĂt sĂ©vĂšrement toutes les banqueroutes, parce que celles qui sont exemptes de mauvaise foi ne le sont presque jamais de tĂ©mĂ©ritĂ©. En mĂÂȘme temps il fit des rĂšgles pour faire en sorte qu'il fĂ»t aisĂ© de ne faire jamais banqueroute il Ă©tablit des magistrats Ă qui les marchands rendaient compte de leurs effets, de leurs profits, de leur dĂ©pense et de leurs entreprises. Il ne leur Ă©tait jamais permis de risquer le bien d'autrui, et ils ne pouvaient mĂÂȘme risquer que la moitiĂ© du leur. De plus, ils faisaient en sociĂ©tĂ© les entreprises qu'ils ne pouvaient faire seuls, et la police de ces sociĂ©tĂ©s Ă©tait inviolable par la rigueur des peines imposĂ©es Ă ceux qui ne les suivraient pas. D'ailleurs, la libertĂ© du commerce Ă©tait entiĂšre bien loin de le gĂÂȘner par des impĂÂŽts, on promettait une rĂ©compense Ă tous les marchands qui pourraient attirer Ă Salente le commerce de quelque nouvelle nation. Ainsi les peuples y accoururent bientĂÂŽt en foule de toutes parts. Le commerce de cette ville Ă©tait semblable au flux et reflux de la mer. Les trĂ©sors y entraient comme les flots viennent l'un sur l'autre. Tout y Ă©tait apportĂ© et tout en sortait librement. Tout ce qui entrait Ă©tait utile; tout ce qui sortait laissait, en sortant, d'autres richesses en sa place. La justice sĂ©vĂšre prĂ©sidait dans le port au milieu de tant de nations. La franchise, la bonne foi, la candeur semblaient, du haut de ces superbes tours, appeler les marchands des terres les plus Ă©loignĂ©es chacun de ces marchands, soit qu'il vĂnt des rives orientales oĂÂč le soleil sort chaque jour du sein des ondes, soit qu'il fĂ»t parti de cette grande mer oĂÂč le soleil, lassĂ© de son cours, va Ă©teindre ses feux, vivait paisiblement en sĂ»retĂ© dans Salente comme dans sa patrie. Pour le dedans de la ville, Mentor visita tous les magasins, toutes les boutiques d'artisans et toutes les places publiques. Il dĂ©fendit toutes les marchandises de pays Ă©trangers qui pouvaient introduire le luxe et la mollesse. Il rĂ©gla les habits, la nourriture, les meubles, la grandeur et l'ornement des maisons, pour toutes les conditions diffĂ©rentes. Il bannit tous les ornements d'or et d'argent, et il dit Ă IdomĂ©nĂ©e "Je ne connais qu'un seul moyen pour rendre votre peuple modeste dans sa dĂ©pense, c'est que vous lui en donniez vous-mĂÂȘme l'exemple. Il est nĂ©cessaire que vous ayez une certaine majestĂ© dans votre extĂ©rieur; mais votre autoritĂ© sera assez marquĂ©e par vos gardes et par les principaux officiers qui vous environnent. Contentez-vous d'un habit de laine trĂšs fine, teinte en pourpre; que les principaux de l'Etat, aprĂšs vous, soient vĂÂȘtus de la mĂÂȘme laine, et que toute la diffĂ©rence ne consiste que dans la couleur et dans une lĂ©gĂšre broderie d'or, que vous aurez sur le bord de votre habit. Les diffĂ©rentes couleurs serviront Ă distinguer les diffĂ©rentes conditions, sans avoir besoin ni d'or, ni d'argent, ni de pierreries. RĂ©glez les conditions par la naissance. Mettez au premier rang ceux qui ont une noblesse plus ancienne et plus Ă©clatante. Ceux qui auront le mĂ©rite et l'autoritĂ© des emplois seront assez contents de venir aprĂšs ces anciennes et illustres familles, qui sont dans une si longue possession des premiers honneurs. Les hommes qui n'ont pas la mĂÂȘme noblesse leur cĂ©deront sans peine, pourvu que vous ne les accoutumiez point Ă se mĂ©connaĂtre dans une trop prompte et trop haute fortune et que vous donniez des louanges Ă la modĂ©ration de ceux qui seront modestes dans la prospĂ©ritĂ©. La distinction la moins exposĂ©e Ă l'envie est celle qui vient d'une longue suite d'ancĂÂȘtres. Pour la vertu, elle sera assez excitĂ©e et on aura assez d'empressement Ă servir l'Etat, pourvu que vous donniez des couronnes et des statues aux belles actions et que ce soit un commencement de noblesse pour les enfants de ceux qui les auront faites. Les personnes du premier rang aprĂšs vous seront vĂÂȘtues de blanc, avec une frange d'or au bas de leurs habits. Ils auront au doigt un anneau d'or, et au cou une mĂ©daille d'or avec votre portrait. Ceux du second rang seront vĂÂȘtus de bleu ils porteront une frange d'argent, avec l'anneau, et point de mĂ©daille; les troisiĂšmes, de vert, sans anneau et sans frange, mais avec la mĂ©daille; les quatriĂšmes, d'un jaune d'aurore; les cinquiĂšmes, d'un rouge pĂÂąle ou de rose; les sixiĂšmes, de gris-de-lin; et les septiĂšmes, qui seront les derniers du peuple, d'une couleur mĂÂȘlĂ©e de jaune et de blanc. VoilĂ les habits de sept conditions diffĂ©rentes pour les hommes libres. Tous les esclaves seront vĂÂȘtus de gris-brun. Ainsi, sans aucune dĂ©pense, chacun sera distinguĂ© suivant sa condition, et on bannira de Salente tous les arts qui ne servent qu'Ă entretenir le faste. Tous les artisans qui seraient employĂ©s Ă ces arts pernicieux serviront ou aux arts nĂ©cessaires, qui sont en petit nombre, ou au commerce, ou Ă l'agriculture. On ne souffrira jamais aucun changement, ni pour la nature des Ă©toffes, ni pour la forme des habits car il est indigne que des hommes, destinĂ©s Ă une vie sĂ©rieuse et noble, s'amusent Ă inventer des parures affectĂ©es, ni qu'ils permettent que leurs femmes, Ă qui ces amusements seraient moins honteux, tombent jamais dans cet excĂšs." Mentor, semblable Ă un habile jardinier, qui retranche dans ses arbres fruitiers le bois inutile, tĂÂąchait ainsi de retrancher le faste inutile qui corrompait les moeurs il ramenait toutes choses Ă une noble et frugale simplicitĂ©. Il rĂ©gla de mĂÂȘme la nourriture des citoyens et des esclaves. - Quelle honte - disait-il - que les hommes les plus Ă©levĂ©s fassent consister leur grandeur dans les ragoĂ»ts, par lesquels ils amollissent leurs ĂÂąmes et ruinent insensiblement la santĂ© de leur corps! Ils doivent faire consister leur bonheur dans leur modĂ©ration, dans leur autoritĂ© pour faire du bien aux autres hommes, et dans la rĂ©putation que leurs bonnes actions doivent leur procurer. La sobriĂ©tĂ© rend la nourriture la plus simple trĂšs agrĂ©able. C'est elle qui donne, avec la santĂ© la plus vigoureuse, les plaisirs les plus purs et les plus constants. Il faut donc borner vos repas aux viandes les meilleures, mais apprĂÂȘtĂ©es sans aucun ragoĂ»t. C'est un art pour empoisonner les hommes, que celui d'irriter leur appĂ©tit au-delĂ de leur vrai besoin. IdomĂ©nĂ©e comprit bien qu'il avait eu tort de laisser les habitants de sa nouvelle ville amollir et corrompre leurs moeurs, en violant toutes les lois de Minos sur la sobriĂ©tĂ©; mais le sage Mentor lui fit remarquer que les lois mĂÂȘmes, quoique renouvelĂ©es, seraient inutiles, si l'exemple du roi ne leur donnait une autoritĂ© qui ne pouvait venir d'ailleurs. AussitĂÂŽt IdomĂ©nĂ©e rĂ©gla sa table, oĂÂč il n'admit que du pain excellent, du vin du pays, qui est fort et agrĂ©able, mais en fort petite quantitĂ©, avec des viandes simples, telles qu'il en mangeait avec les autres Grecs au siĂšge de Troie. Personne n'osa se plaindre d'une rĂšgle que le roi s'imposait lui-mĂÂȘme et chacun se corrigea ainsi de la profusion et de la dĂ©licatesse oĂÂč l'on commençait Ă se plonger pour les repas. Mentor retrancha ensuite la musique molle et effĂ©minĂ©e, qui corrompait toute la jeunesse. Il ne condamna pas avec une moindre sĂ©vĂ©ritĂ© la musique bachique, qui n'enivre guĂšre moins que le vin et qui produit des moeurs pleines d'emportement et d'impudence. Il borna toute la musique aux fĂÂȘtes dans les temples, pour y chanter les louanges des dieux et des hĂ©ros qui ont donnĂ© l'exemple des plus rares vertus. Il ne permit aussi que pour les temples les grands ornements d'architecture, tels que les colonnes, les frontons, les portiques; il donna des modĂšles d'une architecture simple et gracieuse, pour faire, dans un mĂ©diocre espace, une maison gaie et commode pour une famille nombreuse, en sorte qu'elle fĂ»t tournĂ©e Ă un aspect sain, que les logements en fussent dĂ©gagĂ©s les uns des autres, que l'ordre et la propretĂ© s'y conservassent facilement et que l'entretien fĂ»t de peu de dĂ©pense. Il voulut que chaque maison un peu considĂ©rable eĂ»t un salon et un petit pĂ©ristyle, avec de petites chambres pour toutes les personnes libres. Mais il dĂ©fendit trĂšs sĂ©vĂšrement la multitude superflue et la magnificence des logements. Ces divers modĂšles de maisons, suivant la grandeur des familles, servirent Ă embellir Ă peu de frais une partie de la ville et Ă la rendre rĂ©guliĂšre; au lieu que l'autre partie, dĂ©jĂ achevĂ©e suivant le caprice et le faste des particuliers, avait, malgrĂ© sa magnificence, une disposition moins agrĂ©able et moins commode. Cette nouvelle ville fut bĂÂątie en trĂšs peu de temps, parce que la cĂÂŽte voisine de la GrĂšce fournit de bons architectes et qu'on fit venir un trĂšs grand nombre de maçons de l'Epire et de plusieurs autres pays, Ă condition qu'aprĂšs avoir achevĂ© leurs travaux ils s'Ă©tabliraient autour de Salente, y prendraient des terres Ă dĂ©fricher, et serviraient Ă peupler la campagne. La peinture et la sculpture parurent Ă Mentor des arts qu'il n'est pas permis d'abandonner; mais il voulut qu'on souffrĂt dans Salente peu d'hommes attachĂ©s Ă ces arts. Il Ă©tablit une Ă©cole oĂÂč prĂ©sidaient des maĂtres d'un goĂ»t exquis, qui examinaient les jeunes Ă©lĂšves. Il ne faut - disait-il - rien de bas et de faible dans ces arts qui ne sont pas absolument nĂ©cessaires. Par consĂ©quent, on n'y doit admettre que de jeunes gens d'un gĂ©nie qui promette beaucoup, et qui tendent Ă la perfection. Les autres sont nĂ©s pour des arts moins nobles, et ils seront employĂ©s plus utilement aux besoins ordinaires de la rĂ©publique. Il ne faut - disait-il - employer les sculpteurs et les peintres que pour conserver la mĂ©moire des grands hommes et des grandes actions. C'est dans les bĂÂątiments publics ou dans les tombeaux qu'on doit conserver des reprĂ©sentations de tout ce qui a Ă©tĂ© fait avec une vertu extraordinaire pour le service de la patrie. Au reste, la modĂ©ration et la frugalitĂ© de Mentor n'empĂÂȘchĂšrent pas qu'il n'autorisĂÂąt tous les grands bĂÂątiments destinĂ©s aux courses de chevaux et de chariots, aux combats de lutteurs, Ă ceux du ceste et Ă tous les autres exercices qui cultivent les corps pour les rendre plus adroits et plus vigoureux. Il retrancha un nombre prodigieux de marchands qui vendaient des Ă©toffes façonnĂ©es des pays Ă©loignĂ©s, des broderies d'un prix excessif, des vases d'or et d'argent avec des figures de dieux, d'hommes et d'animaux, enfin des liqueurs et des parfums. Il voulut mĂÂȘme que les meubles de chaque maison fussent simples et faits de maniĂšre Ă durer longtemps, en sorte que les Salentins, qui se plaignaient hautement de leur pauvretĂ©, commencĂšrent Ă sentir combien ils avaient de richesses superflues mais c'Ă©taient des richesses trompeuses qui les appauvrissaient, et ils devenaient effectivement riches Ă mesure qu'ils avaient le courage de s'en dĂ©pouiller. "C'est s'enrichir, disaient-ils eux-mĂÂȘmes, que de mĂ©priser de telles richesses, qui Ă©puisent l'Etat, et que de diminuer ses besoins, en les rĂ©duisant aux vraies nĂ©cessitĂ©s de la nature." Mentor se hĂÂąta de visiter les arsenaux et tous les magasins, pour savoir si les armes et toutes les autres choses nĂ©cessaires Ă la guerre Ă©taient en bon Ă©tat car il faut, disait-il, ĂÂȘtre toujours prĂÂȘt Ă faire la guerre, pour n'ĂÂȘtre jamais rĂ©duit au malheur de la faire. Il trouva que plusieurs choses manquaient partout. AussitĂÂŽt on assembla des ouvriers pour travailler sur le fer, sur l'acier et sur l'airain. On voyait s'Ă©lever des fournaises ardentes, des tourbillons de fumĂ©e et de flammes semblables Ă ces feux souterrains que vomit le mont Etna. Le marteau rĂ©sonnait sur l'enclume, qui gĂ©missait sous les coups redoublĂ©s. Les montagnes voisines et les rivages de la mer en retentissaient; on eĂ»t cru ĂÂȘtre dans cette Ăle oĂÂč Vulcain, animant les Cyclopes, forge des foudres pour le pĂšre des dieux, et, par une sage prĂ©voyance, on voyait, dans une profonde paix, tous les prĂ©paratifs de la guerre. Ensuite Mentor sortit de la ville avec IdomĂ©nĂ©e, et trouva une grande Ă©tendue de terres fertiles qui demeuraient incultes; d'autres n'Ă©taient cultivĂ©es qu'Ă demi, par la nĂ©gligence et par la pauvretĂ© des laboureurs, qui, manquant d'hommes, manquaient aussi de courage et de forces de corps pour mettre l'agriculture dans sa perfection. Mentor, voyant cette campagne dĂ©solĂ©e, dit au roi "La terre ne demande ici qu'Ă enrichir ses habitants; mais les habitants manquent Ă la terre. Prenons donc tous ces artisans superflus qui sont dans la ville, et dont les mĂ©tiers ne serviraient qu'Ă dĂ©rĂ©gler les moeurs, pour leur faire cultiver ces plaines et ces collines. Il est vrai que c'est un malheur que tous ces hommes exercĂ©s Ă des arts qui demandent une vie sĂ©dentaire ne soient point exercĂ©s au travail mais voici un moyen d'y remĂ©dier. Il faut partager entre eux les terres vacantes et appeler Ă leur secours des peuples voisins, qui feront sous eux le plus rude travail. Ces peuples le feront, pourvu qu'on leur promette des rĂ©compenses convenables sur les fruits des terres mĂÂȘmes qu'ils dĂ©fricheront ils pourront, dans la suite, en possĂ©der une partie et ĂÂȘtre ainsi incorporĂ©s Ă votre peuple, qui n'est pas assez nombreux. Pourvu qu'ils soient laborieux et dociles aux lois, vous n'aurez point de meilleurs sujets, et ils accroĂtront votre puissance. Vos artisans de la ville, transplantĂ©s dans la campagne, Ă©lĂšveront leurs enfants au travail et au goĂ»t de la vie champĂÂȘtre. De plus, tous les maçons des pays Ă©trangers, qui travaillent Ă bĂÂątir votre ville, se sont engagĂ©s Ă dĂ©fricher une partie de vos terres et Ă se faire laboureurs, incorporĂ©s Ă votre peuple, dĂšs qu'ils auront achevĂ© leurs ouvrages de la ville. Ces ouvriers sont ravis de s'engager Ă passer leur vie sous une domination qui est maintenant si douce. Comme ils sont robustes et laborieux, leur exemple servira pour exciter au travail les artisans transplantĂ©s de la ville Ă la campagne, avec lesquels ils seront mĂÂȘlĂ©s. Dans la suite, tout le pays sera peuplĂ© de familles vigoureuses et adonnĂ©es Ă l'agriculture. Au reste, ne soyez point en peine de la multiplication de ce peuple il deviendra bientĂÂŽt innombrable, pourvu que vous facilitiez les mariages. La maniĂšre de les faciliter est bien simple presque tous les hommes ont l'inclination de se marier; il n'y a que la misĂšre qui les en empĂÂȘche. Si vous ne les chargez point d'impĂÂŽts, ils vivront sans peine avec leurs femmes et leurs enfants; car la terre n'est jamais ingrate elle nourrit toujours de ses fruits ceux qui la cultivent soigneusement; elle ne refuse ses biens qu'Ă ceux qui craignent de lui donner leurs peines. Plus les laboureurs ont d'enfants, plus ils sont riches, si le prince ne les appauvrit pas; car leurs enfants, dĂšs leur plus tendre jeunesse, commencent Ă les secourir. Les plus jeunes conduisent les moutons dans les pĂÂąturages; les autres, qui sont plus grands, mĂšnent dĂ©jĂ les grands troupeaux; les plus ĂÂągĂ©s labourent avec leur pĂšre. Cependant la mĂšre de toute la famille prĂ©pare un repas simple Ă son Ă©poux et Ă ses chers enfants, qui doivent revenir fatiguĂ©s du travail de la journĂ©e; elle a soin de traire ses vaches et ses brebis, et on voit couler des ruisseaux de lait; elle fait un grand feu, autour duquel toute la famille innocente et paisible prend plaisir Ă chanter tout le soir en attendant le doux sommeil; elle prĂ©pare des fromages, des chĂÂątaignes et des fruits, conservĂ©s dans la mĂÂȘme fraĂcheur que si on venait de les cueillir. Le berger revient avec sa flĂ»te et chante Ă la famille assemblĂ©e les nouvelles chansons qu'il a apprises dans les hameaux voisins. Le laboureur rentre avec sa charrue, et ses boeufs fatiguĂ©s marchent, le cou penchĂ©, d'un pas lent et tardif, malgrĂ© l'aiguillon qui les presse. Tous les maux du travail finissent avec la journĂ©e. Les pavots que le sommeil, par l'ordre des dieux, rĂ©pand sur la terre apaisent tous les noirs soucis par leurs charmes et tiennent toute la nature dans un doux enchantement; chacun s'endort, sans prĂ©voir les peines du lendemain. Heureux ces hommes sans ambition, sans dĂ©fiance, sans artifice, pourvu que les dieux leur donnent un bon roi, qui ne trouble point leur joie innocente. Mais quelle horrible inhumanitĂ©, que de leur arracher, pour des desseins pleins de faste et d'ambition, les doux fruits de leur terre, qu'ils ne tiennent que de la libĂ©rale nature et de la sueur de leur front! La nature seule tirerait de son sein fĂ©cond tout ce qu'il faudrait pour un nombre infini d'hommes modĂ©rĂ©s et laborieux; mais c'est l'orgueil et la mollesse de certains hommes qui en mettent tant d'autres dans une affreuse pauvretĂ©. - Que ferai-je - disait IdomĂ©nĂ©e - si ces peuples, que je rĂ©pandrai dans ces fertiles campagnes, nĂ©gligent de les cultiver? - Faites - lui rĂ©pondait Mentor - tout le contraire de ce qu'on fait communĂ©ment. Les princes avides et sans prĂ©voyance ne songent qu'Ă charger d'impĂÂŽts ceux d'entre leurs sujets qui sont les plus vigilants et les plus industrieux pour faire valoir leurs biens c'est qu'ils espĂšrent en ĂÂȘtre payĂ©s plus facilement; en mĂÂȘme temps, ils chargent moins ceux que la paresse rend plus misĂ©rables. Renversez ce mauvais ordre, qui accable les bons, qui rĂ©compense le vice et qui introduit une nĂ©gligence aussi funeste au roi mĂÂȘme qu'Ă tout l'Etat. Mettez des taxes, des amendes, et mĂÂȘme, s'il le faut, d'autres peines rigoureuses sur ceux qui nĂ©gligeront leurs champs, comme vous puniriez des soldats qui abandonneraient leurs postes dans la guerre au contraire, donnez des grĂÂąces et des exemptions aux familles qui, se multipliant, augmentent Ă proportion la culture de leurs terres. BientĂÂŽt les familles se multiplieront et tout le monde s'animera au travail! il deviendra mĂÂȘme honorable la profession de laboureur ne sera plus mĂ©prisĂ©e, n'Ă©tant plus accablĂ©e de tant de maux. On reverra la charrue en honneur, maniĂ©e par des mains victorieuses, qui auraient dĂ©fendu la patrie. Il ne sera pas moins beau de cultiver l'hĂ©ritage reçu de ses ancĂÂȘtres, pendant une heureuse paix, que de l'avoir dĂ©fendu gĂ©nĂ©reusement pendant les troubles de la guerre. Toute la campagne refleurira CĂ©rĂšs se couronnera d'Ă©pis dorĂ©s; Bacchus, foulant Ă ses pieds les raisins, fera couler, du penchant des montagnes, des ruisseaux de vin plus doux que le nectar; les creux vallons retentiront des concerts des bergers, qui, le long des clairs ruisseaux, joindront leurs voix avec leurs flĂ»tes, pendant que leurs troupeaux bondissants paĂtront sur l'herbe et parmi les fleurs, sans craindre les loups. Ne serez-vous pas trop heureux, ĂÂŽ IdomĂ©nĂ©e, d'ĂÂȘtre la source de tant de biens et de faire vivre, Ă l'ombre de votre nom, tant de peuples dans un si aimable repos? Cette gloire n'est-elle pas plus touchante que celle de ravager la terre, de rĂ©pandre partout, et presque autant chez soi, au milieu des victoires, que chez les Ă©trangers vaincus, le carnage, le trouble, l'horreur, la langueur, la consternation, la cruelle faim et le dĂ©sespoir? O heureux le roi assez aimĂ© des dieux, et d'un coeur assez grand, pour entreprendre d'ĂÂȘtre ainsi les dĂ©lices des peuples et de montrer Ă tous les siĂšcles, dans son rĂšgne, un si charmant spectacle! La terre entiĂšre, loin de se dĂ©fendre de sa puissance par des combats, viendrait Ă ses pieds le prier de rĂ©gner sur elle." domĂ©nĂ©e lui rĂ©pondit "Mais quand les peuples seront ainsi dans la paix et dans l'abondance, les dĂ©lices les corrompront et ils tourneront contre moi les forces que je leur aurai donnĂ©es. - Ne craignez point - dit Mentor - cet inconvĂ©nient c'est un prĂ©texte qu'on allĂšgue toujours pour flatter les princes prodigues, qui veulent accabler leurs peuples d'impĂÂŽts. Le remĂšde est facile. Les lois que nous venons d'Ă©tablir pour l'agriculture rendront leur vie laborieuse; et, dans leur abondance, ils n'auront que le nĂ©cessaire, parce que nous retranchons tous les arts qui fournissent le superflu. Cette abondance mĂÂȘme sera diminuĂ©e par la facilitĂ© des mariages et par la grande multiplication des familles. Chaque famille, Ă©tant nombreuse et ayant peu de terre, aura besoin de la cultiver par un travail sans relĂÂąche. C'est la mollesse et l'oisivetĂ© qui rendent les peuples insolents et rebelles. Ils auront du pain, Ă la vĂ©ritĂ©, et assez largement, mais ils n'auront que du pain, et des fruits de leur propre terre, gagnĂ©s Ă la sueur de leur visage. Pour tenir votre peuple dans cette modĂ©ration, il faut rĂ©gler, dĂšs Ă prĂ©sent, l'Ă©tendue de terre que chaque famille pourra possĂ©der. Vous savez que nous avons divisĂ© tout votre peuple en sept classes, suivant les diffĂ©rentes conditions il ne faut permettre Ă chaque famille, dans chaque classe, de pouvoir possĂ©der que l'Ă©tendue de terre absolument nĂ©cessaire pour nourrir le nombre de personnes dont elle sera composĂ©e. Cette rĂšgle Ă©tant inviolable, les nobles ne pourront point faire des acquisitions sur les pauvres tous auront des terres; mais chacun en aura fort peu, et sera excitĂ© par lĂ Ă la bien cultiver. Si, dans une longue suite de temps, les terres manquaient ici, on ferait des colonies, qui augmenteraient cet Etat. Je crois mĂÂȘme que vous devez prendre garde Ă ne laisser jamais le vin devenir trop commun dans votre royaume. Si on a plantĂ© trop de vignes, il faut qu'on les arrache le vin est la source des plus grands maux parmi les peuples; il cause les maladies, les querelles, les sĂ©ditions, l'oisivetĂ©, le dĂ©goĂ»t du travail, le dĂ©sordre des familles. Que le vin soit donc rĂ©servĂ© comme une espĂšce de remĂšde, ou comme une liqueur trĂšs rare, qui n'est employĂ©e que pour les sacrifices ou pour les fĂÂȘtes extraordinaires. Mais n'espĂ©rez point de faire observer une rĂšgle si importante, si vous n'en donnez vous-mĂÂȘme l'exemple. D'ailleurs il faut faire garder inviolablement les lois de Minos pour l'Ă©ducation des enfants. Il faut Ă©tablir des Ă©coles publiques, oĂÂč l'on enseigne la crainte des dieux, l'amour de la patrie, le respect des lois, la prĂ©fĂ©rence de l'honneur aux plaisirs et Ă la vie mĂÂȘme. Il faut avoir des magistrats qui veillent sur les familles et sur les moeurs des particuliers. Veillez vous-mĂÂȘme, vous qui n'ĂÂȘtes roi, c'est-Ă -dire pasteur du peuple, que pour veiller nuit et jour sur votre troupeau par lĂ vous prĂ©viendrez un nombre infini de dĂ©sordres et de crimes; ceux que vous ne pourrez prĂ©venir, punissez-les d'abord sĂ©vĂšrement. C'est une clĂ©mence, que de faire d'abord des exemples qui arrĂÂȘtent le cours de l'iniquitĂ©. Par un peu de sang rĂ©pandu Ă propos, on en Ă©pargne beaucoup pour la suite, et on se met en Ă©tat d'ĂÂȘtre craint, sans user souvent de rigueur. Mais quelle dĂ©testable maxime que de ne croire trouver sa sĂ»retĂ© que dans l'oppression de ses peuples! Ne les point faire instruire, ne les point conduire Ă la vertu, ne s'en faire jamais aimer, les pousser par la terreur jusqu'au dĂ©sespoir, les mettre dans l'affreuse nĂ©cessitĂ© ou de ne pouvoir jamais respirer librement, ou de secouer le joug de votre tyrannique domination, est-ce lĂ le vrai moyen de rĂ©gner sans trouble? Est-ce lĂ le vrai chemin qui mĂšne Ă la gloire? Souvenez-vous que les pays oĂÂč la domination du souverain est plus absolue sont ceux oĂÂč les souverains sont moins puissants. Ils prennent, ils ruinent tout, ils possĂšdent seuls tout l'Etat; mais aussi tout l'Etat languit les campagnes sont en friche et presque dĂ©sertes; les villes diminuent chaque jour; le commerce tarit. Le roi, qui ne peut ĂÂȘtre roi tout seul, et qui n'est grand que par ses peuples, s'anĂ©antit lui-mĂÂȘme peu Ă peu par l'anĂ©antissement insensible des peuples dont il tire ses richesses et sa puissance. Son Etat s'Ă©puise d'argent et d'hommes cette derniĂšre perte est la plus grande et la plus irrĂ©parable. Son pouvoir absolu fait autant d'esclaves qu'il a de sujets. On le flatte, on fait semblant de l'adorer, on tremble au moindre de ses regards; mais attendez la moindre rĂ©volution cette puissance monstrueuse, poussĂ©e jusqu'Ă un excĂšs trop violent, ne saurait durer; elle n'a aucune ressource dans le coeur des peuples elle a lassĂ© et irritĂ© tous les corps de l'Etat; elle contraint tous les membres de ce corps de soupirer aprĂšs un changement. Au premier coup qu'on lui porte, l'idole se renverse, se brise et est foulĂ©e aux pieds. Le mĂ©pris, la haine, la crainte, le ressentiment, la dĂ©fiance, en un mot toutes les passions se rĂ©unissent contre une autoritĂ© si odieuse. Le roi, qui, dans sa vaine prospĂ©ritĂ©, ne trouvait pas un seul homme assez hardi pour lui dire la vĂ©ritĂ©, ne trouvera, dans son malheur, aucun homme qui daigne ni l'excuser ni le dĂ©fendre contre ses ennemis." AprĂšs ces discours, IdomĂ©nĂ©e, persuadĂ© par Mentor, se hĂÂąta de distribuer les terres vacantes, de les remplir de tous les artisans inutiles et d'exĂ©cuter tout ce qui avait Ă©tĂ© rĂ©solu. Il rĂ©serva seulement pour les maçons les terres qu'il leur avait destinĂ©es et qu'ils ne pouvaient cultiver qu'aprĂšs la fin de leurs travaux pour la ville. DĂ©jĂ la rĂ©putation du gouvernement doux et modĂ©rĂ© d'IdomĂ©nĂ©e attire en foule de tous cĂÂŽtĂ©s des peuples qui viennent s'incorporer au sien et chercher leur bonheur sous une si aimable domination. DĂ©jĂ ces campagnes, si longtemps couvertes de ronces et d'Ă©pines, promettent de riches moissons et des fruits jusqu'alors inconnus. La terre ouvre son sein au tranchant de la charrue et prĂ©pare ses richesses pour rĂ©compenser le laboureur l'espĂ©rance reluit de tous cĂÂŽtĂ©s. On voit dans les vallons et sur les collines les troupeaux de moutons, qui bondissent sur l'herbe, et les grands troupeaux de boeufs et de gĂ©nisses, qui font retentir les hautes montagnes de leurs mugissements ces troupeaux servent Ă engraisser les campagnes. C'est Mentor qui a trouvĂ© le moyen d'avoir ces troupeaux Mentor conseilla Ă IdomĂ©nĂ©e de faire avec les PeucĂštes, peuples voisins, un Ă©change de toutes les choses superflues qu'on ne voulait plus souffrir dans Salente avec ces troupeaux, qui manquaient aux Salentins. En mĂÂȘme temps la ville et les villages d'alentour Ă©taient pleins d'une belle jeunesse, qui avait langui longtemps dans la misĂšre et qui n'avaient osĂ© se marier, de peur d'augmenter leurs maux. Quand ils virent qu'IdomĂ©nĂ©e prenait des sentiments d'humanitĂ© et qu'il voulait ĂÂȘtre leur pĂšre, ils ne craignirent plus la faim et les autres flĂ©aux par lesquels le ciel afflige la terre. On n'entendait plus que des cris de joie, que les chansons des bergers et des laboureurs qui cĂ©lĂ©braient leurs hymĂ©nĂ©es. On aurait cru voir le dieu Pan avec une foule de Satyres et de Faunes mĂÂȘlĂ©s parmi les Nymphes et dansant, au son de la flĂ»te, Ă l'ombre des bois. Tout Ă©tait tranquille et riant; mais la joie Ă©tait modĂ©rĂ©e, et les plaisirs ne servaient qu'Ă dĂ©lasser des longs travaux ils en Ă©taient plus vifs et plus purs. Les vieillards, Ă©tonnĂ©s de voir ce qu'ils n'avaient osĂ© espĂ©rer dans la suite d'un si long ĂÂąge, pleuraient par un excĂšs de joie mĂÂȘlĂ©e de tendresse, ils levaient leurs mains tremblantes vers le ciel - BĂ©nissez - disaient-ils - ĂÂŽ grand Jupiter, le roi qui vous ressemble et qui est le plus grand don que vous nous ayez fait. Il est nĂ© pour le bien des hommes rendez-lui tous les biens que nous recevons de lui. Nos arriĂšre-neveux, venus de ces mariages qu'il favorise, lui devront tout, jusqu'Ă leur naissance, et il sera vĂ©ritablement le pĂšre de tous ses sujets. Les jeunes hommes et les jeunes filles qu'ils Ă©pousaient ne faisaient Ă©clater leur joie qu'en chantant les louanges de celui de qui cette joie si douce leur Ă©tait venue. Les bouches, et encore plus les coeurs Ă©taient sans cesse remplis de son nom. On se croyait heureux de le voir; on craignait de le perdre sa perte eĂ»t Ă©tĂ© la dĂ©solation de chaque famille. Alors IdomĂ©nĂ©e avoua Ă Mentor qu'il n'avait jamais senti de plaisir aussi touchant que celui d'ĂÂȘtre aimĂ© et de rendre tant de gens heureux. - Je ne l'aurais jamais cru - disait-il - il me semblait que toute la grandeur des princes ne consistait qu'Ă se faire craindre, que le reste des hommes Ă©tait fait pour eux, et tout ce que j'avais ouĂÂŻ dire des rois qui avaient Ă©tĂ© l'amour et les dĂ©lices de leurs peuples me paraissait une pure fable; j'en reconnais maintenant la vĂ©ritĂ©. Mais il faut que je vous raconte comment on avait empoisonnĂ© mon coeur, dĂšs ma plus tendre enfance, sur l'autoritĂ© des rois. C'est ce qui a causĂ© tous les malheurs de ma vie. Alors IdomĂ©nĂ©e commença cette narration. OnziĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - IdomĂ©nĂ©e raconte Ă Mentor la cause de tous ses malheurs, son aveugle confiance en ProtĂ©silas et les artifices de ce favori pour le dĂ©goĂ»ter du sage et vertueux PhiloclĂšs; comment, s'Ă©tant laissĂ© prĂ©venir contre celui-ci au point de le croire coupable d'une horrible conspiration, il envoya secrĂštement Timocrate pour le tuer, dans une expĂ©dition dont il Ă©tait chargĂ©. Timocrate, ayant manquĂ© son coup, fut arrĂÂȘtĂ© par PhiloclĂšs, auquel il dĂ©voila toute la trahison de ProlĂ©sitas. PhiloclĂšs se retira aussitĂÂŽt dans l'Ăle de Samos, aprĂšs avoir remis le commandement de sa flotte Ă PolymĂšne, conformĂ©ment aux ordres d'IdomĂ©nĂ©e. Ce prince dĂ©couvrit enfin les artifices de ProlĂ©silas; mais il ne put se rĂ©soudre Ă le perdre, et continua mĂÂȘme de se livrer aveuglĂ©ment Ă lui, laissant le fidĂšle PhiloclĂšs pauvre et dĂ©shonorĂ© dans sa retraite. Mentor fait ouvrir les yeux Ă IdomĂ©nĂ©e sur l'injustice de cette conduite; il l'oblige Ă faire conduire ProlĂ©silas et Timocrate dans l'Ăle de Samos et Ă rappeler PhiloclĂšs, pour le remettre en honneur. HĂ©gĂ©sippe, chargĂ© de cet ordre, l'exĂ©cute avec joie. Il arrive avec les deux traĂtres Ă Samos, oĂÂč il revoit son ami PhiloclĂšs content d'y mener une vie pauvre et solitaire. Celui-ci ne consent qu'avec beaucoup de peine Ă retourner parmi les siens; mais, aprĂšs avoir reconnu que les dieux le veulent, il s'embarque avec HĂ©gĂ©sippe et arrive Ă Salente, oĂÂč IdomĂ©nĂ©e, entiĂšrement changĂ© par les sages avis de Mentor, lui fait l'accueil le plus honorable et concerte avec lui les moyens d'affermir son gouvernement. "ProtĂ©silas, qui est un peu plus ĂÂągĂ© que moi, fut celui de tous les jeunes gens que j'aimai le plus. Son naturel vif et hardi Ă©tait selon mon goĂ»t il entra dans mes plaisirs; il flatta mes passions, il me rendit suspect un autre jeune homme, que j'aimais aussi, et qui se nommait PhiloclĂšs. Celui-ci avait la crainte des dieux, et l'ĂÂąme grande, mais modĂ©rĂ©e; il mettait la grandeur, non Ă s'Ă©lever, mais Ă se vaincre et Ă ne faire rien de bas. Il me parlait librement sur mes dĂ©fauts, et, lors mĂÂȘme qu'il n'osait me parler, son silence et la tristesse de son visage me faisaient assez entendre ce qu'il voulait me reprocher. Dans les commencements cette sincĂ©ritĂ© me plaisait, et je lui protestais souvent que je l'Ă©couterais avec confiance toute ma vie, pour me prĂ©server des flatteurs. Il me disait tout ce que je devais faire pour marcher sur les traces de mon aĂÂŻeul Minos et pour rendre mon royaume heureux. Il n'avait pas une aussi profonde sagesse que vous, ĂÂŽ Mentor; mais ses maximes Ă©taient bonnes, je le reconnais maintenant. Peu Ă peu les artifices de ProtĂ©silas, qui Ă©tait jaloux et plein d'ambition, me dĂ©goĂ»tĂšrent de PhiloclĂšs. Celui-ci Ă©tait sans empressement et laissait l'autre prĂ©valoir; il se contentait de me dire toujours la vĂ©ritĂ©, lorsque je voulais l'entendre. C'Ă©tait mon bien, et non sa fortune qu'il cherchait. ProtĂ©silas me persuada insensiblement que c'Ă©tait un esprit chagrin et superbe, qui critiquait toutes mes actions, qui ne me demandait rien, parce qu'il avait la fiertĂ© de ne vouloir rien tenir de moi et d'aspirer Ă la rĂ©putation d'un homme qui est au-dessus de tous les honneurs. Il ajouta que ce jeune homme, qui me parlait si librement sur mes dĂ©fauts, en parlait aux autres avec la mĂÂȘme libertĂ©, qu'il laissait entendre qu'il ne m'estimait guĂšre, et qu'en rabaissant ainsi ma rĂ©putation il voulait, par l'Ă©clat d'une vertu austĂšre, s'ouvrir le chemin Ă la royautĂ©. D'abord, je ne pus croire que PhiloclĂšs voulĂ»t me dĂ©trĂÂŽner il y a dans la vĂ©ritable vertu une candeur et une ingĂ©nuitĂ© que rien ne peut contrefaire et Ă laquelle on ne se mĂ©prend point, pourvu qu'on y soit attentif. Mais la fermetĂ© de PhiloclĂšs contre mes faiblesses commençait Ă me lasser. Les complaisances de ProtĂ©silas et son industrie inĂ©puisable pour m'inventer de nouveaux plaisirs me faisaient sentir encore plus impatiemment l'austĂ©ritĂ© de l'autre. Cependant ProtĂ©silas, ne pouvant souffrir que je ne crusse pas tout ce qu'il me disait contre son ennemi, prit le parti de ne m'en parler plus et de me persuader par quelque chose de plus fort que toutes les paroles. Voici comment il acheva de me tromper. Il me conseilla d'envoyer PhiloclĂšs commandĂ© les vaisseaux qui devaient attaquer ceux de Carpathie, et, pour m'y dĂ©terminer, il me dit "Vous savez que je ne suis pas suspect dans les louanges que je lui donne j'avoue qu'il a du courage et du gĂ©nie pour la guerre; il vous servira mieux qu'un autre, et je prĂ©fĂšre l'intĂ©rĂÂȘt de votre service Ă tous mes ressentiments contre lui." Je fus ravi de trouver cette droiture et cette Ă©quitĂ© dans le coeur de ProtĂ©silas, Ă qui j'avais confiĂ© l'administration de mes plus grandes affaires. Je l'embrassai dans un transport de joie, et je me crus trop heureux d'avoir donnĂ© toute ma confiance Ă un homme qui me paraissait ainsi au-dessus de toute passion et de tout intĂ©rĂÂȘt. Mais, hĂ©las! que les princes sont dignes de compassion! Cet homme me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-mĂÂȘme il savait que les rois sont d'ordinaire dĂ©fiants et inappliquĂ©s dĂ©fiants, par l'expĂ©rience continuelle qu'ils ont des artifices des hommes corrompus dont ils sont environnĂ©s; inappliquĂ©s, parce que les plaisirs les entraĂnent et qu'ils sont accoutumĂ©s Ă avoir des gens chargĂ©s de penser pour eux, sans qu'ils en prennent eux-mĂÂȘmes la peine. Il comprit donc qu'il n'aurait pas grande peine Ă me mettre en dĂ©fiance et en jalousie contre un homme qui ne manquerait pas de faire de grandes actions, surtout l'absence lui donnant une entiĂšre facilitĂ© de lui tendre des piĂšges. PhiloclĂšs, en partant, prĂ©vit ce qui lui pouvait arriver. "Souvenez-vous - me dit-il - que je ne pourrai plus me dĂ©fendre, que vous n'Ă©couterez que mon ennemi, et qu'en vous servant au pĂ©ril de ma vie je courrai risque de n'avoir d'autre rĂ©compense que votre indignation." "Vous vous trompez - lui dis-je - ProtĂ©silas ne parle point de vous comme vous parlez de lui; il vous loue, il vous estime, il vous croit digne des plus importants emplois; s'il commençait Ă me parler contre vous, il perdrait ma confiance. Ne craignez rien, allez, et ne songez qu'Ă me bien servir." Il partit et me laissa dans une Ă©trange situation. Il faut vous l'avouer, Mentor je voyais clairement combien il m'Ă©tait nĂ©cessaire d'avoir plusieurs hommes que je consultasse, et que rien n'Ă©tait plus mauvais, ni pour ma rĂ©putation, ni pour le succĂšs des affaires, que de me livrer Ă un seul. J'avais Ă©prouvĂ© que les sages conseils de PhiloclĂšs m'avaient garanti de plusieurs fautes dangereuses, oĂÂč la hauteur de ProtĂ©silas m'aurait fait tomber. Je sentais bien qu'il y avait dans PhiloclĂšs un fond de probitĂ© et de maximes Ă©quitables, qui ne se faisait point sentir de mĂÂȘme dans ProtĂ©silas; mais j'avais laissĂ© prendre Ă ProtĂ©silas un certain ton dĂ©cisif, auquel je ne pouvais presque plus rĂ©sister. J'Ă©tais fatiguĂ© de me trouver toujours entre deux hommes que je ne pouvais accorder, et, dans cette lassitude, j'aimais mieux, par faiblesse, hasarder quelque chose aux dĂ©pens des affaires, et respirer en libertĂ©. Je n'eusse osĂ© me dire Ă moi-mĂÂȘme une si honteuse raison du parti que je venais de prendre; mais cette honteuse raison, que je n'osais dĂ©velopper, ne laissait pas d'agir secrĂštement au fond de mon coeur et d'ĂÂȘtre le vrai motif de tout ce que je faisais. PhiloclĂšs surprit les ennemis, remporta une pleine victoire, et se hĂÂątait de revenir pour prĂ©venir les mauvais offices qu'il avait Ă craindre mais ProtĂ©silas, qui n'avait pas encore eu le temps de me tromper, lui Ă©crivit que je dĂ©sirais qu'il fĂt une descente dans l'Ăle de Carpathie, pour profiter de la victoire. En effet il m'avait persuadĂ© que je pourrais facilement faire la conquĂÂȘte de cette Ăle. Mais il fit en sorte que plusieurs choses nĂ©cessaires manquĂšrent Ă PhiloclĂšs dans cette entreprise, et il l'assujettit Ă certains ordres, qui causĂšrent divers contretemps dans l'exĂ©cution. Cependant il se servit d'un domestique trĂšs corrompu que j'avais auprĂšs de moi et qui observait jusques aux moindres choses pour lui en rendre compte, quoiqu'ils parussent ne se voir guĂšre et n'ĂÂȘtre jamais d'accord en rien. Ce domestique, nommĂ© Timocrate, me vint dire un jour, en grand secret, qu'il avait dĂ©couvert une affaire trĂšs dangereuse. "PhiloclĂšs - me dit-il - veut se servir de votre armĂ©e navale pour se faire roi de l'Ăle de Carpathie les chefs des troupes sont attachĂ©s Ă lui; tous les soldats sont gagnĂ©s par ses largesses et plus encore par la licence pernicieuse oĂÂč il laisse vivre les troupes. Il est enflĂ© de sa victoire. VoilĂ une lettre qu'il Ă©crit Ă un de ses amis sur son projet de se faire roi on n'en peut plus douter aprĂšs une preuve si Ă©vidente." Je lus cette lettre, et elle me parut de la main de PhiloclĂšs. Mais on avait parfaitement imitĂ© son Ă©criture, et c'Ă©tait ProtĂ©silas qu'il l'avait faite avec Timocrate. Cette lettre me jeta dans une Ă©trange surprise je la relisais sans cesse, et ne pouvais me persuader qu'elle fĂ»t de PhiloclĂšs, repassant dans mon esprit troublĂ© toutes les marques touchantes qu'il m'avait donnĂ©es de son dĂ©sintĂ©ressement et de sa bonne foi. Cependant que pouvais-je faire? Quel moyen de rĂ©sister Ă une lettre oĂÂč je croyais ĂÂȘtre sĂ»r de reconnaĂtre l'Ă©criture de PhiloclĂšs? Quand Timocrate vit que je ne pouvais plus rĂ©sister Ă son artifice, il le poussa plus loin. "Oserai-je - me dit-il en hĂ©sitant - vous faire remarquer un mot qui est dans cette lettre? PhiloclĂšs dit Ă son ami qu'il peut parler en confiance Ă ProtĂ©silas sur une chose qu'il ne dĂ©signe que par un chiffre assurĂ©ment ProtĂ©silas est entrĂ© dans le dessein de PhiloclĂšs, et ils se sont raccommodĂ©s Ă vos dĂ©pens. Vous savez que c'est ProtĂ©silas qui vous a pressĂ© d'envoyer PhiloclĂšs contre les Carpathiens. Depuis un certain temps il a cessĂ© de vous parler contre lui, comme il le faisait souvent autrefois. Au contraire, il le loue, il l'excuse en toute occasion ils se voyaient depuis quelque temps avec assez d'honnĂÂȘtetĂ©. Sans doute ProtĂ©silas a pris avec PhiloclĂšs des mesures pour partager avec lui la conquĂÂȘte de Carpathie. Vous voyez mĂÂȘme qu'il a voulu qu'on fĂt cette entreprise contre toutes les rĂšgles et qu'il s'expose Ă faire pĂ©rir votre armĂ©e navale, pour contenter son ambition. Croyez-vous qu'il voulĂ»t servir ainsi Ă celle de PhiloclĂšs, s'ils Ă©taient encore mal ensemble? Non, non, on ne peut plus douter que ces deux hommes ne soient rĂ©unis pour s'Ă©lever ensemble Ă une grande autoritĂ©, et peut-ĂÂȘtre pour renverser le trĂÂŽne oĂÂč vous rĂ©gnez. En vous parlant ainsi, je sais que je m'expose Ă leur ressentiment, si, malgrĂ© mes avis sincĂšres, vous leur laissez encore votre autoritĂ© dans les mains mais qu'importe, pourvu que je vous dise la vĂ©ritĂ©?" Ces derniĂšres paroles de Timocrate firent une grande impression sur moi je ne doutai plus de la trahison de PhiloclĂšs, et je me dĂ©fiai de ProtĂ©silas comme de son ami. Cependant Timocrate me disait sans cesse "Si vous attendez que PhiloclĂšs ait conquis l'Ăle de Carpathie, il ne sera plus temps d'arrĂÂȘter ses desseins; hĂÂątez-vous de vous en assurer pendant que vous le pouvez." J'avais horreur de la profonde dissimulation des hommes; je ne savais plus Ă qui me fier. AprĂšs avoir dĂ©couvert la trahison de PhiloclĂšs, je ne voyais plus d'hommes sur la terre dont la vertu pĂ»t me rassurer. J'Ă©tais rĂ©solu de faire au plus tĂÂŽt pĂ©rir ce perfide; mais je craignais ProtĂ©silas, et je ne savais comment faire Ă son Ă©gard. Je craignais de le trouver coupable, et je craignais aussi de me fier Ă lui. Enfin, dans mon trouble, je ne pus m'empĂÂȘcher de lui dire que PhiloclĂšs m'Ă©tait devenu suspect. Il en parut surpris, il me reprĂ©senta sa conduite droite et modĂ©rĂ©e; il m'exagĂ©ra ses services; en un mot, il fit tout ce qu'il fallait pour me persuader qu'il Ă©tait trop bien avec lui. D'un autre cĂÂŽtĂ©, Timocrate ne perdait pas un moment pour me faire remarquer cette intelligence et pour m'obliger Ă perdre PhiloclĂšs, pendant que je pouvais encore m'assurer de lui. Voyez, mon cher Mentor, combien les rois sont malheureux et exposĂ©s Ă ĂÂȘtre le jouet des autres hommes, lors mĂÂȘme que les autres hommes paraissent tremblants Ă leurs pieds. Je crus faire un coup d'une profonde politique et dĂ©concerter ProtĂ©silas en envoyant secrĂštement Ă l'armĂ©e navale Timocrate, pour faire mourir PhiloclĂšs. ProtĂ©silas poussa jusqu'au bout sa dissimulation et me trompa d'autant mieux qu'il parut plus naturellement comme un homme qui se laissait tromper. Timocrate partit donc et trouva PhiloclĂšs assez embarrassĂ© dans sa descente il manquait de tout; car ProtĂ©silas, ne sachant si la lettre supposĂ©e pourrait faire pĂ©rir son ennemi, voulait avoir en mĂÂȘme temps une autre ressource prĂÂȘte par le mauvais succĂšs d'une entreprise dont il m'avait fait tant espĂ©rer et qui ne manquerait pas de m'irriter contre PhiloclĂšs. Celui-ci soutenait cette guerre si difficile par son courage, par son gĂ©nie et par l'amour que les troupes avaient pour lui quoique tout le monde reconnĂ»t dans l'armĂ©e que cette descente Ă©tait tĂ©mĂ©raire et funeste pour les CrĂ©tois, chacun travaillait Ă la faire rĂ©ussir, comme s'il eĂ»t vu sa vie et son bonheur attachĂ©s au succĂšs; chacun Ă©tait content de hasarder sa vie Ă toute heure sous un chef si sage et s' appliquĂ© Ă se faire aimer. Timocrate avait tout Ă craindre en voulant faire pĂ©rir ce chef au milieu d'une armĂ©e qui l'aimait avec tant de passion; mais l'ambition furieuse est aveugle Timocrate ne trouvait rien de difficile pour contenter ProtĂ©silas, avec lequel il s'imaginait me gouverner absolument aprĂšs la mort de PhiloclĂšs; ProtĂ©silas ne pouvait souffrir un homme de bien, dont la seule vue Ă©tait un reproche secret de ses crimes et qui pouvait, en m'ouvrant les yeux, renverser ses projets. Timocrate s'assura de deux capitaines qui Ă©taient sans cesse auprĂšs de PhiloclĂšs; il leur promit de ma part de grandes rĂ©compenses, et ensuite il dit Ă PhiloclĂšs qu'il Ă©tait venu pour lui dire de ma part des choses secrĂštes, qu'il ne devait lui confier qu'en prĂ©sence de ces deux capitaines. PhiloclĂšs se renferma avec eux et avec Timocrate. Alors Timocrate donna un coup de poignard Ă PhiloclĂšs. Le coup glissa et n'enfonça guĂšre avant; PhiloclĂšs, sans s'Ă©tonner, lui arracha le poignard, s'en servit contre lui et contre les deux autres. En mĂÂȘme temps il cria on accourut; on enfonça la porte; on dĂ©gagea PhiloclĂšs des mains de ces trois hommes, qui, Ă©tant troublĂ©s, l'avaient attaquĂ© faiblement. Ils furent pris, et on les aurait d'abord dĂ©chirĂ©s, tant l'indignation de l'armĂ©e Ă©tait grande, si PhiloclĂšs n'eĂ»t arrĂÂȘtĂ© la multitude. Ensuite il prit Timocrate en particulier et lui demanda avec douceur ce qui l'avait obligĂ© Ă commettre une action si noire. Timocrate, qui craignait qu'on ne le fĂt mourir, se hĂÂąta de montrer l'ordre que je lui avais donnĂ© par Ă©crit de tuer PhiloclĂšs; et, comme les traĂtres sont toujours lĂÂąches, il ne songea qu'Ă sauver sa vie en dĂ©couvrant Ă PhiloclĂšs toute la trahison de ProtĂ©silas. PhiloclĂšs, effrayĂ© de voir tant de malice dans les hommes, prit un parti plein de modĂ©ration il dĂ©clara Ă toute l'armĂ©e que Timocrate Ă©tait innocent; il le mit en sĂ»retĂ©, le renvoya en CrĂšte, dĂ©fĂ©ra le commandement de l'armĂ©e Ă PolymĂšne, que j'avais nommĂ©, dans mon ordre Ă©crit de ma main, pour commander quand on aurait tuĂ© PhiloclĂšs. Enfin il exhorta les troupes Ă la fidĂ©litĂ© qu'elles me devaient et passa, pendant la nuit, dans une lĂ©gĂšre barque, qui le conduisit dans l'Ăle de Samos, oĂÂč il vit tranquillement dans la pauvretĂ© et dans la solitude, travaillant Ă faire des statues pour gagner sa vie, ne voulant plus entendre parler des hommes trompeurs et injustes, mais surtout des rois, qu'il croit les plus malheureux et les plus aveugles de tous les hommes." En cet endroit Mentor arrĂÂȘta IdomĂ©nĂ©e - HĂ© bien? - dit-il - fĂ»tes-vous longtemps Ă dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ©? - Non - rĂ©pondit IdomĂ©nĂ©e - je compris peu a peu les artifices de ProtĂ©silas et de Timocrate ils se brouillĂšrent mĂÂȘme; car les mĂ©chants ont bien de la peine Ă demeurer unis. Leur division acheva de me montrer le fond de l'abĂme oĂÂč ils m'avaient jetĂ©. - HĂ© bien - reprit Mentor - ne prĂtes-vous point le parti de vous dĂ©faire de l'un et de l'autre? - HĂ©las! - reprit IdomĂ©nĂ©e - est-ce, mon cher Mentor, que vous ignorez la faiblesse et l'embarras des princes? Quand ils sont une fois livrĂ©s Ă des hommes corrompus et hardis qui ont l'art de se rendre nĂ©cessaires, ils ne peuvent plus espĂ©rer aucune libertĂ©. Ceux qu'ils mĂ©prisent le plus sont ceux qu'ils traitent le mieux et qu'ils comblent de bienfaits. J'avais horreur de ProtĂ©silas, et je lui laissais toute l'autoritĂ©. Etrange illusion! je me savais bon grĂ© de le connaĂtre, et je n'avais pas la force de reprendre l'autoritĂ© que je lui avais abandonnĂ©e. D'ailleurs, je le trouvais commode, complaisant, industrieux pour flatter mes passions, ardent pour mes intĂ©rĂÂȘts. Enfin j'avais une raison pour m'excuser en moi-mĂÂȘme de ma faiblesse; c'est que je ne connaissais point de vĂ©ritable vertu faute d'avoir su choisir des gens de bien qui conduisissent mes affaires, je croyais qu'il n'y en avait point sur la terre et que la probitĂ© Ă©tait un beau fantĂÂŽme. "Qu'importe - disais-je - de faire un grand Ă©clat pour sortir des mains d'un homme corrompu et pour tomber dans celles de quelque autre, qui ne sera ni plus dĂ©sintĂ©ressĂ©, ni plus sincĂšre que lui?" Cependant l'armĂ©e navale commandĂ©e par PolymĂšne revint. Je ne songeai plus Ă la conquĂÂȘte de l'Ăle de Carpathie, et ProtĂ©silas ne put dissimuler si profondĂ©ment, que je ne dĂ©couvrisse combien il Ă©tait affligĂ© de savoir que PhiloclĂšs Ă©tait en sĂ»retĂ© dans Samos." Mentor interrompit encore IdomĂ©nĂ©e, pour lui demander s'il avait continuĂ©, aprĂšs une si noire trahison, Ă confier toutes ses affaires Ă ProtĂ©silas. "J'Ă©tais - lui rĂ©pondit IdomĂ©nĂ©e - trop ennemi des affaires et trop inappliquĂ© pour pouvoir me tirer de ses mains il aurait fallu renverser l'ordre que j'avais Ă©tabli pour ma commoditĂ© et instruire un nouvel homme; c'est ce que je n'eus jamais la force d'entreprendre. J'aimai mieux fermer les yeux pour ne pas voir les artifices de ProtĂ©silas. Je me consolais seulement en faisant entendre Ă certaines personnes de confiance que je n'ignorais pas sa mauvaise foi. Ainsi je m'imaginais n'ĂÂȘtre trompĂ© qu'Ă demi, puisque je savais que j'Ă©tais trompĂ©. Je faisais mĂÂȘme de temps en temps sentir Ă ProtĂ©silas que je supportais son joug avec impatience. Je prenais souvent plaisir Ă le contredire, Ă blĂÂąmer publiquement quelque chose qu'il avait fait, Ă dĂ©cider contre son sentiment; mais, comme il connaissait ma hauteur et ma paresse, il ne s'embarrassait point de tous mes chagrins. Il revenait opiniĂÂątrement Ă la charge il usait tantĂÂŽt de maniĂšres pressantes, tantĂÂŽt de souplesse et d'insinuation; surtout, quand il s'apercevait que j'Ă©tais peinĂ© comme lui, il redoublait ses soins pour me fournir de nouveaux amusements propres Ă m'amollir ou pour m'embarquer dans quelque affaire oĂÂč il eĂ»t occasion de se rendre nĂ©cessaire et de faire valoir son zĂšle pour ma rĂ©putation. Quoique je fusse en garde contre lui, cette maniĂšre de flatter mes passions m'entraĂnait toujours il me soulageait dans mes embarras; il faisait trembler tout le monde par mon autoritĂ©. Enfin je ne pus me rĂ©soudre Ă le perdre. Mais, en le maintenant dans sa place, je mis tous les gens de bien hors d'Ă©tat de me reprĂ©senter mes vĂ©ritables intĂ©rĂÂȘts. Depuis ce moment on n'entendit plus dans mes conseils aucune parole libre; la vĂ©ritĂ© s'Ă©loigna de moi; l'erreur, qui prĂ©pare la chute des rois, me punit d'avoir sacrifiĂ© PhiloclĂšs Ă la cruelle ambition de ProtĂ©silas; ceux mĂÂȘmes qui avaient le plus de zĂšle pour l'Etat et pour ma personne se crurent dispensĂ©s de me dĂ©tromper aprĂšs un si terrible exemple. Moi-mĂÂȘme, mon cher Mentor, je craignais que la vĂ©ritĂ© ne perçĂÂąt le nuage et qu'elle ne parvĂnt jusqu'Ă moi malgrĂ© les flatteurs; car, n'ayant plus la force de la suivre, sa lumiĂšre m'Ă©tait importune. Je sentais en moi-mĂÂȘme qu'elle m'eĂ»t causĂ© de cruels remords, sans pouvoir me tirer d'un si funeste engagement. Ma mollesse et l'ascendant que ProtĂ©silas avait pris insensiblement sur moi me plongeaient dans une espĂšce de dĂ©sespoir de rentrer jamais en libertĂ©. Je ne voulais ni voir un si honteux Ă©tat, ni le laisser voir aux autres. Vous savez, cher Mentor, la vaine hauteur et la fausse gloire dans laquelle on Ă©lĂšve les rois ils ne veulent jamais avoir tort. Pour couvrir une faute, il en faut faire cent. PlutĂÂŽt que d'avouer qu'on s'est trompĂ© et que de se donner la peine de revenir de son erreur, il faut se laisser tromper toute la vie. VoilĂ l'Ă©tat des princes faibles et inappliquĂ©s c'Ă©tait prĂ©cisĂ©ment le mien, lorsqu'il fallut que je partisse pour le siĂšge de Troie. En partant, je laissai ProtĂ©silas maĂtre des affaires il les conduisit, en mon absence, avec hauteur et inhumanitĂ©. Tout le royaume de CrĂšte gĂ©missait sous sa tyrannie; mais personne n'osait me mander l'oppression des peuples; on savait que je craignais de voir la vĂ©ritĂ© et que j'abandonnais Ă la cruautĂ© de ProtĂ©silas tous ceux qui entreprenaient de parler contre lui. Mais moins on osait Ă©clater, plus le mal Ă©tait violent. Dans la suite il me contraignit de chasser le vaillant MĂ©rione, qui m'avait suivi avec tant de gloire au siĂšge de Troie. Il en Ă©tait devenu jaloux, comme de tous ceux que j'aimais et qui montraient quelque vertu. Il faut que vous sachiez, mon cher Mentor, que tous mes malheurs sont venus de lĂ . Ce n'est pas tant la mort de mon fils qui causa la rĂ©volte des CrĂ©tois, que la vengeance des dieux, irritĂ©s contre mes faiblesses, et la haine des peuples, que ProtĂ©silas m'avait attirĂ©e. Quand je rĂ©pandis le sang de mon fils, les CrĂ©tois, lassĂ©s d'un gouvernement rigoureux, avaient Ă©puisĂ© toute leur patience, et l'horreur de cette derniĂšre action ne fit que montrer au-dehors ce qui Ă©tait depuis longtemps dans le fond des coeurs. Timocrate me suivit au siĂšge de Troie et rendait compte secrĂštement par ses lettres Ă ProtĂ©silas de tout ce qu'il pouvait dĂ©couvrir. Je sentais bien que j'Ă©tais en captivitĂ©; mais je tĂÂąchais de n'y penser pas, dĂ©sespĂ©rant d'y remĂ©dier. Quand les CrĂ©tois, Ă mon arrivĂ©e, se rĂ©voltĂšrent, ProtĂ©silas et Timocrate furent les premiers Ă s'enfuir. Ils m'auraient sans doute abandonnĂ©, si je n'eusse Ă©tĂ© contraint de m'enfuir presque aussitĂÂŽt qu'eux. Comptez, mon cher Mentor, que les hommes insolents pendant la prospĂ©ritĂ© sont toujours faibles et tremblants dans la disgrĂÂące. La tĂÂȘte leur tourne aussitĂÂŽt que l'autoritĂ© absolue leur Ă©chappe. On les voit aussi rampants qu'ils ont Ă©tĂ© hautains, et c'est en un moment qu'ils passent d'une extrĂ©mitĂ© Ă l'autre." Mentor dit Ă IdomĂ©nĂ©e - Mais d'oĂÂč vient donc que, connaissant Ă fond ces deux mĂ©chants hommes, vous les gardez encore auprĂšs de vous comme je les vois? Je ne suis pas surpris qu'ils vous aient suivi, n'ayant rien de meilleur Ă faire pour leurs intĂ©rĂÂȘts; je comprends mĂÂȘme que vous avez fait une action gĂ©nĂ©reuse de leur donner un asile dans votre nouvel Ă©tablissement mais pourquoi vous livrer encore Ă eux aprĂšs tant de cruelles expĂ©riences? - Vous ne savez pas - rĂ©pondit IdomĂ©nĂ©e - combien toutes les expĂ©riences sont inutiles aux princes amollis et inappliquĂ©s, qui vivent sans rĂ©flexion. Ils sont mĂ©contents de tout, et ils n'ont le courage de rien redresser. Tant d'annĂ©es d'habitude Ă©taient des chaĂnes de fer, qui me liaient Ă ces deux hommes, et ils m'obsĂ©daient Ă toute heure. Depuis que je suis ici, ils m'ont jetĂ© dans toutes les dĂ©penses excessives que vous avez vues; ils ont Ă©puisĂ© cet Etat naissant, ils m'ont attirĂ© cette guerre, qui allait m'accabler sans vous. J'aurais bientĂÂŽt Ă©prouvĂ© Ă Salente les mĂÂȘmes malheurs que j'ai sentis en CrĂšte; mais vous m'avez enfin ouvert les yeux et vous m'avez inspirĂ© le courage qui me manquait pour me mettre hors de servitude. Je ne sais ce que vous avez fait en moi; mais, depuis que vous ĂÂȘtes ici, je me sens un autre homme. Mentor demanda ensuite Ă IdomĂ©nĂ©e quelle Ă©tait la conduite de ProtĂ©silas dans ce changement des affaires. "Rien n'est plus artificieux - rĂ©pondit IdomĂ©nĂ©e - que ce qu'il a fait depuis votre arrivĂ©e. D'abord il n'oublia rien pour jeter indirectement quelque dĂ©fiance dans mon esprit. Il ne disait rien contre vous; mais je voyais diverses gens qui venaient m'avertir que ces deux Ă©trangers Ă©taient fort Ă craindre. "L'un - disait-on - est le fils du trompeur Ulysse; l'autre est un homme cachĂ© et d'un esprit profond ils sont accoutumĂ©s Ă errer de royaume en royaume; qui sait s'ils n'ont point formĂ© quelque dessein sur celui-ci? Ces aventuriers racontent eux-mĂÂȘmes qu'ils ont causĂ© de grands troubles dans tous les pays oĂÂč ils ont passĂ© voici un Etat naissant et mal affermi; les moindres mouvements pourraient le renverser." ProtĂ©silas ne disait rien, mais il tĂÂąchait de me faire entrevoir le danger et l'excĂšs de toutes ces rĂ©formes que vous me faisiez entreprendre. Il me prenait par mon propre intĂ©rĂÂȘt. "Si vous mettez - me disait-il - les peuples dans l'abondance, ils ne travailleront plus; ils deviendront fiers, indociles, et seront toujours prĂÂȘts Ă se rĂ©volter il n'y a que la faiblesse et la misĂšre qui les rendent souples et qui les empĂÂȘchent de rĂ©sister Ă l'autoritĂ©." Souvent il tĂÂąchait de reprendre son ancienne autoritĂ© pour m'entraĂner, et il la couvrait d'un prĂ©texte de zĂšle pour mon service. "En voulant soulager les peuples - me disait-il - vous rabaissez la puissance royale, et par lĂ vous faites au peuple mĂÂȘme un tort irrĂ©parable; car il a besoin qu'on le tienne bas pour son propre repos." A tout cela je rĂ©pondais que je saurais bien tenir les peuples dans leur devoir en me faisant aimer d'eux, en ne relĂÂąchant rien de mon autoritĂ©, quoique je les soulageasse, en punissant avec fermetĂ© tous les coupables, enfin en donnant aux enfants une bonne Ă©ducation et Ă tout le peuple une exacte discipline pour le tenir dans une vie simple, sobre et laborieuse. "HĂ© quoi! - disais-je - ne peut-on pas soumettre un peuple sans le faire mourir de faim? Quelle inhumanitĂ©! Quelle politique brutale! Combien voyons-nous de peuples traitĂ©s doucement et trĂšs fidĂšles Ă leurs princes! Ce qui cause les rĂ©voltes, c'est l'ambition et l'inquiĂ©tude des grands d'un Etat, quand on leur a donnĂ© trop de licence et qu'on a laissĂ© leurs passions s'Ă©tendre sans bornes; c'est la multitude des grands et des petits qui vivent dans la mollesse, dans le luxe et dans l'oisivetĂ©; c'est la trop grande abondance d'hommes adonnĂ©s Ă la guerre, qui ont nĂ©gligĂ© toutes les occupations utiles qu'il faut prendre dans les temps de paix; enfin c'est le dĂ©sespoir des peuples maltraitĂ©s; c'est la duretĂ©, la hauteur des rois et leur mollesse, qui les rend incapables de veiller sur tous les membres de l'Etat pour prĂ©venir les troubles. VoilĂ ce qui cause les rĂ©voltes, et non pas le pain qu'on laisse manger en paix au laboureur, aprĂšs qu'il l'a gagnĂ© Ă la sueur de son visage." Quand ProtĂ©silas a vu que j'Ă©tais inĂ©branlable dans ces maximes, il a pris un parti tout opposĂ© Ă sa conduite passĂ©e il a commencĂ© Ă suivre ces maximes qu'il n'avait pu dĂ©truire; il a fait semblant de les goĂ»ter, d'en ĂÂȘtre convaincu, de m'avoir obligation de l'avoir Ă©clairĂ© lĂ -dessus. Il va au-devant de tout ce que je puis souhaiter pour soulager les pauvres; il est le premier Ă me reprĂ©senter leurs besoins et Ă crier contre les dĂ©penses excessives. Vous savez mĂÂȘme qu'il vous loue, qu'il vous tĂ©moigne de la confiance et qu'il n'oublie rien pour vous plaire. Pour Timocrate, il commence Ă n'ĂÂȘtre plus si bien avec ProtĂ©silas; il a songĂ© Ă se rendre indĂ©pendant ProtĂ©silas en est jaloux, et c'est en partie par leurs diffĂ©rends que j'ai dĂ©couvert leur perfidie." Mentor, souriant, rĂ©pondit ainsi Ă IdomĂ©nĂ©e - Quoi donc! vous avez Ă©tĂ© faible jusqu'Ă vous laisser tyranniser pendant tant d'annĂ©es par deux traĂtres dont vous connaissiez la trahison! - Ah! vous ne savez pas - rĂ©pondit IdomĂ©nĂ©e - ce que peuvent les hommes artificieux sur un roi faible et inappliquĂ©, qui s'est livrĂ© Ă eux pour toutes ses affaires. D'ailleurs, je vous ai dĂ©jĂ dit que ProtĂ©silas entre maintenant dans toutes vos vues pour le bien public. Mentor reprit ainsi le discours d'un air grave "Je ne vois que trop combien les mĂ©chants prĂ©valent sur les bons auprĂšs des rois vous en ĂÂȘtes un terrible exemple. Mais vous dites que je vous ai ouvert les yeux sur ProtĂ©silas, et ils sont encore fermĂ©s pour laisser le gouvernement de vos affaires Ă cet homme indigne de vivre. Sachez que les mĂ©chants ne sont point des hommes incapables de faire le bien; ils le font indiffĂ©remment, de mĂÂȘme que le mal, quand il peut servir Ă leur ambition. Le mal ne leur coĂ»te rien Ă faire, parce qu'aucun sentiment de bontĂ© ni aucun principe de vertu ne les retient; mais aussi ils font le bien sans peine, parce que leur corruption les porte Ă le faire pour paraĂtre bons et pour tromper le reste des hommes. A proprement parler, ils ne sont pas capables de la vertu, quoiqu'ils paraissent la pratiquer, mais ils sont capables d'ajouter Ă tous leurs autres vices le plus horrible des vices, qui est l'hypocrisie. Tant que vous voudrez absolument faire le bien, ProtĂ©silas sera prĂÂȘt Ă le faire avec vous, pour conserver l'autoritĂ©; mais si peu qu'il sente en vous de facilitĂ© Ă vous relĂÂącher, il n'oubliera rien pour vous faire retomber dans l'Ă©garement et pour reprendre en libertĂ© son naturel trompeur et fĂ©roce. Pouvez-vous vivre avec honneur et en repos, pendant qu'un tel homme vous obsĂšde Ă toute heure et que vous savez le sage et le fidĂšle PhiloclĂšs pauvre et dĂ©shonorĂ© dans l'Ăle de Samos? Vous reconnaissez bien, ĂÂŽ IdomĂ©nĂ©e, que les hommes trompeurs et hardis qui sont prĂ©sents entraĂnent les princes faibles; mais vous devriez ajouter que les princes ont encore un autre malheur, qui n'est pas moindre, c'est celui d'oublier facilement la vertu et les services d'un homme Ă©loignĂ©. La multitude des hommes qui environnent les princes est cause qu'il n'y en a aucun qui fasse une impression profonde sur eux ils ne sont frappĂ©s que de ce qui est prĂ©sent et qui les flatte; tout le reste s'efface bientĂÂŽt. Surtout la vertu les touche peu, parce que la vertu, loin de les flatter, les contredit et les condamne dans leurs faiblesses. Faut-il s'Ă©tonner s'ils ne sont point aimĂ©s, puisqu'ils ne sont pas aimables et qu'ils n'aiment rien que leur grandeur et leur plaisir?" AprĂšs avoir dit ces paroles, Mentor persuada Ă IdomĂ©nĂ©e qu'il fallait au plus tĂÂŽt chasser ProtĂ©silas et Timocrate, pour rappeler PhiloclĂšs. L'unique difficultĂ© qui arrĂÂȘtait le roi, c'est qu'il craignait la sĂ©vĂ©ritĂ© de PhiloclĂšs. "J'avoue - disait-il - que je ne puis m'empĂÂȘcher de craindre un peu son retour, quoique je l'aime et que je l'estime. Je suis, depuis ma tendre jeunesse, accoutumĂ© Ă des louanges, Ă des empressements et Ă des complaisances, que je ne saurais espĂ©rer de trouver dans cet homme. DĂšs que je faisais quelque chose qu'il n'approuvait pas, son air triste me marquait assez qu'il me condamnait. Quand il Ă©tait en particulier avec moi, ses maniĂšres Ă©taient respectueuses et modĂ©rĂ©es, mais sĂšches. - Ne voyez-vous pas - lui rĂ©pondit Mentor - que les princes gĂÂątĂ©s par la flatterie trouvent sec et austĂšre tout ce qui est libre et ingĂ©nu? Ils vont mĂÂȘme jusqu'Ă s'imaginer qu'on n'est pas zĂ©lĂ© pour leur service et qu'on n'aime pas leur autoritĂ©, dĂšs qu'on n'a point l'ĂÂąme servile et qu'on n'est pas prĂÂȘt Ă les flatter dans l'usage le plus injuste de leur puissance. Toute parole libre et gĂ©nĂ©reuse leur paraĂt hautaine, critique et sĂ©ditieuse. Ils deviennent si dĂ©licats, que tout ce qui n'est point flatteur les blesse et les irrite. Mais allons plus loin. Je suppose que PhiloclĂšs est effectivement sec et austĂšre son austĂ©ritĂ© ne vaut-elle pas mieux que la flatterie pernicieuse de vos conseillers? Ou trouverez-vous un homme sans dĂ©fauts, et le dĂ©faut de vous dire trop hardiment la vĂ©ritĂ© n'est-il pas celui que vous devez le moins craindre? Que dis-je? n'est-ce pas un dĂ©faut nĂ©cessaire pour corriger les vĂÂŽtres et pour vaincre le dĂ©goĂ»t de la vĂ©ritĂ©, oĂÂč la flatterie vous a fait tomber? Il vous faut un homme qui n'aime que la vĂ©ritĂ© et vous, qui vous aime mieux que vous ne savez vous aimer vous-mĂÂȘme, qui vous dise la vĂ©ritĂ© malgrĂ© vous, qui force tous vos retranchements, et cet homme nĂ©cessaire, c'est PhiloclĂšs. Souvenez-vous qu'un prince est trop heureux quand il naĂt un seul homme sous son rĂšgne avec cette gĂ©nĂ©rositĂ©; qu'il est le plus prĂ©cieux trĂ©sor de l'Etat, et que la plus grande punition qu'il doit craindre des dieux est de perdre un tel homme, s'il s'en rend indigne, faute de savoir s'en servir. Pour les dĂ©fauts des gens de bien, il faut les savoir connaĂtre et ne laisser pas de se servir d'eux. Redressez-les; ne vous livrez jamais aveuglĂ©ment Ă leur zĂšle indiscret; mais Ă©coutez-les favorablement; honorez leur vertu; montrez au public que vous savez la distinguer; surtout gardez-vous bien d'ĂÂȘtre plus longtemps comme vous avez Ă©tĂ© jusqu'ici. Les princes gĂÂątĂ©s comme vous l'Ă©tiez, se contentant de mĂ©priser les hommes corrompus, ne laissent pas de les employer avec confiance et de les combler de bienfaits; d'un autre cĂÂŽtĂ©, ils se piquent de connaĂtre aussi les hommes vertueux mais ils ne leur donnent que de vains Ă©loges, n'osant ni leur confier les emplois, ni les admettre dans leur commerce familier, ni rĂ©pandre des bienfaits sur eux." Alors IdomĂ©nĂ©e dit qu'il Ă©tait honteux d'avoir tant tardĂ© Ă dĂ©livrer l'innocence opprimĂ©e et Ă punir ceux qui l'avaient trompĂ©. Mentor n'eut mĂÂȘme aucune peine Ă dĂ©terminer le roi Ă perdre son favori; car, aussitĂÂŽt qu'on est parvenu Ă rendre les favoris suspects et importuns Ă leurs maĂtres, les princes, lassĂ©s et embarrassĂ©s, ne cherchent plus qu'Ă s'en dĂ©faire; leur amitiĂ© s'Ă©vanouit, les services sont oubliĂ©s; la chute des favoris ne leur coĂ»te rien, pourvu qu'ils ne les voient plus. AussitĂÂŽt le roi ordonna en secret Ă HĂ©gĂ©sippe, qui Ă©tait un des principaux officiers de sa maison, de prendre ProtĂ©silas et Timocrate, de les conduire en sĂ»retĂ© dans l'Ăle de Samos, de les y laisser et de ramener PhiloclĂšs de ce lieu d'exil. HĂ©gĂ©sippe, surpris de cet ordre, ne put s'empĂÂȘcher de pleurer de joie. - C'est maintenant - dit-il au roi - que vous allez charmer vos sujets. Ces deux hommes ont causĂ© tous vos malheurs et tous ceux de vos peuples il y a vingt ans qu'ils font gĂ©mir tous les gens de bien et qu'Ă peine ose-t-on mĂÂȘme gĂ©mir, tant leur tyrannie est cruelle; ils accablent tous ceux qui entreprennent d'aller Ă vous par un autre canal que le leur. Ensuite HĂ©gĂ©sippe dĂ©couvrait au roi un grand nombre de perfidies et d'inhumanitĂ©s commises par ces deux hommes, dont le roi n'avait jamais entendu parler, parce que personne n'osait les accuser. Il lui raconta mĂÂȘme ce qu'il avait dĂ©couvert d'une conjuration secrĂšte pour faire pĂ©rir Mentor. Le roi eut horreur de tout ce qu'il voyait. HĂ©gĂ©sippe se hĂÂąta d'aller prendre ProtĂ©silas dans sa maison, elle Ă©tait moins grande, mais plus commode et plus riante que celle du roi; l'architecture Ă©tait de meilleur goĂ»t; ProtĂ©silas l'avait ornĂ©e avec une dĂ©pense tirĂ©e du sang des misĂ©rables. Il Ă©tait alors dans un salon de marbre auprĂšs de ses bains, couchĂ© nĂ©gligemment sur un lit de pourpre avec une broderie d'or; il paraissait las et Ă©puisĂ© de ses travaux; ses yeux et ses sourcils montraient je ne sais quoi d'agitĂ©, de sombre et de farouche. Les plus grands de l'Etat Ă©taient autour de lui rangĂ©s sur des tapis, composant leurs visages sur celui de ProtĂ©silas, dont ils observaient jusqu'au moindre clin d'oeil. A peine ouvrait-il la bouche, que tout le monde se rĂ©criait pour admirer ce qu'il allait dire. Un des principaux de la troupe lui racontait avec des exagĂ©rations ridicules ce que ProtĂ©silas lui-mĂÂȘme avait fait pour le roi. Un autre lui assurait que Jupiter, ayant trompĂ© sa mĂšre, lui avait donnĂ© la vie et qu'il Ă©tait fils du pĂšre des dieux. Un poĂšte venait de lui chanter des vers, oĂÂč il assurait que ProtĂ©silas, instruit par les Muses, avait Ă©galĂ© Apollon pour tous les ouvrages d'esprit. Un autre poĂšte, encore plus lĂÂąche et plus impudent, l'appelait dans ses vers l'inventeur des beaux-arts et le pĂšre des peuples, qu'il rendait heureux; il le dĂ©peignait tenant en main la corne d'abondance. ProtĂ©silas Ă©coutait toutes ces louanges d'un air sec, distrait et dĂ©daigneux, comme un homme qui sait bien qu'il en mĂ©rite encore de plus grandes et qui fait trop de grĂÂące de se laisser louer. Il y avait un flatteur qui prit la libertĂ© de lui parler Ă l'oreille, pour lui dire quelque chose de plaisant contre la police que Mentor tĂÂąchait d'Ă©tablir. ProtĂ©silas sourit; toute l'assemblĂ©e se mit Ă rire, quoique la plupart ne pussent point encore savoir ce qu'on avait dit. Mais ProtĂ©silas reprenant bientĂÂŽt son air sĂ©vĂšre et hautain, chacun rentra dans la crainte et dans le silence. Plusieurs nobles cherchaient le moment oĂÂč ProtĂ©silas pourrait se tourner vers eux et les Ă©couter; ils paraissaient Ă©mus et embarrassĂ©s c'est qu'ils avaient Ă lui demander des grĂÂąces. Leur posture suppliante parlait pour eux; ils paraissaient aussi soumis qu'une mĂšre aux pieds des autels, lorsqu'elle demande aux dieux la guĂ©rison de son fils unique. Tous paraissaient contents, attendris, pleins d'admiration pour ProtĂ©silas, quoique tous eussent contre lui, dans le coeur, une rage implacable. Dans ce moment, HĂ©gĂ©sippe entre, saisit l'Ă©pĂ©e de ProtĂ©silas et lui dĂ©clare, de la part du roi, qu'il va l'emmener dans l'Ăle de Samos. A ces paroles, toute l'arrogance de ce favori tomba, comme un rocher qui se dĂ©tache du sommet d'une montagne escarpĂ©e. Le voilĂ qui se jette tremblant et troublĂ© aux pieds d'HĂ©gĂ©sippe; il pleure, il hĂ©site, il bĂ©gaie, il tremble; il embrasse les genoux de cet homme, qu'il ne daignait pas, une heure auparavant, honorer d'un de ses regards. Tous ceux qui l'encensaient, le voyant perdu sans ressource, changĂšrent leurs flatteries en des insultes sans pitiĂ©. HĂ©gĂ©sippe ne voulut lui laisser le temps ni de faire ses derniers adieux Ă sa famille, ni de prendre certains Ă©crits secrets. Tout fut saisi et portĂ© au roi. Timocrate fut arrĂÂȘtĂ© dans le mĂÂȘme temps, et sa surprise fut extrĂÂȘme; car il croyait qu'Ă©tant brouillĂ© avec ProtĂ©silas il ne pouvait ĂÂȘtre enveloppĂ© dans sa ruine. Ils partent dans un vaisseau qu'on avait prĂ©parĂ©. On arrive Ă Samos. HĂ©gĂ©sippe y laisse ces deux malheureux, et, pour mettre le comble Ă leur malheur, il les laisse ensemble. LĂ , ils se reprochent avec fureur, l'un Ă l'autre, les crimes qu'ils ont faits et qui sont cause de leur chute ils se trouvent sans espĂ©rance de revoir Salente, condamnĂ©s Ă vivre loin de leurs femmes et de leurs enfants, je ne dis pas loin de leurs amis, car ils n'en avaient point. On les menait dans une terre inconnue, oĂÂč ils ne devaient plus avoir d'autre ressource pour vivre que leur travail, eux qui avaient passĂ© tant d'annĂ©es dans les dĂ©lices et dans le faste. Semblables Ă deux bĂÂȘtes farouches, ils Ă©taient toujours prĂÂȘts Ă se dĂ©chirer l'un l'autre. Cependant HĂ©gĂ©sippe demanda en quel lieu de l'Ăle demeurait PhiloclĂšs. On lui dit qu'il demeurait assez loin de la ville, sur une montagne oĂÂč une grotte lui servait de maison. Tout le monde lui parla avec admiration de cet Ă©tranger. "Depuis qu'il est dans cette Ăle, lui disait-on, il n'a offensĂ© personne chacun est touchĂ© de sa patience, de son travail, de sa tranquillitĂ©, n'ayant rien, il paraĂt toujours content. Quoiqu'il soit ici loin des affaires, sans biens et sans autoritĂ©, il ne laisse pas d'obliger ceux qui le mĂ©ritent, et il a mille industries pour faire plaisir Ă tous ses voisins." HĂ©gĂ©sippe s'avance vers cette grotte il la trouve vide et ouverte; car la pauvretĂ© et la simplicitĂ© des moeurs de PhiloclĂšs faisaient qu'il n'avait, en sortant, aucun besoin de fermer sa porte. Une natte de jonc grossier lui servait de lit. Rarement il allumait du feu, parce qu'il ne mangeait rien de cuit il se nourrissait, pendant l'Ă©tĂ©, de fruits nouvellement cueillis, et, en hiver, de dattes et de figues sĂšches. Une claire fontaine, qui faisait une nappe d'eau en tombant d'un rocher, le dĂ©saltĂ©rait. Il n'avait dans sa grotte que les instruments nĂ©cessaires Ă la sculpture et quelques livres, qu'il lisait Ă certaines heures, non pour orner son esprit, ni pour contenter sa curiositĂ©, mais pour s'instruire en se dĂ©lassant de ses travaux et pour apprendre Ă ĂÂȘtre bon. Pour la sculpture, il ne s'y appliquait que pour exercer son corps, fuir l'oisivetĂ© et gagner sa vie sans avoir besoin de personne. HĂ©gĂ©sippe, en entrant dans la grotte, admira les ouvrages qui Ă©taient commencĂ©s. Il remarqua un Jupiter, dont le visage serein Ă©tait si plein de majestĂ©, qu'on le reconnaissait aisĂ©ment pour le pĂšre des dieux et des hommes. D'un autre cĂÂŽtĂ© paraissait Mars avec une fiertĂ© rude et menaçante. Mais ce qui Ă©tait le plus touchant, c'Ă©tait une Minerve qui animait les arts son visage Ă©tait noble et doux, sa taille grande et libre; elle Ă©tait dans une action si vive, qu'on aurait pu croire qu'elle allait marcher. HĂ©gĂ©sippe, ayant pris plaisir Ă voir ces statues, sortit de la grotte et vit de loin, sous un grand arbre, PhiloclĂšs, qui lisait sur le gazon il va vers lui, et PhiloclĂšs, qui l'aperçoit, ne sait que croire. "N'est-ce point lĂ - dit-il en lui-mĂÂȘme - HĂ©gĂ©sippe, avec qui j'ai si longtemps vĂ©cu en CrĂšte? Mais quelle apparence qu'il vienne dans une Ăle si Ă©loignĂ©e? Ne serait-ce point son ombre, qui viendrait, aprĂšs sa mort, des rives du Styx?" Pendant qu'il Ă©tait dans ce doute, HĂ©gĂ©sippe arriva si proche de lui, qu'il ne put s'empĂÂȘcher de le reconnaĂtre et de l'embrasser. Est-ce donc vous - dit-il - mon cher et ancien ami? Quel hasard, quelle tempĂÂȘte vous a jetĂ© sur ce rivage? Pourquoi avez-vous abandonnĂ© l'Ăle de CrĂšte? Est-ce une disgrĂÂące semblable Ă la mienne qui vous a arrachĂ© Ă notre patrie? HĂ©gĂ©sippe lui rĂ©pondit - Ce n'est point une disgrĂÂące; au contraire. c'est la faveur des d'eux qui me mĂšne ici. AussitĂÂŽt il lui raconta la longue tyrannie de ProtĂ©silas, ses intrigues avec Timocrate, les malheurs oĂÂč ils avaient prĂ©cipitĂ© IdomĂ©nĂ©e, la chute de ce prince, sa fuite sur les cĂÂŽtes d'Italie, la fondation de Salente, l'arrivĂ©e de Mentor et de TĂ©lĂ©maque, les sages maximes dont Mentor avait rempli l'esprit du roi, et la disgrĂÂące des deux traĂtres. Il ajouta qu'il les avait menĂ©s Ă Samos, pour y souffrir l'exil qu'ils avaient fait souffrir Ă PhiloclĂšs, et il finit en lui disant qu'il avait ordre de le conduire Ă Salente, oĂÂč le roi, qui connaissait son innocence, voulait lui confier ses affaires et le combler de biens. "Voyez-vous - lui rĂ©pondit PhiloclĂšs - cette grotte, plus propre Ă cacher les bĂÂȘtes sauvages qu'Ă ĂÂȘtre habitĂ©e par des hommes? J'y ai goĂ»tĂ©, depuis tant d'annĂ©es, plus de douceur et de repos que dans les palais dorĂ©s de l'Ăle de CrĂšte. Les hommes ne me trompent plus, car je ne vois plus les hommes; je n'entends plus leurs discours flatteurs et empoisonnĂ©s; je n'ai plus besoin d'eux mes mains, endurcies au travail, me donnent facilement la nourriture simple qui m'est nĂ©cessaire; il ne me faut, comme vous voyez, qu'une lĂ©gĂšre Ă©toffe pour me couvrir. N'ayant plus de besoins, jouissant d'un calme profond et d'une douce libertĂ©, dont la sagesse de mes livres m'apprend Ă faire un bon usage, qu'irais-je encore chercher parmi les hommes jaloux, trompeurs et inconstants? Non, non, mon cher HĂ©gĂ©sippe, ne m'enviez point mon bonheur. ProtĂ©silas s'est trahi lui-mĂÂȘme, voulant trahir le roi et me perdre; mais il ne m'a fait aucun mal. Au contraire, il m'a fait le plus grand des biens il m'a dĂ©livrĂ© du tumulte et de la servitude des affaires; je lui dois ma chĂšre solitude et tous les plaisirs innocents que j'y goĂ»te. Retournez, ĂÂŽ HĂ©gĂ©sippe, retournez vers le roi, aidez-lui Ă supporter les misĂšres de la grandeur, et faites auprĂšs de lui ce que vous voudriez que je fisse. Puisque ses yeux, si longtemps fermĂ©s Ă la vĂ©ritĂ©, ont Ă©tĂ© enfin ouverts par cet homme sage que vous nommez Mentor, qu'il le retienne auprĂšs de lui. Pour moi, aprĂšs mon naufrage, il ne me convient pas de quitter le port oĂÂč la tempĂÂȘte m'a heureusement jetĂ©, pour me remettre Ă la merci des vents. O que les rois sont Ă plaindre! O que ceux qui les servent sont dignes de compassion! S'ils sont mĂ©chants, combien font-ils souffrir les hommes et quels tourments leur sont prĂ©parĂ©s dans le noir Tartare! S'ils sont bons, quelles difficultĂ©s n'ont-ils pas Ă vaincre, quels piĂšges Ă Ă©viter, quels maux Ă souffrir! Encore une fois, HĂ©gĂ©sippe, laissez-moi dans mon heureuse pauvretĂ©." Pendant que PhiloclĂšs parlait ainsi avec beaucoup de vĂ©hĂ©mence, HĂ©gĂ©sippe le regardait avec Ă©tonnement. Il l'avait vu autrefois en CrĂšte, lorsqu'il gouvernait les plus grandes affaires, maigre, languissant et Ă©puisĂ© c'est que son naturel ardent et austĂšre le consumait dans le travail. Il ne pouvait voir sans indignation le vice impuni; il voulait dans les affaires une certaine exactitude qu'on n'y trouve jamais ainsi ses emplois dĂ©truisaient sa santĂ© dĂ©licate. Mais, Ă Samos, HĂ©gĂ©sippe le voyait gras et vigoureux; malgrĂ© les ans, la jeunesse fleurie s'Ă©tait renouvelĂ©e sur son visage; une vie sobre, tranquille et laborieuse lui avait fait comme un nouveau tempĂ©rament. - Vous ĂÂȘtes surpris de me voir si changĂ© - dit alors PhiloclĂšs en souriant - c'est ma solitude qui m'a donnĂ© cette fraĂcheur et cette santĂ© parfaite mes ennemis m'ont donnĂ© ce que je n'aurais jamais pu trouver dans la plus grande fortune. Voulez-vous que je perde les vrais biens pour courir aprĂšs les faux et pour me replonger dans mes anciennes misĂšres? Ne soyez pas plus cruel que ProtĂ©silas; du moins ne m'enviez pas le bonheur que je tiens de lui. Alors HĂ©gĂ©sippe lui reprĂ©senta, mais inutilement, tout ce qu'il crut propre Ă le toucher. - Etes-vous donc - lui disait-il - insensible au plaisir de revoir vos proches et vos amis, qui soupirent aprĂšs votre retour et que la seule espĂ©rance de vous embrasser comble de joie? Mais vous, qui craignez les dieux et qui aimez votre devoir, comptez-vous pour rien de servir votre roi, de l'aider dans tous les biens qu'il veut faire et de rendre tant de peuples heureux? Est-il permis de s'abandonner Ă une philosophie sauvage, de se prĂ©fĂ©rer Ă tout le reste du genre humain, et d'aimer mieux son repos que le bonheur de ses concitoyens? Au reste, on croira que c'est par ressentiment que vous ne voulez plus voir le roi. S'il vous a voulu faire du mal, c'est qu'il ne vous a point connu ce n'est pas le vĂ©ritable, le bon, le juste PhiloclĂšs qu'il a voulu faire pĂ©rir; c'Ă©tait un homme bien diffĂ©rent de vous qu'il voulait punir. Mais maintenant qu'il vous connaĂt et qu'il ne vous prend plus pour un autre, il sent toute son ancienne amitiĂ© revivre dans son coeur il vous attend; dĂ©jĂ il vous tend les bras pour vous embrasser; dans son impatience, il compte les jours et les heures. Aurez-vous le coeur assez dur pour ĂÂȘtre inexorable Ă votre roi et Ă tous vos plus tendres amis? PhiloclĂšs, qui avait d'abord Ă©tĂ© attendri en reconnaissant HĂ©gĂ©sippe, reprit son air austĂšre en Ă©coutant ce discours. Semblable Ă un rocher contre lequel les vents combattent en vain et oĂÂč toutes les vagues vont se briser en gĂ©missant, il demeurait immobile, et les priĂšres ni les raisons ne trouvaient aucune ouverture pour entrer dans son coeur. Mais, au moment oĂÂč HĂ©gĂ©sippe commençait Ă dĂ©sespĂ©rer de le vaincre, PhiloclĂšs, ayant consultĂ© les dieux, dĂ©couvrit par le vol des oiseaux, par les entrailles des victimes et par divers autres prĂ©sages, qu'il devait suivre HĂ©gĂ©sippe. Alors il ne rĂ©sista plus il se prĂ©para Ă partir; mais ce ne fut pas sans regretter le dĂ©sert oĂÂč il avait passĂ© tant d'annĂ©es. - HĂ©las! - disait-il - faut-il que je vous quitte, ĂÂŽ aimable grotte, oĂÂč le sommeil paisible venait toutes les nuits me dĂ©lasser des travaux du jour! Ici les Parques me filaient, au milieu de ma pauvretĂ©, des jours d'or et de soie. Il se prosterna en pleurant, pour adorer la NaĂÂŻade qui l'avait si longtemps dĂ©saltĂ©rĂ© par son onde claire, et les Nymphes qui habitaient dans toutes les montagnes voisines. Echo entendit ses regrets et, d'une triste voix, les rĂ©pĂ©ta Ă toutes les divinitĂ©s champĂÂȘtres. Ensuite PhiloclĂšs vint Ă la ville avec HĂ©gĂ©sippe pour s'embarquer. Il crut que le malheureux ProtĂ©silas, plein de honte et de ressentiment, ne voudrait point le voir mais il se trompait; car les hommes corrompus n'ont aucune pudeur et ils sont toujours prĂÂȘts Ă toutes sortes de bassesses. PhiloclĂšs se cachait modestement, de peur d'ĂÂȘtre vu par ce misĂ©rable il craignait d'augmenter sa misĂšre en lui montrant la prospĂ©ritĂ© d'un ennemi qu'on allait Ă©lever sur ses ruines. Mais ProtĂ©silas cherchait avec empressement PhiloclĂšs il voulait lui faire pitiĂ© et l'engager Ă demander au roi qu'il pĂ»t retourner Ă Salente. PhiloclĂšs Ă©tait trop sincĂšre pour lui promettre de travailler Ă le faire rappeler; car il savait mieux que personne combien son retour eĂ»t Ă©tĂ© pernicieux mais il lui parla fort doucement, lui tĂ©moigna de la compassion, tĂÂącha de le consoler, l'exhorta Ă apaiser les dieux par des moeurs pures et par une grande patience dans ses maux. Comme il avait appris que le roi avait ĂÂŽtĂ© Ă ProtĂ©silas tous ses biens injustement acquis, il lui promit deux choses, qu'il exĂ©cuta fidĂšlement dans la suite l'une fut de prendre soin de sa femme et de ses enfants, qui Ă©taient demeurĂ©s Ă Salente dans une affreuse pauvretĂ©, exposĂ©s Ă l'indignation publique; l'autre Ă©tait d'envoyer Ă ProtĂ©silas, dans cette Ăle Ă©loignĂ©e, quelque secours d'argent pour adoucir sa misĂšre. Cependant les voiles s'enflent d'un vent favorable. HĂ©gĂ©sippe, impatient, se hĂÂąte de faire partir PhiloclĂšs. ProtĂ©silas les voit embarquer ses yeux demeurent attachĂ©s et immobiles sur le rivage; ils suivent le vaisseau qui fend les ondes et que le vent Ă©loigne toujours. Lors mĂÂȘme qu'il ne peut plus le voir, il en repeint encore l'image dans son esprit. Enfin, troublĂ© furieux, livrĂ© Ă son dĂ©sespoir, il s'arrache les cheveux, se roule sur le sable, reproche aux dieux leur rigueur, appelle en vain Ă son secours la cruelle mort, qui, sourde Ă ses priĂšres, ne daigne le dĂ©livrer de tant de maux, et qu'il n'a pas le courage de se donner lui-mĂÂȘme. Cependant le vaisseau, favorisĂ© de Neptune et des vents, arriva bientĂÂŽt Ă Salente. On vint dire au roi qu'il entrait dĂ©jĂ dans le port aussitĂÂŽt il courut au-devant de PhiloclĂšs avec Mentor; il l'embrassa tendrement, lui tĂ©moigna un sensible regret de l'avoir persĂ©cutĂ© avec tant d'injustice. Cet aveu, bien loin de paraĂtre une faiblesse dans un roi, fut regardĂ© par tous les Salentins comme l'effort d'une grande ĂÂąme, qui s'Ă©lĂšve au-dessus de ses propres fautes en les avouant avec courage pour les rĂ©parer. Tout le monde pleurait de joie de revoir l'homme de bien qui avait aimĂ© le peuple et d'entendre le roi parler avec tant de sagesse et de bontĂ©. PhiloclĂšs, avec un air respectueux et modeste, recevait les caresses du roi et avait impatience de se dĂ©rober aux acclamations du peuple; il suivit le roi au palais. BientĂÂŽt Mentor et lui furent dans la mĂÂȘme confiance que s'ils avaient passĂ© leur vie ensemble, quoiqu'ils ne se fussent jamais vus c'est que les dieux, qui ont refusĂ© aux mĂ©chante des yeux pour connaĂtre les bons, ont donnĂ© aux bons de quoi se connaĂtre les uns les autres. Ceux qui ont le goĂ»t de la vertu ne peuvent ĂÂȘtre ensemble sans ĂÂȘtre unis par la vertu qu'ils aiment. BientĂÂŽt PhiloclĂšs demanda au roi de se retirer auprĂšs de Salente, dans une solitude oĂÂč il continua Ă vivre pauvrement comme il avait vĂ©cu Ă Samos. Le roi allait avec Mentor le voir presque tous les jours dans son dĂ©sert. C'est lĂ qu'on examinait les moyens d'affermir les lois et de donner une forme solide au gouvernement pour le bonheur public. Les deux principales choses qu'on examina furent l'Ă©ducation des enfants et la maniĂšre de vivre pendant la paix. Pour les enfants, Mentor disait - Ils appartiennent moins Ă leurs parents qu'Ă la rĂ©publique; ils sont les enfants du peuple, ils en sont l'espĂ©rance et la force; il n'est pas temps de les corriger quand ils se sont corrompus. C'est peu que de les exclure des emplois, lorsqu'on voit qu'ils s'en sont rendus indignes; il vaut bien mieux prĂ©venir le mal que d'ĂÂȘtre rĂ©duit Ă le punir. Le roi, ajoutait-il, qui est le pĂšre de tout son peuple, est encore plus particuliĂšrement le pĂšre de toute la jeunesse, qui est la fleur de toute la nation. C'est dans la fleur qu'il faut prĂ©parer les fruits que le roi ne dĂ©daigne donc pas de veiller et de faire veiller sur l'Ă©ducation qu'on donne aux enfants. Qu'il tienne ferme pour faire observer les lois de Minos, qui ordonnent qu'on Ă©lĂšve les enfants dans le mĂ©pris de la douleur et de la mort; qu'on mette l'honneur Ă fuir les dĂ©lices et les richesses; que l'injustice, le mensonge, l'ingratitude et la mollesse passent pour des vices infĂÂąmes; qu'on leur apprenne, dĂšs leur tendre enfance, Ă chanter les louanges de hĂ©ros qui ont Ă©tĂ© aimĂ©s des dieux, qui ont fait des actions gĂ©nĂ©reuses pour leurs patries et qui ont fait Ă©clater leur courage dans les combats. Que le charme de la musique saisisse leurs ĂÂąmes pour rendre leurs moeurs douces et pures; qu'ils apprennent Ă ĂÂȘtre tendres pour leurs amis, fidĂšles Ă leurs alliĂ©s, Ă©quitables pour tous les hommes, mĂÂȘme pour leurs plus cruels ennemis; qu'ils craignent moins la mort et les tourments que le moindre reproche de leurs consciences. Si, de bonne heure, on remplit les enfants de ces grandes maximes et qu'on les fasse entrer dans leur coeur par la douceur du chant, il y en aura peu qui ne s'enflamment de l'amour de la gloire et de la vertu. Mentor ajoutait qu'il Ă©tait capital d'Ă©tablir des Ă©coles publiques pour accoutumer la jeunesse aux plus rudes exercices du corps et pour Ă©viter la mollesse et l'oisivetĂ©, qui corrompent les plus beaux naturels; il voulait une grande variĂ©tĂ© de jeux et de spectacles qui animassent tout le peuple, mais surtout qui exerçassent les corps pour les rendre adroits, souples et vigoureux il ajoutait des prix pour exciter une noble Ă©mulation. Mais ce qu'il souhaitait le plus pour les bonnes moeurs, c'est que les jeunes gens se mariassent de bonne heure et que leurs parents, sans aucune vue d'intĂ©rĂÂȘt, leur laissassent choisir des femmes agrĂ©ables de corps et d'esprit, auxquelles ils pussent s'attacher. Mais pendant qu'on prĂ©parait ainsi les moyens de conserver la jeunesse pure, innocente, laborieuse, docile et passionnĂ©e pour la gloire, PhiloclĂšs, qui aimait la guerre, disait Ă Mentor - En vain vous occuperez les jeunes gens Ă tous ces exercices, si vous les laissez languir dans une paix continuelle, oĂÂč ils n'auront aucune expĂ©rience de la guerre, ni aucun besoin de s'Ă©prouver sur la valeur. Par lĂ vous affaiblirez insensiblement la nation; les courages s'amolliront; les dĂ©lices corrompront les moeurs d'autres peuples belliqueux n'auront aucune peine Ă les vaincre, et, pour avoir voulu Ă©viter les maux que la guerre entraĂne aprĂšs elle, ils tomberont dans une affreuse servitude. Mentor lui rĂ©pondit "Les maux de la guerre sont encore plus horribles que vous ne pensez. La guerre Ă©puise un Etat et le met toujours en danger de pĂ©rir, lors mĂÂȘme qu'on remporte les plus grandes victoires. Avec quelques avantages qu'on la commence, on n'est jamais sĂ»r de la finir sans ĂÂȘtre exposĂ© aux plus tragiques renversements de fortune. Avec quelque supĂ©rioritĂ© de forces qu'on s'engage dans un combat, le moindre mĂ©compte, une terreur panique, un rien vous arrache la victoire qui Ă©tait dĂ©jĂ dans vos mains et la transporte chez vos ennemis. Quand mĂÂȘme on tiendrait dans son camp la victoire comme enchaĂnĂ©e, on se dĂ©truirait soi-mĂÂȘme en dĂ©truisant ses ennemis; on dĂ©peuple son pays; on laisse les terres presque incultes; on trouble le commerce; mais, ce qui est bien pis, on affaiblit les meilleures lois et on laisse corrompre les moeurs la jeunesse ne s'adonne plus aux lettres; le pressant besoin fait qu'on souffre une licence pernicieuse dans les troupes; la justice, la police, tout souffre de ce dĂ©sordre. Un roi qui verse le sang de tant d'hommes et qui cause tant de malheurs pour acquĂ©rir un peu de gloire ou pour Ă©tendre les bornes de son royaume est indigne de la gloire qu'il cherche et mĂ©rite de perdre ce qu'il possĂšde, pour avoir voulu usurper ce qui ne lui appartient pas. Mais voici le moyen d'exercer le courage d'une nation en temps de paix. Vous avez dĂ©jĂ vu les exercices du corps que nous Ă©tablissons, les prix qui exciteront l'Ă©mulation, les maximes de gloire et de vertu dont remplira les ĂÂąmes des enfants, presque dĂšs le berceau, par le chant des grandes actions des hĂ©ros; ajoutez Ă ces secours celui d'une vie sobre et laborieuse. Mais ce n'est pas tout aussitĂÂŽt qu'un peuple alliĂ© de votre nation aura une guerre, il faut y envoyer la fleur de votre jeunesse, surtout ceux en qui on remarquera le gĂ©nie de la guerre et qui seront les plus propres Ă profiter de l'expĂ©rience. Par lĂ vous conserverez une haute rĂ©putation chez vos alliĂ©s votre alliance sera recherchĂ©e, on craindra de la perdre; sans avoir la guerre chez vous et Ă vos dĂ©pens, vous aurez toujours une jeunesse aguerrie et intrĂ©pide. Quoique vous ayez la paix chez vous, vous ne laisserez pas de traiter avec de grands honneurs ceux qui auront le talent de la guerre car le vrai moyen d'Ă©loigner la guerre et de conserver une longue paix, c'est de cultiver les armes; c'est d'honorer les hommes excellents dans cette profession; c'est d'en avoir toujours qui s'y soient exercĂ©s dans les pays Ă©trangers et qui connaissent les forces, la discipline militaire et les maniĂšres de faire la guerre des peuples voisins; c'est d'ĂÂȘtre Ă©galement incapable et de faire la guerre par ambition et de la craindre par mollesse. Alors Ă©tant toujours prĂÂȘt Ă la faire pour la nĂ©cessitĂ©, on parvient Ă ne l'avoir presque jamais. Pour les alliĂ©s, quand ils sont prĂÂȘts Ă se faire la guerre les uns aux autres, c'est Ă vous Ă vous rendre mĂ©diateur. Par lĂ vous acquĂ©rez une gloire plus solide et plus sĂ»re que celle des conquĂ©rants; vous gagnez l'amour et l'estime des Ă©trangers; ils ont tous besoin de vous vous rĂ©gnez sur eux par la confiance, comme vous rĂ©gnez sur vos sujets par l'autoritĂ©; vous demeurez le dĂ©positaire des secrets, l'arbitre des traitĂ©s, le maĂtre des coeurs; votre rĂ©putation vole dans tous les pays les plus Ă©loignĂ©s; votre nom est comme un parfum dĂ©licieux qui s'exhale de pays en pays chez les peuples les plus Ă©loignĂ©s. En cet Ă©tat, qu'un peuple voisin vous attaque contre les rĂšgles de la justice, il vous trouve aguerri, prĂ©parĂ©; mais, ce qui est bien plus fort, il vous trouve aimĂ© et secouru tous vos voisins s'alarment pour vous et sont persuadĂ©s que votre conservation fait la sĂ»retĂ© publique. VoilĂ un rempart bien plus assurĂ© que toutes les murailles des villes et que toutes les places les mieux fortifiĂ©es; voilĂ la vĂ©ritable gloire. Mais qu'il y a peu de rois qui sachent la chercher, et qui ne s'en Ă©loignent point! Ils courent aprĂšs une ombre trompeuse et laissent derriĂšre eux le vrai honneur, faute de le connaĂtre." AprĂšs que Mentor eut parlĂ© ainsi, PhiloclĂšs Ă©tonnĂ© le regardait; puis il jetait les yeux sur le roi et Ă©tait charmĂ© de voir avec quelle aviditĂ© IdomĂ©nĂ©e recueillait au fond de son coeur toutes les paroles qui sortaient, comme un fleuve de sagesse, de la bouche de cet Ă©tranger. Minerve, sous la figure de Mentor, Ă©tablissait ainsi dans Salente toutes les meilleures lois et les plus utiles maximes de gouvernement, moins pour faire fleurir le royaume d'IdomĂ©nĂ©e que pour montrer Ă TĂ©lĂ©maque, quand il reviendrait, un exemple sensible de ce qu'un sage gouvernement peut faire pour rendre les peuples heureux et pour donner Ă un bon roi une gloire durable. DouziĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - TĂ©lĂ©maque, pendant son sĂ©jour chez les alliĂ©s, gagne l'affection de leurs principaux chefs et celle mĂÂȘme de PhiloctĂšte, d'abord indisposĂ© contre lui Ă cause d'Ulysse, son pĂšre. PhiloctĂšte lui raconte ses aventures et l'origine de sa haine contre Ulysse il lui montre les funestes effets de la passion de l'amour par l'histoire tragique de la mort d'Hercule. Il lui apprend comment il obtint de ce hĂ©ros les flĂšches fatales sans lesquelles la ville de Troie ne pouvait ĂÂȘtre prise; comment il fut puni d'avoir trahi le secret de la mort d'Hercule par tous les maux qu'il eut Ă souffrir dans l'Ăle de Lemnos; enfin, comment Ulysse se servit de NĂ©optolĂšme pour l'engager Ă se rendre au siĂšge de Troie, oĂÂč il fut guĂ©ri de sa blessure par les fils d'Esculape. Cependant TĂ©lĂ©maque montrait son courage dans les pĂ©rils de la guerre. En partant de Salente, il s'appliqua Ă gagner l'affection des vieux capitaines, dont la rĂ©putation et l'expĂ©rience Ă©taient au comble. Nestor, qui l'avait dĂ©jĂ vu Ă Pylos, et qui avait toujours aimĂ© Ulysse, le traitait comme s'il eĂ»t Ă©tĂ© son propre fils. Il lui donnait des instructions qu'il appuyait de divers exemples; il lui racontait toutes les aventures de sa jeunesse, et tout ce qu'il avait vu faire de plus remarquable aux hĂ©ros de l'ĂÂąge passĂ©. La mĂ©moire de ce sage vieillard, qui avait vĂ©cu trois ĂÂąges d'hommes, Ă©tait comme une histoire des anciens temps gravĂ©e sur le marbre ou sur l'airain. PhiloctĂšte n'eut pas d'abord la mĂÂȘme inclination que Nestor pour TĂ©lĂ©maque la haine qu'il avait nourrie si longtemps dans son coeur contre Ulysse l'Ă©loignait de son fils, et il ne pouvait voir qu'avec peine tout ce qu'il semblait que les dieux prĂ©paraient en faveur de ce jeune homme, pour le rendre Ă©gal aux hĂ©ros qui avaient renversĂ© la ville de Troie. Mais enfin la modĂ©ration de TĂ©lĂ©maque vainquit tous les ressentiments de PhiloctĂšte; il ne put se dĂ©fendre d'aimer cette vertu douce et modeste. Il prenait souvent TĂ©lĂ©maque, et lui disait Mon fils car je ne crains plus de vous nommer ainsi, votre pĂšre et moi, je l'avoue, nous avons Ă©tĂ© longtemps ennemis l'un de l'autre j'avoue mĂÂȘme qu'aprĂšs que nous eĂ»mes fait tomber la superbe ville de Troie, mon coeur n'Ă©tait point encore apaisĂ©, et, quand je vous ai vu, j'ai senti de la peine Ă aimer la vertu dans le fils d'Ulysse. Je me le suis souvent reprochĂ©. Mais enfin la vertu, quand elle est douce, simple, ingĂ©nue et modeste, surmonte tout. Ensuite PhiloctĂšte s'engagea insensiblement Ă lui raconter ce qui avait allumĂ© dans son coeur tant de haine contre Ulysse. "Il faut - dit-il - reprendre mon histoire de plus haut. Je suivais partout le grand Hercule, qui a dĂ©livrĂ© la terre de tant de monstres et devant qui les autres hĂ©ros n'Ă©taient que comme sont les faibles roseaux auprĂšs d'un grand chĂÂȘne, ou comme les moindres oiseaux en prĂ©sence de l'aigle. Ses malheurs et les miens vinrent d'une passion qui cause tous les dĂ©sastres les plus affreux, c'est l'amour. Hercule, qui avait vaincu tant de monstres, ne pouvait vaincre cette passion honteuse, et le cruel enfant Cupidon se jouait de lui. Il ne pouvait se ressouvenir sans rougir de honte qu'il avait autrefois oubliĂ© sa gloire jusqu'Ă filer auprĂšs d'Omphale, reine de Lydie, comme le plus lĂÂąche et le plus effĂ©minĂ© de tous les hommes, tant il avait Ă©tĂ© entraĂnĂ© par un amour aveugle. Cent fois il m'a avouĂ© que cet endroit de sa vie avait terni sa vertu et presque effacĂ© la gloire de tous ses travaux. Cependant, ĂÂŽ Dieux! telle est la faiblesse et l'inconstance des hommes ils se promettent tout d'eux-mĂÂȘmes et ne rĂ©sistent Ă rien. HĂ©las! le grand Hercule retomba dans les piĂšges de l'amour, qu'il avait si souvent dĂ©testĂ© il aima DĂ©janire. Trop heureux, s'il eĂ»t Ă©tĂ© constant dans cette passion pour une femme qui fut son Ă©pouse! Mais bientĂÂŽt la jeunesse d'Iole, sur le visage de laquelle les grĂÂąces Ă©taient peintes, ravirent son coeur. DĂ©janire brĂ»la de jalousie; elle se ressouvint de cette fatale tunique que le Centaure Nessus lui avait laissĂ©e en mourant, comme un moyen assurĂ© de rĂ©veiller l'amour d'Hercule, toutes les fois qu'il paraĂtrait la nĂ©gliger pour en aimer quelque autre. Cette tunique, pleine du sang venimeux du Centaure, renfermait le poison des flĂšches dont ce monstre avait Ă©tĂ© percĂ© vous savez que les flĂšches d'Hercule, qui tua ce perfide Centaure, avaient Ă©tĂ© trempĂ©es dans le sang de l'hydre de Lerne et que ce sang empoisonnait ces flĂšches, en sorte que toutes les blessures qu'elles faisaient Ă©taient incurables. Hercule, s'Ă©tant revĂÂȘtu de cette tunique, sentit bientĂÂŽt le feu dĂ©vorant qui se glissait jusque dans la moelle de ses os il poussait des cris horribles, dont le mont Oeta rĂ©sonnait, et faisait retentir toutes les profondes vallĂ©es; la mer mĂÂȘme en paraissait Ă©mue; les taureaux les plus furieux qui auraient mugi dans leurs combats n'auraient pas fait un bruit aussi affreux. Le malheureux Lichas, qui lui avait apportĂ© de la part de DĂ©janire cette tunique, ayant osĂ© s'approcher de lui, Hercule, dans le transport de sa douleur, le prit, le fit pirouetter comme un frondeur fait avec sa fronde tourner la pierre qu'il veut jeter loin de lui. Ainsi Lichas, lancĂ© du haut de la montagne par la puissante main d'Hercule, tombait dans les flots de la mer, oĂÂč il fut changĂ© tout Ă coup en un rocher qui garde encore la figure humaine et qui, Ă©tant toujours battu par les vagues irritĂ©es, Ă©pouvante de loin les sages pilotes. AprĂšs ce malheur de Lichas, je crus que je ne pouvais plus me fier Ă Hercule; je songeais Ă me cacher dans les cavernes les plus profondes. Je le voyais dĂ©raciner sans peine d'une main les hauts sapins et les vieux chĂÂȘnes, qui, depuis plusieurs siĂšcles, avaient mĂ©prisĂ© les vents et les tempĂÂȘtes. De l'autre main il tĂÂąchait en vain d'arracher de dessus son dos la fatale tunique elle s'Ă©tait collĂ©e sur sa peau, et comme incorporĂ©e Ă ses membres. A mesure qu'il la dĂ©chirait, il dĂ©chirait aussi sa peau et sa chair; son sang ruisselait et trempait la terre. Enfin, sa vertu surmontant sa douleur, il s'Ă©cria "Tu vois, ĂÂŽ mon cher PhiloctĂšte, les maux que les dieux me font souffrir; ils sont justes c'est moi qui les ai offensĂ©s; j'ai violĂ© l'amour conjugal. AprĂšs avoir vaincu tant d'ennemis, je me suis lĂÂąchement laissĂ© vaincre par l'amour d'une beautĂ© Ă©trangĂšre je pĂ©ris, et je suis content de pĂ©rir pour apaiser les dieux. Mais, hĂ©las! cher ami, oĂÂč est-ce que tu fuis? L'excĂšs de la douleur m'a fait commettre, il est vrai, contre ce misĂ©rable Lichas une cruautĂ© que je me reproche! il n'a pas su quel poison il me prĂ©sentait; il n'a point mĂ©ritĂ© ce que je lui ai fait souffrir; mais crois-tu que je puisse oublier l'amitiĂ© que je te dois et vouloir t'arracher la vie? Non, non, je ne cesserai point d'aimer PhiloctĂšte. PhiloctĂšte recevra dans son sein mon ĂÂąme prĂÂȘte Ă s'envoler c'est lui qui recueillera mes cendres. OĂÂč es-tu donc, ĂÂŽ mon cher PhiloctĂšte, PhiloctĂšte, la seule espĂ©rance qui me reste ici-bas?" A ces mots, je me hĂÂąte de courir vers lui; il me tend les bras et veut m'embrasser mais il se retient, dans la crainte d'allumer dans mon sein le feu cruel dont il est lui-mĂÂȘme brĂ»lĂ©. "HĂ©las! - dit-il - cette consolation mĂÂȘme ne m'est plus permise." En parlant ainsi, il assemble tous ces arbres qu'il vient d'abattre; il en fait un bĂ»cher sur le sommet de la montagne; il monte tranquillement sur le bĂ»cher; il Ă©tend la peau du lion de NĂ©mĂ©e, qui avait si longtemps couvert ses Ă©paules, lorsqu'il allait d'un bout de la terre Ă l'autre abattre les monstres et dĂ©livrer les malheureux, il s'appuie sur sa massue, et il m'ordonne d'allumer le feu du bĂ»cher. Mes mains, tremblantes et saisies d'horreur, ne purent lui refuser ce cruel office; car la vie n'Ă©tait plus pour lui un prĂ©sent des dieux, tant elle lui Ă©tait funeste! Je craignis mĂÂȘme que l'excĂšs de ses douleurs ne le transportĂÂąt jusqu'Ă faire quelque chose d'indigne de cette vertu qui avait Ă©tonnĂ© l'univers. Comme il vit que la flamme commençait Ă prendre au bĂ»cher "C'est maintenant - s'Ă©cria-t-il - mon cher PhiloctĂšte, que j'Ă©prouve ta vĂ©ritable amitiĂ©; car tu aimes mon honneur plus que ma vie. Que les dieux te le rendent! Je te laisse ce que j'ai de plus prĂ©cieux sur la terre, ces flĂšches trempĂ©es dans le sang de l'hydre de Lerne. Tu sais que les blessures qu'elles font sont incurables; par elles tu seras invincible, comme je l'ai Ă©tĂ©, et aucun mortel n'osera combattre contre toi. Souviens-toi que je meurs fidĂšle Ă notre amitiĂ©, et n'oublie jamais combien tu m'as Ă©tĂ© cher. Mais, s'il est vrai que tu sois touchĂ© de mes maux, tu peux me donner une derniĂšre consolation promets-moi de ne dĂ©couvrir jamais Ă aucun mortel ni ma mort, ni le lieu oĂÂč tu auras cachĂ© mes cendres." Je le lui promis, hĂ©las! je le jurai mĂÂȘme, en arrosant son bĂ»cher de mes larmes. Un rayon de joie parut dans ses yeux; mais tout Ă coup un tourbillon de flammes qui l'enveloppa Ă©touffa sa voix et le dĂ©roba presque Ă ma vue. Je le voyais encore un peu nĂ©anmoins au travers des flammes, avec un visage aussi serein que s'il eĂ»t Ă©tĂ© couronnĂ© de fleurs et couvert de parfums, dans la joie d'un festin dĂ©licieux, au milieu de tous ses amis. Le feu consuma bientĂÂŽt tout ce qu'il y avait de terrestre et de mortel en lui. BientĂÂŽt il ne lui resta rien de tout ce qu'il avait reçu, dans sa naissance, de sa mĂšre AlcmĂšne; mais il conserva, par l'ordre de Jupiter, cette nature subtile et immortelle, cette flamme cĂ©leste qui est le vrai principe de vie et qu'il avait reçue du pĂšre des dieux. Ainsi il alla avec eux, sous les voĂ»tes dorĂ©es du brillant Olympe, boire le nectar, oĂÂč les dieux lui donnĂšrent pour Ă©pouse l'aimable HĂ©bĂ©, qui est la dĂ©esse de la jeunesse et qui versait le nectar dans la coupe du grand Jupiter, avant que GanymĂšde eĂ»t reçu cet honneur. Pour moi, je trouvai une source inĂ©puisable de douleurs dans ces flĂšches qu'il m'avait donnĂ©es pour m'Ă©lever au-dessus de tous les hĂ©ros. BientĂÂŽt les rois liguĂ©s entreprirent de venger MĂ©nĂ©las de l'infĂÂąme PĂÂąris, qui avait enlevĂ© HĂ©lĂšne, et de renverser l'empire de Priam. L'oracle d'Apollon leur fit entendre qu'ils ne devaient point espĂ©rer de finir heureusement cette guerre, Ă moins qu'ils n'eussent les flĂšches d'Hercule. Ulysse votre pĂšre, qui Ă©tait toujours le plus Ă©clairĂ© et le plus industrieux dans tous les conseils, se chargea de me persuader d'aller avec eux au siĂšge de Troie et d'y apporter ces flĂšches qu'il croyait que j'avais. Il y avait dĂ©jĂ longtemps qu'Hercule ne paraissait plus sur la terre on n'entendait plus parler d'aucun nouvel exploit de ce hĂ©ros; les monstres et les scĂ©lĂ©rats recommençaient Ă paraĂtre impunĂ©ment. Les Grecs ne savaient que croire de lui les uns disaient qu'il Ă©tait mort; d'autres soutenaient qu'il Ă©tait allĂ© jusque sous l'Ourse glacĂ©e dompter les Scythes. Mais Ulysse soutint qu'il Ă©tait mort et entreprit de me le faire avouer. il me vint trouver dans un temps oĂÂč je ne pouvais encore me consoler d'avoir perdu le grand Alcide. Il eut une extrĂÂȘme peine Ă m'aborder; car je ne pouvais plus voir les hommes je ne pouvais souffrir qu'on m'arrachĂÂąt de ces dĂ©serts du mont Oeta, oĂÂč j'avais vu pĂ©rir mon ami; je ne songeais qu'Ă me repeindre l'image de ce hĂ©ros et qu'Ă pleurer Ă la vue de ces tristes lieux. Mais la douce et puissante persuasion Ă©tait sur les lĂšvres de votre pĂšre il parut presque aussi affligĂ© que moi il versa des larmes; il sut gagner insensiblement mon coeur et attirer ma confiance; il m'attendrit pour les rois grecs, qui allaient combattre pour une juste cause et qui ne pouvaient rĂ©ussir sans moi. Il ne put jamais nĂ©anmoins m'arracher le secret de la mort d'Hercule, que j'avais jurĂ© de ne dire jamais; mais il ne doutait point qu'il ne fĂ»t mort, et il me pressait de lui dĂ©couvrir le lieu oĂÂč j'avais cachĂ© ses cendres. HĂ©las! j'eus horreur de faire un parjure en lui disant un secret que j'avais promis aux dieux de ne dire jamais; mais j'eus la faiblesse d'Ă©luder mon serment, n'osant le violer; les dieux m'en ont puni je frappai du pied la terre Ă l'endroit oĂÂč j'avais mis les cendres d'Hercule. Ensuite j'allai joindre les rois liguĂ©s, qui me reçurent avec la mĂÂȘme joie qu'ils auraient reçu Hercule mĂÂȘme. Comme je passais dans l'Ăle de Lemnos, je voulus montrer Ă tous les Grecs ce que mes flĂšches pouvaient faire. Me prĂ©parant Ă percer un daim qui s'Ă©lançait dans un bois, je laissai, par mĂ©garde, tomber la flĂšche de l'arc sur mon pied, et elle me fit une blessure que je ressens encore. AussitĂÂŽt j'Ă©prouvai les mĂÂȘmes douleurs qu'Hercule avait souffertes; je remplissais nuit et jour l'Ăle de mes cris un sang noir et corrompu, coulant de ma plaie, infectait l'air et rĂ©pandait dans le camp des Grecs une puanteur capable de suffoquer les hommes les plus vigoureux. Toute l'armĂ©e eut horreur de me voir dans cette extrĂ©mitĂ©; chacun conclut que c'Ă©tait un supplice qui m'Ă©tait envoyĂ© par les justes dieux. Ulysse, qui m'avait engagĂ© dans cette guerre, fut le premier Ă m'abandonner. J'ai reconnu, depuis, qu'il l'avait fait parce qu'il prĂ©fĂ©rait l'intĂ©rĂÂȘt commun de la GrĂšce et la victoire Ă toutes les raisons d'amitiĂ© ou de biensĂ©ance particuliĂšre on ne pouvait plus sacrifier dans le camp, tant l'horreur de ma plaie, son infection et la violence de mes cris troublaient toute l'armĂ©e, Mais au moment oĂÂč je me vis abandonnĂ© de tous les Grecs par le conseil d'Ulysse, cette politique me parut pleine de la plus horrible inhumanitĂ© et de la plus noire trahison. HĂ©las! j'Ă©tais aveugle, et je ne voyais pas qu'il Ă©tait juste que les plus sages hommes fussent contre moi, de mĂÂȘme que les dieux que j'avais irritĂ©s. Je demeurai, presque pendant tout le siĂšge de Troie, seul, sans secours, sans espĂ©rance, sans soulagement, livrĂ© Ă d'horribles douleurs, dans cette Ăle dĂ©serte et sauvage oĂÂč je n'entendais que le bruit des vagues de la mer qui se brisaient contre les rochers. Je trouvai, au milieu de cette solitude, une caverne vide dans un rocher qui Ă©levait vers le ciel deux pointes semblables Ă deux tĂÂȘtes de ce rocher sortait une fontaine claire. Cette caverne Ă©tait la retraite des bĂÂȘtes farouches, Ă la fureur desquelles j'Ă©tais exposĂ© nuit et jour. J'amassai quelques feuilles pour me coucher. Il ne me restait, pour tout bien, qu'un pot de bois grossiĂšrement travaillĂ© et quelques habits dĂ©chirĂ©s, dont j'enveloppais ma plaie pour arrĂÂȘter le sang et dont je me servais aussi pour la nettoyer. LĂ , abandonnĂ© des hommes et livrĂ© Ă la colĂšre des dieux, je passais mon temps Ă percer de mes flĂšches les colombes et les autres oiseaux qui volaient autour de ce rocher. Quand j'avais tuĂ© quelque oiseau pour ma nourriture, il fallait que je me traĂnasse contre terre avec douleur pour aller ramasser ma proie ainsi mes mains me prĂ©paraient de quoi me nourrir. Il est vrai que les Grecs, en partant, me laissĂšrent quelques provisions; mais elles durĂšrent peu. J'allumais du feu avec des cailloux. Cette vie, toute affreuse qu'elle est, m'eĂ»t paru douce loin des hommes ingrats et trompeurs, si la douleur ne m'eĂ»t accablĂ© et si je n'eusse sans cesse repassĂ© dans mon esprit ma triste aventure. "Quoi! - disais-je - tirer un homme de sa patrie, comme le seul homme qui puisse venger la GrĂšce, et puis l'abandonner dans cette Ăle dĂ©serte pendant son sommeil!" Car ce fut pendant mon sommeil que les Grecs partirent. Jugez quelle fut ma surprise et combien je versai de larmes Ă mon rĂ©veil, quand je vis les vaisseaux fendre les ondes. HĂ©las! cherchant de tous cĂÂŽtĂ©s dans cette Ăle sauvage et horrible, je ne trouvai que la douleur. Dans cette Ăle, il n'y a ni port, ni commerce, ni hospitalitĂ©, ni hommes qui y abordent volontairement. On n'y voit que les malheureux que les tempĂÂȘtes y ont jetĂ©s, et on n'y peut espĂ©rer de sociĂ©tĂ© que par des naufrages encore mĂÂȘme ceux qui venaient en ce lieu n'osaient me prendre pour me ramener; ils craignaient la colĂšre des dieux et celle des Grecs. Depuis dix ans je souffrais la honte, la douleur, la faim; je nourrissais une plaie qui me dĂ©vorait; l'espĂ©rance mĂÂȘme Ă©tait Ă©teinte dans mon coeur. Tout Ă coup, revenant de chercher des plantes mĂ©dicinales pour ma plaie, j'aperçus dans mon antre un jeune homme beau et gracieux, mais fier, et d'une taille de hĂ©ros. Il me sembla que je voyais Achille, tant il en avait les traits, les regards et la dĂ©marche; son ĂÂąge seul me fit comprendre que ce ne pouvait ĂÂȘtre lui. Je remarquai sur son visage tout ensemble la compassion et l'embarras il fut touchĂ© de voir avec quelle peine et quelle lenteur je me traĂnais; les cris perçants et douloureux dont je faisais retentir les Ă©chos de tout ce rivage attendrirent son coeur. "O Ă©tranger! - lui dis-je d'assez loin - quel malheur t'a conduit dans cette Ăle inhabitĂ©e? Je reconnais l'habit grec, cet habit qui m'est encore si cher. O qu'il me tarde d'entendre ta voix et de trouver sur tes lĂšvres cette langue que j'ai apprise dĂšs l'enfance et que je ne puis plus parler Ă personne depuis si longtemps dans cette solitude! Ne sois point effrayĂ© de voir un homme si malheureux tu dois en avoir pitiĂ©." A peine NĂ©optolĂšme m'eut dit "Je suis Grec", que je m'Ă©criai "O douce parole, aprĂšs tant d'annĂ©es de silence et de douleur sans consolation! O mon fils, quel malheur, quelle tempĂÂȘte, ou plutĂÂŽt quel vent favorable t'a conduit ici pour finir mes maux?" Il me rĂ©pondit - Je suis de l'Ăle de Scyros, j'y retourne; on dit que je suis fils d'Achille tu sais tout. Des paroles si courtes ne contentaient pas ma curiositĂ©; je lui dis "O fils d'un pĂšre que j'ai tant aimĂ©, cher nourrisson de LycomĂšde, comment viens-tu donc ici? D'oĂÂč viens-tu?" Il me rĂ©pondit qu'il venait du siĂšge de Troie. "Tu n'Ă©tais pas - lui dis-je - de la premiĂšre expĂ©dition?" "Et toi - me dit-il - en Ă©tais-tu?" Alors je lui rĂ©pondis "Tu ne connais, je le vois bien, ni le nom de PhiloctĂšte, ni ses malheurs. HĂ©las! infortunĂ© que je suis! mes persĂ©cuteurs m'insultent dans ma misĂšre la GrĂšce ignore ce que je souffre; ma douleur augmente. Les Atrides m'ont mis en cet Ă©tat; que les dieux le leur rendent!" Ensuite je lui racontai de quelle maniĂšre les Grecs m'avaient abandonnĂ©. AussitĂÂŽt qu'il eut Ă©coutĂ© mes plaintes, il me fit les siennes. "AprĂšs la mort d'Achille", me dit-il... D'abord je l'interrompis, en lui disant "Quoi! Achille est mort! Pardonne-moi, mon fils, si je trouble ton rĂ©cit par les larmes que je dois Ă ton pĂšre." NĂ©optolĂšme me rĂ©pondit "Vous me consolez en m'interrompant; qu'il m'est doux de voir PhiloctĂšte pleurer mon pĂšre!" NĂ©optolĂšme, reprenant son discours, me dit "AprĂšs la mort d'Achille, Ulysse et PhĂ©nix me vinrent chercher, assurant qu'on ne pouvait sans moi renverser la ville de Troie. Ils n'eurent aucune peine Ă m'emmener; car la douleur de la mort d'Achille et le dĂ©sir d'hĂ©riter de sa gloire dans cette cĂ©lĂšbre guerre m'engageaient assez Ă les suivre. J'arrive Ă SigĂ©e; l'armĂ©e s'assemble autour de moi chacun jure qu'il revoit Achille; mais, hĂ©las! il n'Ă©tait plus. Jeune et sans expĂ©rience, je croyais pouvoir tout espĂ©rer de ceux qui me donnaient tant de louanges. D'abord je demande aux Atrides les armes de mon pĂšre; ils me rĂ©pondent cruellement "Tu auras le reste de ce qui lui appartenait; mais pour ses armes, elles sont destinĂ©es Ă Ulysse." AussitĂÂŽt je me trouble, je pleure, je m'emporte; mais Ulysse, sans s'Ă©mouvoir, me disait "Jeune homme, tu n'Ă©tais pas avec nous dans les pĂ©rils de ce long siĂšge, tu n'as pas mĂ©ritĂ© de telles armes, et tu parles dĂ©jĂ trop fiĂšrement jamais tu ne les auras." DĂ©pouillĂ© injustement par Ulysse, je m'en retourne dans l'Ăle de Scyros, moins indignĂ© contre Ulysse que contre les Atrides. Que quiconque est leur ennemi puisse ĂÂȘtre l'ami des dieux! O PhiloctĂšte, j'ai tout dit." Alors je demandai Ă NĂ©optolĂšme comment Ajax TĂ©lamonien n'avait pas empĂÂȘchĂ© cette injustice. "Il est mort", me rĂ©pondit-il. "Il est mort? - m'Ă©criai-je - et Ulysse ne meurt point! Au contraire, il fleurit dans l'armĂ©e!" Ensuite je lui demandai des nouvelles d'Antiloque, fils du sage Nestor, et de Patrocle, si chĂ©ri par Achille. "Ils sont morts aussi", me dit-il. AussitĂÂŽt je m'Ă©criai encore "Quoi, morts! HĂ©las! Que me dis-tu? La cruelle guerre moissonne les bons, et Ă©pargne les mĂ©chants. Ulysse est donc en vie? Thersite y est aussi sans doute? VoilĂ ce que font les dieux; et nous les louerions encore!" Pendant que j'Ă©tais dans cette fureur contre votre pĂšre, NĂ©optolĂšme continuait Ă me tromper; il ajouta ces tristes paroles "Loin de l'armĂ©e grecque, oĂÂč le mal prĂ©vaut sur le bien, je vais vivre content dans la sauvage Ăle de Scyros. Adieu je pars. Que les dieux vous guĂ©rissent!" AussitĂÂŽt je lui dis "O mon fils, je te conjure par les mĂÂąnes de ton pĂšre, par ta mĂšre, par tout ce que tu as de plus cher sur la terre, de ne me laisser pas seul dans ces maux que tu vois. Je n'ignore pas combien je te serai Ă charge; mais il y aurait de la honte Ă m'abandonner jette-moi Ă la proue, Ă la poupe, dans la sentine mĂÂȘme, partout oĂÂč je t'incommoderai le moins. Il n'y a que les grands coeurs qui sachent combien il y a de gloire Ă ĂÂȘtre bon. Ne me laisse point en un dĂ©sert oĂÂč il n'y a aucun vestige d'homme; mĂšne-moi dans ta patrie, ou dans l'EubĂ©e, qui n'est pas loin du mont Oeta, de Trachine et des bords agrĂ©ables du fleuve Sperchius rends-moi Ă mon pĂšre. HĂ©las! je crains qu'il ne soit mort. Je lui avais mandĂ© de m'envoyer un vaisseau ou il est mort, ou bien ceux qui m'avaient promis de le lui dire ne l'ont pas fait. J'ai recours Ă toi, ĂÂŽ mon fils! Souviens-toi de la fragilitĂ© des choses humaines. Celui qui est dans la prospĂ©ritĂ© doit craindre d'en abuser et secourir les malheureux." VoilĂ ce que l'excĂšs de la douleur me faisait dire Ă NĂ©optolĂšme; il me promit de m'emmener. Alors je m'Ă©criai encore "O heureux jour! ĂÂŽ aimable NĂ©optolĂšme, digne de la gloire de son pĂšre! Chers compagnons de ce voyage, souffrez que je dise adieu Ă cette triste demeure. Voyez oĂÂč j'ai vĂ©cu, comprenez ce que j'ai souffert nul autre n'eĂ»t pu le souffrir; mais la nĂ©cessitĂ© m'avait instruit, et elle apprend aux hommes ce qu'ils ne pourraient jamais savoir autrement. Ceux qui n'ont jamais souffert ne savent rien; ils ne connaissent ni les biens ni les maux; ils ignorent les hommes; ils s'ignorent eux-mĂÂȘmes." AprĂšs avoir parlĂ© ainsi, je pris mon arc et mes flĂšches. NĂ©optolĂšme me pria de souffrir qu'il les baisĂÂąt, ces armes si cĂ©lĂšbres et consacrĂ©es par l'invincible Hercule. Je lui rĂ©pondis "Tu peux tout; c'est toi, mon fils, qui me rends aujourd'hui la lumiĂšre, ma patrie, mon pĂšre accablĂ© de vieillesse, mes amis, moi-mĂÂȘme tu peux toucher ces armes et te vanter d'ĂÂȘtre le seul d'entre les Grecs qui ait mĂ©ritĂ© de les toucher." AussitĂÂŽt NĂ©optolĂšme entre dans ma grotte pour admirer mes armes. Cependant une douleur cruelle me saisit, elle me trouble, je ne sais plus ce que je fais; je demande un glaive tranchant pour couper mon pied; je m'Ă©crie "O mort tant dĂ©sirĂ©e, que ne viens-tu? O jeune homme, brĂ»le-moi tout Ă l'heure comme je brĂ»lai le fils de Jupiter. O terre! ĂÂŽ terre! reçois un mourant qui ne peut plus se relever." De ce transport de douleur, je tombe soudainement, selon ma coutume, dans un assoupissement profond; une grande sueur commença Ă me soulager; un sang noir et corrompu coula de ma plaie. Pendant mon sommeil, il eĂ»t Ă©tĂ© facile Ă NĂ©optolĂšme d'emporter mes armes et de partir; mais il Ă©tait fils d'Achille et n'Ă©tait pas nĂ© pour tromper. En m'Ă©veillant, je reconnus son embarras il soupirait comme un homme qui ne sait pas dissimuler, et qui agit contre son coeur. "Me veux-tu surprendre! - lui dis-je - qu'y a-t-il donc?" "Il faut - me rĂ©pondit-il - que vous me suiviez au siĂšge de Troie." Je repris aussitĂÂŽt "Ah! qu'as-tu dit, mon fils? Rends-moi cet arc je suis trahi. Ne m'arrache pas la vie. HĂ©las! il ne rĂ©pond rien; il me regarde tranquillement; rien ne le touche. O rivages! ĂÂŽ promontoires de cette Ăle! O bĂÂȘtes farouches! ĂÂŽ rochers escarpĂ©s! c'est Ă vous que je me plains, car je n'ai que vous Ă qui je puisse me plaindre vous ĂÂȘtes accoutumĂ©s Ă mes gĂ©missements. Faut-il que je sois trahi par le fils d'Achille? Il m'enlĂšve l'arc sacrĂ© d'Hercule; il veut me traĂner dans le camp des Grecs pour triompher de moi; il ne voit pas que c'est triompher d'un mort, d'une ombre, d'une image vaine. O s'il m'eĂ»t attaquĂ© dans ma force!... Mais encore Ă prĂ©sent, ce n'est que par surprise. Que ferai-je? Rends, mon fils, rends sois semblable Ă ton pĂšre, semblable Ă toi-mĂÂȘme. Que dis-tu?... Tu ne dis rien! O rocher sauvage! je reviens Ă toi, nu, misĂ©rable, abandonnĂ©, sans nourriture; je mourrai seul dans cet antre n'ayant plus mon arc pour tuer des bĂÂȘtes, les bĂÂȘtes me dĂ©voreront; n'importe. Mais mon fils, tu ne parais pas mĂ©chant quelque conseil te pousse; rends mes armes, va-t-en." NĂ©optolĂšme, les larmes aux yeux, disait tout bas "PlĂ»t aux dieux que je ne fusse jamais parti de Scyros!" Cependant je m'Ă©crie "Ah! que vois-je! n'est-ce pas Ulysse?" AussitĂÂŽt j'entends sa voix, et il me rĂ©pond "Oui, c'est moi". Si le sombre royaume de Pluton se fĂ»t entrouvert et que j'eusse vu le noir Tartare, que les dieux mĂÂȘmes craignent d'entrevoir, je n'aurais pas Ă©tĂ© saisi, je l'avoue, d'une plus grande horreur. Je m'Ă©criai encore "O terre de Lemnos, je te prends Ă tĂ©moin. O soleil, tu le vois, et tu le souffres!" Ulysse me rĂ©pondit sans s'Ă©mouvoir "Jupiter le veut, et je l'exĂ©cute." "Oses-tu - lui disais-je - nommer Jupiter? Vois-tu ce jeune homme, qui n'Ă©tait point nĂ© pour la fraude, et qui souffre en exĂ©cutant ce que tu l'obliges de faire?" "Ce n'est pas pour vous tromper - me dit Ulysse - ni pour vous nuire, que nous venons; c'est pour vous dĂ©livrer, vous guĂ©rir, vous donner la gloire de renverser Troie et vous ramener dans votre patrie. C'est vous, et non pas Ulysse, qui ĂÂȘtes l'ennemi de PhiloctĂšte." Alors je dis Ă votre pĂšre tout ce que la fureur pouvait m'inspirer. "Puisque tu m'as abandonnĂ© sur ce rivage - lui disais-je - que ne m'y laisses-tu en paix? Va chercher la gloire des combats et tous les plaisirs; jouis de ton bonheur avec les Atrides laisse-moi ma misĂšre et ma douleur. Pourquoi m'enlever? Je ne suis plus rien; je suis dĂ©jĂ mort. Pourquoi ne crois-tu pas encore aujourd'hui, comme tu le croyais autrefois, que je ne saurais partir, que mes cris et l'infection de ma plaie troubleraient les sacrifices? O Ulysse, auteur de mes maux, que les dieux puissent te...! Mais les dieux ne m'Ă©coutent point; au contraire, ils excitent mon ennemi. O terre de ma patrie, que je ne reverrai jamais!... O dieux, s'il en reste encore quelqu'un d'assez juste pour avoir pitiĂ© de moi, punissez, punissez Ulysse; alors je me croirai guĂ©ri." Pendant que je parlais ainsi, votre pĂšre, tranquille, me regardait avec un air de compassion, comme un homme qui, loin d'ĂÂȘtre irritĂ©, supporte et excuse le trouble d'un malheureux, que la fortune a irritĂ©. Je le voyais semblable Ă un rocher, qui, sur le sommet d'une montagne, se joue de la fureur des vents et laisse Ă©puiser leur rage, pendant qu'il demeure immobile. Ainsi votre pĂšre, demeurant dans le silence, attendait que ma colĂšre fĂ»t Ă©puisĂ©e; car il savait qu'il ne faut attaquer les passions des hommes, pour les rĂ©duire Ă la raison, que quand elles commencent Ă s'affaiblir par une espĂšce de lassitude. Ensuite il me dit ces paroles "O PhiloctĂšte, qu'avez-vous fait de votre raison et de votre courage? Voici le moment de s'en servir. Si vous refusez de nous suivre pour remplir les grands desseins de Jupiter sur vous, adieu vous ĂÂȘtes indigne d'ĂÂȘtre le libĂ©rateur de la GrĂšce et le destructeur de Troie. Demeurez Ă Lemnos; ces armes que j'emporte me donneront une gloire qui vous Ă©tait destinĂ©e. NĂ©optolĂšme, partons; il est inutile de lui parler la compassion pour un seul homme ne doit pas nous faire abandonner le salut de la GrĂšce entiĂšre." Alors je me sentis comme une lionne Ă qui on vient d'arracher ses petits elle remplit les forĂÂȘts de ses rugissements. "O caverne - disais-je - jamais je ne te quitterai; tu seras mon tombeau. O sĂ©jour de ma douleur, plus de nourriture, plus d'espĂ©rance! Qui me donnera un glaive pour me percer? O si les oiseaux de proie pouvaient m'enlever!... Je ne les percerai plus de mes flĂšches! O arc prĂ©cieux, arc consacrĂ© par les mains du fils de Jupiter! O cher Hercule, s'il te reste encore quelque sentiment, n'es-tu pas indignĂ©? Cet arc n'est plus dans les mains de ton fidĂšle ami; il est dans les mains impures et trompeuses d'Ulysse. Oiseaux de proie, bĂÂȘtes farouches, ne fuyez plus cette caverne mes mains n'ont plus de flĂšches. MisĂ©rable, je ne puis vous nuire venez m'enlever, ou plutĂÂŽt que la foudre de l'impitoyable Jupiter m'Ă©crase!" Votre pĂšre, ayant tentĂ© tous les autres moyens pour me persuader, jugea enfin que le meilleur Ă©tait de me rendre mes armes il fit signe Ă NĂ©optolĂšme, qui me les rendit aussitĂÂŽt. Alors je lui dis "Digne fils d'Achille, tu montres que tu l'es. Mais laisse-moi percer mon ennemi." AussitĂÂŽt je voulus tirer une flĂšche contre votre pĂšre; mais NĂ©optolĂšme m'arrĂÂȘta, en me disant "La colĂšre vous trouble et vous empĂÂȘche de voir l'indigne action que vous voulez faire." Pour Ulysse, il paraissait aussi tranquille contre mes flĂšches que contre mes injures. Je me sentis touchĂ© de cette intrĂ©piditĂ© et de cette patience. J'eus honte d'avoir voulu, dans ce premier transport, me servir de mes armes pour tuer celui qui me les avait fait rendre; mais comme mon ressentiment n'Ă©tait pas encore apaisĂ©, j'Ă©tais inconsolable de devoir mes armes Ă un homme que je haĂÂŻssais tant. Cependant NĂ©optolĂšme me disait "Sachez que le divin HĂ©lĂ©nus, fils de Priam, Ă©tant sorti de la ville de Troie par l'ordre et par l'inspiration des dieux, nous a dĂ©voilĂ© l'avenir. La malheureuse Troie tombera - a-t-il dit - mais elle ne peut tomber qu'aprĂšs qu'elle aura Ă©tĂ© attaquĂ©e par celui qui tient les flĂšches d'Hercule; cet homme ne peut guĂ©rir que quand il sera devant les murailles de Troie; les enfants d'Esculape le guĂ©riront." En ce moment je sentis mon coeur partagĂ© j'Ă©tais touchĂ© de la naĂÂŻvetĂ© de NĂ©optolĂšme et de la bonne foi avec laquelle il m'avait rendu mon arc; mais je ne pouvais me rĂ©soudre Ă voir encore le jour, s'il fallait cĂ©der Ă Ulysse, et une mauvaise honte me tenait en suspens. "Me verra-t-on - disais-je en moi-mĂÂȘme - avec Ulysse et avec les Atrides? Que croira-t-on de moi?" Pendant que j'Ă©tais dans cette incertitude, tout Ă coup j'entends une voix plus qu'humaine je vois Hercule dans un nuage Ă©clatant; il Ă©tait environnĂ© de rayons de gloire. Je reconnus facilement ses traits un peu rudes, son corps robuste et ses maniĂšres simples; mais il avait une hauteur et une majestĂ© qui n'avaient jamais paru si grandes en lui quand il domptait les monstres. Il me dit "Tu entends, tu vois Hercule. J'ai quittĂ© le haut Olympe pour t'annoncer les ordres de Jupiter. Tu sais par quels travaux j'ai acquis l'immortalitĂ© il faut que tu ailles avec le fils d'Achille, pour marcher sur mes traces dans le chemin de la gloire. Tu guĂ©riras; tu perceras de mes flĂšches PĂÂąris, auteur de tant de maux. AprĂšs la prise de Troie, tu enverras de riches dĂ©pouilles Ă PĂ©an, ton pĂšre, sur le mont Oeta; ces dĂ©pouilles seront mises sur mon tombeau comme un monument de la victoire due Ă mes flĂšches. Et toi, ĂÂŽ fils d'Achille, je te dĂ©clare que tu ne peux vaincre sans PhiloctĂšte, ni PhiloctĂšte sans toi. Allez donc comme deux lions qui cherchent ensemble leur proie. J'enverrai Esculape Ă Troie pour guĂ©rir PhiloctĂšte. Surtout, ĂÂŽ Grecs, aimez et observez la religion le reste meurt; elle ne meurt jamais." AprĂšs avoir entendu ces paroles, je m'Ă©criai "O heureux jour, douce lumiĂšre, tu te montres enfin aprĂšs tant d'annĂ©es! Je t'obĂ©is, je pars aprĂšs avoir saluĂ© ces lieux. Adieu, cher antre. Adieu, nymphes de ces prĂ©s humides. Je n'entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu, rivage oĂÂč tant de fois j'ai souffert les injures de l'air. Adieu, promontoire, oĂÂč Echo rĂ©pĂ©ta tant de fois mes gĂ©missements. Adieu, douces fontaines qui me fĂ»tes si amĂšres. Adieu, ĂÂŽ terre de Lemnos laisse-moi partir heureusement, puisque je vais oĂÂč m'appelle la volontĂ© des dieux et de mes amis." Ainsi nous partĂmes nous arrivĂÂąmes au siĂšge de Troie. Machaon et Podalire, par la divine science de leur pĂšre Esculape, me guĂ©rirent, ou du moins me mirent dans l'Ă©tat oĂÂč vous me voyez. Je ne souffre plus; j'ai retrouvĂ© toute ma vigueur mais je suis un peu boiteux. Je fis tomber PĂÂąris comme un timide faon de biche qu'un chasseur perce de ses traits. BientĂÂŽt Ilion fut rĂ©duite en cendres; vous savez le reste. J'avais nĂ©anmoins encore je ne sais quelle aversion pour le sage Ulysse, par le ressouvenir de mes maux, et sa vertu ne pouvait apaiser ce ressentiment mais la vue d'un fils qui lui ressemble, et que je ne puis m'empĂÂȘcher d'aimer, m'attendrit le coeur pour le pĂšre mĂÂȘme." TreiziĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - TĂ©lĂ©maque, pendant son sĂ©jour chez les alliĂ©s, trouve de grandes difficultĂ©s pour se mĂ©nager parmi tant de rois jaloux les uns des autres. Il entre en diffĂ©rend avec Phalante, chef des LacĂ©dĂ©moniens, pour quelques prisonniers faits sur les Dauniens, et que chacun prĂ©tendait lui appartenir. Pendant que la cause se discute dans l'assemblĂ©e des rois alliĂ©s, Hippias, frĂšre de Phalante, va prendre les prisonniers pour les emmener Ă Tarente. TĂ©lĂ©maque irritĂ© attaque Hippias avec fureur et le terrasse dans un combat singulier. Mais bientĂÂŽt, honteux de son emportement, il ne songe qu'au moyen de le rĂ©parer. Cependant Adraste, roi des Dauniens, informĂ© du trouble et de la consternation occasionnĂ©s dans l'armĂ©e des alliĂ©s par le diffĂ©rend de TĂ©lĂ©maque et d'Hippias, va les attaquer Ă l'improviste. AprĂšs avoir surpris cent de leurs vaisseaux pour transporter ses troupes dans leur camp, il y met d'abord le feu, commence l'attaque par le quartier de Phalante, tue son frĂšre Hippias, et Phalante lui-mĂÂȘme tombe percĂ© de coups. A la premiĂšre nouvelle de ce dĂ©sordre, TĂ©lĂ©maque, revĂÂȘtu de ses armes divines, s'Ă©lance hors du camp, rassemble autour de lui l'armĂ©e des alliĂ©s et dirige les mouvements avec tant de sagesse qu'il repousse en peu de temps l'ennemi victorieux. Il eĂ»t mĂÂȘme remportĂ© une victoire complĂšte, si une tempĂÂȘte survenue n'eĂ»t sĂ©parĂ© les deux armĂ©es. AprĂšs le combat, TĂ©lĂ©maque visite les blessĂ©s et leur procure tous les soulagements dont ils peuvent avoir besoin. Il prend un soin particulier de Phalante et des funĂ©railles d'Hippias, dont il va lui-mĂÂȘme porter les cendres Ă Phalante dans une urne d'or. Pendant que PhiloctĂšte avait racontĂ© ainsi ses aventures, TĂ©lĂ©maque avait demeurĂ© comme suspendu et immobile. Ses yeux Ă©taient attachĂ©s sur ce grand homme qui parlait. Toutes les passions diffĂ©rentes qui avaient agitĂ© Hercule, PhiloctĂšte, Ulysse, NĂ©optolĂšme, paraissaient tour Ă tour sur le visage naĂÂŻf de TĂ©lĂ©maque, Ă mesure qu'elles Ă©taient reprĂ©sentĂ©es dans la suite de cette narration. Quelquefois il s'Ă©criait et interrompait PhiloctĂšte sans y penser; quelquefois il paraissait rĂÂȘveur comme un homme qui pense profondĂ©ment Ă la suite des affaires. Quand PhiloctĂšte dĂ©peignit l'embarras de NĂ©optolĂšme, qui ne savait point dissimuler, TĂ©lĂ©maque parut dans le mĂÂȘme embarras, et, dans ce moment, on l'aurait pris pour NĂ©optolĂšme. Cependant l'armĂ©e des alliĂ©s marchait en bon ordre contre Adraste, roi des Dauniens, qui mĂ©prisait les dieux et qui ne cherchait qu'Ă tromper les hommes. TĂ©lĂ©maque trouva de grandes difficultĂ©s pour se mĂ©nager parmi tant de rois jaloux les uns des autres. Il fallait ne se rendre suspect Ă aucun et se faire aimer de tous. Son naturel Ă©tait bon et sincĂšre, mais peu caressant; il ne s'avisait guĂšre de ce qui pouvait faire plaisir aux autres il n'Ă©tait point attachĂ© aux richesses, mais il ne savait point donner. Ainsi, avec un coeur noble et portĂ© au bien. Il ne paraissait ni obligeant, ni sensible Ă l'amitiĂ©, ni libĂ©ral, ni reconnaissant des soins qu'on prenait pour lui, ni attentif Ă distinguer le mĂ©rite. Il suivait son goĂ»t sans rĂ©flexion. Sa mĂšre PĂ©nĂ©lope l'avait nourri, malgrĂ© Mentor, dans une hauteur et une fiertĂ© qui ternissaient tout ce qu'il y avait de plus aimable en lui. Il se regardait comme Ă©tant d'une autre nature que le reste des hommes; les autres ne lui semblaient mis sur la terre par les dieux que pour lui plaire, pour le servir, pour prĂ©venir tous ses dĂ©sirs et pour rapporter tout Ă lui comme Ă une divinitĂ©. Le bonheur de le servir Ă©tait, selon lui, une assez haute rĂ©compense pour ceux qui le servaient. Il ne fallait jamais rien trouver d'impossible quand il s'agissait de le contenter, et les moindres retardements irritaient son naturel ardent. Ceux qui l'auraient vu ainsi dans son naturel auraient jugĂ© qu'il Ă©tait incapable d'aimer autre chose que lui-mĂÂȘme, qu'il n'Ă©tait sensible qu'Ă sa gloire et Ă son plaisir; mais cette indiffĂ©rence pour les autres et cette attention continuelle sur lui-mĂÂȘme ne venaient que du transport continuel oĂÂč il Ă©tait jetĂ© par la violence de ses passions. Il avait Ă©tĂ© flattĂ© par sa mĂšre dĂšs le berceau, et il Ă©tait un grand exemple du malheur de ceux qui naissent dans l'Ă©lĂ©vation. Les rigueurs de la fortune, qu'il sentit dĂšs sa premiĂšre jeunesse, n'avaient pu modĂ©rer cette impĂ©tuositĂ© et cette hauteur. DĂ©pourvu de tout, abandonnĂ©, exposĂ© Ă tant de maux, il n'avait rien perdu de sa fiertĂ©; elle se relevait toujours, comme la palme souple se relĂšve sans cesse d'elle-mĂÂȘme, quelque effort qu'on fasse pour l'abaisser. Pendant que TĂ©lĂ©maque Ă©tait avec Mentor, ces dĂ©fauts ne paraissaient point, et ils se diminuaient tous les jours. Semblable Ă un coursier fougueux qui bondit dans les vastes prairies, que ni les rochers escarpĂ©s, ni les prĂ©cipices, ni les torrents n'arrĂÂȘtent, qui ne connaĂt que la voix et la main d'un seul homme capable de le dompter, TĂ©lĂ©maque, plein d'une noble ardeur, ne pouvait ĂÂȘtre retenu que par le seul Mentor. Mais aussi un de ses regards l'arrĂÂȘtait tout Ă coup dans sa plus grande impĂ©tuositĂ© il entendait d'abord ce que signifiait ce regard; il rappelait d'abord dans son coeur tous les sentiments de vertu. La sagesse rendait en un moment son visage doux et serein. Neptune, quand il Ă©lĂšve son trident et qu'il menace les flots soulevĂ©s, n'apaise point plus soudainement les noires tempĂÂȘtes. Quand TĂ©lĂ©maque se trouva seul, toutes ces passions, suspendues comme un torrent arrĂÂȘtĂ© par une forte digue, reprirent leur cours il ne put souffrir l'arrogance des LacĂ©dĂ©moniens et de Phalante, qui Ă©tait Ă leur tĂÂȘte. Cette colonie, qui Ă©tait venue fonder Tarente, Ă©tait composĂ©e de jeunes hommes nĂ©s pendant le siĂšge de Troie, qui n'avaient eu aucune Ă©ducation leur naissance illĂ©gitime, le dĂ©rĂšglement de leurs mĂšres, la licence dans laquelle ils avaient Ă©tĂ© Ă©levĂ©s, leur donnait je ne sais quoi de farouche et de barbare. Ils ressemblaient plutĂÂŽt Ă une troupe de brigands qu'Ă une colonie grecque. Phalante, en toute occasion, cherchait Ă contredire TĂ©lĂ©maque; souvent il l'interrompait dans les assemblĂ©es, mĂ©prisant ses conseils comme ceux d'un jeune homme sans expĂ©rience il en faisait des railleries, le traitant de faible et d'effĂ©minĂ©; il faisait remarquer aux chefs de l'armĂ©e ses moindres fautes. Il tĂÂąchait de semer partout la jalousie et de rendre la fiertĂ© de TĂ©lĂ©maque odieuse Ă tous les alliĂ©s. Un jour, TĂ©lĂ©maque ayant fait sur les Dauniens quelques prisonniers, Phalante prĂ©tendit que ces captifs devaient lui appartenir, parce que c'Ă©tait lui, disait-il, qui, Ă la tĂÂȘte des LacĂ©dĂ©moniens, avait dĂ©fait cette troupe d'ennemis et que TĂ©lĂ©maque, trouvant les Dauniens dĂ©jĂ vaincus et mis en fuite, n'avait eu d'autre peine que celle de leur donner la vie et de les mener dans le camp. TĂ©lĂ©maque soutenait, au contraire, que c'Ă©tait lui qui avait empĂÂȘchĂ© Phalante d'ĂÂȘtre vaincu et qui avait remportĂ© la victoire sur les Dauniens. Ils allĂšrent tous deux dĂ©fendre leur cause dans l'assemblĂ©e des rois alliĂ©s. TĂ©lĂ©maque s'y emporta jusqu'Ă menacer Phalante; ils se fussent battus sur-le-champ, si on ne les eĂ»t arrĂÂȘtĂ©s. Phalante avait un frĂšre nommĂ© Hippias, cĂ©lĂšbre dans toute l'armĂ©e par sa valeur, par sa force et par son adresse. Pollux, disaient les Tarentins, ne combattait pas mieux du ceste; Castor n'eĂ»t pu le surpasser pour conduire un cheval; il avait presque la taille et la force d'Hercule. Toute l'armĂ©e le craignait; car il Ă©tait encore plus querelleur et plus brutal qu'il n'Ă©tait fort et vaillant. Hippias, ayant vu avec quelle hauteur TĂ©lĂ©maque avait menacĂ© son frĂšre, va Ă la hĂÂąte prendre les prisonniers pour les emmener Ă Tarente, sans attendre le jugement de l'assemblĂ©e. TĂ©lĂ©maque, Ă qui on vint le dire en secret, sortit en frĂ©missant de rage. Tel qu'un sanglier Ă©cumant, qui cherche le chasseur par lequel il a Ă©tĂ© blessĂ©, on le voyait errer dans le camp, cherchant des yeux son ennemi et branlant le dard dont il le voulait percer. Enfin il le rencontre, et, en le voyant, sa fureur se redouble. Ce n'Ă©tait plus ce sage TĂ©lĂ©maque instruit par Minerve sous la figure de Mentor; c'Ă©tait un frĂ©nĂ©tique ou un l'on furieux. AussitĂÂŽt il crie Ă Hippias - ArrĂÂȘte, ĂÂŽ le plus lĂÂąche de tous les hommes! arrĂÂȘte; nous allons voir si tu pourras m'enlever les dĂ©pouilles de ceux que j'ai vaincus. Tu ne les conduiras point Ă Tarente; va, descends tout Ă l'heure dans les rives sombres du Styx. Il dit, et il lança son dard; mais il le lança avec tant de fureur, qu'il ne put mesurer son coup; le dard ne toucha point Hippias. AussitĂÂŽt TĂ©lĂ©maque prend son Ă©pĂ©e, dont la garde Ă©tait d'or, et que LaĂrte lui avait donnĂ©e, quand il partit d'Ithaque, comme un gage de sa tendresse. LaĂrte s'en Ă©tait servi avec beaucoup de gloire, pendant qu'il Ă©tait jeune, et elle avait Ă©tĂ© teinte du sang de plusieurs fameux capitaines des Epirotes, dans une guerre oĂÂč LaĂrte fut victorieux. A peine TĂ©lĂ©maque eut tirĂ© cette Ă©pĂ©e, qu'Hippias, qui voulait profiter de l'avantage de sa force, se jeta pour l'arracher des mains du jeune fils d'Ulysse. L'Ă©pĂ©e se rompt dans leurs mains; ils se saisissent et se serrent l'un l'autre. Les voilĂ comme deux bĂÂȘtes cruelles qui cherchent Ă se dĂ©chirer le feu brille dans leurs yeux; ils se raccourcissent, ils s'allongent, ils s'abaissent, ils se relĂšvent, ils s'Ă©lancent, ils sont altĂ©rĂ©s de sang. Les voilĂ aux prises, pied contre pied, main contre main ces deux corps entrelacĂ©s semblaient n'en faire qu'un. Mais Hippias, d'un ĂÂąge plus avancĂ©, semblait devoir accabler TĂ©lĂ©maque, dont la tendre jeunesse Ă©tait moins nerveuse. DĂ©jĂ TĂ©lĂ©maque, hors d'haleine, sentait ses genoux chancelants. Hippias, le voyant Ă©branlĂ©, redoublait ses efforts. C'Ă©tait fait du fils d'Ulysse; il allait porter la peine de sa tĂ©mĂ©ritĂ© et de son emportement, si Minerve, qui veillait de loin sur lui et qui ne le laissait dans cette extrĂ©mitĂ© de pĂ©ril que pour l'instruire, n'eĂ»t dĂ©terminĂ© la victoire en sa faveur. Elle ne quitta point le palais de Salente; mais elle envoya Iris, la prompte messagĂšre des dieux. Celle-ci, volant d'une aile lĂ©gĂšre, fendit les espaces immenses des airs, laissant aprĂšs elle une longue trace de lumiĂšre, qui peignait un nuage de mille diverses couleurs. Elle ne se reposa que sur le rivage de la mer oĂÂč Ă©tait campĂ©e l'armĂ©e innombrable des alliĂ©s elle voit de loin la querelle, l'ardeur et les efforts des deux combattants; elle frĂ©mit Ă la vue du danger oĂÂč Ă©tait le jeune TĂ©lĂ©maque; elle s'approche, enveloppĂ©e d'un nuage clair, qu'elle avait formĂ© de vapeurs subtiles. Dans le moment oĂÂč Hippias, sentant toute sa force, se crut victorieux, elle couvrit le jeune nourrisson de Minerve de l'Ă©gide, que la sage dĂ©esse lui avait confiĂ©e. AussitĂÂŽt TĂ©lĂ©maque, dont les forces Ă©taient Ă©puisĂ©es, commence Ă se ranimer. A mesure qu'il se ranime, Hippias se trouble; il sent je ne sais quoi de divin qui l'Ă©tonne et qui l'accable. TĂ©lĂ©maque le presse et l'attaque, tantĂÂŽt dans une situation, tantĂÂŽt dans une autre; il l'Ă©branle, il ne lui laisse aucun moment pour se rassurer; enfin il le jette par terre et tombe sur lui. Un grand chĂÂȘne du mont Ida, que la hache a coupĂ© par mille coups, dont toute la forĂÂȘt a retenti, ne fait pas un plus horrible bruit en tombant la terre en gĂ©mit; tout ce qui l'environne en est Ă©branlĂ©. Cependant la sagesse Ă©tait revenue avec la force au dedans de TĂ©lĂ©maque. A peine Hippias fut-il tombĂ© sous lui, que le fils d'Ulysse comprit la faute qu'il avait faite d'attaquer ainsi le frĂšre d'un des rois alliĂ©s qu'il Ă©tait venu secourir il rappela en lui-mĂÂȘme, avec confusion, les sages conseils de Mentor; il eut honte de sa victoire et comprit combien il avait mĂ©ritĂ© d'ĂÂȘtre vaincu. Cependant Phalante, transportĂ© de fureur, accourait au secours de son frĂšre il eut percĂ© TĂ©lĂ©maque d'un dard qu'il portait, s'il n'eĂ»t craint de percer aussi Hippias, que TĂ©lĂ©maque tenait sous lui dans la poussiĂšre. Le fils d'Ulysse eĂ»t pu sans peine ĂÂŽter la vie Ă son ennemi; mais sa colĂšre Ă©tait apaisĂ©e, et il ne songeait plus qu'Ă rĂ©parer sa faute en montrant de la modĂ©ration. Il se lĂšve en disant - O Hippias, il me suffit de vous avoir appris Ă ne mĂ©priser jamais ma jeunesse; vivez j'admire votre force et votre courage. Les dieux m'ont protĂ©gĂ©; cĂ©dez Ă leur puissance ne songeons plus qu'Ă combattre ensemble contre les Dauniens. Pendant que TĂ©lĂ©maque parlait ainsi. Hippias se relevait couvert de poussiĂšre et de sang, plein de honte et de rage. Phalante n'osait ĂÂŽter la vie Ă celui qui venait de la donner si gĂ©nĂ©reusement Ă son frĂšre; il Ă©tait en suspens et hors de lui-mĂÂȘme. Tous les rois alliĂ©s accourent ils mĂšnent d'un cĂÂŽtĂ© TĂ©lĂ©maque, de l'autre Phalante et Hippias, qui, ayant perdu sa fiertĂ©, n'osait lever les yeux. Toute l'armĂ©e ne pouvait assez s'Ă©tonner que TĂ©lĂ©maque, dans un ĂÂąge si tendre, oĂÂč les hommes n'ont point encore toute leur force, eĂ»t pu renverser Hippias, semblable en force et en grandeur Ă ces gĂ©ants, enfants de la Terre, qui osĂšrent autrefois chasser de l'Olympe les immortels. Mais le fils d'Ulysse Ă©tait bien Ă©loignĂ© de jouir du plaisir de cette victoire. Pendant qu'on ne pouvait se lasser de l'admirer, il se retira dans sa tente, honteux de sa faute et ne pouvant plus se supporter lui-mĂÂȘme. Il gĂ©missait de sa promptitude il reconnaissait combien il Ă©tait injuste et dĂ©raisonnable dans ses emportements; il trouvait je ne sais quoi de vain, de faible et de bas dans cette hauteur dĂ©mesurĂ©e et injuste. Il reconnaissait que la vĂ©ritable grandeur n'est que dans la modĂ©ration, la justice, la modestie et l'humanitĂ© il le voyait; mais il n'osait espĂ©rer de se corriger aprĂšs tant de rechutes; il Ă©tait aux prises avec lui-mĂÂȘme, et on l'entendait rugir comme un lion furieux. Il demeura deux jours renfermĂ© seul dans sa tente, ne pouvant se rĂ©soudre Ă rentrer dans aucune sociĂ©tĂ© et se punissant soi-mĂÂȘme. - HĂ©las! - disait-il - oserai-je revoir Mentor? Suis-je le fils d'Ulysse, le plus sage et le plus patient des hommes? Suis-je venu porter la division et le dĂ©sordre dans l'armĂ©e des alliĂ©s? Est-ce leur sang ou celui des Dauniens, leurs ennemis, que je dois rĂ©pandre? J'ai Ă©tĂ© tĂ©mĂ©raire; je n'ai pas mĂÂȘme su lancer mon dard; je me suis exposĂ© dans un combat avec Hippias Ă forces inĂ©gales; je n'en devais attendre que la mort, avec la honte d'ĂÂȘtre vaincu. Mais qu'importe? je ne serais plus, non, je ne serais plus ce tĂ©mĂ©raire TĂ©lĂ©maque, ce jeune insensĂ©, qui ne profite d'aucun conseil ma honte finirait avec ma vie. HĂ©las! si je pouvais au moins espĂ©rer de ne plus faire ce que je suis dĂ©solĂ© d'avoir fait! Trop heureux, trop heureux! Mais peut-ĂÂȘtre qu'avant la fin du jour je ferai et voudrai faire encore les mĂÂȘmes fautes, dont j'ai maintenant tant de honte et d'horreur. O funeste victoire! O louanges que je ne puis souffrir, et qui sont de cruels reproches de ma folie! Pendant qu'il Ă©tait seul inconsolable, Nestor et PhiloctĂšte le vinrent trouver. Nestor voulut lui remontrer le tort qu'il avait; mais ce sage vieillard, reconnaissant bientĂÂŽt la dĂ©solation du jeune homme, changea ses graves remontrances en des paroles de tendresse, pour adoucir son dĂ©sespoir. Les princes alliĂ©s Ă©taient arrĂÂȘtĂ©s par cette querelle, et ils ne pouvaient marcher vers les ennemis qu'aprĂšs avoir rĂ©conciliĂ© TĂ©lĂ©maque avec Phalante et Hippias. On craignait Ă toute heure que les troupes des Tarentins n'attaquassent les cent jeunes CrĂ©tois qui avaient suivi TĂ©lĂ©maque dans cette guerre tout Ă©tait dans le trouble pour la faute du seul TĂ©lĂ©maque, et TĂ©lĂ©maque, qui voyait tant de maux prĂ©sents et de pĂ©rils pour l'avenir, dont il Ă©tait l'auteur, s'abandonnait Ă une douleur mĂšre. Tous les princes Ă©taient dans un extrĂÂȘme embarras; ils n'osaient faire marcher l'armĂ©e, de peur que, dans la marche, les CrĂ©tois de TĂ©lĂ©maque et les Tarentins de Phalante ne combattissent les uns contre les autres. On avait bien de la peine Ă les retenir au-dedans du camp, oĂÂč ils Ă©taient gardĂ©s de prĂšs. Nestor et PhiloctĂšte allaient et venaient sans cesse de la tente de TĂ©lĂ©maque Ă celle de l'implacable Phalante, qui ne respirait que la vengeance. La douce Ă©loquence de Nestor et l'autoritĂ© du grand PhiloctĂšte ne pouvaient modĂ©rer ce coeur farouche, qui Ă©tait encore sans cesse irritĂ© par les discours pleins de rage de son frĂšre Hippias. TĂ©lĂ©maque Ă©tait bien plus doux; mais il Ă©tait abattu par une douleur que rien ne pouvait consoler. Pendant que les princes Ă©taient dans cette agitation, toutes les troupes Ă©taient consternĂ©es; tout le camp paraissait comme une maison dĂ©solĂ©e qui vient de perdre un pĂšre de famille, l'appui de tous ses proches et la douce espĂ©rance de ses petits enfants. Dans ce dĂ©sordre et cette consternation de l'armĂ©e, on entend tout Ă coup un bruit effroyable de chariots, d'armes, de hennissements de chevaux, de cris d'hommes, les uns vainqueurs et animĂ©s au carnage, les autres ou fuyants, ou mourants, ou blessĂ©s. Un tourbillon de poussiĂšre forme un Ă©pais nuage qui couvre le ciel et qui enveloppe tout le camp. BientĂÂŽt Ă la poussiĂšre se joint une fumĂ©e Ă©paisse qui troublait l'air et qui ĂÂŽtait la respiration. On entendait un bruit sourd, semblable Ă celui des tourbillons de flamme que le mont Etna vomit du fond de ses entrailles embrasĂ©es, lorsque Vulcain, avec ses Cyclopes, y forge des foudres pour le pĂšre des dieux. L'Ă©pouvante saisit les coeurs. Adraste, vigilant et infatigable, avait surpris les alliĂ©s; il leur avait cachĂ© sa marche, et il Ă©tait instruit de la leur. Pendant deux nuits, il avait fait une incroyable diligence pour faire le tour d'une montagne presque inaccessible, dont les alliĂ©s avaient saisi tous les passages. Tenant les dĂ©filĂ©s, ils se croyaient en pleine sĂ»retĂ© et prĂ©tendaient mĂÂȘme pouvoir, par ces passages qu'ils occupaient, tomber sur l'ennemi derriĂšre la montagne, quand quelques troupes qu'ils attendaient leur seraient venues. Adraste, qui rĂ©pandait l'argent Ă pleines mains pour savoir le secret de ses ennemis, avait appris leur rĂ©solution; car Nestor et PhiloctĂšte, ces deux capitaines d'ailleurs si sages et si expĂ©rimentĂ©s, n'Ă©taient pas assez secrets dans leurs entreprises. Nestor, dans ce dĂ©clin de l'ĂÂąge, se plaisait trop Ă raconter ce qui pouvait lui attirer quelque louange; PhiloctĂšte naturellement parlait moins; mais il Ă©tait prompt, et, si peu qu'on excitĂÂąt sa vivacitĂ©, on lui faisait dire ce qu'il avait rĂ©solu de taire. Les gens artificieux avaient trouvĂ© la clef de son coeur, pour en tirer les plus importants secrets. On n'avait qu'Ă l'irriter alors, fougueux et hors de lui-mĂÂȘme, il Ă©clatait par des menaces; il se vantait d'avoir des moyens sĂ»rs de parvenir Ă ce qu'il voulait. Si peu qu'on parĂ»t douter de ces moyens, il se hĂÂątait de les expliquer inconsidĂ©rĂ©ment, et le secret le plus intime Ă©chappait du fond de son coeur. Semblable Ă un vase prĂ©cieux, mais fĂÂȘlĂ©, d'oĂÂč s'Ă©coulent toutes les liqueurs les plus dĂ©licieuses, le coeur de ce grand capitaine ne pouvait rien garder. Les traĂtres, corrompus par l'argent d'Adraste, ne manquaient pas de se jouer de la faiblesse de ces deux rois. Ils flattaient sans cesse Nestor par de vaines louanges; ils lui rappelaient ses victoires passĂ©es, admiraient sa prĂ©voyance, ne se lassaient jamais d'applaudir. D'un autre cĂÂŽtĂ©, ils tendaient des piĂšges continuels Ă l'humeur impatiente de PhiloctĂšte; ils ne lui parlaient que de difficultĂ©s, de contre-temps, de dangers, d'inconvĂ©nients, de fautes irrĂ©mĂ©diables. AussitĂÂŽt que ce naturel prompt Ă©tait enflammĂ©, la sagesse l'abandonnait et il n'Ă©tait plus le mĂÂȘme homme. TĂ©lĂ©maque, malgrĂ© les dĂ©fauts que nous avons vus, Ă©tait bien plus prudent pour garder un secret il y Ă©tait accoutumĂ© par ses malheurs et par la nĂ©cessitĂ© oĂÂč il avait Ă©tĂ© dĂšs son enfance de se cacher aux amants de PĂ©nĂ©lope. Il savait taire un secret sans dire aucun mensonge. Il n'avait point mĂÂȘme un certain air rĂ©servĂ© et mystĂ©rieux qu'ont d'ordinaire les gens secrets; il ne paraissait point chargĂ© du poids du secret qu'il devait garder; on le trouvait toujours libre, naturel, ouvert, comme un homme qui a son coeur sur les lĂšvres. Mais, en disant tout ce qu'on pouvait dire sans consĂ©quence, il savait s'arrĂÂȘter prĂ©cisĂ©ment et sans affectation aux choses qui pouvaient donner quelque soupçon et entamer son secret par lĂ son coeur Ă©tait impĂ©nĂ©trable et inaccessible. Ses meilleurs amis mĂÂȘme ne savaient que ce qu'il croyait utile de leur dĂ©couvrir pour en tirer de sages conseils, et il n'y avait que le seul Mentor pour lequel il n'avait aucune rĂ©serve. Il se confiait Ă d'autres amis mais Ă divers degrĂ©s, et Ă proportion de ce qu'il avait Ă©prouvĂ© leur amitiĂ© et leur sagesse. TĂ©lĂ©maque avait souvent remarquĂ© que les rĂ©solutions du conseil se rĂ©pandaient un peu trop dans le camp; il en avait averti Nestor et PhiloctĂšte. Mais ces deux hommes si expĂ©rimentĂ©s ne firent pas assez d'attention Ă un avis si salutaire la vieillesse n'a plus rien de souple, la longue habitude la tient comme enchaĂnĂ©e; elle n'a presque plus de ressource contre ses dĂ©fauts. Semblables aux arbres dont le tronc rude et noueux s'est durci par le nombre des annĂ©es et ne peut plus se redresser, les hommes, Ă un certain ĂÂąge, ne peuvent presque plus se plier eux-mĂÂȘmes contre certaines habitudes qui ont vieilli avec eux et qui sont entrĂ©es jusque dans la moelle de leurs os. Souvent ils les connaissent, mais trop tard; ils en gĂ©missent en vain, et la tendre jeunesse est le seul ĂÂąge oĂÂč l'homme peut encore tout sur lui-mĂÂȘme pour se corriger. Il y avait dans l'armĂ©e un Dolope, nommĂ© Eurymaque, flatteur, insinuant, sachant s'accommoder Ă tous les goĂ»ts et Ă toutes les inclinations des princes, inventif et industrieux pour trouver de nouveaux moyens de leur plaire. A l'entendre, rien n'Ă©tait jamais difficile. Lui demandait-on son avis? Il devinait celui qui serait le plus agrĂ©able. Il Ă©tait plaisant, railleur contre les faibles, complaisant pour ceux qu'il craignait, habile pour assaisonner une louange dĂ©licate, qui fĂ»t bien reçue des hommes les plus modestes. Il Ă©tait grave avec les graves, enjouĂ© avec ceux qui Ă©taient d'une humeur enjouĂ©e; il ne lui coĂ»tait rien de prendre toutes sortes de formes. Les hommes sincĂšres et vertueux, qui sont toujours les mĂÂȘmes et qui s'assujettissent aux rĂšgles de la vertu, ne sauraient jamais ĂÂȘtre aussi agrĂ©ables aux princes que leurs passions dominent. Eurymaque savait la guerre; il Ă©tait capable d'affaire; c'Ă©tait un aventurier qui s'Ă©tait donnĂ© Ă Nestor et qui avait gagnĂ© sa confiance. Il tirait du fond de son coeur, un peu vain et sensible aux louanges, tout ce qu'il en voulait savoir. Quoique PhiloctĂšte ne se confiĂÂąt point Ă lui, la colĂšre et l'impatience faisaient en lui ce que la confiance faisait en Nestor. Eurymaque n'avait qu'Ă le contredire en l'irritant, il dĂ©couvrait tout. Cet homme avait reçu de grandes sommes d'Adraste pour lui mander tous les desseins des alliĂ©s. Le roi des Dauniens avait dans l'armĂ©e un certain nombre de transfuges, qui devaient l'un aprĂšs l'autre s'Ă©chapper du camp des alliĂ©s et retourner au sien. A mesure qu'il y avait quelque affaire importante Ă faire savoir Ă Adraste, Eurymaque faisait partir un de ces transfuges. La tromperie ne pouvait pas ĂÂȘtre facilement dĂ©couverte, parce que ces transfuges ne portaient point de lettres. Si on les surprenait on ne trouvait rien qui pĂ»t rendre Eurymaque suspect. Cependant Adraste prĂ©venait toutes les entreprises des alliĂ©s. A peine une rĂ©solution Ă©tait-elle prise dans le conseil, que les Dauniens faisaient prĂ©cisĂ©ment ce qui Ă©tait nĂ©cessaire pour en empĂÂȘcher le succĂšs. TĂ©lĂ©maque ne se lassait point d'en chercher la cause et d'exciter la dĂ©fiance de Nestor et de PhiloctĂšte; mais ce soin Ă©tait inutile ils Ă©taient aveuglĂ©s. On avait rĂ©solu, dans le conseil, d'attendre les troupes nombreuses qui devaient venir, et on avait fait avancer secrĂštement pendant la nuit cent vaisseaux pour conduire plus promptement ces troupes depuis une cĂÂŽte de mer trĂšs rude, oĂÂč elles devaient arriver, jusqu'au lieu oĂÂč l'armĂ©e campait. Cependant on se croyait en sĂ»retĂ©, parce qu'on tenait avec des troupes les dĂ©troits de la montagne voisine, qui est une cĂÂŽte presque inaccessible de l'Apennin. L'armĂ©e Ă©tait campĂ©e sur les bords du fleuve GalĂšse, assez prĂšs de la mer. Cette campagne dĂ©licieuse est abondante en pĂÂąturages et en tous les fruits qui peuvent nourrir une armĂ©e. Adraste Ă©tait derriĂšre la montagne et on comptait qu'il ne pouvait passer mais comme il sut que les alliĂ©s Ă©taient encore faibles, qu'ils attendaient un grand secours, que les vaisseaux attendaient l'arrivĂ©e des troupes qui devaient venir, et que l'armĂ©e Ă©tait divisĂ©e par la querelle de TĂ©lĂ©maque avec Phalante, il se hĂÂąta de faire un grand tour. Il vint en diligence jour et nuit sur le bord de la mer et passa par des chemins qu'on avait toujours crus absolument impraticables. Ainsi la hardiesse et le travail obstinĂ© surmontent les plus grands obstacles; ainsi il n'y a presque rien d'impossible Ă ceux qui savent oser et souffrir; ainsi ceux qui s'endorment, comptant que les choses difficiles sont impossibles, mĂ©ritent d'ĂÂȘtre surpris et accablĂ©s. Adraste surprit au point du jour les cent vaisseaux qui appartenaient aux alliĂ©s. Comme ces vaisseaux Ă©taient mal gardĂ©s et qu'on ne se dĂ©fiait de rien, il s'en saisit sans rĂ©sistance et s'en servit pour transporter ses troupes avec une incroyable diligence Ă l'embouchure du GalĂšse; puis il remonta en diligence le long du fleuve. Ceux qui Ă©taient dans les postes avancĂ©s autour du camp, vers la riviĂšre, crurent que ces vaisseaux leur amenaient les troupes qu'on attendait; on poussa d'abord de grands cris de joie. Adraste et ses soldats descendirent avant qu'on pĂ»t les reconnaĂtre ils tombent sur les alliĂ©s, qui ne se dĂ©fient de rien; ils les trouvent dans un camp tout ouvert, sans ordre, sans chefs, sans armes. Le cĂÂŽtĂ© du camp qu'il attaqua d'abord fut celui des Tarentins, oĂÂč commandait Phalante. Les Dauniens y entrĂšrent avec tant de vigueur, que cette jeunesse lacĂ©dĂ©monienne, Ă©tant surprise, ne put rĂ©sister. Pendant qu'ils cherchent leurs armes et qu'ils s'embarrassent les uns les autres dans cette confusion, Adraste fait mettre le feu au camp. AussitĂÂŽt la flamme s'Ă©lĂšve des pavillons et monte jusqu'aux nues le bruit du feu est semblable Ă celui d'un torrent qui inonde toute une campagne et qui entraĂne par sa rapiditĂ© les grands chĂÂȘnes avec leurs profondes racines, les moissons, les granges, les Ă©tables et les troupeaux. Le vent pousse impĂ©tueusement la flamme de pavillon en pavillon, et bientĂÂŽt tout le camp est comme une vieille forĂÂȘt qu'une Ă©tincelle de feu a embrasĂ©e. Phalante, qui voit le pĂ©ril de plus prĂšs qu'un autre, ne peut y remĂ©dier. Il comprend que toutes les troupes vont pĂ©rir dans cet incendie, si on ne se hĂÂąte d'abandonner le camp; mais il comprend aussi combien le dĂ©sordre de cette retraite est Ă craindre devant un ennemi victorieux; il commence Ă faire sortir sa jeunesse lacĂ©dĂ©monienne encore Ă demi dĂ©sarmĂ©e. Mais Adraste ne les laisse point respirer d'un cĂÂŽtĂ©, une troupe d'archers adroits perce de flĂšches innombrables les soldats de Phalante; de l'autre, des frondeurs jettent une grĂÂȘle de grosses pierres. Adraste lui-mĂÂȘme, l'Ă©pĂ©e Ă la main, marchant Ă la tĂÂȘte d'une troupe choisie des plus intrĂ©pides Dauniens, poursuit, Ă la lueur du feu, les troupes qui s'enfuient. Il moissonne par le fer tranchant tout ce qui a Ă©chappĂ© au feu; il nage dans le sang et il ne peut s'assouvir de carnage les lions et les tigres n'Ă©galent point sa furie quand ils Ă©gorgent les bergers avec leurs troupeaux. Les troupes de Phalante succombent, et le courage les abandonne la pĂÂąle Mort, conduite par une Furie infernale, dont la tĂÂȘte est hĂ©rissĂ©e de serpents, glace le sang de leurs veines leurs membres engourdis se roidissent, et leurs genoux chancelants leur ĂÂŽtent mĂÂȘme l'espĂ©rance de la fuite. Phalante, Ă qui la honte et le dĂ©sespoir donnent encore un reste de force et de vigueur, Ă©lĂšve les mains et les yeux vers le ciel il voit tomber Ă ses pieds son frĂšre Hippias, sous les coups de la main foudroyante d'Adraste. Hippias, Ă©tendu par terre, se roule dans la poussiĂšre; un sang noir et bouillonnant sort, comme un ruisseau, de la profonde blessure qui lui traverse le cĂÂŽtĂ©; ses yeux se ferment Ă la lumiĂšre, son ĂÂąme furieuse s'enfuit avec tout son sang. Phalante lui-mĂÂȘme, tout couvert du sang de son frĂšre, et ne pouvant le secourir, se voit enveloppĂ© par une foule d'ennemis qui s'efforcent de le renverser; son bouclier est percĂ© de mille traits; il est blessĂ© en plusieurs endroits de son corps; il ne peut plus rallier ses troupes fugitives; les dieux le voient, et ils n'en ont aucune pitiĂ©. Jupiter, au milieu de toutes les divinitĂ©s cĂ©lestes, regardait du haut de l'Olympe ce carnage des alliĂ©s. En mĂÂȘme temps il consultait les immuables destinĂ©es et voyait tous les chefs dont la trame devait ce jour-lĂ ĂÂȘtre tranchĂ©e par le ciseau de la Parque. Chacun des dieux Ă©tait attentif pour dĂ©couvrir sur le visage de Jupiter quelle serait sa volontĂ©. Mais le pĂšre des dieux et des hommes leur dit d'une voix douce et majestueuse - Vous voyez en quelle extrĂ©mitĂ© sont rĂ©duits les alliĂ©s; vous voyez Adraste qui renverse tous ses ennemis; mais ce spectacle est bien trompeur la gloire et la prospĂ©ritĂ© des mĂ©chants est courte; Adraste, impie et odieux par sa mauvaise foi, ne remportera point une entiĂšre victoire. Ce malheur n'arrive aux alliĂ©s que pour leur apprendre Ă se corriger et Ă mieux garder le secret de leurs entreprises. Ici la sage Minerve prĂ©pare une nouvelle gloire Ă son jeune TĂ©lĂ©maque, dont elle fait ses dĂ©lices. Alors Jupiter cessa de parler. Tous les dieux en silence continuaient Ă regarder le combat. Cependant Nestor et PhiloctĂšte furent avertis qu'une partie du camp Ă©tait dĂ©jĂ brĂ»lĂ©e, que la flamme, poussĂ©e par le vent, s'avançait toujours, que leurs troupes Ă©taient en dĂ©sordre et que Phalante ne pouvait plus soutenir l'effort des ennemis. A peine ces funestes paroles frappent leurs oreilles, et dĂ©jĂ ils courent aux armes, assemblent les capitaines et ordonnent qu'on se hĂÂąte de sortir du camp pour Ă©viter cet incendie. TĂ©lĂ©maque, qui Ă©tait abattu et inconsolable, oublie sa douleur il prend ses armes, dons prĂ©cieux de la sage Minerve, qui, paraissant sous la figure de Mentor, fit semblant de les avoir reçues d'un excellent ouvrier de Salente, mais qui les avait fait faire Ă Vulcain dans les cavernes fumantes du mont Etna. Ses armes Ă©taient polies comme une glace, et brillantes comme les rayons du soleil. On y voyait Neptune et Pallas qui disputaient entre eux Ă qui aurait la gloire de donner son nom Ă une ville naissante. Neptune de son trident frappait la terre, et on en voyait sortir un cheval fougueux le feu sortait de ses yeux, et l'Ă©cume de sa bouche; ses crins flottaient au grĂ© du vent; ses jambes souples et nerveuses se repliaient avec vigueur et lĂ©gĂšretĂ©. Il ne marchait point, il sautait Ă force de reins, mais avec tant de souplesse, qu'il ne laissait aucune trace de ses pas; on croyait l'entendre hennir. De l'autre cĂÂŽtĂ©, Minerve donnait aux habitants de sa nouvelle ville l'olive, fruit de l'arbre qu'elle avait plantĂ© le rameau, auquel pendait son fruit, reprĂ©sentait la douce paix avec l'abondance, prĂ©fĂ©rable aux troubles de la guerre dont ce cheval Ă©tait l'image. La dĂ©esse demeurait victorieuse par ses dons simples et utiles, et la superbe AthĂšnes portait son nom. On voyait aussi Minerve assemblant autour d'elle tous les beaux-arts, qui Ă©taient des enfants tendres et ailĂ©s; ils se rĂ©fugiaient autour d'elle, Ă©tant Ă©pouvantĂ©s des fureurs brutales de Mars, qui ravage tout, comme les agneaux bĂÂȘlants se rĂ©fugient sous leur mĂšre Ă la vue d'un loup affamĂ©, qui, d'une gueule bĂ©ante et enflammĂ©e, s'Ă©lance pour les dĂ©vorer. Minerve, d'un visage dĂ©daigneux et irritĂ©, confondait par l'excellence de ses ouvrages la folle tĂ©mĂ©ritĂ© d'ArachnĂ©, qui avait osĂ© disputer avec elle pour la perfection des tapisseries. On voyait cette malheureuse, dont tous les membres extĂ©nuĂ©s se dĂ©figuraient et se changeaient en araignĂ©e. D'un autre cĂÂŽtĂ© paraissait encore Minerve, qui, dans la guerre des gĂ©ants, servait de conseil Ă Jupiter mĂÂȘme et soutenait tous les autres dieux Ă©tonnĂ©s. Enfin elle Ă©tait reprĂ©sentĂ©e avec sa lance et son Ă©gide, sur les bords du Xanthe et du SimoĂÂŻs, menant Ulysse par la main, ranimant les troupes fugitives des Grecs, soutenant les efforts des plus vaillants capitaines troyens et du redoutable Hector mĂÂȘme, enfin introduisant Ulysse dans cette fatale machine, qui devait en une seule nuit renverser l'empire de Priam. D'un autre cĂÂŽtĂ©, ce bouclier reprĂ©sentait CĂ©rĂšs dans les fertiles campagnes d'Enne, qui sont au milieu de la Sicile. On voyait la dĂ©esse qui rassemblait les peuples Ă©pars çà et lĂ , cherchant leur nourriture par la chasse ou cueillant les fruits sauvages qui tombaient des arbres. Elle montrait Ă ces hommes grossiers l'art d'adoucir la terre et de tirer de son sein fĂ©cond leur nourriture. Elle leur prĂ©sentait une charrue et y faisait atteler des boeufs. On voyait la terre s'ouvrir en sillons par le tranchant de la charrue; puis on apercevait les moissons dorĂ©es, qui couvraient ces fertiles campagnes le moissonneur, avec sa faux, coupait les doux fruits de la terre et se payait de toutes ses peines. Le fer, destinĂ© ailleurs Ă tout dĂ©truire, ne paraissait employĂ© en ce lieu qu'Ă prĂ©parer l'abondance et qu'Ă faire naĂtre tous les plaisirs. Les nymphes, couronnĂ©es de fleurs, dansaient ensemble dans une prairie, sur le bord d'une riviĂšre, auprĂšs d'un bocage Pan jouait de la flĂ»te, les faunes et les satyres folĂÂątres sautaient dans un coin. Bacchus y paraissait aussi, couronnĂ© de lierre, appuyĂ© d'une main sur son thyrse et tenant de l'autre une vigne ornĂ©e de pampre et de plusieurs grappes de raisin. C'Ă©tait une beautĂ© molle, avec je ne sais quoi de noble, de passionnĂ© et de languissant il Ă©tait tel qu'il parut Ă la malheureuse Ariadne, lorsqu'il la trouva seule, abandonnĂ©e et abĂmĂ©e dans la douleur, sur un rivage inconnu. Enfin, on voyait de toutes parts un peuple nombreux, des vieillards qui allaient porter dans les temples les prĂ©mices de leurs fruits; de jeunes hommes qui revenaient vers leurs Ă©pouses, lassĂ©s du travail de la journĂ©e les femmes allaient au-devant d'eux, menant par la main leurs petits enfants, qu'elles caressaient. On voyait aussi des bergers qui paraissaient chanter, et quelques-uns dansaient au son du chalumeau. Tout reprĂ©sentait la paix, l'abondance, les dĂ©lices; tout paraissait riant et heureux. On voyait mĂÂȘme dans les pĂÂąturages les loups se jouer au milieu des moutons; le lion et le tigre, ayant quittĂ© leur fĂ©rocitĂ©, paissaient avec les tendres agneaux; un petit berger les menait ensemble sous sa houlette; et cette aimable peinture rappelait tous les charmes de l'ĂÂąge d'or. TĂ©lĂ©maque, s'Ă©tant revĂÂȘtu de ces armes divines, au lieu de prendre son baudrier ordinaire, prit la terrible Ă©gide, que Minerve lui avait envoyĂ©e, en la confiant Ă Iris, prompte messagĂšre des dieux. Iris lui avait enlevĂ© son baudrier sans qu'il s'en aperçût et lui avait donnĂ© en la place cette Ă©gide, redoutable aux dieux mĂÂȘmes. En cet Ă©tat, il court hors du camp pour en Ă©viter les flammes; il appelle Ă lui, d'une voix forte, tous les chefs de l'armĂ©e, et cette voix ranime dĂ©jĂ tous les alliĂ©s Ă©perdus. Un feu divin Ă©tincelle dans les yeux du jeune guerrier. Il paraĂt toujours doux, toujours libre et tranquille, toujours appliquĂ© Ă donner les ordres, comme pourrait faire un sage vieillard appliquĂ© Ă rĂ©gler sa famille et Ă instruire ses enfants. Mais il est prompt et rapide dans l'exĂ©cution, semblable Ă un fleuve impĂ©tueux qui, non seulement roule avec prĂ©cipitation ses flots Ă©cumeux, mais qui entraĂne encore dans sa course les plus pesants vaisseaux dont il est chargĂ©. PhiloctĂšte, Nestor, les chefs des Manduriens et des autres nations, sentent dans le fils d'Ulysse je ne sais quelle autoritĂ© Ă laquelle il faut que tout cĂšde l'expĂ©rience des vieillards leur manque; le conseil et la sagesse sont ĂÂŽtĂ©s Ă tous les commandants; la jalousie mĂÂȘme, si naturelle aux hommes, s'Ă©teint dans les coeurs; tous se taisent, tous admirent TĂ©lĂ©maque; tous se rangent pour lui obĂ©ir, sans y faire de rĂ©flexion, et comme s'ils y eussent Ă©tĂ© accoutumĂ©s. Il s'avance, et monte sur une colline, d'oĂÂč il observe la disposition des ennemis; puis tout Ă coup il juge qu'il faut se hĂÂąter de les surprendre dans le dĂ©sordre oĂÂč ils se sont mis en brĂ»lant le camp des alliĂ©s. Il fait le tour en diligence, et tous les capitaines les plus expĂ©rimentĂ©s le suivent. Il attaque les Dauniens par-derriĂšre, dans un temps oĂÂč ils croyaient l'armĂ©e des alliĂ©s enveloppĂ©e dans les flammes de l'embrasement. Cette surprise les trouble ils tombent sous la main de TĂ©lĂ©maque, comme les feuilles, dans les derniers jours de l'automne, tombent des forĂÂȘts, quand un fier aquilon, ramenant l'hiver, fait gĂ©mir les troncs des vieux arbres et en agite toutes les branches. La terre est couverte des hommes que TĂ©lĂ©maque fait tomber. De son dard il perça le coeur d'IphiclĂšs, le plus jeune des enfants d'Adraste. Celui-ci osa se prĂ©senter contre lui au combat, pour sauver la vie de son pĂšre, qui pensa ĂÂȘtre surpris par TĂ©lĂ©maque. Le fils d'Ulysse et IphiclĂšs Ă©taient tous deux beaux, vigoureux, pleins d'adresse et de courage, de la mĂÂȘme taille, de la mĂÂȘme douceur, du mĂÂȘme ĂÂąge; tous deux chĂ©ris de leurs parents mais IphiclĂšs Ă©tait comme une fleur qui s'Ă©panouit dans un champ et qui doit ĂÂȘtre coupĂ©e par le tranchant de la faux du moissonneur. Ensuite TĂ©lĂ©maque renverse Euphorion, le plus cĂ©lĂšbre de tous les Lydiens venus en Etrurie. Enfin, son glaive perce ClĂ©omĂšne, nouveau mariĂ©, qui avait promis Ă son Ă©pouse de lui porter les riches dĂ©pouilles des ennemis, et qui ne devait jamais la revoir. Adraste frĂ©mit de rage, voyant la mort de son cher fils, celle de plusieurs capitaines, et la victoire qui Ă©chappe de ses mains. Phalante, presque abattu Ă ses pieds, est comme une victime Ă demi Ă©gorgĂ©e, qui se dĂ©robe au couteau sacrĂ© et qui s'enfuit loin de l'autel; il ne fallait plus Ă Adraste qu'un moment pour achever la perte du LacĂ©dĂ©monien. Phalante, noyĂ© dans son sang et dans celui des soldats qui combattent avec lui, entend les cris de TĂ©lĂ©maque, qui s'avance pour le secourir. En ce moment la vie lui est rendue; un nuage qui couvrait dĂ©jĂ ses yeux se dissipe. Les Dauniens, sentant cette attaque imprĂ©vue, abandonnent Phalante pour aller repousser un plus dangereux ennemi. Adraste est tel qu'un tigre Ă qui des bergers assemblĂ©s arrachent sa proie, qu'il Ă©tait prĂÂȘt Ă dĂ©vorer. TĂ©lĂ©maque le cherche dans la mĂÂȘlĂ©e et veut finir tout Ă coup la guerre, en dĂ©livrant les alliĂ©s de leur implacable ennemi. Mais Jupiter ne voulait pas donner au fils d'Ulysse une victoire si prompte et si facile Minerve mĂÂȘme voulait qu'il eĂ»t Ă souffrir des maux plus longs, pour mieux apprendre Ă gouverner les hommes. L'impie Adraste fut donc conservĂ© par le pĂšre des dieux, afin que TĂ©lĂ©maque eĂ»t le temps d'acquĂ©rir plus de gloire et plus de vertu. Un nuage que Jupiter assembla dans les airs sauva les Dauniens; un tonnerre effroyable dĂ©clara la volontĂ© des dieux on aurait cru que les voĂ»tes Ă©ternelles du haut Olympe allaient s'Ă©crouler sur les tĂÂȘtes des faibles mortels; les Ă©clairs fendaient la nue de l'un Ă l'autre pĂÂŽle, et, dans l'instant oĂÂč ils Ă©blouissaient les yeux par leurs feux perçants, on retombait dans les affreuses tĂ©nĂšbres de la nuit. Une pluie abondante qui tomba dans l'instant servit encore Ă sĂ©parer les deux armĂ©es. Adraste profita du secours des dieux, sans ĂÂȘtre touchĂ© de leur pouvoir, et mĂ©rita, par cette ingratitude, d'ĂÂȘtre rĂ©servĂ© Ă une plus cruelle vengeance. Il se hĂÂąta de faire passer ses troupes entre le camp Ă demi brĂ»lĂ© et un marais, qui s'Ă©tendait jusqu'Ă la riviĂšre il le fit avec tant d'industrie et de promptitude, que cette retraite montra combien il avait de ressource et de prĂ©sence d'esprit. Les alliĂ©s, animĂ©s par TĂ©lĂ©maque, voulaient le poursuivre, mais Ă la faveur de cet orage, il leur Ă©chappa, comme un oiseau, d'une aile lĂ©gĂšre, Ă©chappe aux filets des chasseurs. Les alliĂ©s ne songĂšrent plus qu'Ă rentrer dans leur camp et qu'Ă rĂ©parer leurs pertes. En rentrant dans le camp, ils virent ce que la guerre a de plus lamentable les malades et les blessĂ©s, n'ayant pu se traĂner hors des tentes, n'avaient pu se garantir du feu ils paraissaient Ă demi brĂ»lĂ©s, poussant vers le ciel, d'une voix plaintive et mourante, des cris douloureux. Le coeur de TĂ©lĂ©maque en fut percĂ© il ne put retenir ses larmes; il dĂ©tourna plusieurs fois ses yeux, Ă©tant saisi d'horreur et de compassion; il ne pouvait voir sans frĂ©mir ces corps encore vivants, et dĂ©vouĂ©s Ă une longue et cruelle mort ils paraissaient semblables Ă la chair des victimes qu'on a brĂ»lĂ©es sur les autels, et dont l'odeur se rĂ©pand de tous cĂÂŽtĂ©s. - HĂ©las! - s'Ă©criait TĂ©lĂ©maque - voilĂ donc les maux que la guerre entraĂne aprĂšs elle! Quelle fureur aveugle pousse les malheureux mortels! Ils ont si peu de jours Ă vivre sur la terre; ces jours sont si misĂ©rables pourquoi prĂ©cipiter une mort dĂ©jĂ si prochaine? Pourquoi ajouter tant de dĂ©solations affreuses Ă l'amertume dont les dieux ont rempli cette vie si courte? Les hommes sont tous frĂšres, et ils s'entre-dĂ©chirent les bĂÂȘtes farouches sont moins cruelles qu'eux. Les lions ne font point la guerre aux lions, ni les tigres aux tigres; ils n'attaquent que les animaux d'espĂšce diffĂ©rente l'homme seul, malgrĂ© sa raison, fait ce que les animaux sans raison ne firent jamais. Mais encore pourquoi ces guerres? N'y a-t-il pas assez de terres dans l'univers pour en donner Ă tous les hommes plus qu'ils n'en peuvent cultiver? Combien y a-t-il de terres dĂ©sertes! Le genre humain ne saurait les remplir. Quoi donc! une fausse gloire, un vain titre de conquĂ©rant, qu'un prince veut acquĂ©rir, allume la guerre dans des pays immenses! Ainsi un seul homme, donnĂ© au monde par la colĂšre des dieux, sacrifie brutalement tant d'autres hommes Ă sa vanitĂ© il faut que tout pĂ©risse, que tout nage dans le sang, que tout soit dĂ©vorĂ© par les flammes, que ce qui Ă©chappe au fer et au feu ne puisse Ă©chapper Ă la faim, encore plus cruelle, afin qu'un seul homme, qui se joue de la nature humaine entiĂšre, trouve dans cette destruction gĂ©nĂ©rale son plaisir et sa gloire. Quelle gloire monstrueuse! Peut-on trop abhorrer et trop mĂ©priser des hommes qui ont tellement oubliĂ© l'humanitĂ©? Non, non bien loin d'ĂÂȘtre des demi-dieux, ce ne sont pas mĂÂȘme des hommes, et ils doivent ĂÂȘtre en exĂ©cration Ă tous les siĂšcles dont ils ont cru ĂÂȘtre admirĂ©s. O que les rois doivent prendre garde aux guerres qu'ils entreprennent! Elles doivent ĂÂȘtre justes; ce n'est pas assez il faut qu'elles soient nĂ©cessaires pour le bien public. Le sang d'un peuple ne doit ĂÂȘtre versĂ© que pour sauver ce peuple dans les besoins extrĂÂȘmes. Mais les conseils flatteurs, les fausses idĂ©es de gloire, les vaines jalousies, l'injuste aviditĂ© qui se couvre de beaux prĂ©textes, enfin les engagements insensibles entraĂnent presque toujours les rois dans des guerres oĂÂč ils se rendent malheureux, oĂÂč ils hasardent tout sans nĂ©cessitĂ©, et oĂÂč ils font autant de mal Ă leurs sujets qu'Ă leurs ennemis. Ainsi raisonnait TĂ©lĂ©maque. Mais il ne se contentait pas de dĂ©plorer les maux de la guerre; il tĂÂąchait de les adoucir. On le voyait aller dans les tentes secourir lui-mĂÂȘme les malades et les mourants; il leur donnait de l'argent et des remĂšdes; il les consolait et les encourageait par des discours pleins d'amitiĂ©; il envoyait visiter ceux qu'il ne pouvait visiter lui-mĂÂȘme. Parmi les CrĂ©tois qui Ă©taient avec lui, il y avait deux vieillards, dont l'un se nommait Traumaphile et l'autre Nosophuge. Traumaphile avait Ă©tĂ© au siĂšge de Troie avec IdomĂ©nĂ©e, et avait appris des enfants d'Esculape l'art divin de guĂ©rir les plaies. Il rĂ©pandait dans les blessures les plus profondes et les plus envenimĂ©es une liqueur odorifĂ©rante, qui consumait les chairs mortes et corrompues, sans avoir besoin de faire aucune incision, et qui formait promptement de nouvelles chairs plus saines et plus belles que les premiĂšres. Pour Nosophuge, il n'avait jamais vu les enfants d'Esculape; mais il avait eu, par le moyen de MĂ©rione, un livre sacrĂ© et mystĂ©rieux, qu'Esculape avait donnĂ© Ă ses enfants. D'ailleurs Nosophuge Ă©tait ami des dieux; il avait composĂ© des hymnes en l'honneur des enfants de Latone; il offrait tous les jours le sacrifice d'une brebis blanche et sans tache Ă Apollon, par lequel il Ă©tait souvent inspirĂ©. A peine avait-il vu un malade, qu'il connaissait Ă ses yeux, Ă la couleur de son teint, Ă la conformation de son corps et Ă sa respiration, la cause de sa maladie. TantĂÂŽt il donnait des remĂšdes qui faisaient suer, et il montrait, par le succĂšs des sueurs, combien la transpiration, facilitĂ©e ou diminuĂ©e, dĂ©concerte ou rĂ©tablit toute la machine du corps; tantĂÂŽt il donnait, pour les maux de langueur, certains breuvages qui fortifiaient peu Ă peu les parties nobles et qui rajeunissaient les hommes en adoucissant leur sang. Mais il assurait que c'Ă©tait faute de vertu et de courage que les hommes avaient si souvent besoin de la mĂ©decine. - C'est une honte - disait-il - pour les hommes qu'ils aient tant de maladies; car les bonnes moeurs produisent la santĂ©. Leur intempĂ©rance - disait-il encore - change en poisons mortels les aliments destinĂ©s Ă conserver la vie. Les plaisirs pris sans modĂ©ration abrĂšgent plus les jours des hommes que les remĂšdes ne peuvent les prolonger. Les pauvres sont moins souvent malades faute de nourriture que les riches ne le deviennent pour en prendre trop. Les aliments qui flattent trop le goĂ»t et qui font manger au-delĂ du besoin empoisonnent au lieu de nourrir. Les remĂšdes sont eux-mĂÂȘmes de vĂ©ritables maux qui usent la nature, et dont il ne faut se servir que dans les pressants besoins. Le grand remĂšde, qui est toujours innocent, et toujours d'un usage utile, c'est la sobriĂ©tĂ©, c'est la tempĂ©rance dans tous les plaisirs, c'est la tranquillitĂ© de l'esprit, c'est l'exercice du corps. Par lĂ on fait un sang doux et tempĂ©rĂ© et on dissipe toutes les humeurs superflues. Ainsi le sage Nosophuge Ă©tait moins admirable par ses remĂšdes que par le rĂ©gime qu'il conseillait pour prĂ©venir les maux et pour rendre les remĂšdes inutiles. Ces deux hommes Ă©taient envoyĂ©s par TĂ©lĂ©maque visiter tous les malades de l'armĂ©e. Ils en guĂ©rirent beaucoup par leurs remĂšdes, mais ils en guĂ©rirent bien davantage par le soin qu'ils prirent pour les faire servir Ă propos; car ils s'appliquaient Ă les tenir proprement, Ă empĂÂȘcher le mauvais air par cette propretĂ© et Ă leur faire garder un rĂ©gime de sobriĂ©tĂ© exacte dans leur convalescence. Tous les soldats, touchĂ©s de ces secours, rendaient grĂÂąces aux dieux d'avoir envoyĂ© TĂ©lĂ©maque dans l'armĂ©e des alliĂ©s. - Ce n'est pas un homme - disaient-ils - c'est sans doute quelque divinitĂ© bienfaisante sous une figure humaine. Du moins, si c'est un homme, il ressemble moins au reste des hommes qu'aux dieux; il n'est sur la terre que pour faire du bien, il est encore plus aimable par sa douceur et par sa bontĂ© que par sa valeur. O si nous pouvions l'avoir pour roi! Mais les dieux le rĂ©servent pour quelque peuple plus heureux qu'ils chĂ©rissent, et chez lequel ils veulent renouveler l'ĂÂąge d'or. TĂ©lĂ©maque, pendant qu'il allait la nuit visiter les quartiers du camp, par prĂ©caution contre les ruses d'Adraste, entendait ces louanges, qui n'Ă©taient point suspectes de flatterie, comme celles que les flatteurs donnent souvent en face aux princes, supposant qu'ils n'ont ni modestie, ni dĂ©licatesse, et qu'il n'y a qu'Ă les louer sans mesure pour s'emparer de leur faveur. Le fils d'Ulysse ne pouvait goĂ»ter que ce qui Ă©tait vrai; il ne pouvait souffrir d'autres louanges que celles qu'on lui donnait en secret, loin de lui, et qu'il avait vĂ©ritablement mĂ©ritĂ©es. Son coeur n'Ă©tait pas insensible Ă celles-lĂ il sentait ce plaisir si doux et si pur que les dieux ont attachĂ© Ă la seule vertu, et que les mĂ©chants, faute de l'avoir Ă©prouvĂ©, ne peuvent ni concevoir, ni croire; mais il ne s'abandonnait point Ă ce plaisir aussitĂÂŽt revenaient en foule dans son esprit toutes les fautes qu'il avait faites; il n'oubliait point sa hauteur naturelle et son indiffĂ©rence pour les hommes; il avait une honte secrĂšte d'ĂÂȘtre nĂ© si dur, et de paraĂtre si humain. Il renvoyait Ă la sage Minerve toute la gloire qu'on lui donnait, et qu'il ne croyait pas mĂ©riter. - C'est vous - disait-il - ĂÂŽ grande dĂ©esse, qui m'avez donnĂ© Mentor pour m'instruire et pour corriger mon mauvais naturel; c'est vous qui me donnez la sagesse de profiter de mes fautes pour me dĂ©fier de moi-mĂÂȘme; c'est vous qui retenez mes passions impĂ©tueuses; c'est vous qui me faites sentir le plaisir de soulager les malheureux sans vous je serais haĂÂŻ et digne de l'ĂÂȘtre; sans vous je ferais des fautes irrĂ©parables; je serais comme un enfant, qui ne sentant pas sa faiblesse, quitte sa mĂšre et tombe dĂšs le premier pas. Nestor et PhiloctĂšte Ă©taient Ă©tonnĂ©s de voir TĂ©lĂ©maque devenu si doux, si attentif Ă obliger les hommes, si officieux, si secourable, si ingĂ©nieux pour prĂ©venir les besoins ils ne savaient que croire; ils ne reconnaissaient plus en lui le mĂÂȘme homme. Ce qui les surprit davantage fut le soin qu'il prit des funĂ©railles d'Hippias. Il alla lui-mĂÂȘme retirer son corps sanglant et dĂ©figurĂ© de l'endroit oĂÂč il Ă©tait cachĂ© sous un monceau de corps morts; il versa sur lui des larmes pieuses; il dit "O grande ombre, tu le sais maintenant, combien j'ai estimĂ© ta valeur! Il est vrai que ta fiertĂ© m'avait irritĂ© mais tes dĂ©fauts venaient d'une jeunesse ardente; je sais combien cet ĂÂąge a besoin qu'on lui pardonne. Nous eussions dans la suite Ă©tĂ© sincĂšrement unis; j'avais tort de mon cĂÂŽtĂ©. O dieux, pourquoi me le ravir avant que j'aie pu le forcer Ă m'aimer?" Ensuite TĂ©lĂ©maque fit laver le corps dans des liqueurs odorifĂ©rantes; puis on prĂ©para par son ordre un bĂ»cher. Les grands pins, gĂ©missant sous les coups de hache, tombent en roulant du haut des montagnes. Les chĂÂȘnes, ces vieux enfants de la terre, qui semblaient menacer le ciel, les hauts peupliers, les ormeaux, dont les tĂÂȘtes sont si vertes et si ornĂ©es d'un Ă©pais feuillage, les hĂÂȘtres, qui sont l'honneur des forĂÂȘts, viennent tomber sur le bord du fleuve GalĂšse. LĂ s'Ă©lĂšve avec ordre un bĂ»cher, qui ressemble Ă un bĂÂątiment rĂ©gulier; la flamme commence Ă paraĂtre, un tourbillon de fumĂ©e monte jusqu'au ciel. Les LacĂ©dĂ©moniens s'avancent d'un pas lent et lugubre, tenant leurs piques renversĂ©es et leurs yeux baissĂ©s; la douleur amĂšre est peinte sur ces visages si farouches, et les larmes coulent abondamment. Puis on voyait venir PhĂ©rĂ©cyde, vieillard moins abattu par le nombre des annĂ©es que par la douleur de survivre Ă Hippias, qu'il avait Ă©levĂ© depuis son enfance. Il levait vers le ciel ses mains et ses yeux noyĂ©s de larmes. Depuis la mort d'Hippias, il refusait toute nourriture; le doux sommeil n'avait pu appesantir ses paupiĂšres, ni suspendre un moment sa cuisante peine; il marchait d'un pas tremblant, suivant la foule, et ne sachant oĂÂč il allait. Nulle parole ne sortait de sa bouche, car son coeur Ă©tait trop serrĂ©; c'Ă©tait un silence de dĂ©sespoir et d'abattement; mais, quand il vit le bĂ»cher allumĂ©, il parut tout Ă coup furieux, et il s'Ă©cria - O Hippias, Hippias, je ne te verrai plus! Hippias n'est plus, et je vis encore! O mon cher Hippias, c'est moi cruel, moi impitoyable, qui t'ai appris Ă mĂ©priser la mort! Je croyais que tes mains fermeraient mes yeux et que tu recueillerais mon dernier soupir. O dieux cruels, vous prolongez ma vie pour me faire voir la mort d'Hippias! O cher enfant que j'ai nourri, et qui m'as coĂ»tĂ© tant de soins, je ne te verrai plus; mais je verrai ta mĂšre, qui mourra de tristesse en me reprochant ta mort; je verrai ta jeune Ă©pouse frappant sa poitrine, arrachant ses cheveux, et j'en serai cause! O chĂšre ombre! appelle-moi sur les rives du Styx; la lumiĂšre m'est odieuse c'est toi seul, mon cher Hippias, que je veux revoir. Hippias, Hippias, ĂÂŽ mon cher Hippias! je ne vis encore que pour rendre Ă tes cendres le dernier devoir. Cependant on voyait le corps du jeune Hippias Ă©tendu, qu'on portait dans un cercueil ornĂ© de pourpre, d'or et d'argent. La mort, qui avait Ă©teint ses yeux, n'avait pu effacer toute sa beautĂ©, et les grĂÂąces Ă©taient encore Ă demi peintes sur son visage pĂÂąle. On voyait flotter autour de son cou, plus blanc que la neige, mais penchĂ© sur l'Ă©paule, ses longs cheveux noirs, plus beaux que ceux d'Atys ou de GanymĂšde, qui allaient ĂÂȘtre rĂ©duits en cendres. On remarquait dans le cĂÂŽtĂ© la blessure profonde, par oĂÂč tout son sang s'Ă©tait Ă©coulĂ© et qui l'avait fait descendre dans le royaume sombre de Pluton. TĂ©lĂ©maque, triste et abattu, suivait de prĂšs le corps et lui jetait des fleurs. Quand on fut arrivĂ© au bĂ»cher, le jeune fils d'Ulysse ne put voir la flamme pĂ©nĂ©trer les Ă©toffes qui enveloppaient le corps sans rĂ©pandre de nouvelles larmes. - Adieu - dit-il - ĂÂŽ magnanime Hippias! car je n'ose te nommer mon ami apaise-toi, ĂÂŽ ombre qui as mĂ©ritĂ© tant de gloire! Si je ne t'aimais, j'envierais ton bonheur; tu es dĂ©livrĂ© des misĂšres oĂÂč nous sommes encore, et tu en es sorti par le chemin le plus glorieux. HĂ©las! que je serais heureux de finir de mĂÂȘme! Que le Styx n'arrĂÂȘte point ton ombre; que les Champs ElysĂ©es lui soient ouverts; que la renommĂ©e conserve ton nom dans tous les siĂšcles, et que tes cendres reposent en paix! A peine eut-il dit ces paroles, entremĂÂȘlĂ©es de soupirs, que toute l'armĂ©e poussa un cri on s'attendrissait sur Hippias, dont on racontait les grandes actions, et la douleur de sa mort, rappelant toutes ses bonnes qualitĂ©s, faisait oublier les dĂ©fauts qu'une jeunesse impĂ©tueuse et une mauvaise Ă©ducation lui avaient donnĂ©s. Mais on Ă©tait encore plus touchĂ© des sentiments tendres de TĂ©lĂ©maque. - Est-ce donc lĂ - disait-on - ce jeune Grec si fier, si hautain, si dĂ©daigneux, si intraitable! Le voilĂ devenu doux, humain, tendre. Sans doute Minerve, qui a tant aimĂ© son pĂšre, l'aime aussi; sans doute elle lui a fait le plus prĂ©cieux don que les d'eux puissent faire aux hommes, en lui donnant, avec sa sagesse, un coeur sensible Ă l'amitiĂ©. Le corps Ă©tait dĂ©jĂ consumĂ© par les flammes, TĂ©lĂ©maque lui-mĂÂȘme arrosa de liqueurs parfumĂ©es les cendres encore fumantes; puis il les mit dans une urne d'or, qu'il couronna de fleurs, et il porta cette urne Ă Phalante. Celui-ci Ă©tait Ă©tendu, percĂ© de diverses blessures, et, dans son extrĂÂȘme faiblesse, il entrevoyait prĂšs de lui les portes sombres des enfers. DĂ©jĂ Traumaphile et Nosophuge, envoyĂ©s par le fils d'Ulysse, lui avaient donnĂ© tous les secours de leur art ils rappelaient peu Ă peu son ĂÂąme prĂÂȘte Ă s'envoler; de nouveaux esprits le ranimaient insensiblement; une force douce et pĂ©nĂ©trante, un baume de vie s'insinuait de veine en veine jusqu'au fond de son coeur; une chaleur agrĂ©able le dĂ©robait aux mains glacĂ©es de la mort. En ce moment, la dĂ©faillance cessant, la douleur succĂ©da; il commença Ă sentir la perte de son frĂšre, qu'il n'avait point Ă©tĂ© jusqu'alors en Ă©tat de sentir. - HĂ©las! - disait-il - pourquoi prend-on de si grands soins de me faire vivre? Ne me vaudrait-il pas mieux mourir et suivre mon cher Hippias? Je l'ai vu pĂ©rir tout auprĂšs de moi. O Hippias, la douceur de ma vie, mon frĂšre, mon cher frĂšre, tu n'es plus! Je ne pourrai donc plus ni te voir, ni t'entendre, ni t'embrasser, ni te dire mes peines, ni te consoler dans les tiennes! O dieux ennemis des hommes, il n'y a plus d'Hippias pour moi est-il possible? Mais n'est-ce point un songe? Non, il n'est que trop vrai. O Hippias, je t'ai perdu; je t'ai vu mourir, et il faut que je vive encore autant qu'il sera nĂ©cessaire pour te venger je veux immoler Ă tes mĂÂąnes le cruel Adraste teint de ton sang. Pendant que Phalante parlait ainsi, les deux hommes divins tĂÂąchaient d'apaiser sa douleur, de peur qu'elle n'augmentĂÂąt ses maux et n'empĂÂȘchĂÂąt l'effet des remĂšdes. Tout Ă coup il aperçoit TĂ©lĂ©maque qui se prĂ©sente Ă lui. D'abord son coeur fut combattu par deux passions contraires. Il conservait un ressentiment de tout ce qui s'Ă©tait passĂ© entre TĂ©lĂ©maque et Hippias la douleur de la perte d'Hippias rendait ce ressentiment encore plus vif. D'un autre cĂÂŽtĂ©, il ne pouvait ignorer qu'il devait la conservation de sa vie Ă TĂ©lĂ©maque, qui l'avait tirĂ© sanglant et Ă demi mort des mains d'Adraste. Mais, quand il vit l'urne d'or oĂÂč Ă©taient renfermĂ©es les cendres si chĂšres de son frĂšre Hippias, il versa un torrent de larmes; il embrasse d'abord TĂ©lĂ©maque sans pouvoir lui parler, et lui dit enfin d'une voix languissante et entrecoupĂ©e de sanglots - Digne fils d'Ulysse, votre vertu me force Ă vous aimer; je vous dois ce reste de vie qui va s'Ă©teindre; mais je vous dois quelque chose qui m'est bien plus cher. Sans vous, le corps de mon frĂšre aurait Ă©tĂ© la proie des vautours; sans vous, son ombre, privĂ©e de la sĂ©pulture, errerait malheureusement sur les rives du Styx, toujours repoussĂ©e par l'impitoyable Charon. Faut-il que je doive tant Ă un homme que j'ai tant haĂÂŻ! O dieux, rĂ©compensez-le, et dĂ©livrez-moi d'une vie si malheureuse! Pour vous, ĂÂŽ TĂ©lĂ©maque, rendez-moi les derniers devoirs, que vous avez rendus Ă mon frĂšre, afin que rien ne manque Ă votre gloire. A ces paroles, Phalante demeura Ă©puisĂ© et abattu d'un excĂšs de douleur. TĂ©lĂ©maque se tint auprĂšs de lui sans oser lui parler, et attendant qu'il reprĂt ses forces. BientĂÂŽt Phalante, revenant de cette dĂ©faillance, prit l'urne des mains de TĂ©lĂ©maque, la baisa plusieurs fois, l'arrosa de ses larmes, et dit - O chĂšres, ĂÂŽ prĂ©cieuses cendres, quand est-ce que les miennes seront renfermĂ©es avec vous dans cette mĂÂȘme urne? O ombre d'Hippias, je te suis dans les enfers TĂ©lĂ©maque nous vengera tous deux. Cependant le mal de Phalante diminua de jour en jour par les soins de deux hommes qui avaient la science d'Esculape. TĂ©lĂ©maque Ă©tait sans cesse avec eux auprĂšs du malade, pour les rendre plus attentifs Ă avancer sa guĂ©rison, et toute l'armĂ©e admirait bien plus la bontĂ© de coeur avec laquelle il secourait son plus grand ennemi que la valeur et la sagesse qu'il avait montrĂ©es en sauvant, dans la bataille, l'armĂ©e des alliĂ©s. En mĂÂȘme temps, TĂ©lĂ©maque se montrait infatigable dans les plus rudes travaux de la guerre il dormait peu, et son sommeil Ă©tait souvent interrompu ou par les avis qu'il recevait Ă toutes les heures de la nuit comme du jour, ou par la visite de tous les quartiers du camp, qu'il ne faisait jamais deux fois de suite aux mĂÂȘmes heures, pour mieux surprendre ceux qui n'Ă©taient pas assez vigilants. Il revenait souvent dans sa tente couvert de sueur et de poussiĂšre. Sa nourriture Ă©tait simple; il vivait comme les soldats, pour leur donner l'exemple de la sobriĂ©tĂ© et de la patience. L'armĂ©e ayant peu de vivres dans ce campement, il jugea Ă propos d'arrĂÂȘter les murmures des soldats en souffrant lui-mĂÂȘme volontairement les mĂÂȘmes incommoditĂ©s qu'eux. Son corps, loin de s'affaiblir dans une vie si pĂ©nible, se fortifiait et s'endurcissait chaque jour il commençait Ă n'avoir plus ces grĂÂąces si tendres qui sont comme la fleur de la premiĂšre jeunesse; son teint devenait plus brun et moins dĂ©licat, ses membres moins mous et plus nerveux. Appendice au livre XIII ... comme les rayons de soleil. Sur le bouclier Ă©tait gravĂ©e la fameuse histoire du siĂšge de ThĂšbes. On voyait d'abord le malheureux Lagus, qui, ayant appris par la rĂ©ponse de l'oracle d'Apollon, que son fils, qui venait de naĂtre, serait le meurtrier de son pĂšre, livra aussitĂÂŽt l'enfant Ă un berger pour l'exposer aux bĂÂȘtes farouches et aux oiseaux de proie. Puis on remarquait le berger qui portait l'enfant sur la montagne de CithĂ©ron, entre la BĂ©otie et la Phocide. Cet enfant semblait crier et sentir sa dĂ©plorable destinĂ©e. Il avait je ne sais quoi de naĂÂŻf, de tendre et de gracieux, qui rend l'enfance si aimable. Le berger qui le portait sur des rochers affreux paraissait le faire Ă regret et ĂÂȘtre touchĂ© de compassion des larmes coulaient de ses yeux; il Ă©tait incertain et embarrassĂ©. Puis il perçait les pieds de l'enfant avec son Ă©pĂ©e, les traversait d'une branche d'osier, et le suspendait Ă un arbre, ne pouvant se rĂ©soudre ni Ă le sauver contre l'ordre de son maĂtre, ni Ă le livrer Ă une mort certaine. AprĂšs quoi il partit, de peur de voir mourir ce petit innocent qu'il aimait. Cependant l'enfant faute de nourriture... DĂ©jĂ ses pieds, par lesquels tout son corps Ă©tait suspendu, Ă©taient enflĂ©s et livides. Phorbas, berger de Polybe, roi de Corynthe, qui faisait paĂtre dans ce dĂ©sert les grands troupeaux du roi, entendit les cris de ce petit enfant. Il accourt, il le dĂ©tache, il le donne Ă un autre berger, afin qu'il le porte Ă la reine MĂ©rope, qui n'a point d'enfant. Elle est touchĂ©e de sa beautĂ©, elle le nomme Oedipe Ă cause de l'enflure de ses pieds percĂ©s, le nourrit comme son propre fils, le croyant un enfant envoyĂ© des dieux. Toutes ces diverses actions paraissaient chacune en leur place. Enfin on voyait Oedipe dĂ©jĂ grand, qui, ayant appris que Polybe n'Ă©tait pas son pĂšre, allait de pays en pays pour dĂ©couvrir sa naissance. L'oracle lui dĂ©clara qu'il trouverait son pĂšre dans la Phocide. Il y va, il y trouve le peuple agitĂ© par une grande sĂ©dition. Dans ce trouble, il tua Lagus, son pĂšre, sans le connaĂtre. BientĂÂŽt on le voit encore qui se prĂ©sente Ă ThĂšbes. Il explique l'Ă©nigme du Sphinx. Il tue le monstre, il Ă©pouse la reine Jocaste, sa mĂšre, qu'il ne connaĂt point et qui croit Oedipe fils de Polybe. Une horrible peste, signe de la colĂšre des dieux, suit de prĂšs un mariage si dĂ©testable. LĂ Vulcain avait pris plaisir Ă reprĂ©senter les enfants qui expiraient dans le sein de leurs mĂšres, tout un peuple languissant, la mort et la douleur peinte sur les visages. Mais ce qui Ă©tait de plus affreux Ă©tait de voir Oedipe, qui, aprĂšs avoir longtemps cherchĂ© la cause du courroux des dieux, dĂ©couvre qu'il en est lui-mĂÂȘme la cause. On voyait sur le visage de Jocaste la honte et la crainte d'Ă©claircir ce qu'elle ne voulait pas connaĂtre, sur celui d'Oedipe la douleur et le dĂ©sespoir. Il s'arrache les yeux, et il paraĂt conduit comme un aveugle par sa fille Antigone. On voit qu'il reproche aux dieux les crimes dans lesquels ils l'ont laissĂ© tomber. Ensuite on le voyait s'exiler lui-mĂÂȘme pour se punir, et ne pouvant plus vivre avec les hommes. En partant, il laissait son royaume aux deux fils qu'il avait eus de Jocaste, EtĂ©ocle et Polynice, Ă condition qu'ils rĂ©gneraient tour Ă tour chacun leur annĂ©e. Mais la discorde des frĂšres paraissait encore plus horrible que les malheurs d'Oedipe. EtĂ©ocle paraissait sur le trĂÂŽne, refusant d'en descendre pour y faire monter Ă son tour Polynice. Celui-ci, ayant eu recours Ă Adraste, roi d'Argos, dont il Ă©pousa la fille Argia, s'avançait vers ThĂšbes avec des troupes innombrables. On voyait partout des combats autour de la ville assiĂ©gĂ©e. Tous les hĂ©ros de la GrĂšce Ă©taient assemblĂ©s dans cette guerre, et elle ne paraissait pas moins sanglante que celle de Troie. On y reconnaissait l'infortunĂ© mari d'Eriphyle. C'Ă©tait le cĂ©lĂšbre devin AmphiaraĂÂŒs, qui prĂ©vit son malheur et qui ne sut s'en garantir. Il se cache pour n'aller point au siĂšge de ThĂšbes, sachant qu'il ne peut espĂ©rer de revenir de cette guerre, s'il s'y engage. Eriphyle Ă©tait la seule Ă qui il eĂ»t osĂ© confier son secret, Eriphyle son Ă©pouse, qu'il aimait plus que sa vie et dont il se croyait tendrement aimĂ©. SĂ©duite par un collier qu'Adraste, roi d'Argos, lui donna, elle trahit son Ă©poux AmphiaraĂÂŒs. On la voyait qui dĂ©couvrait le lieu oĂÂč il s'Ă©tait cachĂ©. Adraste le menait malgrĂ© lui Ă ThĂšbes. BientĂÂŽt, en y arrivant, il paraissait englouti dans la terre qui s'entrouvrait tout Ă coup pour l'abĂmer. Parmi tant de combats oĂÂč Mars exerçait sa fureur, on remarquait avec horreur celui des deux frĂšres EtĂ©ocle et Polynice. Il paraissait sur leurs visages je ne sais quoi d'odieux et de funeste le crime de leur naissance Ă©tait comme Ă©crit sur leurs fronts. Il Ă©tait facile de juger qu'ils Ă©taient dĂ©vouĂ©s aux furies infernales et Ă la vengeance des dieux. Les dieux les sacrifiaient pour servir d'exemple Ă tous les frĂšres dans la suite de tous les siĂšcles et pour montrer ce que fait l'impie discorde quand elle peut sĂ©parer des coeurs qui doivent ĂÂȘtre si Ă©troitement unis. On voyait ces deux frĂšres pleins de rage qui s'entre-dĂ©chiraient. Chacun oubliait de dĂ©fendre sa vie pour arracher celle de son frĂšre. Ils Ă©taient tous deux sanglants et percĂ©s de coups mortels, tous deux mourants, sans que leur fureur pĂ»t se ralentir, tous deux tombĂ©s par terre et prĂÂȘts Ă rendre le dernier soupir; mais ils se traĂnaient encore l'un contre l'autre pour avoir le plaisir de mourir dans un dernier effort de cruautĂ© et de vengeance. Tous les autres combats paraissaient suspendus par celui-lĂ . Les deux armĂ©es Ă©taient consternĂ©es et saisies d'horreur Ă la vue de ces deux monstres. Mars lui-mĂÂȘme dĂ©tournait ses yeux cruels pour ne pas voir un tel spectacle. Enfin, on voyait la flamme du bĂ»cher sur lequel on mettait les corps de ces deux frĂšres dĂ©naturĂ©s; mais ĂÂŽ chose incroyable! la flamme se partageait en deux la mort mĂÂȘme n'avait pu finir la haine implacable qui Ă©tait entre EtĂ©ocle et Polynice; ils ne pouvaient brĂ»ler ensemble, et leurs cendres, encore sensibles aux maux qu'ils s'Ă©taient faits l'un Ă l'autre, ne purent jamais se mĂÂȘler. VoilĂ ce que Vulcain avait reprĂ©sentĂ©, avec un art divin, sur les armes que Minerve avait donnĂ©es Ă TĂ©lĂ©maque. Le bouclier reprĂ©sentait CĂ©rĂšs dans les campagnes d'Enne... QuatorziĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - TĂ©lĂ©maque, persuadĂ© par divers songes que son pĂšre Ulysse n'est plus sur la terre, exĂ©cute le dessein, qu'il avait conçu depuis longtemps, de l'aller chercher dans les enfers. Il se dĂ©robe du camp pendant la nuit, et se rend Ă la fameuse caverne d'AchĂ©rontia. Il s'y enfonce courageusement et arrive bientĂÂŽt au bord du Styx, oĂÂč Charon le reçoit dans sa barque. Il va se prĂ©senter devant Pluton, qui lui permet de chercher son pĂšre dans les enfers. Il traverse d'abord le Tartare, oĂÂč il voit les tourments que souffrent les ingrats, les parjures, les impies, les hypocrites, et surtout les mauvais rois. Il entre ensuite dans les Champs ElysĂ©es, oĂÂč il contemple avec dĂ©lices la fĂ©licitĂ© dont jouissent les hommes justes, et surtout les bons rois, qui, pendant leur vie, ont sagement gouvernĂ© les hommes. Il est reconnu par ArcĂ©sius, son bisaĂÂŻeul, qui l'assure qu'Ulysse est vivant et qu'il reprendra bientĂÂŽt l'autoritĂ© dans Ithaque, oĂÂč son fils doit rĂ©gner aprĂšs lui. ArcĂ©sius donne Ă TĂ©lĂ©maque les plus sages instructions sur l'art de rĂ©gner. Il lui fait remarquer combien la rĂ©compense des bons rois, qui ont principalement excellĂ© par la justice et par la vertu, surpasse la gloire de ceux qui ont excellĂ© par la valeur. AprĂšs cet entretien, TĂ©lĂ©maque sort du tĂ©nĂ©breux empire de Pluton et retourne promptement au camp des alliĂ©s. Cependant Adraste, dont les troupes avaient Ă©tĂ© considĂ©rablement affaiblies dans le combat, s'Ă©tait retirĂ© derriĂšre la montagne d'Aulon, pour attendre divers secours et pour tĂÂącher de surprendre encore une fois ses ennemis, semblable Ă un lion affamĂ©, qui, ayant Ă©tĂ© repoussĂ© d'une bergerie, s'en retourne dans les sombres forĂÂȘts et rentre dans sa caverne, oĂÂč il aiguise ses dents et ses griffes, attendant le moment favorable pour Ă©gorger tous les troupeaux. TĂ©lĂ©maque, ayant pris soin de mettre une exacte discipline dans tout le camp, ne songea plus qu'Ă exĂ©cuter un dessein qu'il avait conçu, et qu'il cacha Ă tous les chefs de l'armĂ©e. Il y avait dĂ©jĂ longtemps qu'il Ă©tait agitĂ©, pendant toutes les nuits, par des songes qui lui reprĂ©sentaient son pĂšre Ulysse. Cette chĂšre image revenait toujours sur la fin de la nuit, avant que l'aurore vĂnt chasser du ciel, par ses feux naissants, les inconstantes Ă©toiles, et de dessus la terre le doux sommeil, suivi des songes voltigeants. TantĂÂŽt il croyait voir Ulysse nu, dans une Ăle fortunĂ©e, sur la rive d'un fleuve, dans une prairie ornĂ©e de fleurs, et environnĂ© de nymphes qui lui jetaient des habits pour se couvrir; tantĂÂŽt il croyait l'entendre parler dans un palais tout Ă©clatant d'or et d'ivoire, oĂÂč des hommes couronnĂ©s de fleurs l'Ă©coutaient avec plaisir et admiration. Souvent Ulysse lui apparaissait tout Ă coup dans des festins, oĂÂč la joie Ă©clatait parmi les dĂ©lices et oĂÂč l'on entendait les tendres accords d'une voix avec une lyre, plus douces que la lyre d'Apollon et que les voix de toutes les Muses. TĂ©lĂ©maque, en s'Ă©veillant, s'attristait de ces songes si agrĂ©ables. - O mon pĂšre, ĂÂŽ mon cher pĂšre Ulysse - s'Ă©criait-il - les songes les plus affreux me seraient plus doux! Ces images de fĂ©licitĂ© me font comprendre que vous ĂÂȘtes dĂ©jĂ descendu dans le sĂ©jour des ĂÂąmes bienheureuses, que les dieux rĂ©compensent de leur vertu par une Ă©ternelle tranquillitĂ© je crois voir les Champs ElysĂ©es. O qu'il est cruel de n'espĂ©rer plus! Quoi donc! ĂÂŽ mon cher pĂšre, je ne vous verrai jamais! Jamais je n'embrasserai celui qui m'aimait tant et que je cherche avec tant de peine! Jamais je n'entendrai parler cette bouche, d'oĂÂč sortait la sagesse! Jamais je ne baiserai ces mains, ces chĂšres mains, ces mains victorieuses, qui ont abattu tant d'ennemis! Elles ne puniront point les insensĂ©s amants de PĂ©nĂ©lope, et Ithaque ne se relĂšvera jamais de sa ruine! O dieux ennemis de mon pĂšre, vous m'envoyez ces songes funestes pour arracher toute espĂ©rance de mon coeur c'est m'arracher la vie. Non, je ne puis plus vivre dans cette incertitude. Que dis-je? HĂ©las! je ne suis que trop certain que mon pĂšre n'est plus. Je vais chercher son ombre jusque dans les enfers ThĂ©sĂ©e y est bien descendu, ThĂ©sĂ©e, cet impie qui voulait outrager les divinitĂ©s infernales, et moi, j'y vais conduit par la piĂ©tĂ©. Hercule y descendit je ne suis pas Hercule; mais il est beau d'oser l'imiter. OrphĂ©e a bien touchĂ©, par le rĂ©cit de ses malheurs, le coeur de ce dieu qu'on dĂ©peint comme inexorable il obtint de lui qu'Eurycide retournĂÂąt parmi les vivants. Je suis plus digne de compassion qu'OrphĂ©e; car ma perte est plus grande qui pourrait comparer une jeune fille, semblable Ă cent autres, avec le sage Ulysse, admirĂ© de toute la GrĂšce? Allons! mourons, s'il le faut. Pourquoi craindre la mort, quand on souffre tant dans la vie? O Pluton, ĂÂŽ Proserpine, j'Ă©prouverai bientĂÂŽt si vous ĂÂȘtes aussi impitoyables qu'on le dit. O mon pĂšre, aprĂšs avoir parcouru en vain les terres et les mers pour vous trouver, je vais enfin voir si vous n'ĂÂȘtes point dans la sombre demeure des morts. Si les dieux me refusent de vous possĂ©der sur la terre et Ă la lumiĂšre du soleil, peut-ĂÂȘtre ne me refuseront-ils pas de voir au moins votre ombre dans le royaume de la nuit. En disant ces paroles, TĂ©lĂ©maque arrosait son lit de ses larmes aussitĂÂŽt il se levait et cherchait, par la lumiĂšre, Ă soulager la douleur cuisante que ces songes lui avaient causĂ©e; mais c'Ă©tait une flĂšche qui avait percĂ© son coeur et qu'il portait partout avec lui. Dans cette peine, il entreprit de descendre aux enfers par un lieu cĂ©lĂšbre, qui n'Ă©tait pas Ă©loignĂ© du camp. On l'appelait AchĂ©rontia, Ă cause qu'il y avait en ce lieu une caverne affreuse, de laquelle on descendait sur les rives de l'AchĂ©ron, par lequel les dieux mĂÂȘmes craignent de jurer. La ville Ă©tait sur un rocher, posĂ©e comme un nid sur le haut d'un arbre au pied de ce rocher on trouvait la caverne, de laquelle les timides mortels n'osaient approcher; les bergers avaient soin d'en dĂ©tourner leurs troupeaux. La vapeur soufrĂ©e du marais stygien, qui s'exhalait sans cesse par cette ouverture, empestait l'air. Tout autour il ne croissait ni herbe, ni fleurs; on n'y sentait jamais les doux zĂ©phyrs, ni les grĂÂąces naissantes du printemps, ni les riches dons de l'automne la terre aride y languissait; on y voyait seulement quelques arbustes dĂ©pouillĂ©s et quelques cyprĂšs funestes. Au loin mĂÂȘme, tout Ă l'entour, CĂ©rĂšs refusait aux laboureurs ses moissons dorĂ©es; Bacchus semblait en vain y promettre ses doux fruits; les grappes de raisin se dessĂ©chaient au lieu de mĂ»rir. Les NaĂÂŻades tristes ne faisaient point couler une onde pure leurs flots Ă©taient toujours amers et troublĂ©s. Les oiseaux ne chantaient jamais dans cette terre hĂ©rissĂ©e de ronces et d'Ă©pines et n'y trouvaient aucun bocage pour se retirer; ils allaient chanter leurs amours sous un ciel plus doux. On n'entendait que le croassement des corbeaux et la voix lugubre des hiboux; l'herbe mĂÂȘme y Ă©tait amĂšre et les troupeaux qui la paissaient ne sentaient point la douce joie qui les fait bondir. Le taureau fuyait la gĂ©nisse, et le berger, tout abattu, oubliait sa musette et sa flĂ»te. De cette caverne sortait, de temps en temps, une fumĂ©e noire et Ă©paisse, qui faisait une espĂšce de nuit au milieu du jour. Les peuples voisins redoublaient alors leurs sacrifices pour apaiser les divinitĂ©s infernales; mais souvent les hommes, Ă la fleur de leur ĂÂąge et dĂšs leur plus tendre jeunesse, Ă©taient les seules victimes que ces divinitĂ©s cruelles prenaient plaisir Ă immoler par une funeste contagion. C'est lĂ que TĂ©lĂ©maque rĂ©solut de chercher le chemin de la sombre demeure de Pluton. Minerve, qui veillait sans cesse sur lui et qui le couvrait de son Ă©gide, lui avait rendu Pluton favorable. Jupiter mĂÂȘme, Ă la priĂšre de Minerve, avait ordonnĂ© Ă Mercure, qui descend chaque jour aux enfers pour livrer Ă Charon un certain nombre de morts, de dire au roi des ombres qu'il laissĂÂąt entrer le fils d'Ulysse dans son empire. TĂ©lĂ©maque se dĂ©robe du camp pendant la nuit; il marche Ă la clartĂ© de la lune et il invoque cette puissante divinitĂ©, qui, Ă©tant dans le ciel le brillant astre de la nuit, et sur la terre la chaste Diane, est aux enfers la redoutable HĂ©cate. Cette divinitĂ© Ă©couta favorablement ses voeux parce que son coeur Ă©tait pur et qu'il Ă©tait conduit par l'amour pieux qu'un fils doit Ă son pĂšre. A peine fut-il auprĂšs de l'entrĂ©e de la caverne, qu'il entendit l'empire souterrain mugir. La terre tremblait sous ses pas; le ciel s'arma d'Ă©clairs et de feux, qui semblaient tomber sur la terre. Le jeune fils d'Ulysse sentit son coeur Ă©mu et tout son corps Ă©tait couvert d'une sueur glacĂ©e; mais son courage se soutint il leva les yeux et les mains au ciel. - Grands dieux - s'Ă©cria-t-il - j'accepte ces prĂ©sages, que je crois heureux; achevez votre ouvrage. Il dit, et, redoublant ses pas, il se prĂ©sente hardiment. AussitĂÂŽt la fumĂ©e Ă©paisse qui rendait l'entrĂ©e de la caverne funeste Ă tous les animaux, dĂšs qu'ils en approchaient, se dissipa; l'odeur empoisonnĂ©e cessa pour un peu de temps. TĂ©lĂ©maque entre seul; car quel autre mortel eĂ»t osĂ© le suivre? Deux CrĂ©tois, qui l'avaient accompagnĂ© jusqu'Ă une certaine distance de la caverne et auxquels il avait confiĂ© son dessein, demeurĂšrent tremblants et Ă demi morts assez loin de lĂ , dans un temple, faisant des voeux et n'espĂ©rant plus de revoir TĂ©lĂ©maque. Cependant le fils d'Ulysse, l'Ă©pĂ©e Ă la main, s'enfonce dans les tĂ©nĂšbres horribles. BientĂÂŽt il aperçoit une faible et sombre lueur, telle qu'on la voit pendant la nuit sur la terre il remarque les ombres lĂ©gĂšres qui voltigent autour de lui, et il les Ă©carte avec son Ă©pĂ©e. Ensuite il voit les tristes bords du fleuve marĂ©cageux dont les eaux bourbeuses et dormantes ne font que tournoyer. Il dĂ©couvre sur ce rivage une foule innombrable de morts privĂ©s de la sĂ©pulture, qui se prĂ©sentent en vain Ă l'impitoyable Charon. Ce dieu, dont la vieillesse Ă©ternelle est toujours triste et chagrine, mais pleine de vigueur, les menace, les repousse et admet d'abord dans sa barque le jeune Grec. En entrant, TĂ©lĂ©maque entend les gĂ©missements d'une ombre qui ne pouvait se consoler. - Quel est donc - lui dit-il - votre malheur? Qui Ă©tiez-vous sur la terre? - J'Ă©tais - lui rĂ©pondit cette ombre - Nabopharsan, roi de la superbe Babylone. Tous les peuples de l'Orient tremblaient au seul bruit de mon nom; je me faisais adorer par les Babyloniens dans un temple de marbre, oĂÂč j'Ă©tais reprĂ©sentĂ© par une statue d'or, devant laquelle on brĂ»lait nuit et jour les plus prĂ©cieux parfums de l'Ethiopie. Jamais personne n'osa me contredire sans ĂÂȘtre aussitĂÂŽt puni. On inventait chaque jour de nouveaux plaisirs pour me rendre la vie plus dĂ©licieuse. J'Ă©tais encore jeune et robuste. HĂ©las! que de prospĂ©ritĂ©s ne me restait-il pas encore Ă goĂ»ter sur le trĂÂŽne! Mais une femme que j'aimais et qui ne m'aimait pas m a bien fait sentir que je n'Ă©tais pas dieu elle m'a empoisonnĂ©; je ne suis plus rien. On mit hier, avec pompe, mes cendres dans une urne d'or; on pleura; on s'arracha les cheveux; on fit semblant de vouloir se jeter dans les flammes de mon bĂ»cher, pour mourir avec moi; on va encore gĂ©mir au pied du superbe tombeau oĂÂč l'on a mis mes cendres mais personne ne me regrette, ma mĂ©moire est en horreur mĂÂȘme dans ma famille; et, ici-bas, je souffre dĂ©jĂ d'horribles traitements. TĂ©lĂ©maque, touchĂ© de ce spectacle, lui dit - Etiez-vous vĂ©ritablement heureux pendant votre rĂšgne? Sentiez-vous cette douce paix sans laquelle le coeur demeure toujours serrĂ© et flĂ©tri au milieu des dĂ©lices? - Non - rĂ©pondit le Babylonien - je ne sais mĂÂȘme ce que vous voulez dire. Les sages vantent cette paix comme l'unique bien pour moi, je ne l'ai jamais sentie, mon coeur Ă©tait sans cesse agitĂ© de dĂ©sirs nouveaux, de crainte et d'espĂ©rance. Je tĂÂąchais de m'Ă©tourdir moi-mĂÂȘme par l'Ă©branlement de mes passions; j'avais soin d'entretenir cette ivresse pour la rendre continuelle le moindre intervalle de raison tranquille m'eĂ»t Ă©tĂ© trop amer. VoilĂ la paix dont j'ai joui toute autre me paraĂt une fable et un songe; voilĂ les biens que je regrette. En parlant ainsi, le Babylonien pleurait comme un homme lĂÂąche qui a Ă©tĂ© amolli par les prospĂ©ritĂ©s et qui n'est point accoutumĂ© Ă supporter constamment un malheur. Il avait auprĂšs de lui quelques esclaves, qu'on avait fait mourir pour honorer ses funĂ©railles Mercure les avait livrĂ©s Ă Charon avec leur roi et leur avait donnĂ© une puissance absolue sur ce roi qu'ils avaient servi sur la terre. Ces ombres d'esclaves ne craignaient plus l'ombre de Nabopharsan elles la tenaient enchaĂnĂ©e, et lui faisaient les plus cruelles indignitĂ©s. L'un lui disait "N'Ă©tions-nous pas hommes aussi bien que toi? Comment Ă©tais-tu assez insensĂ© pour te croire un dieu? Et ne fallait-il pas te souvenir que tu Ă©tais de la race des autres hommes?" Un autre, pour lui insulter, disait - Tu avais raison de ne vouloir pas qu'on te prĂt pour un homme; car tu Ă©tais un monstre sans humanitĂ©. Un autre lui disait - HĂ© bien! oĂÂč sont maintenant tes flatteurs? Tu n'as plus rien Ă donner, malheureux; tu ne peux plus faire aucun mal; te voilĂ devenu esclave de tes esclaves mĂÂȘmes les dieux ont Ă©tĂ© lents Ă faire justice; mais enfin ils la font. A ces dures paroles, Nabopharsan se jetait le visage contre terre, arrachant ses cheveux dans un excĂšs de rage et de dĂ©sespoir. Mais Charon disait aux esclaves - Tirez-le par sa chaĂne relevez-le malgrĂ© lui il n'aura pas mĂÂȘme la consolation de cacher sa honte; il faut que toutes les ombres du Styx en soient tĂ©moins, pour justifier les dieux, qui ont souffert si longtemps que cet impie rĂ©gnĂÂąt sur la terre. Ce n'est encore lĂ , ĂÂŽ Babylonien, que le commencement de tes douleurs; prĂ©pare-toi Ă ĂÂȘtre jugĂ© par l'inflexible Minos, juge des enfers. Pendant ce discours du terrible Charon, la barque touchait dĂ©jĂ le rivage de l'empire de Pluton toutes les ombres accouraient pour considĂ©rer cet homme vivant, qui paraissait au milieu de ces morts dans la barque. Mais, dans le moment oĂÂč TĂ©lĂ©maque mit pied Ă terre, elles s'enfuirent, semblables aux ombres de la nuit que la moindre clartĂ© du jour dissipe. Charon, montrant au jeune Grec un front moins ridĂ© et des yeux moins farouches qu'Ă l'ordinaire, lui dit - Mortel chĂ©ri des dieux, puisqu'il t'est donnĂ© d'entrer dans ce royaume de la nuit, inaccessible aux autres vivants, hĂÂąte-toi d'aller oĂÂč les destins t'appellent va, par ce chemin sombre, au palais de Pluton, que tu trouveras sur son trĂÂŽne; il te permettra d'entrer dans les lieux dont il m'est dĂ©fendu de te dĂ©couvrir le secret. AussitĂÂŽt TĂ©lĂ©maque s'avance Ă grands pas il voit de tous cĂÂŽtĂ©s voltiger des ombres, plus nombreuses que les grains de sable qui couvrent les rivages de la mer; et, dans l'agitation de cette multitude infinie, il est saisi d'une horreur divine, observant le profond silence de ces vastes lieux. Ses cheveux se dressent sur sa tĂÂȘte quand il aborde le noir sĂ©jour de l'impitoyable Pluton; il sent ses genoux chancelants; la voix lui manque, et c'est avec peine qu'il peut prononcer au dieu ces paroles - Vous voyez, ĂÂŽ terrible divinitĂ©, le fils du malheureux Ulysse je viens vous demander si mon pĂšre est descendu dans votre empire ou s'il est encore errant sur la terre. Pluton Ă©tait sur un trĂÂŽne d'Ă©bĂšne; son visage Ă©tait pĂÂąle et sĂ©vĂšre; ses yeux, creux et Ă©tincelants; son visage, ridĂ© et menaçant la vue d'un homme vivant lui Ă©tait odieuse, comme la lumiĂšre offense les yeux des animaux qui ont accoutumĂ© de ne sortir de leurs retraites que pendant la nuit. A son cĂÂŽtĂ© paraissait Proserpine, qui attirait seule ses regards et qui semblait un peu adoucir son coeur elle jouissait d'une beautĂ© toujours nouvelle; mais elle paraissait avoir joint Ă ces grĂÂąces divines je ne sais quoi de dur et de cruel de son Ă©poux. Aux pieds du trĂÂŽne Ă©tait la Mort, pĂÂąle et dĂ©vorante, avec sa faux tranchante, qu'elle aiguisait sans cesse. Autour d'elle volaient les noirs Soucis, les cruelles DĂ©fiances, les Vengeances, toutes dĂ©gouttantes de sang et couvertes de plaies, les Haines injustes, l'Avarice, qui se ronge elle-mĂÂȘme, le DĂ©sespoir, qui se dĂ©chire de ses propres mains, l'Ambition forcenĂ©e, qui renverse tout, la Trahison, qui veut se repaĂtre de sang, et qui ne peut jouir des maux qu'elle a faits, l'Envie, qui verse son venin mortel autour d'elle et qui se tourne en rage, dans l'impuissance oĂÂč elle est de nuire, l'ImpiĂ©tĂ©, qui se creuse elle-mĂÂȘme un abĂme sans fond, oĂÂč elle se prĂ©cipite sans espĂ©rance, les spectres hideux, les fantĂÂŽmes, qui reprĂ©sentent les morts pour Ă©pouvanter les vivants, les songes affreux, les insomnies, aussi cruelles que les tristes songes. Toutes ces images funestes environnaient le fier Pluton et remplissaient le palais oĂÂč il habite. Il rĂ©pondit Ă TĂ©lĂ©maque d'une voix basse, qui fit gĂ©mir le fond de l'ErĂšbe - Jeune mortel, les destinĂ©es t'ont fait violer cet asile sacrĂ© des ombres; suis ta haute destinĂ©e je ne te dirai point oĂÂč est ton pĂšre; il suffit que tu sois libre de le chercher. Puisqu'il a Ă©tĂ© roi sur la terre, tu n'as qu'Ă parcourir, d'un cĂÂŽtĂ©, l'endroit du noir Tartare oĂÂč les mauvais rois sont punis; de l'autre, les Champs ElysĂ©es, oĂÂč les bons rois sont rĂ©compensĂ©s. Mais tu ne peux aller d'ici dans les Champs ElysĂ©es, qu'aprĂšs avoir passĂ© par le Tartare hĂÂąte-toi d'y aller et de sortir de mon empire. A l'instant TĂ©lĂ©maque semble voler dans ces espaces vides et immenses, tant il lui tarde de savoir s'il verra son pĂšre et de s'Ă©loigner de la prĂ©sence horrible du tyran qui tient en crainte les vivants et les morts. Il aperçoit bientĂÂŽt assez prĂšs de lui le noir Tartare il en sortait une fumĂ©e noire et Ă©paisse, dont l'odeur empestĂ©e donnerait la mort, si elle se rĂ©pandait dans la demeure des vivants. Cette fumĂ©e couvrait un fleuve et des tourbillons de flamme, dont le bruit, semblable Ă celui des torrents les plus impĂ©tueux quand ils s'Ă©lancent des plus hauts rochers dans le fond des abĂmes, faisait qu'on ne pouvait rien entendre distinctement dans ces tristes lieux. TĂ©lĂ©maque, secrĂštement animĂ© par Minerve, entre sans crainte dans ce gouffre. D'abord il aperçut un grand nombre d'hommes qui avaient vĂ©cu dans les plus basses conditions, et qui Ă©taient punis pour avoir cherchĂ© les richesses par des fraudes, des trahisons et des cruautĂ©s. Il remarqua beaucoup d'impies hypocrites, qui, faisant semblant d'aimer la religion, s'en Ă©taient servis comme d'un beau prĂ©texte pour contenter leur ambition et pour se jouer des hommes crĂ©dules ces hommes, qui avaient abusĂ© de la vertu mĂÂȘme, quoiqu'elle soit le plus grand don des dieux, Ă©taient punis comme les plus scĂ©lĂ©rats de tous les hommes. Les enfants qui avaient Ă©gorgĂ© leurs pĂšres et leurs mĂšres, les Ă©pouses qui avaient trempĂ© leurs mains dans le sang de leurs maris, les traĂtres qui avaient livrĂ© leurs patries aprĂšs avoir violĂ© tous les serments souffraient des peines moins cruelles que ces hypocrites. Les trois juges des enfers l'avaient ainsi voulu, et voici leur raison c'est que les hypocrites ne se contentent pas d'ĂÂȘtre mĂ©chants comme le reste des impies; ils veulent encore passer pour bons et font, par leur fausse vertu, que les hommes n'osent plus se fier Ă la vĂ©ritable. Les dieux, dont ils se sont jouĂ©s et qu'ils ont rendus mĂ©prisables aux hommes, prennent plaisir Ă employer toute leur puissance pour se venger de leurs insultes. AuprĂšs de ceux-ci paraissaient d'autres hommes, que le vulgaire ne croit guĂšre coupables, et que la vengeance divine poursuit impitoyablement ce sont les ingrats, les menteurs, les flatteurs qui ont louĂ© le vice; les critiques malins qui ont tĂÂąchĂ© de flĂ©trir la plus pure vertu, enfin ceux qui ont jugĂ© tĂ©mĂ©rairement des choses sans les connaĂtre Ă fond et qui par lĂ ont nui Ă la rĂ©putation des innocents. Mais, parmi toutes les ingratitudes, celle qui Ă©tait punie comme la plus noire, c'est celle oĂÂč l'on tombe contre les dieux. - Quoi donc! disait Minos, on passe pour un monstre quand on manque de reconnaissance pour son pĂšre ou pour son ami, de qui on a reçu quelque secours, et on fait gloire d'ĂÂȘtre ingrat envers les dieux, de qui on tient la vie et tous les biens qu'elle renferme! Ne leur doit-on pas sa naissance plus qu'au pĂšre et Ă la mĂšre de qui on est nĂ©? Plus tous ces crimes sont impunis et excusĂ©s sur la terre, plus ils sont dans les enfers l'objet d'une vengeance implacable, Ă qui rien n'Ă©chappe. TĂ©lĂ©maque, voyant les trois juges qui Ă©taient assis et qui condamnaient un homme, osa leur demander quels Ă©taient ses crimes. AussitĂÂŽt le condamnĂ©, prenant la parole, s'Ă©cria - Je n'ai jamais fait aucun mal; j'ai mis tout mon plaisir Ă faire du bien; j'ai Ă©tĂ© magnifique, libĂ©ral, juste, compatissant que peut-on donc me reprocher? Alors Minos lui dit - On ne te reproche rien Ă l'Ă©gard des hommes; mais ne devais-tu pas moins aux hommes qu'aux dieux? Quelle est donc cette justice dont tu te vantes? Tu n'as manquĂ© Ă aucun devoir vers les hommes, qui ne sont rien; tu as Ă©tĂ© vertueux mais tu as rapportĂ© toute ta vertu Ă toi-mĂÂȘme, et non aux dieux, qui te l'avaient donnĂ©e; car tu voulais jouir du fruit de ta propre vertu et te renfermer en toi-mĂÂȘme tu as Ă©tĂ© ta divinitĂ©. Mais les dieux, qui ont tout fait, et qui n'ont rien fait que pour eux-mĂÂȘmes, ne peuvent renoncer Ă leurs droits tu les as oubliĂ©s, ils t'oublieront; ils te livreront Ă toi-mĂÂȘme, puisque tu as voulu ĂÂȘtre Ă toi, et non pas Ă eux. Cherche donc maintenant, si tu le peux, ta consolation dans ton propre coeur. Te voilĂ Ă jamais sĂ©parĂ© des hommes, auxquels tu as voulu plaire; te voilĂ seul avec toi-mĂÂȘme, qui Ă©tais ton idole apprends qu'il n'y a point de vĂ©ritable vertu sans le respect et l'amour des dieux, Ă qui tout est dĂ». Ta fausse vertu, qui a longtemps Ă©bloui les hommes faciles Ă tromper, va ĂÂȘtre confondue. Les hommes, ne jugeant des vices et des vertus que par ce qui les choque ou les accommode, sont aveugles et sur le bien et sur le mal ici, une lumiĂšre divine renverse tous leurs jugements superficiels; elle condamne souvent ce qu'ils admirent, et justifie ce qu'ils condamnent. A ces mots, ce philosophe, comme frappĂ© d'un coup de foudre, ne pouvait se supporter soi-mĂÂȘme. La complaisance qu'il avait eue autrefois Ă contempler sa modĂ©ration, son courage et ses inclinations gĂ©nĂ©reuses, se change en dĂ©sespoir. La vue de son propre coeur, ennemi des dieux, devient son supplice il se voit, et ne peut cesser de se voir; il voit la vanitĂ© des jugements des hommes, auxquels il a voulu plaire dans toutes ses actions. Il se fait une rĂ©volution universelle de tout ce qui est au-dedans de lui, comme si on bouleversait toutes ses entrailles il ne se trouve plus le mĂÂȘme; tout appui lui manque dans son coeur; sa conscience, dont le tĂ©moignage lui avait Ă©tĂ© si doux, s'Ă©lĂšve contre lui et lui reproche amĂšrement l'Ă©garement et l'illusion de toutes ses vertus, qui n'ont point eu le culte de la divinitĂ© pour principe et pour fin; il est troublĂ©, consternĂ©, plein de honte, de remords, et de dĂ©sespoir. Les Furies ne le tourmentent point, parce qu'il leur suffit de l'avoir livrĂ© Ă lui-mĂÂȘme et que son propre coeur venge assez les dieux mĂ©prisĂ©s. Il cherche les lieux les plus sombres pour se cacher aux autres morts, ne pouvant se cacher Ă lui-mĂÂȘme; il cherche les tĂ©nĂšbres, et ne peut les trouver une lumiĂšre importune le poursuit partout; partout les rayons perçants de la vĂ©ritĂ© vont venger la vĂ©ritĂ©, qu'il a nĂ©gligĂ© de suivre. Tout ce qu'il a aimĂ© lui devient odieux, comme Ă©tant la source de ses maux, qui ne peuvent jamais finir. Il dit en lui-mĂÂȘme "O insensĂ©! je n'ai donc connu ni les dieux, ni les hommes, ni moi-mĂÂȘme! Non, je n'ai rien connu, puisque je n'ai jamais aimĂ© l'unique et vĂ©ritable bien; tous mes pas ont Ă©tĂ© des Ă©garements; ma sagesse n'Ă©tait que folie; ma vertu n'Ă©tait qu'un orgueil impie et aveugle j'Ă©tais moi-mĂÂȘme mon idole." Enfin TĂ©lĂ©maque aperçut les rois qui Ă©taient condamnĂ©s pour avoir abusĂ© de leur puissance. D'un cĂÂŽtĂ©, une Furie vengeresse leur prĂ©sentait un miroir, qui leur montrait toute la difformitĂ© de leurs vices lĂ , ils voyaient et ne pouvaient s'empĂÂȘcher de voir leur vanitĂ© grossiĂšre et avide des plus ridicules louanges leur duretĂ© pour les hommes dont ils auraient du faire la fĂ©licitĂ©, leur insensibilitĂ© pour la vertu, leur crainte d'entendre la vĂ©ritĂ©, leur inclination pour les hommes lĂÂąches et flatteurs, leur inapplication, leur mollesse, leur indolence, leur dĂ©fiance dĂ©placĂ©e, leur faste et leur excessive magnificence fondĂ©e sur la ruine des peuples, leur ambition pour acheter un peu de vaine gloire par le sang de leurs citoyens, enfin leur cruautĂ©, qui cherche chaque jour de nouvelles dĂ©lices parmi les larmes et le dĂ©sespoir de tant de malheureux. Ils se voyaient sans cesse dans ce miroir; ils se trouvaient plus horribles et plus monstrueux que ni la ChimĂšre vaincue par BellĂ©rophon, ni l'hydre de Lerne abattue par Hercule, ni CerbĂšre mĂÂȘme quoiqu'il vomisse, de ses trois gueules bĂ©antes, un sang noir et venimeux, qui est capable d'empester toute la race des mortels vivants sur la terre. En mĂÂȘme temps, d'un autre cĂÂŽtĂ©, une autre Furie leur rĂ©pĂ©tait avec insulte toutes les louanges que leurs flatteurs leur avaient donnĂ©es pendant leur vie et leur prĂ©sentait un autre miroir, oĂÂč ils se voyaient tels que la flatterie les avait dĂ©peints l'opposition de ces deux peintures si contraires Ă©tait le supplice de leur vanitĂ©. On remarquait que les plus mĂ©chants d'entre ces rois Ă©taient ceux Ă qui on avait donnĂ© les plus magnifiques louanges pendant leur vie, parce que les mĂ©chants sont plus craints que les bons et qu'ils exigent sans pudeur les lĂÂąches flatteries des poĂštes et des orateurs de leur temps. On les entend gĂ©mir dans ces profondes tĂ©nĂšbres, oĂÂč ils ne peuvent voir que les insultes et les dĂ©risions qu'ils ont Ă souffrir ils n'ont rien autour d'eux qui ne les repousse, qui ne les contredise, qui ne les confonde. Au lieu que, sur la terre, ils se jouaient de la vie des hommes et prĂ©tendaient que tout Ă©tait fait pour les servir, dans le Tartare, ils sont livrĂ©s Ă tous les caprices de certains esclaves, qui leur font sentir Ă leur tour une cruelle servitude ils servent avec douleur, et il ne leur reste aucune espĂ©rance de pouvoir jamais adoucir leur captivitĂ©. Ils sont, sous les coups de ces esclaves, devenus leurs tyrans impitoyables, comme une enclume est sous les coups des marteaux des Cyclopes, quand Vulcain les presse de travailler dans les fournaises ardentes du mont Etna. LĂ , TĂ©lĂ©maque aperçut des visages pĂÂąles, hideux et consternĂ©s. C'est une tristesse noire qui ronge ces criminels; ils ont horreur d'eux-mĂÂȘmes, et ils ne peuvent non plus se dĂ©livrer de cette horreur que de leur propre nature. Ils n'ont point besoin d'autre chĂÂątiment de leurs fautes que leurs fautes mĂÂȘmes; ils les voient sans cesse dans toute leur Ă©normitĂ©, elles se prĂ©sentent Ă eux comme des spectres horribles; elles les poursuivent. Pour s'en garantir, ils cherchent une mort plus puissante que celle qui les a sĂ©parĂ©s de leurs corps. Dans le dĂ©sespoir oĂÂč ils sont, ils appellent Ă leur secours une mort qui puisse Ă©teindre tout sentiment et toute connaissance en eux; ils demandent aux abĂmes de les engloutir, pour se dĂ©rober aux rayons vengeurs de la vĂ©ritĂ©, qui les persĂ©cute; mais ils sont rĂ©servĂ©s Ă la vengeance qui distille sur eux goutte Ă goutte et qui ne tarira jamais. La vĂ©ritĂ©, qu'ils ont craint de voir, fait leur supplice; ils la voient, et n'ont des yeux que pour la voir s'Ă©lever contre eux. Sa vue les perce, les dĂ©chire, les arrache Ă eux-mĂÂȘmes; elle est comme la foudre sans rien dĂ©truire au dehors, elle pĂ©nĂštre jusqu'au fond des entrailles. Semblable Ă un mĂ©tal dans une fournaise ardente, l'ĂÂąme est comme fondue par ce feu vengeur il ne laisse aucune consistance, et il ne consume rien; il dissout jusqu'aux premiers principes de la vie, et on ne peut mourir. On est arrachĂ© Ă soi; on n'y peut plus trouver ni appui, ni repos pour un seul instant on ne vit plus que par la rage qu'on a contre soi-mĂÂȘme et par une perte de toute espĂ©rance, qui rend forcenĂ©. Parmi ces objets qui faisaient dresser les cheveux de TĂ©lĂ©maque sur sa tĂÂȘte, il vit plusieurs des anciens rois de Lydie, qui Ă©taient punis pour avoir prĂ©fĂ©rĂ© les dĂ©lices d'une vie molle au travail, qui doit ĂÂȘtre insĂ©parable de la royautĂ© pour le soulagement des peuples. Ces rois se reprochaient les uns aux autres leur aveuglement. L'un disait Ă l'autre, qui avait Ă©tĂ© son fils "Ne vous avais-je pas recommandĂ© souvent, pendant ma vieillesse et avant ma mort, de rĂ©parer les maux que j'avais faits par ma nĂ©gligence?" - Le fils rĂ©pondait "O malheureux pĂšre, c'est vous qui m'avez perdu. C'est votre exemple qui m'a accoutumĂ© au faste, Ă l'orgueil, Ă la voluptĂ©, Ă la duretĂ© pour les hommes. En vous voyant rĂ©gner avec tant de mollesse, avec tant de lĂÂąches flatteurs autour de vous, je me suis accoutumĂ© Ă aimer la flatterie et les plaisirs. J'ai cru que le reste des hommes Ă©tait, Ă l'Ă©gard des rois, ce que les chevaux et les autres bĂÂȘtes de charge sont Ă l'Ă©gard des hommes, c'est-Ă -dire des animaux, dont on ne fait cas qu'autant qu'ils rendent de services et qu'ils donnent de commoditĂ©s. Je l'ai cru; c'est vous qui me l'avez fait croire; et maintenant je souffre tant de maux pour vous avoir imitĂ©." A ces reproches ils ajoutaient les plus affreuses malĂ©dictions et paraissaient animĂ©s de rage pour s'entre-dĂ©chirer. Autour de ces rois voltigeaient encore, comme des hiboux dans la nuit, les cruels Soupçons, les vaines Alarmes, les DĂ©fiances, qui vengent les peuples de la duretĂ© de leurs rois, la Faim insatiable des richesses, la Fausse Gloire, toujours tyrannique, et la Mollesse lĂÂąche, qui redouble tous les maux qu'on souffre, sans pouvoir jamais donner de solides plaisirs. On voyait plusieurs de ces rois sĂ©vĂšrement punis, non pour les maux qu'ils avaient faits, mais pour les biens qu'ils auraient dĂ» faire. Tous les crimes des peuples qui viennent de la nĂ©gligence avec laquelle on fait observer les lois Ă©taient imputĂ©s aux rois, qui ne doivent rĂ©gner qu'afin que les lois rĂšgnent par leur ministĂšre. On leur imputait aussi tous les dĂ©sordres qui viennent du faste, du luxe, et de tous les autres excĂšs qui jettent les hommes dans un Ă©tat violent et dans la tentation de mĂ©priser les lois pour acquĂ©rir du bien. Surtout on traitait rigoureusement les rois qui, au lieu d'ĂÂȘtre de bons et vigilants pasteurs des peuples, n'avaient songĂ© qu'Ă ravager le troupeau comme des loups dĂ©vorants. Mais ce qui consterna davantage TĂ©lĂ©maque, ce fut de voir dans cet abĂme de tĂ©nĂšbres et de maux un grand nombre de rois qui avaient passĂ© sur la terre pour des rois assez bons. Ils avaient Ă©tĂ© condamnĂ©s aux peines du Tartare pour s'ĂÂȘtre laissĂ© gouverner par des hommes mĂ©chants et artificieux. Ils Ă©taient punis pour les maux qu'ils avaient laissĂ© faire par leur autoritĂ©. De plus, la plupart de ces rois n'avaient Ă©tĂ© ni bons ni mĂ©chants, tant leur faiblesse avait Ă©tĂ© grande; ils n'avaient jamais craint de ne connaĂtre point la vĂ©ritĂ©; ils n'avaient point eu le goĂ»t de la vertu, et n'avaient pas mis leur plaisir Ă faire du bien. Lorsque TĂ©lĂ©maque sortit de ces lieux, il se sentit soulagĂ©, comme si on avait ĂÂŽtĂ© une montagne de dessus sa poitrine il comprit, par ce soulagement, le malheur de ceux qui y Ă©taient renfermĂ©s sans espĂ©rance d'en sortir jamais. Il Ă©tait effrayĂ© de voir combien les rois Ă©taient plus rigoureusement tourmentĂ©s que les autres coupables. "Quoi! - disait-il - tant de devoirs, tant de pĂ©rils, tant de piĂšges, tant de diflicultĂ©s de connaĂtre la vĂ©ritĂ© pour se dĂ©fendre contre les autres et contre soi-mĂÂȘme, enfin tant de tourments horribles dans les enfers, aprĂšs avoir Ă©tĂ© si agitĂ©, si enviĂ©, si traversĂ© dans une vie courte! O insensĂ© celui qui cherche Ă rĂ©gner! Heureux celui qui se borne Ă une condition privĂ©e et paisible, oĂÂč la vertu lui est moins difficile!" En faisant ces rĂ©flexions, il se troublait au-dedans de lui-mĂÂȘme il frĂ©mit, et tomba dans une consternation qui lui fit sentir quelque chose du dĂ©sespoir de ces malheureux qu'il venait de considĂ©rer. Mais, Ă mesure qu'il s'Ă©loigna de ce triste sĂ©jour des tĂ©nĂšbres, de l'horreur et du dĂ©sespoir, son courage commença peu Ă peu Ă renaĂtre il respirait et entrevoyait dĂ©jĂ de loin la douce et pure lumiĂšre du sĂ©jour des hĂ©ros. LĂ habitaient tous les bons rois qui avaient jusqu'alors gouvernĂ© sagement les hommes. Ils Ă©taient sĂ©parĂ©s du reste des justes comme les mĂ©chants princes souffraient, dans le Tartare, des supplices infiniment plus rigoureux que les autres coupables d'une condition privĂ©e, aussi les bons rois jouissaient, dans les Champs ElysĂ©es, d'un bonheur infiniment plus grand que celui du reste des hommes qui avaient aimĂ© la vertu sur la terre. TĂ©lĂ©maque s'avança vers ces rois, qui Ă©taient dans des bocages odorifĂ©rants, sur des gazons toujours renaissants et fleuris. Mille, petits ruisseaux d'une onde pure arrosaient ces beaux lieux et y faisaient sentir une dĂ©licieuse fraĂcheur; un nombre infini d'oiseaux faisaient rĂ©sonner ces bocages de leur doux chant. On voyait tout ensemble les fleurs du printemps, qui naissaient sous les pas, avec les plus riches fruits de l'automne, qui pendaient des arbres. LĂ , jamais on ne ressentit les ardeurs de la furieuse Canicule; lĂ , jamais les noirs aquilons n'osĂšrent souffler, ni faire sentir les rigueurs de l'hiver. Ni la Guerre altĂ©rĂ©e de sang, ni la cruelle Envie, qui mord d'une dent venimeuse et qui porte des vipĂšres entortillĂ©es dans son sein et autour de ses bras, ni les Jalousies, ni les DĂ©fiances, ni la Crainte, ni les vains DĂ©sirs n'approchent jamais de cet heureux sĂ©jour de la paix. Le jour n'y finit point, et la nuit, avec ses sombres voiles, y est inconnue une lumiĂšre pure et douce se rĂ©pand autour des corps de ces hommes justes et les environne de ses rayons comme d'un vĂÂȘtement. Cette lumiĂšre n'est point semblable Ă la lumiĂšre sombre qui Ă©claire les yeux des misĂ©rables mortels, et qui n'est que tĂ©nĂšbres; c'est plutĂÂŽt une gloire cĂ©leste qu'une lumiĂšre elle pĂ©nĂštre plus subtilement les corps les plus Ă©pais que les rayons du soleil ne pĂ©nĂštrent le plus pur cristal; elle n'Ă©blouit jamais; au contraire, elle fortifie les yeux, et porte dans le fond de l'ĂÂąme je ne sais quelle sĂ©rĂ©nitĂ©. C'est d'elle seule que ces hommes bienheureux sont nourris; elle sort d'eux et elle y entre; elle les pĂ©nĂštre et s'incorpore Ă eux comme les aliments s'incorporent Ă nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait naĂtre en eux une source intarissable de paix et de joie ils sont plongĂ©s dans cet abĂme de joie, comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent plus rien; ils ont tout sans rien avoir, car ce goĂ»t de lumiĂšre pure apaise la faim de leur coeur; tous leurs dĂ©sirs sont rassasiĂ©s, et leur plĂ©nitude les Ă©lĂšve au-dessus de tout ce que les hommes vides et affamĂ©s cherchent sur la terre toutes les dĂ©lices qui les environnent ne leur sont rien, parce que le comble de leur fĂ©licitĂ©, qui vient du dedans ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de dĂ©licieux au dehors. Ils sont tels que les dieux qui, rassasiĂ©s de nectar et d'ambroisie, ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossiĂšres qu'on leur prĂ©senterait Ă la table la plus exquise des hommes mortels. Tous les maux s'enfuient loin de ces lieux tranquilles la mort, la maladie, la pauvretĂ©, la douleur, les regrets, les remords, les craintes, les espĂ©rances mĂÂȘmes, qui coĂ»tent souvent autant de peines que les craintes, les divisions, les dĂ©goĂ»ts, les dĂ©pits ne peuvent y avoir aucune entrĂ©e. Les hautes montagnes de Thrace, qui, de leur front couvert de neige et de glace depuis l'origine du monde, fendent les nues, seraient renversĂ©es de leurs fondements posĂ©s au centre de la terre, que les coeurs de ces hommes justes ne pourraient pas mĂÂȘme ĂÂȘtre Ă©mus. Seulement ils ont pitiĂ© des misĂšres qui accablent les hommes vivants dans le monde; mais c'est une pitiĂ© douce et paisible, qui n'altĂšre en rien leur immuable fĂ©licitĂ©. Une jeunesse Ă©ternelle, une fĂ©licitĂ© sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leurs visages; mais leur joie n'a rien de folĂÂątre ni d'indĂ©cent c'est une joie douce, noble, pleine de majestĂ©; c'est un goĂ»t sublime de la vĂ©ritĂ© et de la vertu qui les transporte. Ils sont sans interruption, Ă chaque moment, dans le mĂÂȘme saisissement de coeur oĂÂč est une mĂšre qui revoit son cher fils, qu'elle avait cru mort, et cette joie, qui Ă©chappe bientĂÂŽt Ă la mĂšre, ne s'enfuit jamais du coeur de ces hommes; jamais elle ne languit un instant; elle est toujours nouvelle pour eux; ils ont le transport de l'ivresse, sans en avoir le trouble et l'aveuglement. Ils s'entretiennent ensemble de ce qu'ils voient et de ce qu'ils goĂ»tent; ils foulent Ă leurs pieds les molles dĂ©lices et les vaines grandeurs de leur ancienne condition, qu'ils dĂ©plorent; ils repassent avec plaisir ces tristes, mais courtes annĂ©es oĂÂč ils ont eu besoin de combattre contre eux-mĂÂȘmes et contre le torrent des hommes corrompus pour devenir bons; ils admirent le secours des dieux, qui les ont conduits, comme par la main, Ă la vertu, au travers de tant de pĂ©rils. Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leurs coeurs, comme un torrent de la divinitĂ© mĂÂȘme qui s'unit Ă eux, ils voient, ils goĂ»tent, ils sont heureux, et sentent qu'ils le seront toujours. Ils chantent tous ensemble les louanges des dieux, et ils ne font tous ensemble qu'une seule voix, une seule pensĂ©e, un seul coeur une mĂÂȘme fĂ©licitĂ© fait comme un flux et reflux dans ces ĂÂąmes unies. Dans ce ravissement divin, les siĂšcles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels, et cependant mille et mille siĂšcles Ă©coulĂ©s n'ĂÂŽtent rien Ă leur fĂ©licitĂ© toujours nouvelle et toujours entiĂšre. Ils rĂšgnent tous ensemble, non sur des trĂÂŽnes, que la main des hommes peut renverser, mais en eux-mĂÂȘmes, avec une puissance immuable; car ils n'ont plus besoin d'ĂÂȘtre redoutables par une puissance empruntĂ©e d'un peuple vil et misĂ©rable. Ils ne portent plus ces vains diadĂšmes, dont l'Ă©clat cache tant de craintes et de noirs soucis les dieux mĂÂȘmes les ont couronnĂ©s de leurs propres mains avec des couronnes que rien ne peut flĂ©trir. TĂ©lĂ©maque, qui cherchait son pĂšre et qui avait craint de le trouver dans ces beaux lieux, fut si saisi de ce goĂ»t de paix et de fĂ©licitĂ© qu'il eĂ»t voulu y trouver Ulysse, et qu'il s'affligeait d'ĂÂȘtre contraint lui-mĂÂȘme de retourner ensuite dans la sociĂ©tĂ© des mortels. "C'est ici - disait-il - que la vĂ©ritable vie se trouve, et la nĂÂŽtre n'est qu'une mort." Mais ce qui l'Ă©tonnait Ă©tait d'avoir vu tant de rois punis dans le Tartare et d'en voir si peu dans les Champs ElysĂ©es. Il comprit qu'il y a peu de rois assez fermes et assez courageux pour rĂ©sister Ă leur propre puissance et pour rejeter la flatterie de tant de gens qui excitent toutes leurs passions. Ainsi les bons rois sont trĂšs rares, et la plupart sont si mĂ©chants, que les dieux ne seraient pas justes, si, aprĂšs avoir souffert qu'ils aient abusĂ© de leur puissance pendant la vie, ils ne les punissaient aprĂšs leur mort. TĂ©lĂ©maque ne voyant pas son pĂšre Ulysse parmi tous ces rois, chercha du moins des yeux le divin LaĂrte, son grand-pĂšre. Pendant qu'il le cherchait inutilement, un vieillard vĂ©nĂ©rable et plein de majestĂ© s'avança vers lui. Sa vieillesse ne ressemblait point Ă celle des hommes que le poids des annĂ©es accable sur la terre; on voyait seulement qu'il avait Ă©tĂ© vieux avant sa mort c'Ă©tait un mĂ©lange de tout ce que la vieillesse a de grave avec toutes les grĂÂąces de la jeunesse; car ces grĂÂąces renaissent mĂÂȘme dans les vieillards les plus caducs, au moment oĂÂč ils sont introduits dans les Champs ElysĂ©es. Cet homme s'avançait avec empressement et regardait TĂ©lĂ©maque avec complaisance, comme une personne qui lui Ă©tait fort chĂšre. TĂ©lĂ©maque, qui ne le reconnaissait point, Ă©tait en peine et en suspens. "Je te pardonne, ĂÂŽ mon cher fils, lui dit le vieillard, de ne me point reconnaĂtre je suis ArcĂ©sius, pĂšre de LaĂrte. J'avais fini mes jours un peu avant qu'Ulysse, mon petit-fils, partĂt pour aller au siĂšge de Troie; alors tu Ă©tais encore un petit enfant entre les bras de ta nourrice dĂšs lors j'avais conçu de toi de grandes espĂ©rances; elles n'ont point Ă©tĂ© trompeuses, puisque je te vois descendu dans le royaume de Pluton pour chercher ton pĂšre et que les dieux te soutiennent dans cette entreprise. O heureux enfant, les dieux t'aiment et te prĂ©parent une gloire Ă©gale Ă celle de ton pĂšre! O heureux moi-mĂÂȘme de te revoir! Cesse de chercher Ulysse en ces lieux il vit encore, et il est rĂ©servĂ© pour relever notre maison dans l'Ăle d'Ithaque. LaĂrte mĂÂȘme, quoique le poids des annĂ©es l'ait abattu, jouit encore de la lumiĂšre et attend que son fils revienne lui fermer les yeux. Ainsi les hommes passent comme les fleurs, qui s'Ă©panouissent le matin et qui, le soir, sont flĂ©tries et foulĂ©es aux pieds. Les gĂ©nĂ©rations des hommes s'Ă©coulent comme les ondes d'un fleuve rapide; rien ne peut arrĂÂȘter le temps, qui entraĂne aprĂšs lui tout- ce qui paraĂt le plus immobile. Toi-mĂÂȘme, ĂÂŽ mon fils, mon cher fils, toi-mĂÂȘme, qui jouis maintenant d'une jeunesse si vive et si fĂ©conde en plaisirs, souviens-toi que ce bel ĂÂąge n'est qu'une fleur, qui sera presque aussitĂÂŽt sĂ©chĂ©e qu'Ă©close. Tu te verras changer insensiblement les grĂÂąces riantes et les doux plaisirs qui t'accompagnent, la force, la santĂ©, la joie, s'Ă©vanouissent comme un beau songe; il ne t'en restera qu'un triste souvenir; la vieillesse languissante et ennemie des plaisirs viendra rider ton visage, courber ton corps, affaiblir tes membres, faire tarir dans ton coeur la source de la joie, te dĂ©goĂ»ter du prĂ©sent, te faire craindre l'avenir, te rendre insensible Ă tout, exceptĂ© la douleur. Ce temps te paraĂt Ă©loignĂ© hĂ©las! tu te trompes, mon fils; il se hĂÂąte, le voilĂ qui arrive ce qui vient avec tant de rapiditĂ© n'est pas loin de toi; et le prĂ©sent qui s'enfuit est dĂ©jĂ bien loin, puisqu'il s'anĂ©antit dans le moment que nous parlons et ne peut plus se rapprocher. Ne compte donc jamais, mon fils, sur le prĂ©sent; mais soutiens-toi dans le sentier rude et ĂÂąpre de la vertu par la vue de l'avenir. PrĂ©pare-toi, par des moeurs pures et par l'amour de la justice, une place dans cet heureux sĂ©jour de la paix. Tu verras enfin bientĂÂŽt ton pĂšre reprendre l'autoritĂ© dans Ithaque. Tu es nĂ© pour rĂ©gner aprĂšs lui; mais, hĂ©las! ĂÂŽ mon fils, que la royautĂ© est trompeuse! Quand on la regarde de loin, on ne voit que grandeur, Ă©clat et dĂ©lices; mais, de prĂšs, tout est Ă©pineux. Un particulier peut, sans dĂ©shonneur, mener une vie douce et obscure; un roi ne peut, sans se dĂ©shonorer, prĂ©fĂ©rer une vie douce et oisive aux fonctions pĂ©nibles du gouvernement il se doit Ă tous les hommes qu'il gouverne; il ne lui est jamais permis d'ĂÂȘtre Ă lui-mĂÂȘme; ses moindres fautes sont d'une consĂ©quence infinie, parce qu'elles causent le malheur des peuples, et quelquefois pendant plusieurs siĂšcles. Il doit rĂ©primer l'audace des mĂ©chants, soutenir l'innocence, dissiper la calomnie. Ce n'est pas assez pour lui de ne faire aucun mal; il faut qu'il fasse tous les biens possibles dont l'Etat a besoin. Ce n'est pas assez de faire le bien par soi-mĂÂȘme; il faut encore empĂÂȘcher tous les maux que d'autres feraient, s'ils n'Ă©taient retenus. Crains donc, mon fils, crains une condition si pĂ©rilleuse arme-toi de courage contre toi-mĂÂȘme, contre tes passions, et contre les flatteurs." En disant ces paroles, ArcĂ©sius paraissait animĂ© d'un feu divin et montrait Ă TĂ©lĂ©maque un visage plein de compassion pour les maux qui accompagnent la royautĂ©. - Quand elle est prise - disait-il - pour se contenter soi-mĂÂȘme, c'est une monstrueuse tyrannie; quand elle est prise pour remplir ses devoirs et pour conduire un peuple innombrable comme un pĂšre conduit ses enfants, c'est une servitude accablante, qui demande un courage et une patience hĂ©roĂÂŻque. Aussi est-il certain que ceux qui ont rĂ©gnĂ© avec une sincĂšre vertu possĂšdent ici tout ce que la puissance des dieux peut donner pour rendre une fĂ©licitĂ© complĂšte. Pendant qu'ArcĂ©sius parlait de la sorte, ces paroles entraient jusqu'au fond du coeur de TĂ©lĂ©maque elles s'y gravaient comme un habile ouvrier, avec son burin, grave sur l'airain les figures ineffaçables qu'il veut montrer aux yeux de la plus reculĂ©e postĂ©ritĂ©. Ces sages paroles Ă©taient comme une flamme subtile, qui pĂ©nĂ©trait dans les entrailles du jeune TĂ©lĂ©maque il se sentait Ă©mu et embrasĂ©; je ne sais quoi de divin semblait fondre son coeur au-dedans de lui. Ce qu'il portait dans la partie la plus intime de lui-mĂÂȘme le consumait secrĂštement; il ne pouvait ni le contenir, ni le supporter, ni rĂ©sister Ă une si violente impression c'Ă©tait un sentiment vif et dĂ©licieux, qui Ă©tait mĂÂȘlĂ© d'un tourment capable d'arracher la vie. Ensuite TĂ©lĂ©maque commença Ă respirer plus librement. Il reconnut dans le visage d'ArcĂ©sius une grande ressemblance avec LaĂrte; il croyait mĂÂȘme se ressouvenir confusĂ©ment d'avoir vu en Ulysse, son pĂšre, des traits de cette mĂÂȘme ressemblance, lorsque Ulysse partit pour le siĂšge de Troie. Ce ressouvenir attendrit son coeur des larmes douces et mĂÂȘlĂ©es de joie coulĂšrent de ses yeux. Il voulut embrasser une personne si chĂšre; plusieurs fois il l'essaya inutilement cette ombre vaine Ă©chappa Ă ses embrassements, comme un songe trompeur se dĂ©robe Ă l'homme qui croit en jouir. TantĂÂŽt la bouche altĂ©rĂ©e de cet homme dormant poursuit une eau fugitive; tantĂÂŽt ses lĂšvres s'agitent pour former des paroles, que sa langue engourdie ne peut profĂ©rer; ses mains s'Ă©tendent avec effort, et ne prennent rien ainsi TĂ©lĂ©maque ne peut contenter sa tendresse; il voit ArcĂ©sius, il l'entend, il lui parle, il ne peut le toucher. Enfin il lui demande qui sont ces hommes, qu'il voit autour de lui. "Tu vois, mon fils - lui rĂ©pondit le sage vieillard - les hommes qui ont Ă©tĂ© l'ornement de leur siĂšcle, la gloire et le bonheur du genre humain. Tu vois le petit nombre des rois qui ont Ă©tĂ© dignes de l'ĂÂȘtre et qui ont fait avec fidĂ©litĂ© la fonction des dieux sur la terre. Ces autres, que tu vois assez prĂšs d'eux, mais sĂ©parĂ©s par ce petit nuage, ont une gloire beaucoup moindre ce sont des hĂ©ros Ă la vĂ©ritĂ©; mais la rĂ©compense de leur valeur et de leurs expĂ©ditions militaires ne peut ĂÂȘtre comparĂ©e avec celle des rois sages, justes et bienfaisants. Parmi ces hĂ©ros, tu vois ThĂ©sĂ©e, qui a le visage un peu triste il a ressenti le malheur d'ĂÂȘtre trop crĂ©dule pour une femme artificieuse, et il est encore affligĂ© d'avoir si injustement demandĂ© Ă Neptune la mort cruelle de son fils Hippolyte; heureux s'il n'eĂ»t point Ă©tĂ© si prompt et si facile Ă irriter! Tu vois aussi Achille appuyĂ© sur sa lance, Ă cause de cette blessure qu'il reçut au talon de la main du lĂÂąche PĂÂąris, et qui finit sa vie. S'il eĂ»t Ă©tĂ© aussi sage, juste et modĂ©rĂ© qu'il Ă©tait intrĂ©pide, les dieux lui auraient accordĂ© un long rĂšgne; mais ils ont eu pitiĂ© des Phthiotes et des Dolopes, sur lesquels il devait naturellement rĂ©gner aprĂšs PĂ©lĂ©e; ils n'ont pas voulu livrer tant de peuples Ă la merci d'un homme fougueux et plus facile Ă irriter que la mer la plus orageuse. Les Parques ont accourci le fil de ses jours; il a Ă©tĂ© comme une fleur Ă peine Ă©close que le tranchant de la charrue coupe et qui tombe avant la fin du jour oĂÂč on l'avait vue naĂtre. Les dieux n'ont voulu s'en servir que comme des torrents et des tempĂÂȘtes, pour punir les hommes de leurs crimes ils ont fait servir Achille Ă abattre les murs de Troie, pour venger le parjure de LaomĂ©don et les injustes amours de PĂÂąris. AprĂšs avoir employĂ© ainsi cet instrument de leurs vengeances, ils se sont apaisĂ©s et ils ont refusĂ© aux larmes de ThĂ©tis de laisser plus longtemps sur la terre ce jeune hĂ©ros, qui n'y Ă©tait propre qu'Ă troubler les hommes, qu'Ă renverser les villes et les royaumes. Mais vois-tu cet autre avec ce visage farouche? C'est Ajax, fils de TĂ©lamon et cousin d'Achille tu n'ignores pas sans doute quelle fut sa gloire dans les combats. AprĂšs la mort d'Achille, il prĂ©tendit qu'on ne pouvait donner ses armes Ă nul autre qu'Ă lui; ton pĂšre ne crut pas les lui devoir cĂ©der; les Grecs jugĂšrent en faveur d'Ulysse; Ajax se tua de dĂ©sespoir. L'indignation et la fureur sont encore peintes sur son visage. N'approche pas de lui, mon fils; car il croirait que tu voudrais lui insulter dans son malheur, et il est juste de le plaindre ne remarques-tu pas qu'il nous regarde avec peine et qu'il entre brusquement dans ce sombre bocage, parce que nous lui sommes odieux? Tu vois de cet autre cĂÂŽtĂ©, Hector, qui eĂ»t Ă©tĂ© invincible, si le fils de ThĂ©tis n'eĂ»t point Ă©tĂ© au monde dans le mĂÂȘme temps. Mais voilĂ Agamemnon qui passe, et qui porte encore sur lui les marques de la perfidie de Clytemnestre. O mon fils, je frĂ©mis en pensant aux malheurs de cette famille de l'impie Tantale la division des deux frĂšres AtrĂ©e et Thyeste a rempli cette maison d'horreur et de sang. HĂ©las! combien un crime en attire-t-il d'autres! Agamemnon, revenant, Ă la tĂÂȘte des Grecs, du siĂšge de Troie, n'a pas eu le temps de jouir en paix de la gloire qu'il avait acquise. Telle est la destinĂ©e de presque tous les conquĂ©rants. Tous ces hommes que tu vois ont Ă©tĂ© redoutables dans la guerre; mais ils n'ont point Ă©tĂ© aimables et vertueux aussi ne sont-ils que dans la seconde demeure des Champs ElysĂ©es. Pour ceux-ci, ils ont rĂ©gnĂ© avec justice et ont aimĂ© leurs peuples ils sont les amis des dieux. Pendant qu'Achille et Agamemnon, pleins de leurs querelles et de leurs combats, conservent encore ici leurs peines et leurs dĂ©fauts naturels, pendant qu'ils regrettent en vain la vie qu'ils ont perdue, qu'ils s'affligent de n'ĂÂȘtre plus que des ombres impuissantes et vaines, ces rois justes, Ă©tant purifiĂ©s par la lumiĂšre divine dont ils sont nourris, n'ont plus rien Ă dĂ©sirer pour leur bonheur. Ils regardent avec compassion les inquiĂ©tudes des mortels, et les plus grandes affaires qui agitent les hommes ambitieux leur paraissent comme des jeux d'enfants leurs coeurs sont rassasiĂ©s de la vĂ©ritĂ© et de la vertu, qu'ils puisent dans la source. Ils n'ont plus rien Ă souffrir d'eux-mĂÂȘmes; plus de dĂ©sirs, plus de besoins, plus de craintes tout est fini pour eux, exceptĂ© leur joie, qui ne peut finir. ConsidĂšre, mon fils, cet ancien roi Inachus, qui fonda le royaume d'Argos. Tu le vois avec cette vieillesse si douce et si majestueuse les fleurs naissent sous ses pas; sa dĂ©marche lĂ©gĂšre ressemble au vol d'un oiseau; il tient dans sa main une lyre d'ivoire et, dans un transport Ă©ternel, il chante les merveilles des dieux. Il sort de son coeur et de sa bouche un parfum exquis; l'harmonie de sa lyre et de sa voix ravirait les hommes et les dieux. Il est ainsi rĂ©compensĂ© pour avoir aimĂ© le peuple qu'il assembla dans l'enceinte de ses nouveaux murs et auquel il donna des lois. De l'autre cĂÂŽtĂ©, tu peux voir, entre ces myrtes, CĂ©crops, l'Egyptien, qui le premier rĂ©gna dans AthĂšnes, ville consacrĂ©e Ă la dĂ©esse dont elle porte le nom. CĂ©crops, apportant des lois utiles, de l'Egypte, qui a Ă©tĂ© pour la GrĂšce la source des lettres et des bonnes moeurs, adoucit les naturels farouches des bourgs de l'Attique, et les unit par les liens de la sociĂ©tĂ©. Il fut juste, humain, compatissant; il laissa les peuples dans l'abondance, et sa famille dans la mĂ©diocritĂ©, ne voulant point que ses enfants eussent l'autoritĂ© aprĂšs lui, parce qu'il jugeait que d'autres en Ă©taient plus dignes. Il faut que je te montre aussi, dans cette petite vallĂ©e, Erichthon, qui inventa l'usage de l'argent pour la monnaie. Il le fit en vue de faciliter le commerce entre les Ăles de la GrĂšce; mais il prĂ©vit l'inconvĂ©nient attachĂ© Ă cette invention. "Appliquez-vous, disait-il Ă tous les peuples, Ă multiplier chez vous les richesses naturelles, qui sont les vĂ©ritables cultivez la terre pour avoir une grande abondance de blĂ©, de vin, d'huile et de fruits; ayez des troupeaux innombrables, qui vous nourrissent de leur lait et qui vous couvrent de leur laine par lĂ vous vous mettrez en Ă©tat de ne craindre jamais la pauvretĂ©. Plus vous aurez d'enfants, plus vous serez riches, pourvu que vous les rendiez laborieux; car la terre est inĂ©puisable, et elle augmente sa fĂ©conditĂ© Ă proportion du nombre de ses habitants qui ont soin de la cultiver elle les paye tous libĂ©ralement de leurs peines; au lieu qu'elle se rend avare et ingrate pour ceux qui la cultivent nĂ©gligemment. Attachez-vous donc principalement aux vĂ©ritables richesses, qui satisfont aux vrais besoins de l'homme. Pour l'argent monnayĂ©, il ne faut en faire aucun cas qu'autant qu'il est nĂ©cessaire ou pour les guerres inĂ©vitables qu'on a Ă soutenir au-dehors, ou pour le commerce des marchandises nĂ©cessaires qui manquent dans votre pays encore serait-il Ă souhaiter qu'on laissĂÂąt tomber le commerce Ă l'Ă©gard de toutes les choses qui ne servent qu'Ă entretenir le luxe, la vanitĂ© et la mollesse." Ce sage Erichthon disait souvent "Je crains bien, mes enfants, de vous avoir fait un prĂ©sent funeste en vous donnant l'invention de la monnaie. Je prĂ©vois qu'elle excitera l'avarice, l'ambition, le faste, qu'elle entretiendra une infinitĂ© d'arts pernicieux, qui ne vont qu'Ă amollir et Ă corrompre les moeurs, qu'elle vous dĂ©goĂ»tera de l'heureuse simplicitĂ©, qui fait tout le repos et toute la sĂ»retĂ© de la vie, qu'enfin elle vous fera mĂ©priser l'agriculture, qui est le fondement de la vie humaine et la source de tous les vrais biens; mais les dieux sont tĂ©moins que j'ai eu le coeur pur en vous donnant cette invention, utile en elle-mĂÂȘme." Enfin, quand Erichthon aperçut que l'argent corrompait les peuples, comme il l'avait prĂ©vu, il se retira de douleur sur une montagne sauvage, oĂÂč il vĂ©cut pauvre et Ă©loignĂ© des hommes, jusqu'Ă une extrĂÂȘme vieillesse, sans vouloir se mĂÂȘler du gouvernement des villes. Peu de temps aprĂšs lui, on vit paraĂtre dans la GrĂšce le fameux TriptolĂšme, Ă qui CĂ©rĂšs avait enseignĂ© l'art de cultiver les terres et de les couvrir tous les ans d'une moisson dorĂ©e. Ce n'est pas que les hommes ne connussent dĂ©jĂ le blĂ© et la maniĂšre de le multiplier en le semant mais ils ignoraient la perfection du labourage, et TriptolĂšme, envoyĂ© par CĂ©rĂšs, vint, la charrue en main, offrir les dons de la dĂ©esse Ă tous les peuples qui auraient assez de courage pour vaincre leur paresse naturelle et pour s'adonner Ă un travail assidu. BientĂÂŽt TriptolĂšme apprit aux Grecs Ă fendre la terre et Ă la fertiliser en dĂ©chirant son sein; bientĂÂŽt les moissonneurs ardents et infatigables firent tomber, sous leurs faucilles tranchantes, les jaunes Ă©pis qui couvraient les campagnes. Les peuples mĂÂȘmes, sauvages et farouches, qui couraient Ă©pars çà et lĂ dans les forĂÂȘts d'Epire et d'Etolie pour se nourrir de glands, adoucirent leurs moeurs et se soumirent Ă des lois, quand ils eurent appris Ă faire croĂtre des moissons et Ă se nourrir de pain. TriptolĂšme fit sentir aux Grecs le plaisir qu'il y a Ă ne devoir ses richesses qu'Ă son travail et Ă trouver dans son champ tout ce qu'il faut pour rendre la vie commode et heureuse. Cette abondance si simple et si innocente, qui est attachĂ©e Ă l'agriculture, les fit souvenir des sages conseils d'Erichthon ils mĂ©prisĂšrent l'argent et toutes les richesses artificielles, qui ne sont richesses qu'en imagination, qui tentent les hommes de chercher des plaisirs dangereux et qui les dĂ©tournent du travail, oĂÂč ils trouveraient tous les biens rĂ©els, avec des moeurs pures, dans une pleine libertĂ©. On comprit donc qu'un champ fertile et bien cultivĂ© est le vrai trĂ©sor d'une famille assez sage pour vouloir vivre frugalement comme ses pĂšres ont vĂ©cu. Heureux les Grecs, s'ils Ă©taient demeurĂ©s fermes dans ces maximes, si propres Ă les rendre puissants, libres, heureux et dignes de l'ĂÂȘtre par une solide vertu! Mais, hĂ©las! ils commencent Ă admirer les fausses richesses, ils nĂ©gligent peu Ă peu les vraies, et ils dĂ©gĂ©nĂšrent de cette merveilleuse simplicitĂ©. O mon fils, tu rĂ©gneras un jour; alors souviens-toi de ramener les hommes Ă l'agriculture, d'honorer cet art, de soulager ceux qui s'y appliquent et de ne souffrir point que les hommes vivent ni oisifs, ni occupĂ©s Ă des arts qui entretiennent le luxe et la mollesse. Ces deux hommes, qui ont Ă©tĂ© si sages sur la terre, sont ici chĂ©ris des dieux. Remarque, mon fils, que leur gloire surpasse autant celle d'Achille et des autres hĂ©ros qui n'ont excellĂ© que dans le combat, qu'un doux printemps est au-dessus de l'hiver glacĂ© et que la lumiĂšre du soleil est plus Ă©clatante que celle de la lune." Pendant qu'ArcĂ©sius parlait de la sorte, il aperçut que TĂ©lĂ©maque avait toujours les yeux arrĂÂȘtĂ©s du cĂÂŽtĂ© d'un petit bois de lauriers et d'un ruisseau bordĂ© de violettes, de roses, de lis, et de plusieurs autres fleurs odorifĂ©rantes, dont les vives couleurs ressemblaient Ă celles d'Iris, quand elle descend du ciel sur la terre pour annoncer Ă quelque mortel les ordres des dieux. C'Ă©tait le grand roi SĂ©sostris, que TĂ©lĂ©maque reconnut dans ce beau lieu il Ă©tait mille fois plus majestueux qu'il ne l'avait jamais Ă©tĂ© sur son trĂÂŽne d'Egypte. Des rayons d'une lumiĂšre douce sortaient de ses yeux, et ceux de TĂ©lĂ©maque en Ă©taient Ă©blouis. A le voir, on eĂ»t cru qu'il Ă©tait enivrĂ© de nectar, tant l'esprit divin l'avait mis dans un transport au-dessus de la raison humaine, pour rĂ©compenser ses vertus. TĂ©lĂ©maque dit Ă ArcĂ©sius - Je reconnais, ĂÂŽ mon pĂšre, SĂ©sostris, ce sage roi d'Egypte, que j'y ai vu, il n'y a pas longtemps. "Le voilĂ - rĂ©pondit ArcĂ©sius - et tu vois, par son exemple, combien les dieux sont magnifiques Ă rĂ©compenser les bons rois. Mais il faut que tu saches que toute cette fĂ©licitĂ© n'est rien en comparaison de celle qui lui Ă©tait destinĂ©e, si une trop grande prospĂ©ritĂ© ne lui eĂ»t fait oublier les rĂšgles de la modĂ©ration et de la justice. La passion de rabaisser l'orgueil et l'insolence des Tyriens l'engagea Ă prendre leur ville. Cette conquĂÂȘte lui donna le dĂ©sir d'en faire d'autres il se laissa sĂ©duire par la vaine gloire des conquĂ©rants; il subjugua, ou, pour mieux dire, il ravagea toute l'Asie. A son retour en Egypte, il trouva que son frĂšre s'Ă©tait emparĂ© de la royautĂ©, et avait altĂ©rĂ©, par un gouvernement injuste, les meilleures lois du pays. Ainsi ses grandes conquĂÂȘtes ne servirent qu'Ă troubler son royaume. Mais ce qui le rendit plus inexcusable, c'est qu'il fut enivrĂ© de sa propre gloire il fit atteler Ă un char les plus superbes d'entre les rois qu'il avait vaincus. Dans la suite, il reconnut sa faute et eut honte d'avoir Ă©tĂ© si inhumain. Tel fut le fruit de ses victoires. VoilĂ ce que les conquĂ©rants font contre leurs Etats et contre eux-mĂÂȘmes, en voulant usurper ceux de leurs voisins. VoilĂ ce qui fit dĂ©choir un roi d'ailleurs si juste et si bienfaisant, et c'est ce qui diminue la gloire que les dieux lui avaient prĂ©parĂ©e. Ne vois-tu pas cet autre, mon fils, dont la blessure paraĂt si Ă©clatante? C'est un roi de Carie, nommĂ© Dioclide, qui se dĂ©voua pour son peuple dans une bataille, parce que l'oracle avait dit que, dans la guerre des Cariens et des Lyciens, la nation dont le roi pĂ©rirait serait victorieuse. ConsidĂšre cet autre c'est un sage lĂ©gislateur, qui, ayant donnĂ© Ă sa nation des lois propres Ă les rendre bons et heureux, leur fit jurer qu'ils ne violeraient aucune de ces lois pendant son absence; aprĂšs quoi, il partit, s'exila lui-mĂÂȘme de sa patrie, et mourut pauvre dans une terre Ă©trangĂšre, pour obliger son peuple, par ce serment, Ă garder Ă jamais des lois si utiles. Cet autre, que tu vois, est EunĂ©sime, roi des Pyliens, et un des ancĂÂȘtres du sage Nestor. Dans une peste qui ravageait la terre, et qui couvrait de nouvelles ombres les bords de l'AchĂ©ron, il demanda aux dieux d'apaiser leur colĂšre, en payant, par sa mort, pourtant de milliers d'hommes innocents. Les dieux l'exaucĂšrent et lui firent trouver ici la vraie royautĂ©, dont toutes celles de la terre ne sont que de vaines ombres. Ce vieillard, que tu vois couronnĂ© de fleurs, est le fameux BĂ©lus il rĂ©gna en Egypte, et il Ă©pousa AnchinoĂ©, fille du dieu Nilus, qui cache la source de ses eaux et qui enrichit les terres qu'il arrose par ses inondations. Il eut deux fils DanaĂÂŒs, dont tu sais l'histoire, et Egyptus, qui donna son nom Ă ce beau royaume. BĂ©lus se croyait plus riche par l'abondance oĂÂč il mettait son peuple et par l'amour de ses sujets pour lui que par tous les tributs qu'il aurait pu leur imposer. Ces hommes, que tu crois morts, vivent, mon fils; et c'est la vie qu'on traĂne misĂ©rablement sur la terre qui n'est qu'une mort; les noms seulement sont changĂ©s. Plaise aux dieux de te rendre assez bon pour mĂ©riter cette vie heureuse, que rien ne peut plus finir ni troubler! HĂÂąte-toi, il est temps, d'aller chercher ton pĂšre. Avant que de le trouver, hĂ©las! que tu verras rĂ©pandre de sang! Mais quelle gloire t'attend dans les campagnes de l'HespĂ©rie! Souviens-toi des conseils du sage Mentor pourvu que tu les suives, ton nom sera grand parmi tous les peuples et dans tous les siĂšcles." Il dit; et aussitĂÂŽt il conduisit TĂ©lĂ©maque vers la porte d'ivoire, par oĂÂč l'on peut sortir du tĂ©nĂ©breux empire de Pluton. TĂ©lĂ©maque, les larmes aux yeux, le quitta sans pouvoir l'embrasser, et, sortant de ces sombres lieux, il retourna en diligence vers le camp des alliĂ©s, aprĂšs avoir rejoint, sur le chemin, les deux jeunes CrĂ©tois qui l'avaient accompagnĂ© jusques auprĂšs de la caverne et qui n'espĂ©raient plus de le revoir. QuinziĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - TĂ©lĂ©maque, dans une assemblĂ©e des chefs de l'armĂ©e, combat la fausse politique qui leur inspirait le dessein de surprendre Venuse, que les deux partis Ă©taient convenus de laisser en dĂ©pĂÂŽt entre les mains des Lucaniens. Il ne montre pas moins de sagesse Ă l'occasion de deux transfuges, dont l'un, nommĂ© Acanthe, Ă©tait chargĂ© par Adraste de l'empoisonner; l'autre, nommĂ© Dioscore, offrait aux alliĂ©s la tĂÂȘte d'Adraste. Dans le combat qui s'engage ensuite, TĂ©lĂ©maque excite l'admiration universelle par sa valeur et sa prudence il porte de tous -ĂÂŽtĂ©s la mort sur son passage, en cherchant Adraste dans la mĂÂȘlĂ©e. Adraste, de son cĂÂŽtĂ©, le cherche avec empressement, environnĂ© de l'Ă©lite de ses troupes, qui fait un horrible carnage des alliĂ©s et de leurs plus vaillants capitaines. A cette vue, TĂ©lĂ©maque, indignĂ©, s'Ă©lance contre Adraste, qu'il terrasse bientĂÂŽt et qu'il rĂ©duit Ă lui demander la vie. TĂ©lĂ©maque l'Ă©pargne gĂ©nĂ©reusement; mais comme Adraste, Ă peine relevĂ©, cherchait Ă le surprendre de nouveau, TĂ©lĂ©maque le perce de son glaive. Alors les Dauniens tendent les mains aux alliĂ©s en signe de rĂ©conciliation et demandent, comme l'unique condition de paix, qu'on leur permette de choisir un roi de leur nation. Cependant les chefs de l'armĂ©e s'assemblĂšrent pour dĂ©libĂ©rer s'il fallait s'emparer de Venuse. C'Ă©tait une ville forte, qu'Adraste avait autrefois usurpĂ©e sur ses voisins, les Apuliens-PeucĂštes. Ceux-ci Ă©taient entrĂ©s contre lui dans la ligue, pour demander justice sur cette invasion. Adraste, pour les apaiser, avait mis cette ville en dĂ©pĂÂŽt entre les mains des Lucaniens mais il avait corrompu par argent et la garnison lucanienne et celui qui la commandait, de façon que la nation des Lucaniens avait moins d'autoritĂ© effective que lui dans Venuse; et les Apuliens, qui avaient consenti que la garnison lucanienne gardĂÂąt Venuse, avaient Ă©tĂ© trompĂ©s dans cette nĂ©gociation. Un citoyen de Venuse, nommĂ© DĂ©mophante, avait offert secrĂštement aux alliĂ©s de leur livrer, la nuit, une des portes de la ville. Cet avantage Ă©tait d'autant plus grand qu'Adraste avait mis toutes ses provisions de guerre et de bouche dans un chĂÂąteau voisin de Venuse, qui ne pouvait se dĂ©fendre si Venuse Ă©tait prise. PhiloctĂšte et Nestor avaient dĂ©jĂ opinĂ© qu'il fallait profiter d'une si heureuse occasion. Tous les chefs, entraĂnĂ©s par leur autoritĂ© et Ă©blouis par l'utilitĂ© d'une si facile entreprise, applaudissaient Ă ce sentiment; mais TĂ©lĂ©maque, Ă son retour, fit les derniers efforts pour les en dĂ©tourner. "Je n'ignore pas - leur dit-il - que si jamais un homme a mĂ©ritĂ© d'ĂÂȘtre surpris et trompĂ©, c'est Adraste, lui qui a si souvent trompĂ© tout le monde. Je vois bien qu'en surprenant Venuse, vous ne feriez que vous mettre en possession d'une ville qui vous appartient, puisqu'elle est aux Apuliens, qui sont un des peuples de votre ligue. J'avoue que vous le pourriez faire avec d'autant plus d'apparence de raison, qu'Adraste, qui a mis cette ville en dĂ©pĂÂŽt, a corrompu le commandant et la garnison, pour y entrer quand il le jugera Ă propos. Enfin je comprends comme vous que, si vous preniez Venuse, vous seriez maĂtres, dĂšs le lendemain, du chĂÂąteau, oĂÂč sont tous les prĂ©paratifs de guerre qu'Adraste y a assemblĂ©s, et qu'ainsi vous finiriez en deux jours cette guerre si formidable. Mais ne vaut-il pas mieux pĂ©rir que de vaincre par de tels moyens? Faut-il repousser la fraude par la fraude? Sera-t-il dit que tant de rois, liguĂ©s pour punir l'impie Adraste de ses tromperies, seront trompeurs comme lui? S'il nous est permis de faire comme Adraste, il n'est point coupable, et nous avons tort de vouloir le punir. Quoi! l'HespĂ©rie entiĂšre, soutenue de tant de colonies grecques et de hĂ©ros revenus du siĂšge de Troie, n'a-t-elle point d'autres armes contre la perfidie et les parjures d'Adraste que la perfidie et le parjure? Vous avez jurĂ© par les choses les plus sacrĂ©es que vous laisseriez Venuse en dĂ©pĂÂŽt dans les mains des Lucaniens. La garnison lucanienne, dites-vous, est corrompue par l'argent d'Adraste. Je le crois comme vous mais cette garnison est toujours Ă la solde des Lucaniens; elle n'a point refusĂ© de leur obĂ©ir; elle a gardĂ©, du moins en apparence, la neutralitĂ©. Adraste ni les siens ne sont jamais entrĂ©s dans Venuse le traitĂ© subsiste; votre serment n'est point oubliĂ© des dieux. Ne gardera-t-on les paroles donnĂ©es que quand on manquera de prĂ©textes plausibles pour les violer? Ne sera-t-on fidĂšle et religieux pour les serments que quand on n'aura rien Ă gagner en violant sa foi? Si l'amour de la vertu et la crainte des dieux ne vous touchent plus, au moins soyez touchĂ©s de votre rĂ©putation et de votre intĂ©rĂÂȘt. Si vous montrez au monde cet exemple pernicieux de manquer de parole et de violer votre serment pour terminer une guerre, quelles guerres n'exciterez-vous point par cette conduite impie! Quel voisin ne sera pas contraint de craindre tout de vous et de vous dĂ©tester? Qui pourra dĂ©sormais dans les nĂ©cessitĂ©s les plus pressantes, se fier Ă vous? Quelle sĂ»retĂ© pourrez-vous donner quand vous voudrez ĂÂȘtre sincĂšres et qu'il vous importera de persuader Ă vos voisins votre sincĂ©ritĂ©? Sera-ce un traitĂ© solennel! vous en aurez foulĂ© un aux pieds. Sera-ce un serment? hĂ©! ne saura-t-on pas que vous comptez les dieux pour rien quand vous espĂ©rez tirer du parjure quelque avantage? La paix n'aura donc pas plus de sĂ»retĂ© que la guerre Ă votre Ă©gard. Tout ce qui viendra de vous sera reçu comme une guerre ou feinte, ou dĂ©clarĂ©e vous serez les ennemis perpĂ©tuels de tous ceux qui auront le malheur d'ĂÂȘtre vos voisins; toutes les affaires qui demandent de la rĂ©putation de probitĂ© et de la confiance vous deviendront impossibles; vous n'aurez plus de ressources pour faire croire ce que vous promettrez. Voici - ajouta TĂ©lĂ©maque - un intĂ©rĂÂȘt encore plus pressant qui doit vous frapper, s'il vous reste quelque sentiment de probitĂ© et quelque prĂ©voyance sur vos intĂ©rĂÂȘts c'est qu'une conduite si trompeuse attaque par le dedans toute votre ligue et va la ruiner, votre parjure va faire triompher Adraste." A ces paroles, toute l'assemblĂ©e Ă©mue lui demandait comment il osait dire qu'une action qui donnerait une victoire certaine Ă la ligue pouvait la ruiner. "Comment - leur rĂ©pondit-il - pourrez-vous vous confier les uns aux autres, si une fois vous rompez l'unique lien de la sociĂ©tĂ© et de la confiance, qui est la bonne foi? AprĂšs que vous aurez posĂ© pour maxime qu'on peut violer les rĂšgles de la probitĂ© et de la fidĂ©litĂ© pour un grand intĂ©rĂÂȘt, qui d'entre vous pourra se fier Ă un autre, quand cet autre pourra trouver un grand avantage Ă lui manquer de parole et Ă le tromper? OĂÂč en serez-vous? Quel est celui d'entre vous qui ne voudra point prĂ©venir les artifices de son voisin par les siennes? Que devient une ligue de tant de peuples, lorsqu'ils sont convenus entre eux, par une dĂ©libĂ©ration commune, qu'il est permis de surprendre son voisin et de violer la foi donnĂ©e? Quelle sera votre dĂ©fiance mutuelle, votre division, votre ardeur Ă vous dĂ©truire les uns les autres? Adraste n'aura plus besoin de vous attaquer vous vous dĂ©chirerez assez vous-mĂÂȘmes; vous justifierez ses perfidies. O rois sages et magnanimes, ĂÂŽ vous qui commandez avec tant d'expĂ©rience sur des peuples innombrables, ne dĂ©daignez pas d'Ă©couter les conseils d'un jeune homme. Si vous tombiez dans les plus affreuses extrĂ©mitĂ©s oĂÂč la guerre prĂ©cipite quelquefois les hommes, il faudrait vous relever par votre vigilance et par les efforts de votre vertu; car le vrai courage ne se laisse jamais abattre. Mais si vous aviez une fois rompu la barriĂšre de l'honneur et de la bonne foi, cette perte est irrĂ©parable vous ne pourriez plus rĂ©tablir ni la confiance nĂ©cessaire aux succĂšs de toutes les affaires importantes, ni ramener les hommes aux principes de la vertu, aprĂšs que vous leur auriez appris Ă les mĂ©priser. Que craignez-vous? N'avez-vous pas assez de courage pour vaincre sans tromper? Votre vertu, jointe aux forces de tant de peuples, ne vous suffit-elle pas? Combattons, mourons, s'il le faut, plutĂÂŽt que de vaincre si indignement. Adraste, l'impie Adraste est dans nos mains, pourvu que nous ayons horreur d'imiter sa lĂÂąchetĂ© et sa mauvaise foi." Lorsque TĂ©lĂ©maque acheva ce discours, il sentit que la douce persuasion avait coulĂ© de ses lĂšvres et avait passĂ© jusqu'au fond des coeurs. Il remarqua un profond silence dans l'assemblĂ©e; chacun pensait, non Ă lui ni aux grĂÂąces de ses paroles, mais Ă la force de la vĂ©ritĂ© qui se faisait sentir dans la suite de son raisonnement l'Ă©tonnement Ă©tait peint sur les visages. Enfin on entendit un murmure sourd, qui se rĂ©pandait peu Ă peu dans l'assemblĂ©e les uns regardaient les autres et n'osaient parler les premiers; on attendait que les chefs de l'armĂ©e se dĂ©clarassent, et chacun avait de la peine Ă retenir ses sentiments. Enfin, le grave Nestor prononça ces paroles - Digne fils d'Ulysse, les dieux vous ont fait parler, et Minerve, qui a tant de fois inspirĂ© votre pĂšre, a mis dans votre coeur le conseil sage et gĂ©nĂ©reux que vous avez donnĂ©. Je ne regarde point votre jeunesse; je ne considĂšre que Minerve dans tout ce que vous venez de dire. Vous avez parlĂ© pour la vertu; sans elle les plus grands avantages sont de vraies pertes; sans elle on s'attire bientĂÂŽt la vengeance de ses ennemis, la dĂ©fiance de ses alliĂ©s, l'horreur de tous les gens de bien et la juste colĂšre des dieux. Laissons donc Venuse entre les mains des Lucaniens et ne songeons plus qu'Ă vaincre Adraste par notre courage. Toujours attachĂ©s sur lui, l'aperçut; il prit cet anneau. - Je m'en vais - lui dit-il - l'envoyer Ă Adraste par les mains d'un Lucanien nommĂ© Polytrope, que vous connaissez et qui paraĂtra y aller secrĂštement de votre part. Si nous pouvons dĂ©couvrir par cette voie votre intelligence avec Adraste, on vous fera pĂ©rir impitoyablement par les tourments les plus cruels; si, au contraire, vous avouez dĂšs Ă prĂ©sent votre faute, on vous la pardonnera et on se contentera de vous envoyer dans une Ăle de la mer, oĂÂč vous ne manquerez de rien. Alors Acanthe avoua tout; et TĂ©lĂ©maque obtint des rois qu'on lui donnerait la vie, parce qu'il la lui avait promise. On l'envoya dans une des Ăles Echinades, oĂÂč il vĂ©cut en paix. Peu de temps aprĂšs, un Daunien d'une naissance obscure, mais d'un esprit violent et hardi, nommĂ© Dioscore, vint la nuit dans le camp des alliĂ©s leur offrir d'Ă©gorger dans sa tente le roi Adraste. Il le pouvait, car on est maĂtre de la vie des autres quand on ne compte plus pour rien la sienne. Cet homme ne respirait que la vengeance, parce qu'Adraste lui avait enlevĂ© sa femme, qu'il aimait Ă©perdument et qui Ă©tait Ă©gale en beautĂ© Ă VĂ©nus mĂÂȘme. Il Ă©tait rĂ©solu ou de faire pĂ©rir Adraste et de reprendre sa femme, ou de pĂ©rir lui-mĂÂȘme. Il avait des intelligences secrĂštes pour entrer la nuit dans la tente du roi et pour ĂÂȘtre favorisĂ© dans son entreprise par plusieurs capitaines dauniens; mais il croyait avoir besoin que les rois alliĂ©s attaquassent en mĂÂȘme temps le camp d'Adraste, afin que, dans ce trouble, il pĂ»t plus facilement se sauver et enlever sa femme. Mais il Ă©tait content de pĂ©rir, s'il ne pouvait l'enlever aprĂšs avoir tuĂ© le roi. AussitĂÂŽt que Dioscore eut expliquĂ© aux rois son dessein, tout le monde se tourna vers TĂ©lĂ©maque, comme pour lui demander une dĂ©cision. - Les dieux - rĂ©pondit-il - qui nous ont prĂ©servĂ©s des traĂtres, nous dĂ©fendent de nous en servir. Quand mĂÂȘme nous n'aurions pas assez de vertu pour dĂ©tester la trahison, notre seul intĂ©rĂÂȘt suffirait pour la rejeter. DĂšs que nous l'aurons autorisĂ©e par notre exemple, nous mĂ©riterons qu'elle se tourne contre nous dĂšs ce moment, qui d'entre nous sera en sĂ»retĂ©? Adraste pourra bien Ă©viter le coup qui le menace et le faire retomber sur les rois alliĂ©s. La guerre ne sera plus une guerre; la sagesse et la vertu ne seront plus d'aucun usage on ne verra plus que perfidie, trahison et assassinats. Nous en ressentirons nous-mĂÂȘmes les funestes suites et nous les mĂ©riterons, puisque nous aurons autorisĂ© le plus grand des maux. Je conclus donc qu'il faut renvoyer le traĂtre Ă Adraste. J'avoue que ce roi ne le mĂ©rite pas; mais toute l'HespĂ©rie et toute la GrĂšce, qui ont les yeux sur nous, mĂ©ritent que nous tenions cette conduite pour en ĂÂȘtre estimĂ©s. Nous nous devons Ă nous-mĂÂȘmes, et plus encore aux justes dieux, cette horreur de la perfidie. AussitĂÂŽt on renvoya Dioscore Ă Adraste, qui frĂ©mit du pĂ©ril oĂÂč il avait Ă©tĂ©, et qui ne pouvait assez s'Ă©tonner de la gĂ©nĂ©rositĂ© de ses ennemis; car les mĂ©chants ne peuvent comprendre la pure vertu. Adraste admirait, malgrĂ© lui, ce qu'il venait de voir, et n'osait le louer. Cette action noble des alliĂ©s rappelait un honteux souvenir de toutes ses tromperies et de toutes ses cruautĂ©s. Il cherchait Ă rabaisser la gĂ©nĂ©rositĂ© de ses ennemis et Ă©tait honteux de paraĂtre ingrat, pendant qu'il leur devait la vie mais les hommes corrompus s'endurcissent bientĂÂŽt contre tout ce qui pourrait les toucher. Adraste, qui vit que la rĂ©putation des alliĂ©s augmentait tous les ours, crut qu'il Ă©tait pressĂ© de faire contre eux quelque action Ă©clatante comme il n'en pouvait faire aucune de vertu, il voulut du moins tĂÂącher de remporter quelque grand avantage sur eux par les armes, et il se hĂÂąta de combattre. Le jour du combat Ă©tant venu, Ă peine l'Aurore ouvrait au soleil les portes de l'Orient, dans un chemin semĂ© de roses, que le jeune TĂ©lĂ©maque, prĂ©venant par ses soins la vigilance des plus vieux capitaines, s'arracha d'entre les bras du doux sommeil et mit en mouvement tous les officiers. Son casque, couvert de crins flottants, brillait dĂ©jĂ sur sa tĂÂȘte, et sa cuirasse sur son dos Ă©blouissait les yeux de toute l'armĂ©e l'ouvrage de Vulcain avait, outre sa beautĂ© naturelle, l'Ă©clat de l'Ă©gide qui y Ă©tait cachĂ©e. Il tenait sa lance d'une main; de l'autre il montrait les divers postes qu'il fallait occuper. Minerve avait mis dans ses yeux un feu divin, et sur son visage une majestĂ© fiĂšre qui promettait dĂ©jĂ la victoire. Il marchait; et tous les rois, oubliant leur ĂÂąge et leur dignitĂ©, se sentaient entraĂnĂ©s par une force supĂ©rieure qui leur faisait suivre ses pas. La faible jalousie ne peut plus entrer dans les coeurs; tout cĂšde Ă celui que Minerve conduit invisiblement par la main. Son action n'avait rien d'impĂ©tueux ni de prĂ©cipitĂ©; il Ă©tait doux, tranquille, patient, toujours prĂÂȘt Ă Ă©couter les autres et Ă profiter de leurs conseils, mais actif, prĂ©voyant, attentif aux besoins les plus Ă©loignĂ©s, arrangeant toutes choses Ă propos, ne s'embarrassant de rien et m'embarrassant point les autres, excusant les fautes, rĂ©parant les mĂ©comptes, prĂ©venant les difficultĂ©s, ne demandant jamais rien de trop Ă personne, inspirant partout la libertĂ© et la confiance. Donnait-il un ordre, c'Ă©tait dans les termes les plus simples et les plus clairs. Il le rĂ©pĂ©tait pour mieux instruire celui qui devait l'exĂ©cuter il voyait dans ses yeux s'il l'avait bien compris; il lui faisait ensuite expliquer familiĂšrement comment il avait compris ses paroles et le principal but de son entreprise. Quand il avait ainsi Ă©prouvĂ© le bon sens de celui qu'il envoyait et qu'il l'avait fait entrer dans ses vues, il ne le faisait partir qu'aprĂšs lui avoir donnĂ© quelque marque d'estime et de confiance pour l'encourager. Ainsi tous ceux qu'il envoyait Ă©taient pleins d'ardeur pour lui plaire et pour rĂ©ussir; mais ils n'Ă©taient point gĂÂȘnĂ©s par la crainte qu'il leur imputerait les mauvais succĂšs car il excusait toutes les fautes qui ne venaient point de mauvaise volontĂ©. L'horizon paraissait rouge et enflammĂ© par les premiers rayons du soleil; la mer Ă©tait pleine des feux du jour naissant. Toute la cĂÂŽte Ă©tait couverte d'hommes, d'armes, de chevaux et de chariots en mouvement c'Ă©tait un bruit confus, semblable Ă celui des flots en courroux, quand Neptune excite, au fond de ses abĂmes, les noires tempĂÂȘtes. Ainsi Mars commençait, par le bruit des armes et par l'appareil frĂ©missant de la guerre, Ă semer la rage dans tous les coeurs. La campagne Ă©tait pleine de piques hĂ©rissĂ©es, semblables aux Ă©pis qui couvrent les sillons fertiles dans le temps des moissons. DĂ©jĂ s'Ă©levait un nuage de poussiĂšre, qui dĂ©robait peu Ă peu aux yeux des hommes la terre et le ciel. La confusion, l'horreur, le carnage, l'impitoyable mort s'avançait. A peine les premiers traits Ă©taient jetĂ©s, que TĂ©lĂ©maque, levant les yeux et les mains vers le ciel, prononça ces paroles - O Jupiter, pĂšre des dieux et des hommes, vous voyez de notre cĂÂŽtĂ© la justice et la paix, que nous n'avons point eu honte de chercher. C'est Ă regret que nous combattons; nous voudrions Ă©pargner le sang des hommes; nous ne haĂÂŻssons point cet ennemi mĂÂȘme, quoiqu'il soit cruel, perfide et sacrilĂšge. Voyez et dĂ©cidez entre lui et nous s'il faut mourir, nos vies sont dans vos mains; s'il faut dĂ©livrer l'HespĂ©rie et abattre le tyran, ce sera votre puissance et la sagesse de Minerve, votre fille, qui nous donnera la victoire; la gloire vous en sera due. C'est vous qui, la balance en main, rĂ©glez le sort des combats nous combattons pour vous, et, puisque vous ĂÂȘtes juste. Adraste est plus votre ennemi que le nĂÂŽtre. Si votre cause est victorieuse, avant la fin du jour le sang d'une hĂ©catombe entiĂšre ruissellera sur vos autels. Il dit, et Ă l'instant il poussa ses coursiers fougueux et Ă©cumants dans les rangs les plus pressĂ©s des ennemis. Il rencontra d'abord PĂ©riandre, Locrien, couvert d'une peau de lion qu'il avait tuĂ© dans la Cilicie, pendant qu'il y avait voyagĂ© il Ă©tait armĂ©, comme Hercule, d'une massue Ă©norme; sa taille et sa force le rendaient semblable aux gĂ©ants. DĂšs qu'il vit TĂ©lĂ©maque, il mĂ©prisa sa jeunesse et la beautĂ© de son visage. - C'est bien Ă toi - dit-il - jeune effĂ©minĂ©, Ă nous disputer la gloire des combats! Va, enfant, va parmi les ombres chercher ton pĂšre. En disant ces paroles, il lĂšve sa massue noueuse, pesante, armĂ©e de pointes de fer; elle paraĂt comme un mĂÂąt de navire chacun craint le coup de sa chute. Elle menace la tĂÂȘte du fils d'Ulysse; mais il se dĂ©tourne du coup et s'Ă©lance sur PĂ©riandre avec la rapiditĂ© d'un aigle qui fend les airs. La massue, en tombant, brise une roue d'un char auprĂšs de celui de TĂ©lĂ©maque. Cependant le jeune Grec perce d'un trait PĂ©riandre Ă la gorge le sang qui coule Ă gros bouillons de sa large plaie Ă©touffe sa voix. Ses chevaux fougueux, ne sentant plus sa main dĂ©faillante, et les rĂÂȘnes flottant sur leur cou, s'emportent çà et lĂ il tombe de dessus son char, les yeux dĂ©jĂ fermĂ©s Ă la lumiĂšre et la pĂÂąle mort Ă©tant dĂ©jĂ peinte sur son visage dĂ©figurĂ©. TĂ©lĂ©maque eut pitiĂ© de lui il donna aussitĂÂŽt son corps Ă ses domestiques, et garda, comme une marque de sa victoire, la peau du lion avec la massue. Ensuite il cherche Adraste dans la mĂÂȘlĂ©e; mais, en le cherchant, il prĂ©cipite dans les enfers une foule de combattants HilĂ©e, qui avait attelĂ© Ă son char deux coursiers semblables Ă ceux du Soleil et nourris dans les vastes prairies qu'arrose l'Aufide; DĂ©molĂ©on, qui, dans la Sicile, avait autrefois presque Ă©galĂ© Eryx dans les combats du ceste; Crantor, qui avait Ă©tĂ© hĂÂŽte et ami d'Hercule, lorsque ce fils de Jupiter, passant dans l'HespĂ©rie, y ĂÂŽta la vie Ă l'infĂÂąme Cacus; MĂ©nĂ©crate, qui ressemblait, disait-on, Ă Pollux dans la lutte; Hippocoon Salapien, qui imitait l'adresse et la bonne grĂÂące de Castor pour mener un cheval; le fameux chasseur EurymĂšde, toujours teint du sang des ours et des sangliers qu'il tuait dans les sommets couverts de neige du froid Apennin, et qui avait Ă©tĂ©, disait-on, si cher Ă Diane, qu'elle lui avait appris elle-mĂÂȘme Ă tirer des flĂšches; Nicostrate, vainqueur d'un gĂ©ant qui vomissait le feu dans les rochers du mont Gargan; ClĂ©anthe, qui devait Ă©pouser la jeune PholoĂ©, fille du fleuve Liris. Elle avait Ă©tĂ© promise par son pĂšre Ă celui qui la dĂ©livrerait d'un serpent ailĂ© qui Ă©tait nĂ© sur les bords du fleuve et qui devait la dĂ©vorer dans peu de jours, suivant la prĂ©diction d'un oracle. Ce jeune homme, par un excĂšs d'amour, se dĂ©voua pour tuer le monstre; il rĂ©ussit mais il ne put goĂ»ter le fruit de sa victoire, et, pendant que PholoĂ©, se prĂ©parant Ă un doux hymĂ©nĂ©e, attendait impatiemment ClĂ©anthe, elle apprit qu'il avait suivi Adraste dans les combats et que la Parque avait tranchĂ© cruellement ses jours. Elle remplit de ses gĂ©missements les bois et les montagnes qui sont auprĂšs du fleuve; elle noya ses yeux de larmes, arracha ses beaux cheveux blonds, oublia les guirlandes de fleurs qu'elle avait accoutumĂ© de cueillir, et accusa le ciel d'injustice. Comme elle ne cessait de pleurer nuit et jour, les dieux, touchĂ©s de ses regrets et pressĂ©s par les priĂšres du fleuve, mirent fin Ă sa douleur. A force de verser des larmes, elle fut tout Ă coup changĂ©e en fontaine, qui, coulant dans le sein du fleuve, va joindre ses eaux Ă celles du dieu son pĂšre mais l'eau de cette fontaine est encore amĂšre; l'herbe du rivage ne fleurit jamais, et on ne trouve d'autre ombrage que celui des cyprĂšs sur ces tristes bords. Cependant Adraste, qui apprit que TĂ©lĂ©maque rĂ©pandait de tous cĂÂŽtĂ©s la terreur, le cherchait avec empressement. Il espĂ©rait de vaincre facilement le fils d'Ulysse dans un ĂÂąge encore si tendre, et il menait autour de lui trente Dauniens d'une force, d'une adresse et d'une audace extraordinaire, auxquels il avait promis de grandes rĂ©compenses, s'ils pouvaient, dans le combat, faire pĂ©rir TĂ©lĂ©maque, de quelque maniĂšre que ce pĂ»t ĂÂȘtre. S'il l'eĂ»t rencontrĂ© dans ce commencement du combat, sans doute ces trente hommes, environnant le char de TĂ©lĂ©maque, pendant qu'Adraste l'aurait attaquĂ© de front, n'auraient eu aucune peine Ă le tuer mais Minerve les fit Ă©garer. Adraste crut voir et entendre TĂ©lĂ©maque dans un endroit de la plaine enfoncĂ© au pied d'une colline, oĂÂč il y avait une foule de combattants il court, il vole, il veut se rassasier de sang; mais, au lieu de TĂ©lĂ©maque, il aperçoit le vieux Nestor, qui, d'une main tremblante, jetait au hasard quelques traits inutiles. Adraste, dans sa fureur, veut le percer; mais une troupe de Pyliens se jeta autour de Nestor. Alors une nuĂ©e de traits obscurcit l'air et couvrit tous les combattants; on n'entendait que les cris plaintifs des mourants et le bruit des armes de ceux qui tombaient dans la mĂÂȘlĂ©e; la terre gĂ©missait sous un monceau de morts; des ruisseaux de sang coulaient de toutes parts. Bellone et Mars, avec les Furies infernales, vĂÂȘtues de robes toutes dĂ©gouttantes de sang, repaissaient leurs yeux cruels de ce spectacle et renouvelaient sans cesse la rage dans les coeurs. Ces divinitĂ©s ennemies des hommes repoussaient loin des deux partis la pitiĂ© gĂ©nĂ©reuse, la valeur modĂ©rĂ©e, la douce humanitĂ©. Ce n'Ă©tait plus, dans cet amas confus d'hommes acharnĂ©s les uns sur les autres, que massacre, vengeance, dĂ©sespoir et fureur brutale; la sage et invincible Pallas elle-mĂÂȘme, l'ayant vu, frĂ©mit et recula d'horreur. Cependant PhiloctĂšte, marchant Ă pas lents et tenant dans ses mains les flĂšches d'Hercule, se hĂÂątait d'aller au secours de Nestor. Adraste, n'ayant pu atteindre le divin vieillard, avait lancĂ© ses traits sur plusieurs Phyliens, auxquels il avait fait mordre la poudre. DĂ©jĂ il avait abattu CtĂ©silas, si lĂ©ger Ă la course, qu'Ă peine il imprimait la trace de ses pas dans le sable et qu'il devançait, dans son pays, les plus rapides flots de l'Eurotas et de l'AlphĂ©e. A ses pieds Ă©taient tombĂ©s Eutyphron, plus beau qu'Hylas et aussi ardent chasseur qu'Hippolyte; PtĂ©rĂ©las, qui avait suivi Nestor au siĂšge de Troie, et qu'Achille mĂÂȘme avait aimĂ© Ă cause de son courage et de sa force; Aristogiton, qui, s'Ă©tant baignĂ©, disait-on, dans les ondes du fleuve AchĂ©loĂÂŒs, avait reçu secrĂštement de ce dieu la vertu de prendre toutes sortes de formes. En effet, il Ă©tait si souple et si prompt dans tous ses mouvements qu'il Ă©chappait aux mains les plus fortes mais Adraste, d'un coup de lance, le rendit immobile, et son ĂÂąme s'enfuit d'abord avec son sang. Nestor, qui voyait tomber ses plus vaillants capitaines sous la main du cruel Adraste, comme les Ă©pis dorĂ©s, pendant la moisson, tombent sous la faux tranchante d'un infatigable moissonneur, oubliait le danger oĂÂč il exposait inutilement sa vieillesse. Sa sagesse l'avait quittĂ©; il ne songeait plus qu'Ă suivre des yeux Pisistrate, son fils, qui, de son cĂÂŽtĂ©, soutenait avec ardeur le combat pour Ă©loigner le pĂ©ril de son pĂšre. Mais le moment fatal Ă©tait venu oĂÂč Pisistrate devait faire sentir Ă Nestor combien on est souvent malheureux d'avoir trop vĂ©cu. Pisistrate porta un coup de lance si violent contre Adraste, que le Daunien devait succomber mais il l'Ă©vita; et, pendant que Pisistrate, Ă©branlĂ© du faux coup qu'il avait donnĂ©, ramenait sa lance, Adraste le perça d'un javelot au milieu du ventre. Ses entrailles commencĂšrent d'abord Ă sortir avec un ruisseau de sang; son teint se flĂ©trit comme une fleur que la main d'une Nymphe a cueillie dans les prĂ©s; ses yeux Ă©taient dĂ©jĂ presque Ă©teints, et sa voix, dĂ©faillante. AlcĂ©e, son gouverneur, qui Ă©tait auprĂšs de lui, le soutint comme il allait tomber, et n'eut le temps que de le mener entre les bras de son pĂšre. LĂ il voulait parler et donner les derniĂšres marques de sa tendresse; mais, en ouvrant la bouche, il expira. Pendant que PhiloctĂšte rĂ©pandait autour de lui le carnage et l'horreur pour repousser les efforts d'Adraste, Nestor tenait serrĂ© entre ses bras le corps de son fils il remplissait l'air de ses cris, et ne pouvait souffrir la lumiĂšre. - Malheureux - disait-il - d'avoir Ă©tĂ© pĂšre et d'avoir vĂ©cu si longtemps! HĂ©las! cruelles destinĂ©es, pourquoi n'avez-vous pas fini ma vie ou Ă la chasse du sanglier de Calydon, ou au voyage de Colchos, ou au premier siĂšge de Troie? Je serais mort avec gloire et sans amertume. Maintenant, je traĂne une vieillesse douloureuse, mĂ©prisĂ©e et impuissante je ne vis plus que pour les maux; je n'ai plus de sentiment que pour la tristesse. O mon fils, ĂÂŽ mon fils, ĂÂŽ cher fils Pisistrate, quand je perdis ton frĂšre Antiloque, je t'avais pour me consoler je ne t'ai plus; je n'ai plus rien, et rien ne me consolera; tout est fini pour moi. L'espĂ©rance, seul adoucissement des peines des hommes, n'est plus un bien qui me regarde. Antiloque, Pisistrate, ĂÂŽ chers enfants, je crois que c'est aujourd'hui que je vous perds tous deux la mort de l'un rouvre la plaie que l'autre avait faite au fond de mon coeur. Je ne vous verrai plus! Qui fermera mes yeux? Qui recueillera mes cendres? O Pisistrate, tu es mort, comme ton frĂšre, en homme courageux; il n'y a que moi qui ne puis mourir. En disant ces paroles, il voulut se percer lui-mĂÂȘme d'un dard qu'il tenait; mais on arrĂÂȘta sa main on lui arracha le corps de son fils, et, comme cet infortunĂ© vieillard tombait en dĂ©faillance, on le porta dans sa tente, oĂÂč ayant un peu repris ses forces, il voulut retourner au combat; mais on le retint malgrĂ© lui. Cependant Adraste et PhiloctĂšte se cherchaient; leurs yeux Ă©taient Ă©tincelants, comme ceux d'un lion et d'un lĂ©opard qui cherchent Ă se dĂ©chirer l'un l'autre dans les campagnes qu'arrose le CaĂÂŻstre. Les menaces, la fureur guerriĂšre et la cruelle vengeance Ă©clatent dans leurs yeux farouches; ils portent une mort certaine partout oĂÂč ils lancent leurs traits; tous les combattants les regardent avec effroi. DĂ©jĂ ils se voient l'un l'autre, et PhiloctĂšte tient en main une de ces flĂšches terribles qui n'ont jamais manquĂ© leur coup dans ses mains et dont les blessures sont irrĂ©mĂ©diables mais Mars, qui favorisait le cruel et intrĂ©pide Adraste, ne put souffrir qu'il pĂ©rĂt si tĂÂŽt; il voulait, par lui, prolonger les horreurs de la guerre et multiplier les carnages. Adraste Ă©tait encore dĂ» Ă la justice des dieux pour punir les hommes et pour verser leur sang. Dans le moment oĂÂč PhiloctĂšte veut l'attaquer, il est blessĂ© lui-mĂÂȘme par un coup de lance que lui donne Amphimaque, jeune Lucanien, plus beau que le fameux NirĂ©e, dont la beautĂ© ne cĂ©dait qu'Ă celle d'Achille parmi tous les Grecs qui combattirent au siĂšge de Troie. A peine PhiloctĂšte eut reçu le coup, qu'il tira sa flĂšche contre Amphimaque elle lui perça le coeur. AussitĂÂŽt ses beaux yeux noirs s'Ă©teignirent et furent couverts des tĂ©nĂšbres de la mort; sa bouche, plus vermeille que les roses dont l'Aurore naissante sĂšme l'horizon, se flĂ©trit; une pĂÂąleur affreuse ternit ses joues; ce visage si tendre et si gracieux se dĂ©figura tout Ă coup. PhiloctĂšte lui-mĂÂȘme en eut pitiĂ©. Tous les combattants gĂ©mirent, en voyant ce jeune homme tomber dans son sang, oĂÂč il se roulait, et ses cheveux, aussi beaux que ceux d'Apollon, traĂnĂ©s dans la poussiĂšre. PhiloctĂšte, ayant vaincu Amphimaque, fut contraint de se retirer du combat il perdait son sang et ses forces; son ancienne blessure mĂÂȘme, dans l'effort du combat, semblait prĂÂȘte Ă se rouvrir et Ă renouveler ses douleurs car les enfants d'Esculape, avec leur science divine, n'avaient pu le guĂ©rir entiĂšrement. Le voilĂ prĂÂȘt Ă tomber dans un monceau de corps sanglants qui l'environnent. Archidame, le plus fier et le plus adroit de tous les Oebaliens qu'il avait menĂ©s avec lui pour fonder PĂ©tilie, l'enlĂšve du combat dans le moment oĂÂč Adraste l'aurait abattu sans peine Ă ses pieds. Adraste ne trouve plus rien qui ose lui rĂ©sister ni retarder sa victoire. Tout tombe, tout s'enfuit c'est un torrent, qui, ayant surmontĂ© ses bords, entraĂne, par ses vagues furieuses, les moissons, les troupeaux, les bergers et les villages. TĂ©lĂ©maque entendit de loin les cris des vainqueurs et il vit le dĂ©sordre des siens, qui fuyaient devant Adraste, comme une troupe de cerfs timides traverse les vastes campagnes, les bois, les montagnes, les fleuves mĂÂȘme les plus rapides, quand ils sont poursuivis par des chasseurs. TĂ©lĂ©maque gĂ©mit; l'indignation paraĂt dans ses yeux; il quitte les lieux oĂÂč il a combattu longtemps avec tant de danger et de gloire. Il court pour soutenir les siens; il s'avance tout couvert du sang d'une multitude d'ennemis qu'il a Ă©tendus sur la poussiĂšre. De loin, il pousse un cri qui se fait entendre aux deux armĂ©es. Minerve avait mis je ne sais quoi de terrible dans sa voix, dont les montagnes voisines retentirent. Jamais Mars, dans la Thrace, n'a fait entendre plus fortement sa cruelle voix quand il appelle les furies infernales, la guerre et la mort. Ce cri de TĂ©lĂ©maque porte le courage et l'audace dans le coeur des siens; il glace d'Ă©pouvante les ennemis Adraste mĂÂȘme a honte de se sentir troublĂ©. Je ne sais combien de funestes prĂ©sages le font frĂ©mir, et ce qui l'anime est plutĂÂŽt un dĂ©sespoir qu'une valeur tranquille. Trois fois ses genoux tremblants commencĂšrent Ă se dĂ©rober sous lui; trois fois il recula sans songer Ă ce qu'il faisait. Une pĂÂąleur de dĂ©faillance et une sueur froide se rĂ©pandit dans tous ses membres; sa voix enrouĂ©e et hĂ©sitante ne pouvait achever aucune parole; ses yeux, pleins d'un feu sombre et Ă©tincelant, paraissaient sortir de sa tĂÂȘte; on le voyait, comme Oreste, agitĂ© par les Furies; tous ses mouvements Ă©taient convulsifs. Alors il commença Ă croire qu'il y avait des dieux. Il s'imaginait les voir irritĂ©s et entendre une voix sourde qui sortait du fond de l'abĂme pour l'appeler dans le noir Tartare; tout lui faisait sentir une main cĂ©leste et invisible, suspendue sur sa tĂÂȘte, qui allait s'appesantir pour le frapper. L'espĂ©rance Ă©tait Ă©teinte au fond de son coeur; son audace se dissipait, comme la lumiĂšre du jour disparaĂt quand le soleil se couche dans le sein des ondes et que la terre s'enveloppe des ombres de la nuit. L'impie Adraste, trop longtemps souffert sur la terre, si les hommes n'eussent eu besoin d'un tel chĂÂątiment, l'impie Adraste touchait enfin Ă sa derniĂšre heure. Il court forcenĂ© au-devant de son inĂ©vitable destin l'horreur, les cuisants remords, la consternation, la fureur, la rage, le dĂ©sespoir, marchent avec lui. A peine voit-il TĂ©lĂ©maque, qu'il croit voir l'Averne qui s'ouvre et les tourbillons de flammes qui sortent du noir PhlĂ©gĂ©thon prĂÂȘtes Ă le dĂ©vorer. Il s'Ă©crie, et sa bouche demeure ouverte sans qu'il puisse prononcer aucune parole tel qu'un homme dormant, qui, dans un songe affreux, ouvre la bouche et fait des efforts pour parler; mais la parole lui manque toujours, et il la cherche en vain. D'une main tremblante et prĂ©cipitĂ©e, Adraste lance son dard contre TĂ©lĂ©maque. Celui-ci intrĂ©pide comme l'ami des dieux, se couvre de son bouclier; il semble que la victoire, le couvrant de ses ailes, tient dĂ©jĂ une couronne suspendue au-dessus de sa tĂÂȘte le courage doux et paisible reluit dans ses yeux; on le prendrait pour Minerve mĂÂȘme, tant il paraĂt sage et mesurĂ© au milieu des plus grands pĂ©rils. Le dard lancĂ© par Adraste est repoussĂ© par le bouclier. Alors Adraste se hĂÂąte de tirer son Ă©pĂ©e, pour ĂÂŽter au fils d'Ulysse l'avantage de lancer son dard Ă son tour. TĂ©lĂ©maque, voyant Adraste l'Ă©pĂ©e Ă la main, se hĂÂąte de la mettre aussi et laisse son dard inutile. Quand on les vit ainsi tous deux combattre de prĂšs, tous les autres combattants, en silence, mirent bas les armes pour les regarder attentivement, et on attendit de leur combat la dĂ©cision de toute la guerre. Les deux glaives, brillants comme les Ă©clairs d'oĂÂč partent les foudres, se croisent plusieurs fois et portent des coups inutiles sur les armes polies, qui en retentissent. Les deux combattants s'allongent, se replient, s'abaissent, se relĂšvent tout Ă coup, et enfin se saisissent. Le lierre, en naissant au pied d'un ormeau, n'enserre pas plus Ă©troitement le tronc dur et noueux par ses rameaux entrelacĂ©s jusqu'aux plus hautes branches de l'arbre, que ces deux combattants se serrent l'un l'autre. Adraste n'avait encore rien perdu de sa force; TĂ©lĂ©maque n'avait pas encore toute la sienne. Adraste fait plusieurs efforts pour surprendre son ennemi et pour l'Ă©branler. Il tĂÂąche de saisir l'Ă©pĂ©e du jeune Grec, mais en vain dans le moment oĂÂč il la cherche, TĂ©lĂ©maque l'enlĂšve de terre et le renverse sur le sable. Alors cet impie, qui avait toujours mĂ©prisĂ© les dieux, montre une lĂÂąche crainte de la mort; il a honte de demander la vie, et il ne peut s'empĂÂȘcher de tĂ©moigner qu'il la dĂ©sire; il tĂÂąche d'Ă©mouvoir la compassion de TĂ©lĂ©maque. - Fils d'Ulysse - dit-il - enfin c'est maintenant que je connais les justes dieux ils me punissent comme je l'ai mĂ©ritĂ©. Il n'y a que le malheur qui ouvre les yeux des hommes pour voir la vĂ©ritĂ© je la vois, elle me condamne. Mais qu'un roi malheureux vous fasse souvenir de votre pĂšre, qui est loin d'Ithaque, et touche votre coeur. TĂ©lĂ©maque, qui, le tenant sous ses genoux, avait le glaive dĂ©jĂ levĂ© pour lui percer la gorge, rĂ©pondit aussitĂÂŽt - Je n'ai voulu que la victoire et la paix des nations que je suis venu secourir; je n'aime point Ă rĂ©pandre le sang. Vivez donc, ĂÂŽ Adraste; mais vivez pour rĂ©parer vos fautes rendez tout ce que vous avez usurpĂ©; rĂ©tablissez le calme et la justice sur la cĂÂŽte de la grande HespĂ©rie, que vous avez souillĂ©e de tant de massacres et de trahisons. Vivez, et devenez un autre homme apprenez, par votre chute, que les dieux sont justes, que les mĂ©chants sont malheureux, qu'ils se trompent en cherchant la fĂ©licitĂ© dans la violence, dans l'inhumanitĂ© et dans le mensonge, qu'enfin rien n'est si doux ni si heureux que la simple et constante vertu. Donnez-nous pour otage votre fils MĂ©trodore, avec douze des principaux de votre nation. A ces paroles, TĂ©lĂ©maque laisse relever Adraste et lui tend la main, sans se dĂ©fier de sa mauvaise foi; mais aussitĂÂŽt Adraste lui lance un second dard fort court, qu'il tenait cachĂ©. Le dard Ă©tait si aigu et lancĂ© avec tant d'adresse, qu'il eĂ»t percĂ© les armes de TĂ©lĂ©maque si elles n'eussent Ă©tĂ© divines. En mĂÂȘme temps Adraste se jette derriĂšre un arbre pour Ă©viter la poursuite du jeune Grec. Alors celui-ci s'Ă©crie - Dauniens, vous le voyez, la victoire est Ă nous l'impie ne se sauve que par la trahison. Celui qui ne craint point les dieux craint la mort; au contraire, celui que les craint ne craint rien qu'eux. En disant ces paroles, il s'avance vers les Dauniens et fait signe aux siens, qui Ă©taient de l'autre cĂÂŽtĂ© de l'arbre, de couper chemin au perfide Adraste. Adraste craint d'ĂÂȘtre surpris, fait semblant de retourner sur ses pas et veut renverser les CrĂ©tois qui se prĂ©sentent Ă son passage; mais tout Ă coup TĂ©lĂ©maque, prompt comme la foudre que la main du pĂšre des dieux lance du haut Olympe sur les tĂÂȘtes coupables, vient fondre sur son ennemi il le saisit d'une main victorieuse; il le renverse comme le tendre aquilon abat les tendres moissons qui dorent les campagnes. Il ne l'Ă©coute plus, quoique l'impie ose encore une fois essayer d'abuser de la bontĂ© de son coeur il enfonce son glaive, et le prĂ©cipite dans les flammes du noir Tartare, digne chĂÂątiment de ses crimes. A peine Adraste fut mort, que tous les Dauniens, loin de dĂ©plorer leur dĂ©faite et la perte de leur chef, se rĂ©jouirent de leur dĂ©livrance; ils tendirent les mains aux alliĂ©s en signe de paix et de rĂ©conciliation. MĂ©trodore, fils d'Adraste, que son pĂšre avait nourri dans des maximes de dissimulation, d'injustice et d'inhumanitĂ©, s'enfuit lĂÂąchement. Mais un esclave, complice de ses infamies et de ses cruautĂ©s, qu'il avait affranchi et comblĂ© de biens, et auquel il se confia dans sa fuite, ne songea qu'Ă le trahir pour son propre intĂ©rĂÂȘt il le tua par-derriĂšre pendant qu'il fuyait, lui coupa la tĂÂȘte et la porta dans le camp des alliĂ©s, espĂ©rant une grande rĂ©compense d'un crime qui finissait la guerre. Mais on eut horreur de ce scĂ©lĂ©rat, et on le fit mourir. TĂ©lĂ©maque, ayant vu la tĂÂȘte de MĂ©trodore, qui Ă©tait un jeune homme d'une merveilleuse beautĂ© et d'un naturel excellent, que les plaisirs et les mauvais exemples avaient corrompu, ne put retenir ses larmes. - HĂ©las! - s'Ă©cria-t-il - voilĂ ce que fait le poison de la prospĂ©ritĂ© pour un jeune prince plus il a d'Ă©lĂ©vation et de vivacitĂ©, plus il s'Ă©gare et s'Ă©loigne de tout sentiment de vertu. Et maintenant je serais peut-ĂÂȘtre de mĂÂȘme, si les malheurs oĂÂč je suis nĂ©, grĂÂąces aux dieux, et les instructions de Mentor ne m'avaient appris Ă me modĂ©rer. Les Dauniens assemblĂ©s demandĂšrent, comme l'unique condition de paix, qu'on leur permĂt de faire un roi de leur nation, qui pĂ»t effacer, par ses vertus, l'opprobre dont l'impie Adraste avait couvert la royautĂ©. Ils remerciaient les dieux d'avoir frappĂ© le tyran; ils venaient en foule baiser la main de TĂ©lĂ©maque, qui avait Ă©tĂ© trempĂ©e dans le sang de ce monstre, et leur dĂ©faite Ă©tait pour eux comme un triomphe. Ainsi tomba en un moment, sans aucune ressource, cette puissance qui menaçait toutes les autres dans l'HespĂ©rie et qui faisait trembler tant de peuples, semblable Ă ces terrains qui paraissent fermes et immobiles, mais que l'on sape peu Ă peu par-dessous longtemps on se moque du faible travail qui en attaque les fondements; rien ne paraĂt affaibli, tout est uni, rien ne s'Ă©branle; cependant tous les soutiens souterrains sont dĂ©truits peu Ă peu, jusqu'au moment oĂÂč tout Ă coup le terrain s'affaisse et ouvre un abĂme. Ainsi une puissance injuste et trompeuse, quelque prospĂ©ritĂ© qu'elle se procure par ses violences, creuse elle-mĂÂȘme un prĂ©cipice sous ses pieds. La fraude et l'inhumanitĂ© sapent peu Ă peu tous les plus solides fondements de l'autoritĂ© lĂ©gitime on l'admire, on la craint, on tremble devant elle, jusqu'au moment oĂÂč elle n'est dĂ©jĂ plus; elle tombe de son propre poids, et rien ne peut la relever, parce qu'elle a dĂ©truit de ses propres mains les vrais soutiens de la bonne foi et de la justice, qui attirent l'amour et la confiance. SeiziĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - Les chefs de l'armĂ©e s'assemblent pour dĂ©libĂ©rer sur la demande des Dauniens. TĂ©lĂ©maque, aprĂšs avoir rendu les derniers devoirs Ă Pisistrate, fils de Nestor, se rend Ă l'assemblĂ©e, oĂÂč la plupart sont d'avis de partager entre eux le pays des Dauniens, et offrent Ă TĂ©lĂ©maque, pour sa part, la fertile contrĂ©e d'Arpine. Bien loin d'accepter cette offre, TĂ©lĂ©maque fait voir que l'intĂ©rĂÂȘt commun des alliĂ©s est de laisser aux Dauniens leurs terres et de leur donner pour roi Polydamas, fameux capitaine de leur nation, non moins estimĂ© pour sa sagesse que pour sa valeur. Les alliĂ©s consentent Ă ce choix, qui comble les Dauniens. TĂ©lĂ©maque persuade ensuite Ă ceux-ci de donner la contrĂ©e d'Arpine Ă DiomĂšde, roi d'Etolie, qui Ă©tait alors poursuivi avec ses compagnons par la colĂšre de VĂ©nus, qu'il avait blessĂ©e au siĂšge de Troie. Les troubles Ă©tant ainsi terminĂ©s, tous les princes ne soigent plus qu'Ă se sĂ©parer pour s'en retourner chacun dans son pays. Les chefs de l'armĂ©e s'assemblĂšrent, dĂšs le lendemain, pour accorder un roi aux Dauniens. On prenait plaisir Ă voir les deux camps confondus par une amitiĂ© si inespĂ©rĂ©e, et les deux armĂ©es qui n'en faisaient plus qu'une. Le sage Nestor ne put se trouver dans ce conseil, parce que la douleur, jointe Ă la vieillesse, avait flĂ©tri son coeur, comme la pluie abat et fait languir, le soir, une fleur qui Ă©tait, le matin, pendant la naissance de l'aurore, la gloire et l'ornement des vertes campagnes. Ses yeux Ă©taient devenus deux fontaines de larmes qui ne pouvaient tarir loin d'eux s'enfuyait le doux sommeil, qui charme les plus cuisantes peines. L'espĂ©rance, qui est la vie du coeur de l'homme, Ă©tait Ă©teinte en lui. Toute nourriture Ă©tait amĂšre Ă cet infortunĂ© vieillard; la lumiĂšre mĂÂȘme lui Ă©tait odieuse son ĂÂąme ne demandait plus qu'Ă quitter son corps et qu'Ă se plonger dans l'Ă©ternelle nuit de l'empire de Pluton. Tous ses amis lui parlaient en vain son coeur, en dĂ©faillance, Ă©tait dĂ©goĂ»tĂ© de toute amitiĂ©, comme un malade est dĂ©goĂ»tĂ© des meilleurs aliments. A tout ce qu'on pouvait lui dire de plus touchant il ne rĂ©pondait que par des gĂ©missements et des sanglots. De temps en temps on l'entendait dire "O Pisistrate, Pisistrate! Pisistrate, mon fils, tu m'appelles! Je te suis Pisistrate, tu me rendras la mort douce. O mon cher fils! Je ne dĂ©sire plus pour tout bien que de te revoir sur les rives du Styx." Il passait des heures entiĂšres sans prononcer aucune parole, mais gĂ©missant et levant les mains et les yeux noyĂ©s de larmes vers le ciel. Cependant les princes assemblĂ©s attendaient TĂ©lĂ©maque, qui Ă©tait auprĂšs du corps de Pisistrate il rĂ©pandait sur son corps des fleurs Ă pleines mains; il y ajoutait des parfums exquis et versait des larmes amĂšres. - O mon cher compagnon - disait-il - je n'oublierai jamais de t'avoir vu Ă Pylos, de t'avoir suivi Ă Sparte, de t'avoir retrouvĂ© sur les bords de la grande HespĂ©rie. Je te dois mille soins je t'aimais, tu m'aimais aussi. J'ai connu ta valeur; elle aurait surpassĂ© celle de plusieurs Grecs fameux. HĂ©las! elle t'a fait pĂ©rir avec gloire, mais elle a dĂ©robĂ© au monde une vertu naissante, qui eĂ»t Ă©galĂ© celle de ton pĂšre oui, ta sagesse et ton Ă©loquence, dans un ĂÂąge mĂ»r, auraient Ă©tĂ© semblables Ă celles de ce vieillard, l'admiration de toute la GrĂšce. Tu avais dĂ©jĂ cette douce insinuation Ă laquelle on ne peut rĂ©sister quand il parle, ces maniĂšres naĂÂŻves de raconter, cette sage modĂ©ration, qui est un charme pour apaiser les esprits irritĂ©s, cette autoritĂ© qui vient de la prudence et de la force des bons conseils. Quand tu parlais, tous prĂÂȘtaient l'oreille, tous Ă©taient prĂ©venus, tous avaient envie de trouver que tu avais raison ta parole, simple et sans faste, coulait doucement dans les coeurs, comme la rosĂ©e sur l'herbe naissante. HĂ©las! tant de biens que nous possĂ©dions, il y a quelques heures, nous sont enlevĂ©s Ă jamais. Pisistrate, que j'ai embrassĂ© ce matin, n'est plus; il ne nous en reste qu'un douloureux souvenir. Au moins si tu avais fermĂ© les yeux de Nestor avant que nous eussions fermĂ© les tiens, il ne verrait pas ce qu'il voit, il ne serait pas le plus malheureux de tous les pĂšres. AprĂšs ces paroles, TĂ©lĂ©maque fit laver la plaie sanglante qui Ă©tait dans le cĂÂŽtĂ© de Pisistrate il le fit Ă©tendre dans un lit de pourpre, oĂÂč sa tĂÂȘte penchĂ©e, avec la pĂÂąleur de la mort, ressemblait Ă un jeune arbre, qui, ayant couvert la terre de son ombre et poussĂ© vers le ciel ses rameaux fleuris, a Ă©tĂ© entamĂ© par le tranchant de la cognĂ©e d'un bĂ»cheron il ne tient plus Ă sa racine ni Ă la terre, mĂšre fĂ©conde qui nourrit les tiges dans son sein; il languit, sa verdure s'efface; il ne peut plus se soutenir, il tombe ses rameaux, qui cachaient le ciel, traĂnent sur la poussiĂšre, flĂ©tris et dessĂ©chĂ©s; il n'est plus qu'un tronc abattu et dĂ©pouillĂ© de toutes ses grĂÂąces. Ainsi Pisistrate, en proie Ă la mort, Ă©tait dĂ©jĂ emportĂ© par ceux qui devaient le mettre dans le bĂ»cher fatal. DĂ©jĂ la flamme montait vers le ciel. Une troupe de Pyliens, les yeux baissĂ©s et pleins de larmes, leurs armes renversĂ©es, le conduisaient lentement. Le corps est bientĂÂŽt brĂ»lĂ© les cendres sont mises dans une urne d'or, et TĂ©lĂ©maque, qui prend soin de tout, confie cette urne, comme un grand trĂ©sor, Ă Callimaque, qui avait Ă©tĂ© le gouverneur de Pisistrate. - Gardez - lui dit-il - ces cendres, tristes mais prĂ©cieux restes de celui que vous avez aimĂ©; gardez-les pour son pĂšre; mais attendez Ă les lui donner, quand il aura assez de force pour les demander ce qui irrite la douleur en un temps, l'adoucit dans un autre. Ensuite TĂ©lĂ©maque entra dans l'assemblĂ©e des rois liguĂ©s, oĂÂč chacun garda le silence pour l'Ă©couter dĂšs qu'on l'aperçut; il en rougit, et on ne pouvait le faire parler. Les louanges qu'on lui donna, par des acclamations publiques, sur tout ce qu'il venait de faire, augmentĂšrent sa honte; il aurait voulu se pouvoir cacher; ce fut la premiĂšre fois qu'il parut embarrassĂ© et incertain. Enfin, il demanda comme une grĂÂące qu'on ne lui donnĂÂąt plus aucune louange. - Ce n'est pas - dit-il - que je ne les aime, surtout quand elles sont donnĂ©es par de si bons juges de la vertu; mais c'est que je crains de les aimer trop elles corrompent les hommes; elles les remplissent d'eux-mĂÂȘmes, elles les rendent vains et prĂ©somptueux. Il faut les mĂ©riter et les fuir les meilleures louanges ressemblent aux fausses. Les plus mĂ©chants de tous les hommes, qui sont les tyrans, sont ceux qui se sont fait le plus louer par des flatteurs. Quel plaisir y a-t-il Ă ĂÂȘtre louĂ© comme eux? Les bonnes louanges sont celles que vous me donnerez en mon absence, si je suis assez heureux pour en mĂ©riter. Si vous me croyez vĂ©ritablement bon, vous devez croire aussi que je veux ĂÂȘtre modeste et craindre la vanitĂ© Ă©pargnez-moi donc, si vous m'estimez, et ne me louez pas comme un homme amoureux des louanges. AprĂšs avoir parlĂ© ainsi, TĂ©lĂ©maque ne rĂ©pondit plus rien Ă ceux qui continuaient de l'Ă©lever jusqu'au ciel, et, par un air d'indiffĂ©rence, il arrĂÂȘta bientĂÂŽt les Ă©loges qu'on lui donnait. On commença Ă craindre de le fĂÂącher en le louant ainsi les louanges finirent; mais l'admiration augmenta. Tout le monde sut la tendresse qu'il avait tĂ©moignĂ©e Ă Pisistrate et les soins qu'il avait pris de lui rendre les derniers devoirs. Toute l'armĂ©e fut plus touchĂ©e de ces marques de la bontĂ© de son coeur que de tous les prodiges de sagesse et de valeur qui venaient d'Ă©clater en lui. - Il est sage, il est vaillant - se disaient-ils en secret les uns aux autres - il est l'ami des dieux et le vrai hĂ©ros de notre ĂÂąge; il est au-dessus de l'humanitĂ©; mais tout cela n'est que merveilleux, tout cela ne fait que nous Ă©tonner. Il est humain, il est bon, il est ami fidĂšle et tendre; il est compatissant, libĂ©ral, bienfaisant, et tout entier Ă ceux qu'il doit aimer; il est les dĂ©lices de ceux qui vivent avec lui; il s'est dĂ©fait de sa hauteur, de son indiffĂ©rence et de sa fiertĂ© voilĂ ce qui est d'usage, voilĂ ce qui touche les coeurs, voilĂ ce qui nous attendrit pour lui et qui nous rend sensibles Ă toutes ses vertus; voilĂ ce qui fait que nous donnerions tous nos vies pour lui. A peine ces discours furent-ils finis, qu'on se hĂÂąta de parler de la nĂ©cessitĂ© de donner un roi aux Dauniens. La plupart des princes qui Ă©taient dans le conseil opinaient qu'il fallait partager entre eux ce pays, comme une terre conquise. On offrit Ă TĂ©lĂ©maque, pour sa part, la fertile contrĂ©e d'Arpine, qui porte deux fois l'an les riches dons de CĂ©rĂšs, les doux prĂ©sents de Bacchus et les fruits toujours verts de l'olivier consacrĂ© Ă Minerve. "Cette terre - lui disait-on - doit vous faire oublier la pauvre Ithaque avec ses cabanes, et les rochers affreux de Dulichie, et les bois sauvages de Zacinthe. Ne cherchez plus ni votre pĂšre, qui doit ĂÂȘtre pĂ©ri dans les flots au promontoire de CapharĂ©e, par la vengeance de Nauplius et par la colĂšre de Neptune; ni votre mĂšre, que ses amants possĂšdent depuis votre dĂ©part; ni votre patrie, dont la terre n'est point favorisĂ©e du ciel comme celle que nous vous offrons." Il Ă©coutait patiemment ces discours mais les rochers de Thrace et de Thessalie ne sont pas plus sourds et plus insensibles aux plaintes des amants dĂ©sespĂ©rĂ©s, que TĂ©lĂ©maque l'Ă©tait Ă ces offres. - Pour moi - rĂ©pondait-il - je ne suis touchĂ© ni des richesses, ni des dĂ©lices qu'importe de possĂ©der une plus grande Ă©tendue de terre et de commander Ă un plus grand nombre d'hommes? On n'en a que plus d'embarras, et moins de libertĂ© la vie est assez pleine de malheurs pour les hommes les plus sages et les plus modĂ©rĂ©s, sans y ajouter encore la peine de gouverner les autres hommes, indociles, inquiets, injustes, trompeurs et ingrats. Quand on veut ĂÂȘtre le maĂtre des hommes pour l'amour de soi-mĂÂȘme, n'y regardant que sa propre autoritĂ©, ses plaisirs et sa gloire, on est impie, on est tyran, on est le flĂ©au du genre humain. Quand, au contraire, on ne veut gouverner les hommes que selon les vraies rĂšgles, pour leur propre bien, on est moins leur maĂtre que leur tuteur; on n'en a que la peine, qui est infinie, et on est bien Ă©loignĂ© de vouloir Ă©tendre plus loin son autoritĂ©. Le berger qui ne mange point le troupeau, qui le dĂ©fend des loups en exposant sa vie, qui veille nuit et jour pour le conduire dans les bons pĂÂąturages, n'a point d'envie d'augmenter le nombre de ses moutons et d'enlever ceux du voisin ce serait augmenter sa peine. Quoique je n'aie jamais gouvernĂ©, ajoutait TĂ©lĂ©maque, j'ai appris par les lois et par les hommes sages qui les ont faites combien il est pĂ©nible de conduire les villes et les royaumes. Je suis donc content de ma pauvre Ithaque; quoiqu'elle soit petite et pauvre, j'aurai assez de gloire, pourvu que j'y rĂšgne avec justice, piĂ©tĂ© et courage; encore mĂÂȘme n'y rĂ©gnerai-je que trop tĂÂŽt. Plaise aux dieux que mon pĂšre, Ă©chappĂ© Ă la fureur des vagues, y puisse rĂ©gner jusqu'Ă la plus extrĂÂȘme vieillesse et que je puisse apprendre longtemps sous lui comment il faut vaincre ses passions pour savoir modĂ©rer celles de tout un peuple! Ensuite TĂ©lĂ©maque dit "Ecoutez, ĂÂŽ princes assemblĂ©s ici, ce que je crois vous devoir dire pour votre intĂ©rĂÂȘt. Si vous donnez aux Dauniens un roi juste, il les conduira avec justice, il leur apprendra combien il est utile de conserver la bonne foi, et de n'usurper jamais le bien de ses voisins c'est ce qu'ils n'ont jamais pu comprendre sous l'impie Adraste. Tandis qu'ils seront conduits par un roi sage et modĂ©rĂ©, vous n'aurez rien Ă craindre d'eux ils vous devront ce bon roi que vous leur aurez donnĂ©; ils vous devront la paix et la prospĂ©ritĂ© dont ils jouiront ces peuples, loin de vous attaquer, vous bĂ©niront sans cesse, et le roi et le peuple, tout sera l'ouvrage de vos mains. Si, au contraire, vous voulez partager leur pays entre vous, voici les malheurs que je vous prĂ©dis ce peuple, poussĂ© au dĂ©sespoir, recommencera la guerre; il combattra justement pour sa libertĂ©, et les dieux, ennemis de la tyrannie, combattront avec lui. Si les dieux s'en mĂÂȘlent, tĂÂŽt ou tard vous serez confondus, et vos prospĂ©ritĂ©s se dissiperont comme la fumĂ©e; le conseil et la sagesse seront ĂÂŽtĂ©s Ă vos chefs, le courage Ă vos armĂ©es, l'abondance Ă vos terres. Vous vous flatterez; vous serez tĂ©mĂ©raires dans vos entreprises; vous ferez taire les gens de bien qui voudront dire la vĂ©ritĂ©. Vous tomberez tout Ă coup, et on dira de vous "Est-ce donc lĂ ces peuples florissants qui devaient faire la loi Ă toute la terre? Et maintenant ils fuient devant leurs ennemis; ils sont le jouet des nations, qui les foulent aux pieds voilĂ ce que les dieux ont fait; voilĂ ce que mĂ©ritent les peuples injustes, superbes et inhumains." De plus, considĂ©rez que, si vous entreprenez de partager entre vous cette conquĂÂȘte, vous rĂ©unissez contre vous tous les peuples voisins votre ligue, formĂ©e pour dĂ©fendre la libertĂ© commune de l'HespĂ©rie contre l'usurpateur Adraste, deviendra odieuse, et c'est vous-mĂÂȘmes que tous les peuples accuseront, avec raison, de vouloir usurper la tyrannie universelle. Mais je suppose que vous soyez victorieux et des Dauniens et de tous les autres peuples cette victoire vous dĂ©truira; voici comment. ConsidĂ©rez que cette entreprise vous dĂ©sunira tous comme elle n'est point fondĂ©e sur la justice, vous n'aurez point de rĂšgle pour borner entre vous les prĂ©tentions de chacun; chacun voudra que sa part de la conquĂÂȘte soit proportionnĂ©e Ă sa puissance; nul d'entre vous n'aura assez d'autoritĂ© parmi les autres pour faire paisiblement ce partage voilĂ la source d'une guerre dont vos petits-enfants ne verront pas la fin. Ne vaut-il pas bien mieux ĂÂȘtre juste et modĂ©rĂ©, que de suivre son ambition avec tant de pĂ©ril et au travers de tant de malheurs inĂ©vitables? La paix profonde, les plaisirs doux et innocents qui l'accompagnent, l'heureuse abondance, l'amitiĂ© de ses voisins, la gloire, qui est insĂ©parable de la justice, l'autoritĂ© qu'on acquiert en se rendant par la bonne foi l'arbitre de tous les peuples Ă©trangers, ne sont-ce pas des biens plus dĂ©sirables que la folle vanitĂ© d'une conquĂÂȘte injuste? O princes, ĂÂŽ rois, vous voyez que je vous parle sans intĂ©rĂÂȘt Ă©coutez donc celui qui vous aime assez pour vous contredire et pour vous dĂ©plaire en vous reprĂ©sentant la vĂ©ritĂ©." Pendant que TĂ©lĂ©maque parlait ainsi, avec une autoritĂ© qu'on n'avait jamais vue en nul autre, et que tous les princes, Ă©tonnĂ©s et en suspens, admiraient la sagesse de ses conseils, on entendit un bruit confus qui se rĂ©pandit dans tout le camp et qui vint jusqu'au lieu oĂÂč se tenait l'assemblĂ©e. "Un Ă©tranger - dit-on - est venu aborder sur ces cĂÂŽtes avec une troupe d'hommes armĂ©s, et cet inconnu est d'une haute mine tout paraĂt hĂ©roĂÂŻque en lui; on voit aisĂ©ment qu'il a longtemps souffert et que son grand courage l'a mis au-dessus de toutes ses souffrances. D'abord les peuples du pays, qui gardent la cĂÂŽte, ont voulu le repousser comme un ennemi qui vient faire une irruption; mais, aprĂšs avoir tirĂ© son Ă©pĂ©e avec un air intrĂ©pide, il a dĂ©clarĂ© qu'il saurait se dĂ©fendre si on l'attaquait, mais qu'il ne demandait que la paix et l'hospitalitĂ©. AussitĂÂŽt il a prĂ©sentĂ© un rameau d'olivier, comme suppliant. On l'a Ă©coutĂ©; il a demandĂ© Ă ĂÂȘtre conduit vers ceux qui gouvernent dans cette cĂÂŽte de l'HespĂ©rie, et on l'emmĂšne ici pour le faire parler aux rois assemblĂ©s." A peine ce discours fĂ»t-il achevĂ©, qu'on vit entrer cet inconnu avec une majestĂ© qui surprit toute l'assemblĂ©e. On aurait cru facilement que c'Ă©tait le dieu Mars, quand il assemble sur les montagnes de la Thrace ses troupes sanguinaires. Il commença Ă parler ainsi - O vous, pasteurs des peuples, qui ĂÂȘtes sans doute assemblĂ©s ici ou pour dĂ©fendre la patrie contre ses ennemis, ou pour faire fleurir les plus justes lois, Ă©coutez un homme que la fortune a persĂ©cutĂ©. Fassent les dieux que vous n'Ă©prouviez jamais de semblables malheurs! Je suis DiomĂšde, roi d'Etolie, qui blessai VĂ©nus au siĂšge de Troie. La vengeance de cette dĂ©esse me poursuit dans tout l'univers. Neptune, qui ne peut rien refuser Ă la divine fille de la mer, m'a livrĂ© Ă la rage des vents et des flots, qui ont brisĂ© plusieurs fois mes vaisseaux contre les Ă©cueils. L'inexorable VĂ©nus m'a ĂÂŽtĂ© toute espĂ©rance de revoir mon royaume, ma famille, et cette douce lumiĂšre d'un pays oĂÂč je commençai Ă voir le jour en naissant. Non je ne reverrai jamais tout ce qui m'a Ă©tĂ© le plus cher au monde. Je viens, aprĂšs tant de naufrages, chercher sur ces rives inconnues un peu de repos et une retraite assurĂ©e. Si vous craignez les dieux, et surtout Jupiter, qui a soin des Ă©trangers, si vous ĂÂȘtes sensibles Ă la compassion, ne me refusez pas, dans ces vastes pays, quelque coin de terre infertile, quelques dĂ©serts, quelques sables, ou quelques rochers escarpĂ©s, pour y fonder, avec mes compagnons, une ville qui soit du moins une triste image de notre patrie perdue. Nous ne demandons qu'un peu d'espace qui vous soit inutile. Nous vivrons en paix avec vous dans une Ă©troite alliance; vos ennemis seront les nĂÂŽtres; nous entrerons dans tous vos intĂ©rĂÂȘts; nous ne demandons que la libertĂ© de vivre selon nos lois. Pendant que DiomĂšde parlait ainsi, TĂ©lĂ©maque, ayant les yeux attachĂ©s sur lui, montra sur son visage toutes les diffĂ©rentes passions. Quand DiomĂšde commença Ă parler de ses longs malheurs, il espĂ©ra que cet homme si majestueux serait son pĂšre. AussitĂÂŽt qu'il eut dĂ©clarĂ© qu'il Ă©tait DiomĂšde, le visage de TĂ©lĂ©maque se flĂ©trit comme une belle fleur que les noirs aquilons viennent ternir de leur souffle cruel. Ensuite les paroles de DiomĂšde, qui se plaignait de la longue colĂšre d'une divinitĂ©, l'attendrirent par le souvenir des mĂÂȘmes disgrĂÂąces souffertes par son pĂšre et par lui; des larmes mĂÂȘlĂ©es de douleur et de joie coulĂšrent sur ses joues, et il se jeta tout Ă coup sur DiomĂšde pour l'embrasser. - Je suis - dit-il - le fils d'Ulysse, que vous avez connu, et qui ne vous fut pas inutile quand vous prĂtes les chevaux fameux de RhĂ©sus. Les dieux l'ont traitĂ© sans pitiĂ© comme vous. Si les oracles de l'ErĂšbe ne sont pas trompeurs, il vit encore mais, hĂ©las! il ne vit point pour moi. J'ai abandonnĂ© Ithaque pour le chercher; je ne puis revoir maintenant ni Ithaque, ni lui jugez par mes malheurs de la compassion que j'ai pour les vĂÂŽtres. C'est l'avantage qu'il y a Ă ĂÂȘtre malheureux, qu'on sait compatir aux peines d'autrui. Quoique je ne sois ici qu'Ă©tranger, je puis, grand DiomĂšde car, malgrĂ© les misĂšres qui ont accablĂ© ma patrie dans mon enfance, je n'ai pas Ă©tĂ© assez mal Ă©levĂ© pour ignorer quelle est votre gloire dans les combats, je puis, ĂÂŽ le plus invincible de tous les Grecs aprĂšs Achille, vous procurer quelque secours. Ces princes que vous voyez sont humains; ils savent qu'il n'y a ni vertu, ni vrai courage, ni gloire solide, sans l'humanitĂ©. Le malheur ajoute un nouveau lustre Ă la gloire des grands hommes; il leur manque quelque chose quand ils n'ont jamais Ă©tĂ© malheureux il manque dans leur vie des exemples de patience et de fermetĂ©; la vertu souffrante attendrit tous les coeurs qui ont quelque goĂ»t pour la vertu. Laissez-nous donc le soin de vous consoler puisque les dieux vous mĂšnent Ă nous, c'est un prĂ©sent qu'ils nous font, et nous devons nous croire heureux de pouvoir adoucir vos peines. Pendant qu'il parlait, DiomĂšde Ă©tonnĂ© le regardait fixement et sentait son coeur tout Ă©mu. Ils s'embrassaient comme s'ils avaient Ă©tĂ© longtemps liĂ©s d'une amitiĂ© Ă©troite. - O digne fils du sage Ulysse! - disait DiomĂšde - je reconnais en vous la douceur de son visage, la grĂÂące de ses discours, la force de son Ă©loquence, la noblesse de ses sentiments, la sagesse de ses pensĂ©es. Cependant PhiloctĂšte embrasse aussi le grand fils de TydĂ©e; ils se racontent leurs tristes aventures. Ensuite PhiloctĂšte lui dit - Sans doute vous serez bien aise de revoir le sage Nestor; il vient de perdre Pisistrate, le dernier de ses enfants; il ne lui reste plus dans la vie qu'un chemin de larmes qui le mĂšne vers le tombeau. Venez le consoler un ami malheureux est plus propre qu'un autre Ă soulager son coeur. Ils allĂšrent aussitĂÂŽt dans la tente de Nestor, qui reconnut Ă peine DiomĂšde, tant la tristesse abattait son esprit et ses sens. D'abord DiomĂšde pleura avec lui, et leur entrevue fut pour le vieillard un redoublement de douleur; mais peu Ă peu la prĂ©sence de cet ami apaisa son coeur. On reconnut aisĂ©ment que ses maux Ă©taient un peu suspendus par le plaisir de raconter ce qu'il avait souffert et d'entendre Ă son tour ce qui Ă©tait arrivĂ© Ă DiomĂšde. Pendant qu'ils s'entretenaient, les rois assemblĂ©s avec TĂ©lĂ©maque examinaient ce qu'ils devaient faire. TĂ©lĂ©maque leur conseillait de donner Ă DiomĂšde le pays d'Arpine et de choisir, pour roi des Dauniens, Polydamas qui Ă©tait de leur nation. Ce Polydamas Ă©tait un fameux capitaine, qu'Adraste, par jalousie, n'avait jamais voulu employer, de peur qu'on n'attribuĂÂąt Ă cet homme habile les succĂšs dont il espĂ©rait d'avoir seul la gloire. Polydamas l'avait souvent averti, en particulier, qu'il exposait trop sa vie et le salut de son Etat dans cette guerre contre tant de nations conjurĂ©es; il l'avait voulu engager Ă tenir une conduite plus droite et plus modĂ©rĂ©e avec ses voisins. Mais les hommes qui haĂÂŻssent la vĂ©ritĂ© haĂÂŻssent aussi les gens qui ont la hardiesse de la dire ils ne sont touchĂ©s ni de leur sincĂ©ritĂ©, ni de leur zĂšle, ni de leur dĂ©sintĂ©ressement. Une prospĂ©ritĂ© trompeuse endurcissait le coeur d'Adraste contre les plus salutaires conseils; en ne les suivant pas, il triomphait tous les jours de ses ennemis la hauteur, la mauvaise foi, la violence, mettait toujours la victoire dans son parti; tous les malheurs dont Polydamas l'avait si longtemps menacĂ© n'arrivaient point. Adraste se moquait d'une sagesse timide qui prĂ©voyait toujours des inconvĂ©nients; Polydamas lui Ă©tait insupportable il l'Ă©loigna de toutes les charges; il le laissa languir dans la solitude et dans la pauvretĂ©. D'abord Polydamas fut accablĂ© de cette disgrĂÂące; mais elle lui donna ce qui lui manquait, en lui ouvrant les yeux sur la vanitĂ© des grandes fortunes il devint sage Ă ses dĂ©pens; il se rĂ©jouit d'avoir Ă©tĂ© malheureux; il apprit peu Ă peu Ă se taire, Ă vivre de peu, Ă se nourrir tranquillement de la vĂ©ritĂ©, Ă cultiver en lui les vertus secrĂštes, qui sont encore plus estimables que les Ă©clatantes, enfin Ă se passer des hommes. Il demeura au pied du mont Gargan, dans un dĂ©sert, oĂÂč un rocher en demi-voĂ»te lui servait de toit. Un ruisseau qui tombait de la montagne apaisait sa soif; quelques arbres lui donnaient leurs fruits il avait deux esclaves qui cultivaient un petit champ; il travaillait lui-mĂÂȘme avec eux de ses propres mains la terre le payait de ses peines avec usure et ne le laissait manquer de rien. Il avait non seulement des fruits et des lĂ©gumes en abondance, mais encore toutes sortes de fleurs odorifĂ©rantes. LĂ il dĂ©plorait le malheur des peuples que l'ambition d'un roi insensĂ© entraĂne Ă leur perte; lĂ , il attendait chaque jour que les dieux justes, quoique patients, fissent tomber Adraste. Plus sa prospĂ©ritĂ© croissait, plus il croyait voir de prĂšs sa chute irrĂ©mĂ©diable; car l'imprudence heureuse dans ses fautes et la puissance montĂ©e jusqu'au dernier excĂšs d'autoritĂ© absolue sont les avant-coureurs du renversement des rois et des royaumes. Quand il apprit la dĂ©faite et la mort d'Adraste, il ne tĂ©moigna aucune joie ni de l'avoir prĂ©vue, ni d'ĂÂȘtre dĂ©livrĂ© de ce tyran; il gĂ©mit seulement, par la crainte de voir les Dauniens dans la servitude. VoilĂ l'homme que TĂ©lĂ©maque proposa pour le faire rĂ©gner. Il y avait dĂ©jĂ quelque temps qu'il connaissait son courage et sa vertu; car TĂ©lĂ©maque, selon les conseils de Mentor, ne cessait de s'informer partout des qualitĂ©s bonnes et mauvaises de toutes les personnes qui Ă©taient dans quelque emploi considĂ©rable, non seulement parmi les nations alliĂ©es qu'il servait en cette guerre, mais encore chez les ennemis. Son principal soin Ă©tait de dĂ©couvrir et d'examiner partout les hommes qui avaient quelque talent ou quelque vertu particuliĂšre. Les princes alliĂ©s eurent d'abord quelque rĂ©pugnance Ă mettre Polydamas dans la royautĂ©. - Nous avons Ă©prouvĂ© - disaient-ils - combien un roi des Dauniens, quand il aime la guerre et qu'il la sait faire, est redoutable Ă ses voisins. Polydamas est un grand capitaine, et il peut nous jeter dans de grands pĂ©rils. Mais TĂ©lĂ©maque leur rĂ©pondit - Polydamas, il est vrai, sait la guerre; mais il aime la paix, et voilĂ les deux choses qu'il faut souhaiter. Un homme qui connait les malheurs, les dangers et les difficultĂ©s de la guerre, est bien plus capable de l'Ă©viter qu'un autre qui n'en a aucune expĂ©rience. Il a appris Ă goĂ»ter le bonheur d'une vie tranquille; il a condamnĂ© les entreprises d'Adraste; il en a prĂ©vu les suites funestes. Un prince faible, ignorant et sans expĂ©rience, est plus Ă craindre pour vous qu'un homme qui connaĂtra et qui dĂ©cidera tout par lui-mĂÂȘme. Le prince faible et ignorant ne verra que par les yeux d'un favori passionnĂ©, ou d'un ministre flatteur, inquiet et ambitieux ainsi ce prince aveugle s'engagera dans la guerre sans la vouloir faire. Vous ne pourrez jamais vous assurer de lui, car il ne pourra ĂÂȘtre sĂ»r de lui-mĂÂȘme; il vous manquera de parole; il vous rĂ©duira bientĂÂŽt Ă cette extrĂ©mitĂ©, qu'il faudra ou que vous le fassiez pĂ©rir, ou qu'il vous accable. N'est-il pas plus utile, plus sĂ»r, et en mĂÂȘme temps plus juste et plus noble, de rĂ©pondre fidĂšlement Ă la confiance des Dauniens et de leur donner un roi digne de commander? Toute l'assemblĂ©e fut persuadĂ©e par ce discours. On alla proposer Polydamas aux Dauniens, qui attendaient une rĂ©ponse avec impatience. Quand ils entendirent le nom de Polydamas, ils rĂ©pondirent - Nous reconnaissons bien maintenant que les princes alliĂ©s veulent agir de bonne foi avec nous et faire une paix Ă©ternelle, puisqu'ils nous veulent donner pour roi un homme si vertueux et si capable de nous gouverner. Si on nous eĂ»t proposĂ© un homme lĂÂąche, effĂ©minĂ© et mai instruit, nous aurions cru qu'on ne cherchait qu'Ă nous abattre et qu'Ă corrompre la forme de notre gouvernement; nous aurions conservĂ© en secret un vif ressentiment d'une conduite si dure et si artificieuse mais le choix de Polydamas nous montre une vĂ©ritable candeur. Les alliĂ©s, sans doute, n'attendent rien de nous que de juste et de noble, puisqu'ils nous accordent un roi qui est incapable de faire rien contre la libertĂ© et contre la gloire de notre nation. Aussi pouvons-nous protester, Ă la face des justes dieux, que les fleuves remonteront vers leur source avant que nous cessions d'aimer des peuples si bienfaisants. Puissent nos derniers neveux se souvenir du bienfait que nous recevons aujourd'hui et renouveler, de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, la paix de l'ĂÂąge d'or dans toute la cĂÂŽte de l'HespĂ©rie! TĂ©lĂ©maque leur proposa ensuite de donner Ă DiomĂšde les campagnes d'Arpine, pour y fonder une colonie. - Le nouveau peuple - leur disait-il - vous devra son Ă©tablissement dans un pays que vous n'occupez point. Souvenez-vous que tous les hommes doivent s'entr'aimer, que la terre est trop vaste pour eux, qu'il faut bien avoir des voisins, et qu'il vaut mieux en avoir qui vous soient obligĂ©s de leur Ă©tablissement. Soyez touchĂ©s du malheur d'un roi qui ne peut retourner dans son pays. Polydamas et lui, Ă©tant unis ensemble par les liens de la justice et de la vertu, qui sont les seuls durables, vous entretiendront dans une paix profonde et vous rendront redoutables Ă tous les peuples voisins qui penseraient Ă s'agrandir. Vous voyez, ĂÂŽ Dauniens, que nous avons donnĂ© Ă votre terre et Ă votre nation un roi capable d'en Ă©lever la gloire jusqu'au ciel donnez aussi, puisque nous vous le demandons, une terre qui vous est inutile Ă un roi qui est digne de toute sorte de secours. Les Dauniens rĂ©pondirent qu'ils ne pouvaient rien refuser Ă TĂ©lĂ©maque, puisque c'Ă©tait lui qui leur avait procurĂ© Polydamas pour roi. AussitĂÂŽt ils partirent pour l'aller chercher dans son dĂ©sert et pour le faire rĂ©gner sur eux. Avant que de partir, ils donnĂšrent les fertiles plaines d'Arpine Ă DiomĂšde, pour y fonder un nouveau royaume. Les alliĂ©s en furent ravis, parce que cette colonie des Grecs pourrait secourir puissamment le parti des alliĂ©s, si jamais les Dauniens voulaient renouveler les usurpations dont Adraste avait donnĂ© le mauvais exemple. Tous les princes ne songĂšrent qu'Ă se sĂ©parer. TĂ©lĂ©maque, les larmes aux yeux, partit avec sa troupe, aprĂšs avoir embrassĂ© tendrement le vaillant DiomĂšde, le sage et inconsolable Nestor et le fameux PhiloctĂšte, digne hĂ©ritier des flĂšches d'Hercule. Dix-septiĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - TĂ©lĂ©maque, de retour Ă Salente, admire l'Ă©tat florissant de la campagne; mais il est choquĂ© de ne plus retrouver dans la ville la magnificence qui Ă©clatait partout avant son dĂ©part. Mentor lui donne les raisons de ce changement il lui montre en quoi consistent les solides richesses d'un Etat et lui expose les maximes fondamentales de l'art de gouverner. TĂ©lĂ©maque ouvre son coeur Ă Mentor sur son inclination pour Antiope, fille d'IdomĂ©nĂ©e. Mentor loue avec lui les bonnes qualitĂ©s de cette princesse, l'assure que les dieux la lui destinent pour Ă©pouse, mais que maintenant il ne doit songer qu'Ă partir pour Ithaque. IdomĂ©nĂ©e, craignant le dĂ©part de ses hĂÂŽtes, parle Ă Mentor de plusieurs affaires embarrassantes qu'il avait Ă terminer, et pour lesquelles il avait encore besoin de son secours. Mentor lui trace la conduite qu'il doit suivre et persiste Ă vouloir s'embarquer au plus tĂÂŽt avec TĂ©lĂ©maque. IdomĂ©nĂ©e essaie encore de les retenir en excitant la passion de ce dernier pour Antiope. Il les engage dans une partie de chasse dont il veut donner le plaisir Ă sa fille. Elle y eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©chirĂ©e par un sanglier, sans l'adresse et la promptitude de TĂ©lĂ©maque, qui perça de son dard l'animal. IdomĂ©nĂ©e, ne pouvant plus retenir ses hĂÂŽtes, tombe dans une tristesse mortelle. Mentor le console, et obtient enfin son consentement pour partir. AussitĂÂŽt on se quitte avec les plus vives dĂ©monstrations d'estime et d'amitiĂ©. Le jeune fils d'Ulysse brĂ»lait d'impatience de retrouver Mentor Ă Salente et de s'embarquer avec lui pour revoir Ithaque, oĂÂč il espĂ©rait que son pĂšre serait arrivĂ©. Quand il s'approcha de Salente il fut bien Ă©tonnĂ© de voir toute la campagne des environs, qu'il avait laissĂ©e presque inculte et dĂ©serte, cultivĂ©e comme un jardin et pleine d'ouvriers diligents il reconnut l'ouvrage de la sagesse de Mentor. Ensuite, entrant dans la ville, il remarqua qu'il y avait beaucoup moins d'artisans pour les dĂ©lices de la vie et beaucoup moins de magnificence. Il en fut choquĂ©; car il aimait naturellement toutes les choses qui ont de l'Ă©clat et de la politesse. Mais d'autres pensĂ©es occupĂšrent aussitĂÂŽt son coeur. Il vit de loin venir Ă lui IdomĂ©nĂ©e avec Mentor aussitĂÂŽt son coeur fut Ă©mu de joie et de tendresse. MalgrĂ© tous les succĂšs qu'il avait eus dans la guerre contre Adraste, il craignait que Mentor ne fĂ»t pas content de lui, et, Ă mesure qu'il s'avançait, il cherchait dans les yeux de Mentor pour voir s'il n'avait rien Ă se reprocher. D'abord IdomĂ©nĂ©e embrassa TĂ©lĂ©maque comme son propre fils; ensuite TĂ©lĂ©maque se jeta au cou de Mentor, et l'arrosa de ses larmes. Mentor lui dit - Je suis content de vous vous avez fait de grandes fautes; mais elles vous ont servi Ă vous connaĂtre et Ă vous dĂ©fier de vous-mĂÂȘme. Souvent on tire plus de fruit de ses fautes que de ses belles actions. Les grandes actions enflent le coeur et inspirent une prĂ©somption dangereuse; les fautes font rentrer l'homme en lui-mĂÂȘme et lui rendent la sagesse, qu'il avait perdue dans les bons succĂšs. Ce qui vous reste Ă faire, c'est de louer les dieux et de ne vouloir pas que les hommes vous louent. Vous avez fait de grandes choses; mais avouez la vĂ©ritĂ©, ce n'est guĂšre vous par qui elles ont Ă©tĂ© faites n'est-il pas vrai qu'elles vous sont venues comme quelque chose d'Ă©tranger qui Ă©tait mis en vous? N'Ă©tiez-vous pas capable de les gĂÂąter par votre promptitude et par votre imprudence? Ne sentez-vous pas que Minerve vous a comme transformĂ© en un autre homme au-dessus de vous-mĂÂȘme, pour faire par vous ce que vous avez fait? Elle a tenu tous vos dĂ©fauts en suspens, comme Neptune, quand il apaise les tempĂÂȘtes, suspend les flots irritĂ©s. Pendant qu'IdomĂ©nĂ©e interrogeait avec curiositĂ© les CrĂ©tois qui Ă©taient revenus de la guerre, TĂ©lĂ©maque Ă©coutait ainsi les sages conseils de Mentor. Ensuite il regardait de tous cĂÂŽtĂ©s avec Ă©tonnement et disait Ă Mentor - Voici un changement dont je ne comprends pas bien la raison. Est-il arrivĂ© quelque calamitĂ© Ă Salente pendant mon absence? D'oĂÂč vient qu'on n'y remarque plus cette magnificence qui Ă©clatait partout avant mon dĂ©part? Je ne vois plus ni or, ni argent, ni pierres prĂ©cieuses; les habits sont simples; les bĂÂątiments qu'on fait sont moins vastes et moins ornĂ©s; les arts languissent; la ville est devenue une solitude. Mentor lui rĂ©pondit en souriant - Avez-vous remarquĂ© l'Ă©tat de la campagne autour de la ville? - Oui - reprit TĂ©lĂ©maque - j'ai vu partout le labourage en honneur et les champs dĂ©frichĂ©s. "Lequel vaut mieux - ajouta Mentor - ou une ville superbe en marbre, en or et en argent, avec une campagne nĂ©gligĂ©e et stĂ©rile, ou une campagne cultivĂ©e et fertile, avec une ville mĂ©diocre et modeste dans ses moeurs? Une grande ville fort peuplĂ©e d'artisans occupĂ©s Ă amollir les moeurs par les dĂ©lices de la vie, quand elle est entourĂ©e d'un royaume pauvre et mal cultivĂ©, ressemble Ă un monstre dont la tĂÂȘte est d'une grosseur Ă©norme et dont tout le corps, extĂ©nuĂ© et privĂ© de nourriture, n'a aucune proportion avec cette tĂÂȘte. C'est le nombre du peuple et l'abondance des aliments qui font la vraie force et la vraie richesse d'un royaume. IdomĂ©nĂ©e a maintenant un peuple innombrable et infatigable dans le travail, qui remplit toute l'Ă©tendue de son pays. Tout son pays n'est plus qu'une seule ville Salente n'en est que le centre. Nous avons transportĂ© de la ville dans la campagne les hommes qui Ă©taient superflus dans la ville. De plus nous avons attirĂ© dans ce pays beaucoup de peuples Ă©trangers. Plus ces peuples se multiplient, plus ils multiplient les fruits de la terre par leur travail cette multiplication si douce et si paisible augmente plus un royaume qu'une conquĂÂȘte. On n'a rejetĂ© de cette ville que les arts superflus, qui dĂ©tournent les pauvres de la culture de la terre pour les vrais besoins, et qui corrompent les riches en les jetant dans le faste et dans la mollesse mais nous n'avons fait aucun tort aux beaux-arts, ni aux hommes qui ont un vrai gĂ©nie pour les cultiver. Ainsi IdomĂ©nĂ©e est beaucoup plus puissant qu'il n'Ă©tait quand vous admiriez sa magnificence. Cet Ă©clat Ă©blouissant cachait une faiblesse et une misĂšre qui eussent bientĂÂŽt renversĂ© son empire maintenant il a un plus grand nombre d'hommes et il les nourrit plus facilement. Ces hommes, accoutumĂ©s au travail, Ă la peine et au mĂ©pris de la vie par l'amour des bonnes lois, sont tous prĂÂȘts Ă combattre pour dĂ©fendre ces terres cultivĂ©es de leurs propres mains. BientĂÂŽt cet Etat, que vous croyez dĂ©chu, sera la merveille de l'HespĂ©rie. Souvenez-vous, ĂÂŽ TĂ©lĂ©maque, qu'il y a deux choses pernicieuses, dans le gouvernement des peuples, auxquelles on n'apporte presque jamais aucun remĂšde la premiĂšre est une autoritĂ© injuste et trop violente dans les rois; la seconde est le luxe, qui corrompt les moeurs. Quand les rois s'accoutument Ă ne connaĂtre plus d'autres lois que leurs volontĂ©s absolues et qu'ils ne mettent plus de frein Ă leurs passions, ils peuvent tout mais Ă force de tout pouvoir, ils sapent les fondements de leur puissance; ils n'ont plus de rĂšgle certaine ni de maximes de gouvernement. Chacun Ă l'envi les flatte ils n'ont plus de peuple; il ne leur reste que des esclaves, dont le nombre diminue chaque jour. Qui leur dira la vĂ©ritĂ©? Qui donnera des bornes Ă ce torrent? Tout cĂšde; les sages s'enfuient, se cachent et gĂ©missent. Il n'y a qu'une rĂ©volution soudaine et violente qui puisse ramener dans son cours naturel cette puissance dĂ©bordĂ©e souvent mĂÂȘme le coup qui pourrait la modĂ©rer l'abat sans ressource. Rien ne menace tant d'une chute funeste qu'une autoritĂ© qu'on pousse trop loin elle est semblable Ă un arc trop tendu, qui se rompt enfin tout Ă coup, si on ne le relĂÂąche mais qui est-ce qui osera le relĂÂącher? IdomĂ©nĂ©e Ă©tait gĂÂątĂ© jusqu'au fond du coeur par cette autoritĂ© si flatteuse il avait Ă©tĂ© renversĂ© de son trĂÂŽne; mais il n'avait pas Ă©tĂ© dĂ©trompĂ©. Il a fallu que les dieux nous aient envoyĂ©s ici pour le dĂ©sabuser de cette puissance aveugle et outrĂ©e qui ne convient point Ă des hommes; encore a-t-il fallu des espĂšces de miracles pour lui ouvrir les yeux. L'autre mal, presque incurable, est le luxe. Comme la trop grande autoritĂ© empoisonne les rois, le luxe empoisonne toute une nation. On dit que le luxe sert Ă nourrir les pauvres aux dĂ©pens des riches; comme si les pauvres ne pouvaient pas gagner leur vie plus utilement, en multipliant les fruits de la terre, sans amollir les riches par des raffinements de voluptĂ©. Toute une nation s'accoutume Ă regarder comme les nĂ©cessitĂ©s de la vie les choses les plus superflues ce sont tous les jours de nouvelles nĂ©cessitĂ©s qu'on invente, et on ne peut plus se passer des choses qu'on ne connaissait point trente ans auparavant. Ce luxe s'appelle bon goĂ»t, perfection des arts et politesse de la nation. Ce vice, qui en attire une infinitĂ© d'autres, est louĂ© comme une vertu; il rĂ©pand sa contagion depuis le roi jusqu'aux derniers de la lie du peuple. Les proches parents du roi veulent imiter sa magnificence; les grands, celle des parents du roi; les gens mĂ©diocres veulent Ă©galer les grands; car qui est-ce qui se fait justice? Les petits veulent passer pour mĂ©diocres tout le monde fait plus qu'il ne peut, les uns, par faste et pour se prĂ©valoir de leurs richesses, les autres, par mauvaise honte et pour cacher leur pauvretĂ©. Ceux mĂÂȘmes qui sont assez sages pour condamner un si grand dĂ©sordre ne le sont pas assez pour oser lever la tĂÂȘte les premiers et pour donner des exemples contraires. Toute une nation se ruine, toutes les conditions se confondent. La passion d'acquĂ©rir du bien pour soutenir une vaine dĂ©pense corrompt les ĂÂąmes les plus pures il n'est plus question que d'ĂÂȘtre riche; la pauvretĂ© est une infamie. Soyez savant, habile, vertueux; instruisez les hommes; gagnez des batailles; sauvez la patrie; sacrifiez tous vos intĂ©rĂÂȘts vous ĂÂȘtes mĂ©prisĂ©, si vos talents ne sont relevĂ©s par le faste. Ceux mĂÂȘmes qui n'ont pas de bien veulent paraĂtre en avoir; ils en dĂ©pensent comme s'ils en avaient on emprunte, on trompe, on use de mille artifices indignes pour parvenir. Mais qui remĂ©diera Ă ces maux? Il faut changer le goĂ»t et les habitudes de toute une nation; il faut lui donner de nouvelles lois. Qui le pourra entreprendre, si ce n'est un roi philosophe, qui sache, par l'exemple de sa propre modĂ©ration, faire honte Ă tous ceux qui aiment une dĂ©pense fastueuse et encourager les sages, qui seront bien aises d'ĂÂȘtre autorisĂ©s dans une honnĂÂȘte frugalitĂ©?" TĂ©lĂ©maque, Ă©coutant ce discours, Ă©tait comme un homme qui revient d'un profond sommeil il sentait la vĂ©ritĂ© de ces paroles et elles se gravaient dans son coeur, comme un savant sculpteur imprime les traits qu'il veut sur le marbre, en sorte qu'il lui donne de la tendresse, de la vie et du mouvement. TĂ©lĂ©maque ne rĂ©pondait rien; mais, repassant tout ce qu'il venait d'entendre, il parcourait des yeux les choses qu'on avait changĂ©es dans la ville. Ensuite il disait Ă Mentor - Vous avez fait IdomĂ©nĂ©e le plus sage de tous les rois; je ne le connais plus, ni lui ni son peuple. J'avoue mĂÂȘme que ce que vous avez fait ici est infiniment plus grand que les victoires que nous venons de remporter. Le hasard et la force ont beaucoup de part aux succĂšs de la guerre; il faut que nous partagions la gloire des combats avec nos soldats mais tout votre ouvrage vient d'une seule tĂÂȘte; il a fallu que vous ayez travaillĂ© seul contre un roi et contre tout son peuple pour les corriger. Les succĂšs de la guerre sont toujours funestes et odieux ici, tout est l'ouvrage d'une sagesse cĂ©leste; tout est doux, tout est pur, tout est aimable; tout marque une autoritĂ© qui est au-dessus de l'homme. Quand les hommes veulent de la gloire, que ne la cherchent-ils dans cette application Ă faire du bien? O qu'ils s'entendent mal en gloire, d'en espĂ©rer une solide en ravageant la terre et en rĂ©pandant le sang humain! Mentor montra sur son visage une joie sensible de voir TĂ©lĂ©maque si dĂ©sabusĂ© des victoires et des conquĂÂȘtes, dans un ĂÂąge oĂÂč il Ă©tait si naturel qu'il fĂ»t enivrĂ© de la gloire qu'il avait acquise. Ensuite Mentor ajouta "Il est vrai que tout ce que vous voyez ici est bon et louable; mais sachez qu'on pourrait faire des choses encore meilleures. IdomĂ©nĂ©e modĂšre ses passions et s'applique Ă gouverner son peuple avec justice; mais il ne laisse pas de faire encore bien des fautes, qui sont des suites malheureuses de ses fautes anciennes. Quand les hommes veulent quitter le mal, le mal semble encore les poursuivre longtemps; il leur reste de mauvaises habitudes, un naturel affaibli, des erreurs invĂ©tĂ©rĂ©es et des prĂ©ventions presque incurables. Heureux ceux qui ne se sont jamais Ă©garĂ©s ils peuvent faire le bien plus parfaitement. Les dieux, ĂÂŽ TĂ©lĂ©maque, vous demanderont plus qu'Ă IdomĂ©nĂ©e, parce que vous avez connu la vĂ©ritĂ© dĂšs votre jeunesse et que vous n'avez jamais Ă©tĂ© livrĂ© aux sĂ©ductions d'une trop grande prospĂ©ritĂ©. IdomĂ©nĂ©e - continuait Mentor - est sage et Ă©clairĂ©; mais il s'applique trop au dĂ©tail et ne mĂ©dite pas assez le gros de ses affaires pour former des plans. L'habiletĂ© d'un roi, qui est au-dessus des autres hommes, ne consiste pas Ă faire tout par lui-mĂÂȘme c'est une vanitĂ© grossiĂšre que d'espĂ©rer d'en venir Ă bout ou de vouloir persuader au monde qu'on en est capable. Un roi doit gouverner en choisissant et en conduisant ceux qui gouvernent sous lui; il ne faut pas qu'il fasse le dĂ©tail, car c'est faire la fonction de ceux qui ont Ă travailler sous lui il doit seulement s'en faire rendre compte et en savoir assez pour entrer dans ce compte avec discernement. C'est merveilleusement gouverner que de choisir et d'appliquer selon leurs talents les gens qui gouvernent. Le suprĂÂȘme et le parfait gouvernement consiste Ă gouverner ceux qui gouvernent il faut les observer, les Ă©prouver, les modĂ©rer, les corriger, les animer, les Ă©lever, les rabaisser, les changer de places, et les tenir toujours dans la main. Vouloir examiner tout par soi-mĂÂȘme, c'est dĂ©fiance, c'est petitesse, c'est une jalousie pour les dĂ©tails mĂ©diocres qui consument le temps et la libertĂ© d'esprit nĂ©cessaires pour les grandes choses. Pour former de grands desseins, il faut avoir l'esprit libre et reposĂ©; il faut penser Ă son aise, dans un entier dĂ©gagement de toutes les expĂ©ditions d'affaires Ă©pineuses. Un esprit Ă©puisĂ© par le dĂ©tail est comme la lie du vin, qui n'a plus ni force ni dĂ©licatesse. Ceux qui gouvernent par le dĂ©tail sont toujours dĂ©terminĂ©s par le prĂ©sent, sans Ă©tendre leurs vues sur un avenir Ă©loignĂ© ils sont toujours entraĂnĂ©s par l'affaire du jour oĂÂč ils sont, et, cette affaire Ă©tant seule Ă les occuper, elle les frappe trop, elle rĂ©trĂ©cit leur esprit; car on ne juge sainement des affaires que quand on les compare toutes ensemble et qu'on les place toutes dans un certain ordre, afin qu'elles aient de la suite et de la proportion. Manquer Ă suivre cette rĂšgle dans le gouvernement, c'est ressembler Ă un musicien qui se contenterait de trouver des sons harmonieux et qui ne se mettrait point en peine de les unir et de les accorder pour en composer une musique douce et touchante. C'est ressembler aussi Ă un architecte qui croit avoir tout fait pourvu qu'il assemble de grandes colonnes et beaucoup de pierres bien taillĂ©es, sans penser Ă l'ordre et Ă la proportion des ornements de son Ă©difice. Dans le temps qu'il fait un salon, il ne prĂ©voit pas qu'il faudra faire un escalier convenable; quand il travaille au corps du bĂÂątiment, il ne songe ni Ă la cour, ni au portail. Son ouvrage n'est qu'un assemblage confus de parties magnifiques, qui ne sont point faites les unes pour les autres cet ouvrage, loin de lui faire honneur, est un monument qui Ă©ternisera sa honte; car l'ouvrage fait voir que l'ouvrier n'a pas su penser avec assez d'Ă©tendue pour concevoir Ă la fois le dessein gĂ©nĂ©ral de tout son ouvrage; c'est un caractĂšre d'esprit court et subalterne. Quand on est nĂ© avec ce gĂ©nie bornĂ© au dĂ©tail, on n'est propre qu'Ă exĂ©cuter sous autrui. N'en doutez pas, ĂÂŽ mon cher TĂ©lĂ©maque, le gouvernement d'un royaume demande une certaine harmonie, comme la musique, et de justes proportions, comme l'architecture. Si vous voulez que je me serve encore de la comparaison de ces arts, je vous ferai entendre combien les hommes qui gouvernent par le dĂ©tail sont mĂ©diocres. Celui qui, dans un concert, ne chante que certaines choses, quoiqu'il les chante parfaitement, n'est qu'un chanteur; celui qui conduit tout le concert et qui en rĂšgle Ă la fois toutes les parties est le seul maĂtre de musique. Tout de mĂÂȘme celui qui taille les colonnes, ou qui Ă©lĂšve un cĂÂŽtĂ© d'un bĂÂątiment, n'est qu'un maçon; mais celui qui a pensĂ© tout l'Ă©difice et qui en a toutes les proportions dans sa tĂÂȘte est le seul architecte. Ainsi ceux qui travaillent, qui expĂ©dient, qui font le plus d'affaires sont ceux qui gouvernent le moins; ils ne sont que les ouvriers subalternes. Le vrai gĂ©nie qui conduit l'Etat, est celui qui, ne faisant rien, fait tout faire, qui pense, qui invente, qui pĂ©nĂštre dans l'avenir, qui retourne dans le passĂ©; qui arrange, qui proportionne, qui prĂ©pare de loin; qui se raidit sans cesse pour lutter contre la fortune, comme un nageur contre le torrent de l'eau; qui est attentif nuit et jour pour ne laisser rien au hasard. Croyez-vous, TĂ©lĂ©maque, qu'un grand peintre travaille assidĂ»ment depuis le matin jusqu'au soir, pour expĂ©dier plus promptement ses ouvrages? Non; cette gĂÂȘne et ce travail servile Ă©teindraient tout le feu de son imagination; il ne travaillerait plus de gĂ©nie il faut que tout se fasse irrĂ©guliĂšrement et par saillies, suivant que son goĂ»t le mĂšne et que son esprit l'excite. Croyez-vous qu'il passe son temps Ă broyer des couleurs et Ă prĂ©parer des pinceaux? Non, c'est l'occupation de ses Ă©lĂšves. Il se rĂ©serve le soin de penser; il ne songe qu'Ă faire des traits hardis qui donnent de la noblesse, de la vie et de la passion Ă ses figures. Il a dans la tĂÂȘte les pensĂ©es et les sentiments des hĂ©ros qu'il veut reprĂ©senter; il se transporte dans leurs siĂšcles et dans toutes les circonstances oĂÂč ils ont Ă©tĂ©. A cette espĂšce d'enthousiasme il faut qu'il joigne une sagesse qui le retienne, que tout soit vrai, correct, et proportionnĂ© l'un Ă l'autre. Croyez-vous, TĂ©lĂ©maque, qu'il faille moins d'Ă©lĂ©vation, de gĂ©nie et d'effort de pensĂ©e pour faire un grand roi que pour faire un bon peintre? Concluez donc que l'occupation d'un roi doit ĂÂȘtre de penser, de former de grands projets et de choisir les hommes propres Ă les exĂ©cuter sous lui." TĂ©lĂ©maque lui rĂ©pondit - Il me semble que je comprends tout ce que vous dites; mais si les choses allaient ainsi, un roi serait souvent trompĂ©, n'entrant point par lui-mĂÂȘme dans le dĂ©tail. - C'est vous-mĂÂȘme qui vous trompez - repartit Mentor ce qui empĂÂȘche qu'on ne soit trompĂ©, c'est la connaissance gĂ©nĂ©rale du gouvernement. Les gens qui n'ont point de principes dans les affaires et qui n'ont point le vrai discernement des esprits vont toujours comme Ă tĂÂątons; c'est un hasard quand ils ne se trompent pas. Ils ne savent pas mĂÂȘme prĂ©cisĂ©ment ce qu'ils cherchent, ni Ă quoi ils doivent tendre; ils ne savent que se dĂ©fier, et se dĂ©fient plutĂÂŽt des honnĂÂȘtes gens qui les contredisent que des trompeurs qui les flattent. Au contraire, ceux qui ont des principes pour le gouvernement et qui se connaissent en hommes savent ce qu'ils doivent chercher en eux et les moyens d'y parvenir; ils reconnaissent assez, du moins en gros, si les gens dont ils se servent sont des instruments propres Ă leurs desseins et s'ils entrent dans leurs vues pour tendre au but qu'ils se proposent. D'ailleurs, comme ils ne se jettent point dans des dĂ©tails accablants, ils ont l'esprit plus libre pour envisager d'une seule vue le gros de l'ouvrage et pour observer s'il s'avance vers la fin principale. S'ils sont trompĂ©s, du moins ils ne le sont guĂšre dans l'essentiel. D'ailleurs, ils sont au-dessus des petites jalousies qui marquent un esprit bornĂ© et une ĂÂąme basse ils comprennent qu'on ne peut Ă©viter d'ĂÂȘtre trompĂ© dans les grandes affaires, puisqu'il faut s'y servir des hommes, qui sont si souvent trompeurs. On perd plus par l'irrĂ©solution oĂÂč jette la dĂ©fiance qu'on ne perdrait Ă se laisser un peu tromper. On est trop heureux quand on n'est trompĂ© que dans des choses mĂ©diocres; les grandes ne laissent pas de s'acheminer, et c'est la seule chose dont un grand homme doit ĂÂȘtre en peine. Il faut rĂ©primer sĂ©vĂšrement la tromperie, quand on la dĂ©couvre; mais il faut compter sur quelque tromperie, si l'on ne veut point ĂÂȘtre vĂ©ritablement trompĂ©. Un artisan, dans sa boutique, voit tout de ses propres yeux et fait tout de ses propres mains; mais un roi, dans un grand Etat, ne peut tout faire ni tout voir. Il ne doit faire que les choses que nul autre ne peut faire sous lui; il ne doit voir que ce qui entre dans la dĂ©cision des choses importantes. Enfin Mentor dit Ă TĂ©lĂ©maque - Les dieux vous aiment et vous prĂ©parent un rĂšgne plein de sagesse. Tout ce que vous voyez ici est fait moins pour la gloire d'IdomĂ©nĂ©e que pour votre instruction. Tous ces sages Ă©tablissements que vous admirez dans Salente ne sont que l'ombre de ce que vous ferez un jour Ă Ithaque, si vous rĂ©pondez par vos vertus Ă votre haute destinĂ©e. Il est temps que nous songions Ă partir d'ici; IdomĂ©nĂ©e tient un vaisseau prĂÂȘt pour notre retour. AussitĂÂŽt TĂ©lĂ©maque ouvrit son coeur Ă son ami, mais avec quelque peine, sur un attachement qui lui faisait regretter Salente. "Vous me blĂÂąmerez peut-ĂÂȘtre - lui dit-il - de prendre trop facilement des inclinations dans les lieux oĂÂč je passe; mais mon coeur me ferait de continuels reproches, si je vous cachais que j'aime Antiope, fille d'IdomĂ©nĂ©e. Non, mon cher Mentor, ce n'est point une passion aveugle comme celle dont vous m'avez guĂ©ri dans l'Ăle de Calypso j'ai bien reconnu la profondeur de la plaie que l'amour m'avait fait auprĂšs d'Eucharis; je ne puis encore prononcer son nom sans ĂÂȘtre troublĂ©; le temps et l'absence n'ont pu l'effacer. Cette expĂ©rience funeste m'apprend Ă me dĂ©fier de moi-mĂÂȘme. Mais pour Antiope, ce que je sens n'a rien de semblable ce n'est point amour passionnĂ©; c'est goĂ»t, c'est estime, c'est persuasion que je serais heureux si je passais ma vie avec elle. Si jamais les dieux me rendent mon pĂšre et qu'il me permette de choisir une femme, Antiope sera mon Ă©pouse. Ce qui me touche en elle, c'est son silence, sa modestie, sa retraite, son travail assidu, son industrie pour les ouvrages de laine et de broderie, son application Ă conduire toute la maison de son pĂšre, depuis que sa mĂšre est morte, son mĂ©pris des vaines parures, l'oubli et l'ignorance mĂÂȘme qui paraĂt en elle de sa beautĂ©. Quand IdomĂ©nĂ©e lui ordonne de mener les danses des jeunes CrĂ©toises au son des flĂ»tes, on la prendrait pour la riante VĂ©nus, qui est accompagnĂ©e des GrĂÂąces. Quand il la mĂšne avec lui Ă la chasse dans les forĂÂȘts, elle paraĂt majestueuse et adroite Ă tirer de l'arc, comme Diane au milieu de ses nymphes; elle seule ne le sait pas, et tout le monde l'admire. Quand elle entre dans les temples des dieux et qu'elle porte sur sa tĂÂȘte les choses sacrĂ©es dans des corbeilles, on croirait qu'elle est elle-mĂÂȘme la divinitĂ© qui habite dans les temples. Avec quelle crainte et quelle religion la voyons-nous offrir des sacrifices et dĂ©tourner la colĂšre des dieux, quand il faut expier quelque faute ou dĂ©tourner quelque funeste prĂ©sage! Enfin, quand on la voit, avec une troupe de femmes, tenant en sa main une aiguille d'or, on croit que c'est Minerve mĂÂȘme qui a pris sur la terre une forme humaine et qui inspire aux hommes les beaux-arts elle anime les autres Ă travailler; elle leur adoucit le travail et l'ennui par les charmes de sa voix, lorsqu'elle chante toutes les merveilleuses histoires des dieux, et elle surpasse la plus exquise peinture par la dĂ©licatesse de ses broderies. Heureux l'homme qu'un doux hymen unira avec elle! Il n'aura Ă craindre que de la perdre et de lui, survivre. Je prends ici, mon cher Mentor, les dieux Ă tĂ©moin que je suis tout prĂÂȘt Ă partir j'aimerai Antiope tant que je vivrai; mais elle ne retardera pas d'un moment mon retour en Ithaque. Si un autre la devait possĂ©der, je passerais le reste de mes jours avec tristesse et amertume; mais enfin je la quitterais. Quoique je sache que l'absence peut me la faire perdre, je ne veux ni lui parler, ni parier Ă son pĂšre de mon amour; car je ne dois en parler qu'Ă vous seul, jusqu'Ă ce qu'Ulysse, remontĂ© sur son trĂÂŽne, m'ait dĂ©clarĂ© qu'il y consent. Vous pouvez reconnaĂtre par lĂ , mon cher Mentor, combien cet attachement est diffĂ©rent de la passion dont vous m'avez vu aveuglĂ© pour Eucharis." Mentor rĂ©pondit Ă TĂ©lĂ©maque "Je conviens de cette diffĂ©rence. Antiope est douce, simple et sage ses mains ne mĂ©prisent point le travail; elle prĂ©voit de loin; elle pourvoit Ă tout; elle sait se taire et agir de suite sans empressement; elle est Ă toute heure occupĂ©e et ne s'embarrasse jamais, parce qu'elle fait chaque chose Ă propos le bon ordre de la maison de son pĂšre est sa gloire; elle en est plus ornĂ©e que de sa beautĂ©. Quoiqu'elle ait soin de tout et qu'elle soit chargĂ©e de corriger, de refuser, d'Ă©pargner choses qui font haĂÂŻr presque toutes les femmes, elle s'est rendue aimable Ă toute la maison c'est qu'on ne trouve en elle ni passion, ni entĂÂȘtement, ni lĂ©gĂšretĂ©, ni humeur, comme dans les autres femmes. D'un seul regard elle se fait entendre, et on craint de lui dĂ©plaire; elle donne des ordres prĂ©cis; elle n'ordonne que ce qu'on peut exĂ©cuter; elle reprend avec bontĂ©, et en reprenant elle encourage. Le coeur de son pĂšre se repose sur elle, comme un voyageur abattu par les ardeurs du soleil se repose Ă l'ombre sur l'herbe tendre. Vous avez raison, TĂ©lĂ©maque Antiope est un trĂ©sor digne d'ĂÂȘtre cherchĂ© dans les terres les plus Ă©loignĂ©es. Son esprit, non plus que son corps, ne se pare jamais de vains ornements; son imagination, quoique vive, est retenue elle ne parle que pour la nĂ©cessitĂ©; et, si elle ouvre la bouche, la douce persuasion et les grĂÂąces naĂÂŻves coulent de ses lĂšvres. DĂšs qu'elle parle, tout le monde se tait, et elle en rougit peu s'en faut qu'elle ne supprime ce qu'elle a voulu dire, quand elle aperçoit qu'on l'Ă©coute si attentivement. A peine l'avons-nous entendue parler. Vous souvenez-vous, ĂÂŽ TĂ©lĂ©maque, d'un jour que son pĂšre la fit venir? Elle parut, les yeux baissĂ©s, couverte d'un grand voile, et elle ne parla que pour modĂ©rer la colĂšre d'IdomĂ©nĂ©e, qui voulait faire punir rigoureusement un de ses esclaves d'abord elle entra dans sa peine; puis elle le calma; enfin elle lui fit entendre ce qui pouvait excuser ce malheureux; et, sans faire sentir au roi qu'il s'Ă©tait trop emportĂ©, elle lui inspira des sentiments de justice et de compassion. ThĂ©tis, quand elle flatte le vieux NĂ©rĂ©e, n'apaise pas avec plus de douceur les flots irritĂ©s. Ainsi Antiope, sans prendre aucune autoritĂ© et sans se prĂ©valoir de ses charmes, maniera un jour le coeur de son Ă©poux, comme elle touche maintenant sa lyre, quand elle en veut tirer les plus tendres accords. Encore une fois, TĂ©lĂ©maque, votre amour pour elle est juste; les dieux vous la destinent vous l'aimez d'un amour raisonnable; il faut attendre qu'Ulysse vous la donne. Je vous loue de n'avoir point voulu lui dĂ©couvrir vos sentiments mais sachez que, si vous eussiez pris quelque dĂ©tour pour lui apprendre vos desseins, elle les aurait rejetĂ©s et aurait cessĂ© de vous estimer. Elle ne se promettra jamais Ă personne elle se laissera donner par son pĂšre; elle ne prendra jamais pour Ă©poux qu'un homme qui craigne les dieux et qui remplisse toutes les biensĂ©ances. Avez-vous observĂ©, comme moi, qu'elle se montre encore moins et qu'elle baisse plus les yeux depuis votre retour? Elle sait tout ce qui vous est arrivĂ© d'heureux dans la guerre; elle n'ignore ni votre naissance, ni vos aventures, ni tout ce que les dieux ont mis en vous c'est ce qui la rend si modeste et si rĂ©servĂ©e. Allons, TĂ©lĂ©maque, allons vers Ithaque; il ne me reste plus qu'Ă vous faire trouver votre pĂšre et qu'Ă vous mettre en Ă©tat d'obtenir une femme digne de l'ĂÂąge d'or fĂ»t-elle bergĂšre dans la froide Algide, au lieu qu'elle est fille du roi de Salente, vous seriez trop heureux de la possĂ©der." IdomĂ©nĂ©e, qui craignait le dĂ©part de TĂ©lĂ©maque et de Mentor, ne songeait qu'Ă le retarder; il reprĂ©senta Ă Mentor qu'il ne pouvait rĂ©gler sans lui un diffĂ©rend qui s'Ă©tait Ă©levĂ© entre Diophane, prĂÂȘtre de Jupiter Conservateur, et HĂ©liodore, prĂÂȘtre d'Apollon, sur les prĂ©sages qu'on tire du vol des oiseaux et des entrailles des victimes. -Pourquoi - lui rĂ©pondit Mentor - vous mĂÂȘleriez-vous des choses sacrĂ©es? Laissez-en la dĂ©cision aux Etruriens, qui ont la tradition des plus anciens oracles et qui sont inspirĂ©s pour ĂÂȘtre les interprĂštes des dieux employez seulement votre autoritĂ© Ă Ă©touffer ces disputes dĂšs leur naissance. Ne montrez ni partialitĂ©, ni prĂ©vention; contentez-vous d'appuyer la dĂ©cision quand elle sera faite souvenez-vous qu'un roi doit ĂÂȘtre soumis Ă la religion et qu'il ne doit jamais entreprendre de la rĂ©gler. La religion vient des dieux, elle est au-dessus des rois. Si les rois se mĂÂȘlent de la religion, au lieu de la protĂ©ger, ils la mettront en servitude. Les rois sont si puissants, et les autres hommes sont si faibles, que tout sera en pĂ©ril d'ĂÂȘtre altĂ©rĂ© au grĂ© des rois, si on les fait entrer dans les questions qui regardent les choses sacrĂ©es. Laissez donc en pleine libertĂ© la dĂ©cision aux amis des dieux, et bornez-vous Ă rĂ©primer ceux qui n'obĂ©iraient pas Ă leur jugement quand il aura Ă©tĂ© prononcĂ©. Ensuite IdomĂ©nĂ©e se plaignit de l'embarras oĂÂč il Ă©tait sur un grand nombre de procĂšs entre divers particuliers, qu'on le pressait de juger. - DĂ©cidez - lui rĂ©pondait Mentor - toutes les questions nouvelles qui vont Ă Ă©tablir des maximes gĂ©nĂ©rales de jurisprudence et Ă interprĂ©ter les lois; mais ne vous chargez jamais de juger les causes particuliĂšres. Elles viendraient toutes en foule vous assiĂ©ger vous seriez l'unique juge de tout votre peuple; tous les autres juges qui sont sous vous deviendraient inutiles; vous seriez accablĂ©, et les petites affaires vous dĂ©roberaient aux grandes, sans que vous puissiez suffire Ă rĂ©gler le dĂ©tail des petites. Gardez-vous donc bien de vous jeter dans cet embarras; renvoyez les affaires des particuliers aux juges ordinaires; ne faites que ce que nul autre ne peut faire pour vous soulager vous ferez alors les vĂ©ritables fonctions de roi. - On me presse encore - disait IdomĂ©nĂ©e - de faire certains mariages. Les personnes d'une naissance distinguĂ©e qui m'ont suivi dans toutes les guerres et qui ont perdu de trĂšs grands biens en me servant voudraient trouver une espĂšce de rĂ©compense en Ă©pousant certaines filles riches je n'ai qu'un mot Ă dire pour leur procurer ces Ă©tablissements. - Il est vrai - rĂ©pondait Mentor - qu'il ne vous en coĂ»terait qu'un mot; mais ce mot lui-mĂÂȘme vous coĂ»terait trop cher. Voudriez-vous ĂÂŽter aux pĂšres et aux mĂšres la libertĂ© et la consolation de choisir leurs gendres, et par consĂ©quent leurs hĂ©ritiers? Ce serait mettre toutes les familles dans le plus rigoureux esclavage vous vous rendriez responsable de tous les malheurs domestiques de vos citoyens. Les mariages ont assez d'Ă©pines, sans leur donner encore cette amertume. Si vous avez des serviteurs fidĂšles Ă rĂ©compensez, donnez-leur des terres incultes; ajoutez-y des rangs et des honneurs proportionnĂ©s Ă leur condition et Ă leurs services; ajoutez-y, s'il le faut, quelque argent pris par vos Ă©pargnes sur les fonds destinĂ©s Ă votre dĂ©pense; mais ne payez jamais vos dettes en sacrifiant les filles riches malgrĂ© leur parentĂ©. IdomĂ©nĂ©e passa bientĂÂŽt de cette question Ă une autre. - Les Sybarites - disait-il - se plaignent de ce que nous avons usurpĂ© des terres qui leur appartiennent et de ce que nous les avons donnĂ©es, comme des champs Ă dĂ©fricher, aux Ă©trangers que nous avons attirĂ©s depuis peu ici. CĂ©derai-je Ă ces peuples? Si je le fais, chacun croira qu'il n'a qu'Ă former des prĂ©tentions sur nous. - Il n'est pas juste - rĂ©pondit Mentor - de croire les Sybarites dans leur propre cause; mais il n'est pas juste aussi de vous croire dans la vĂÂŽtre. - Qui croirons-nous donc? repartit IdomĂ©nĂ©e. - Il ne faut croire - poursuivit Mentor - aucune des deux parties; mais il faut prendre pour arbitre un peuple voisin qui ne soit suspect d'aucun cĂÂŽtĂ© tels sont les Sipontins; ils n'ont aucun intĂ©rĂÂȘt contraire aux vĂÂŽtres. - Mais suis-je obligĂ© - rĂ©pondit IdomĂ©nĂ©e - Ă croire quelque arbitre? Ne suis-je pas roi? Un souverain est-il obligĂ© Ă se soumettre Ă des Ă©trangers sur l'Ă©tendue de sa domination? Mentor reprit ainsi le discours - Puisque vous voulez tenir ferme, il faut que vous jugiez que votre droit est bon; d'un autre cĂÂŽtĂ©, les Sybarites ne relĂÂąchent rien ils soutiennent que leur droit est certain. Dans cette opposition de sentiments, il faut qu'un arbitre, choisi par les parties, vous accommode, ou que le sort des armes dĂ©cide il n'y a point de milieu. Si vous entriez dans une rĂ©publique oĂÂč il n'y eĂ»t ni magistrats, ni juges, et oĂÂč chaque famille se crĂ»t en droit de se faire justice Ă elle-mĂÂȘme, par violence, sur toutes ses prĂ©tentions contre ses voisins, vous dĂ©ploreriez le malheur d'une telle nation et vous auriez horreur de cet affreux dĂ©sordre, oĂÂč toutes les familles s'armeraient les unes contre les autres croyez-vous que les dieux regardent avec moins d'horreur le monde entier, qui est la rĂ©publique universelle, si chaque peuple, qui n'est que comme une grande famille, se croit en plein droit de se faire, par violence, justice Ă soi-mĂÂȘme, sur toutes ses prĂ©tentions, contre les autres peuples voisins? Un particulier qui possĂšde un champ, comme l'hĂ©ritage de ses ancĂÂȘtres, ne peut s'y maintenir que par l'autoritĂ© des lois et par le jugement du magistrat; il serait trĂšs sĂ©vĂšrement puni comme un sĂ©ditieux, s'il voulait conserver par la force ce que la justice lui a donnĂ© croyez-vous que les rois puissent employer d'abord la violence pour soutenir leurs prĂ©tentions, sans avoir tentĂ© toutes les voies de douceur et d'humanitĂ©? La justice n'est-elle pas encore plus sacrĂ©e et plus inviolable pour les rois par rapport Ă des pays entiers que pour les familles, par rapport Ă quelques champs labourĂ©s? Sera-t-on injuste et ravisseur quand on ne prend que quelques arpents de terre? Sera-t-on juste, sera-t-on hĂ©ros, quand on prend des provinces? Si on se prĂ©vient, si on se flatte, si on s'aveugle dans les petits intĂ©rĂÂȘts des particuliers, ne doit-on pas encore plus craindre de se flatter et de s'aveugler sur les grands intĂ©rĂÂȘts d'Etat? Se croira-t-on soi-mĂÂȘme dans une matiĂšre oĂÂč l'on a tant de raisons de se dĂ©fier de soi? Ne craindra-t-on point de se tromper, dans des cas oĂÂč l'erreur d'un seul homme a des consĂ©quences affreuses? L'erreur d'un roi qui se flatte sur ses prĂ©tentions cause souvent des ravages, des famines, des massacres, des pestes, des dĂ©pravations de moeurs, dont les effets funestes s'Ă©tendent jusque dans les siĂšcles les plus reculĂ©s. Un roi, qui assemble toujours tant de flatteurs autour de lui, ne craindra-t-il point d'ĂÂȘtre flattĂ© en ces occasions? S'il convient de quelque arbitre pour terminer le diffĂ©rend, il montre son Ă©quitĂ©, sa bonne foi, sa modĂ©ration. Il publie les solides raisons sur lesquelles sa cause est fondĂ©e. L'arbitre choisi est un mĂ©diateur amiable, et non un juge de rigueur. On ne se soumet pas aveuglĂ©ment Ă ses dĂ©cisions; mais on a pour lui une grande dĂ©fĂ©rence. Il ne prononce pas une sentence en juge souverain; mais il fait des propositions, et on sacrifie quelque chose, par ses conseils, pour conserver la paix. Si la guerre vient, malgrĂ© tous les soins qu'un roi prend pour conserver la paix, il a du moins alors pour lui le tĂ©moignage de sa conscience, l'estime de ses voisins, et la juste protection des dieux. IdomĂ©nĂ©e, touchĂ© de ce discours, consentit que les Sipontins fussent mĂ©diateurs entre lui et les Sybarites. Alors le roi, voyant que tous les moyens de retenir les deux Ă©trangers lui Ă©chappaient, essaya de les arrĂÂȘter par un lien plus fort. Il avait remarquĂ© que TĂ©lĂ©maque aimait Antiope et il espĂ©ra de le prendre par cette passion. Dans cette vue, il la fit chanter plusieurs fois pendant des festins. Elle le fit pour ne dĂ©sobĂ©ir pas Ă son pĂšre, mais avec tant de modestie et de tristesse, qu'on voyait bien la peine qu'elle souffrait en obĂ©issant. IdomĂ©nĂ©e alla jusqu'Ă vouloir qu'elle chantĂÂąt la victoire remportĂ©e sur les Dauniens et sur Adraste mais elle ne put se rĂ©soudre Ă chanter les louanges de TĂ©lĂ©maque; elle s'en dĂ©fendit avec respect, et son pĂšre n'osa la contraindre. Sa voix douce et touchante pĂ©nĂ©trait le coeur du jeune fils d'Ulysse il Ă©tait tout Ă©mu. IdomĂ©nĂ©e, qui avait les yeux attachĂ©s sur lui, jouissait du plaisir de remarquer son trouble. Mais TĂ©lĂ©maque ne faisait pas semblant d'apercevoir les desseins du roi; il ne pouvait s'empĂÂȘcher, en ces occasions, d'ĂÂȘtre fort touchĂ©, mais la raison Ă©tait en lui au-dessus du sentiment, et ce n'Ă©tait plus ce mĂÂȘme TĂ©lĂ©maque qu'une passion tyrannique avait autrefois captivĂ© dans l'Ăle de Calypso. Pendant qu'Antiope chantait, il gardait un profond silence; dĂšs qu'elle avait fini, il se hĂÂątait de tourner la conversation sur quelque autre matiĂšre. Le roi, ne pouvant par cette voie rĂ©ussir dans son dessein, prit enfin la rĂ©solution de faire une grande chasse, dont il voulut, contre la coutume, donner le plaisir Ă sa fille. Antiope pleura, ne voulant point y aller, mais il fallut exĂ©cuter l'ordre absolu de son pĂšre. Elle monte un cheval Ă©cumant, fougueux, et semblable Ă ceux que Castor domptait pour les combats elle le conduit sans peine. Une troupe de jeunes filles la suit avec ardeur; elle paraĂt au milieu d'elles comme Diane dans les forĂÂȘts. Le roi la voit, et il ne peut se lasser de la voir; en la voyant, il oublie tous ses malheurs passĂ©s. TĂ©lĂ©maque la voit aussi, et il est encore plus touchĂ© de la modestie d'Antiope que de son adresse et de toutes ses grĂÂąces. Les chiens poursuivaient un sanglier d'une grandeur Ă©norme et furieux comme celui de Calydon ses longues soies Ă©taient dures et hĂ©rissĂ©es comme des dards; ses yeux Ă©tincelants Ă©taient pleins de sang et de feu; son souffle se faisait entendre de loin, comme le bruit sourd des vents sĂ©ditieux, quand Eole les rappelle dans son antre pour apaiser les tempĂÂȘtes; ses dĂ©fenses, longues et crochues comme la faux tranchante des moissonneurs, coupaient le tronc des arbres. Tous les chiens qui osaient en approcher Ă©taient dĂ©chirĂ©s; les plus hardis chasseurs, en le poursuivant, craignaient de l'atteindre. Antiope, lĂ©gĂšre Ă la course comme les vents, ne craignit point de l'attaquer de prĂšs elle lui lance un trait qui le perce au-dessus de l'Ă©paule. Le sang de l'animal farouche ruisselle et le rend plus furieux; il se tourne vers celle qui l'a blessĂ©. AussitĂÂŽt le cheval d'Antiope, malgrĂ© sa fiertĂ©, frĂ©mit et recule; le sanglier monstrueux s'Ă©lance contre lui, semblable aux pesantes machines qui Ă©branlent les murailles des plus fortes villes. Le coursier chancelle et est abattu Antiope se voit par terre, hors d'Ă©tat d'Ă©viter le coup fatal de la dĂ©fense du sanglier animĂ© contre elle. Mais TĂ©lĂ©maque, attentif au danger d'Antiope, Ă©tait dĂ©jĂ descendu de cheval. Plus prompt que les Ă©clairs, il se jette entre le cheval abattu et le sanglier qui revient pour venger son sang; il tient dans ses mains un long dard et l'enfonce presque tout entier dans le flanc de l'horrible animal, qui tombe plein de rage. A l'instant TĂ©lĂ©maque en coupe la hure, qui fait encore peur quand on la voit de prĂšs et qui Ă©tonne tous les chasseurs. Il la prĂ©sente Ă Antiope elle en rougit; elle consulte des yeux son pĂšre, qui, aprĂšs avoir Ă©tĂ© saisi de frayeur, est transportĂ© de joie de la voir hors du pĂ©ril et lui fait signe qu'elle doit accepter ce don. En le prenant, elle dit Ă TĂ©lĂ©maque - Je reçois de vous avec reconnaissance un autre don plus grand, car je vous dois la vie. A peine eut-elle parlĂ©, qu'elle craignit d'avoir trop dit; elle baissa les yeux, et TĂ©lĂ©maque, qui vit son embarras, n'osa lui dire que ces paroles - Heureux le fils d'Ulysse d'avoir conservĂ© une vie si prĂ©cieuse! Mais plus heureux encore s'il pouvait passer la sienne auprĂšs de vous! Antiope, sans lui rĂ©pondre, rentra brusquement dans la troupe de ses jeunes compagnes, oĂÂč elle remonta Ă cheval. IdomĂ©nĂ©e aurait, dĂšs ce moment, promis sa fille Ă TĂ©lĂ©maque; mais il espĂ©ra d'enflammer davantage sa passion en le laissant dans l'incertitude et crut mĂÂȘme le retenir encore Ă Salente par le dĂ©sir d'assurer son mariage. IdomĂ©nĂ©e raisonnait ainsi en lui-mĂÂȘme; mais les dieux se jouent de la sagesse des hommes. Ce qui devait retenir TĂ©lĂ©maque fut prĂ©cisĂ©ment ce qui le pressa de partir ce qu'il commençait Ă sentir le mit dans une juste dĂ©fiance de lui-mĂÂȘme. Mentor redoubla ses soins pour lui inspirer un dĂ©sir impatient de s'en retourner Ă Ithaque, et il pressa en mĂÂȘme temps IdomĂ©nĂ©e de le laisser partir le vaisseau Ă©tait dĂ©jĂ prĂÂȘt. Car Mentor, qui rĂ©glait tous les moments de la vie de TĂ©lĂ©maque pour l'Ă©lever Ă la plus haute gloire, ne l'arrĂÂȘtait en chaque lieu qu'autant qu'il le fallait pour exercer sa vertu et pour lui faire acquĂ©rir de l'expĂ©rience. Mentor avait eu soin de faire prĂ©parer le vaisseau dĂšs l'arrivĂ©e de TĂ©lĂ©maque. Mais IdomĂ©nĂ©e, qui avait eu beaucoup de rĂ©pugnance Ă le voir prĂ©parer, tomba dans une tristesse mortelle et dans une dĂ©solation Ă faire pitiĂ©, lorsqu'il vit que ses deux hĂÂŽtes, dont il avait tirĂ© tant de secours, allaient l'abandonner. Il se renfermait dans les lieux les plus secrets de sa maison lĂ il soulageait son coeur en poussant des gĂ©missements et en versant des larmes. Il oubliait le besoin de se nourrir; le sommeil n'adoucissait plus ses cuisantes peines; il se dessĂ©chait, il se consumait par ses inquiĂ©tudes, semblable Ă un grand arbre qui couvre la terre de l'ombre de ses rameaux Ă©pais et dont un ver commence Ă ronger la tige dans les canaux dĂ©liĂ©s oĂÂč la sĂšve coule pour sa nourriture; cet arbre, que les vents n'ont jamais Ă©branlĂ©, que la terre fĂ©conde se plaĂt Ă nourrir dans son sein et que la hache du laboureur a toujours respectĂ©, ne laisse pas de languir sans qu'on puisse dĂ©couvrir la cause de son mal; il se flĂ©trit, il se dĂ©pouille de ses feuilles, qui sont sa gloire; il ne montre plus qu'un tronc couvert d'une Ă©corce entrouverte et des branches sĂšches tel parut IdomĂ©nĂ©e dans sa douleur. TĂ©lĂ©maque attendri n'osait lui parler il craignait le jour du dĂ©part; il cherchait des prĂ©textes pour le retarder, et il serait demeurĂ© longtemps dans cette incertitude, si Mentor ne lui eĂ»t dit - Je suis bien aise de vous voir si changĂ©. Vous Ă©tiez nĂ© dur et hautain; votre coeur ne se laissait toucher que de vos commoditĂ©s et de vos intĂ©rĂÂȘts; mais vous ĂÂȘtes enfin devenu homme, et vous commencez, par l'expĂ©rience de vos maux, Ă compatir Ă ceux des autres. Sans cette compassion, on n'a ni bontĂ©, ni vertu, ni capacitĂ© pour gouverner les hommes. Mais il ne faut pas la pousser trop loin, ni tomber dans une amitiĂ© faible. Je parlerais volontiers Ă IdomĂ©nĂ©e pour le faire consentir Ă notre dĂ©part et je vous Ă©pargnerais l'embarras d'une conversation si fĂÂącheuse; mais je ne veux point que la mauvaise honte et la timiditĂ© dominent votre coeur. Il faut que vous vous accoutumiez Ă mĂÂȘler le courage et la fermetĂ© avec une amitiĂ© tendre et sensible. Il faut craindre d'affliger les hommes sans nĂ©cessitĂ©; il faut entrer dans leur peine, quand on ne peut Ă©viter de leur en faire, et adoucir le plus qu'on peut le coup qu'il est impossible de leur Ă©pargner entiĂšrement. - C'est pour chercher cet adoucissement - rĂ©pondit TĂ©lĂ©maque - que j'aimerais mieux qu'IdomĂ©nĂ©e apprĂt notre dĂ©part par vous que par moi. Mentor lui dit aussitĂÂŽt - Vous vous trompez, mon cher TĂ©lĂ©maque vous ĂÂȘtes nĂ© comme les enfants des rois nourris dans la pourpre, qui veulent que tout se fasse Ă leur mode et que toute la nature obĂ©isse Ă leurs volontĂ©s, mais qui n'ont la force de rĂ©sister Ă personne en face. Ce n'est pas qu'ils se soucient des hommes, ni qu'ils craignent par bontĂ© de les affliger; mais c'est que, pour leur propre commoditĂ©, ils ne veulent point voir autour d'eux des visages tristes et mĂ©contents. Les peines et les misĂšres des hommes ne les touchent point, pourvu qu'elles ne soient pas sous leurs yeux; s'ils en entendent parler, ce discours les importune et les attriste. Pour leur plaire, il faut toujours dire que tout va bien. Pendant qu'ils sont dans leurs plaisirs, ils ne veulent rien voir ni entendre qui puisse interrompre leurs joies. Faut-il reprendre, corriger, dĂ©tromper quelqu'un, rĂ©sister aux prĂ©tentions et aux passions injustes d'un homme importun, ils en donneront toujours la commission Ă quelque autre personne plutĂÂŽt que de parler eux-mĂÂȘmes avec une douce fermetĂ© dans ces occasions, ils se laisseraient plutĂÂŽt arracher les grĂÂąces les plus injustes; ils gĂÂąteraient leurs affaires les plus importantes, faute de savoir dĂ©cider contre le sentiment de ceux auxquels ils ont affaire tous les jours. Cette faiblesse qu'on sent en eux fait que chacun ne songe qu'Ă s'en prĂ©valoir on les presse, on les importune, on les accable, et on rĂ©ussit en les accablant. D'abord on les flatte et on les encense pour s'insinuer; mais, dĂšs qu'on est dans leur confiance et qu'on est auprĂšs d'eux dans des emplois de quelque autoritĂ©, on les mĂšne loin, on leur impose le joug ils en gĂ©missent, ils veulent souvent le secouer; mais ils le portent toute leur vie. Ils sont jaloux de ne paraĂtre point gouvernĂ©s, et ils le sont toujours ils ne peuvent mĂÂȘme se passer de l'ĂÂȘtre; car ils sont semblables Ă ces faibles tiges de vigne, qui, n'ayant par elles-mĂÂȘmes aucun soutien, rampent toujours autour du tronc de quelque grand arbre. Je ne souffrirai point, ĂÂŽ TĂ©lĂ©maque, que vous tombiez dans ce dĂ©faut, qui rend un homme imbĂ©cile pour le gouvernement. Vous qui ĂÂȘtes tendre jusqu'Ă n'oser parler Ă IdomĂ©nĂ©e, vous ne serez plus touchĂ© de ses peines dĂšs que vous serez sorti de Salente; ce n'est point sa douleur qui vous attendrit, c'est sa prĂ©sence qui vous embarrasse. Allez parler vous-mĂÂȘme a IdomĂ©nĂ©e; apprenez en cette occasion Ă ĂÂȘtre tendre et ferme tout ensemble montrez-lui votre douleur de le quitter; mais montrez-lui aussi d'un ton dĂ©cisif la nĂ©cessitĂ© de notre dĂ©part. TĂ©lĂ©maque n'osait ni rĂ©sister Ă Mentor, ni aller trouver IdomĂ©nĂ©e; il Ă©tait honteux de sa crainte, et n'avait pas le courage de la surmonter il hĂ©sitait; il faisait deux pas, et revenait incontinent pour allĂ©guer Ă Mentor quelque nouvelle raison de diffĂ©rer. Mais le seul regard de Mentor lui ĂÂŽtait la parole et faisait disparaĂtre tous ses beaux prĂ©textes. - Est-ce donc lĂ - disait Mentor en souriant - ce vainqueur des Dauniens, ce libĂ©rateur de la grande HespĂ©rie, ce fils du sage Ulysse, qui doit ĂÂȘtre aprĂšs lui l'oracle de la GrĂšce? Il n'ose dire Ă IdomĂ©nĂ©e qu'il ne peut plus retarder son retour dans sa patrie pour revoir son pĂšre! O peuples d'Ithaque, combien serez-vous malheureux un jour, si vous avez un roi que la mauvaise honte domine et qui sacrifie les plus grands intĂ©rĂÂȘts Ă ses faiblesses sur les plus petites! Voyez, TĂ©lĂ©maque, quelle diffĂ©rence il y a entre la valeur dans les combats et le courage dans les affaires vous n'avez point craint les armes d'Adraste, et vous craignez la tristesse d'IdomĂ©nĂ©e. VoilĂ ce qui dĂ©shonore les princes qui ont fait les plus grandes actions aprĂšs avoir paru des hĂ©ros dans la guerre, ils se montrent les derniers des hommes dans les occasions communes, oĂÂč d'autres se soutiennent avec vigueur. TĂ©lĂ©maque, sentant la vĂ©ritĂ© de ces paroles et piquĂ© de ce reproche, partit brusquement sans s'Ă©couter lui-mĂÂȘme. Mais Ă peine commença-t-il Ă paraĂtre dans le lieu oĂÂč IdomĂ©nĂ©e Ă©tait assis, les yeux baissĂ©s, languissant et abattu de tristesse, qu'ils se craignirent l'un l'autre. Ils n'osaient se regarder; ils s'entendaient sans se rien dire, et chacun craignait que l'autre ne rompĂt le silence ils se mirent tous deux Ă pleurer. Enfin IdomĂ©nĂ©e, pressĂ© d'un excĂšs de douleur, s'Ă©cria - A quoi sert de chercher la vertu, si elle rĂ©compense si mal ceux qui l'aiment? AprĂšs m'avoir montrĂ© ma faiblesse, on m'abandonne! HĂ© bien! je vais retomber dans tous mes malheurs qu'on ne me parle plus de bien gouverner; non, je ne puis le faire je suis las des hommes. OĂÂč voulez-vous aller, TĂ©lĂ©maque? Votre pĂšre n'est plus vous le cherchez inutilement. Ithaque est en proie Ă vos ennemis; ils vous feront pĂ©rir, si vous y retournez. Quelqu'un d'entre eux aura Ă©pousĂ© votre mĂšre. Demeurez ici vous serez mon gendre et mon hĂ©ritier; vous rĂ©gnerez aprĂšs moi. Pendant ma vie mĂÂȘme, vous aurez ici un pouvoir absolu; ma confiance en vous sera sans bornes. Que si vous ĂÂȘtes insensible Ă tous ces avantages, du moins laissez-moi Mentor, qui est toute ma ressource. Parlez; rĂ©pondez-moi; n'endurcissez pas votre coeur ayez pitiĂ© du plus malheureux de tous les hommes. Quoi! vous ne dites rien? Ah! je comprends combien les dieux me sont cruels; je le sens encore plus rigoureusement qu'en CrĂšte, lorsque je perçai mon propre fils. Enfin TĂ©lĂ©maque lui rĂ©pondit d'une voix troublĂ©e et timide - Je ne suis point Ă moi; les destinĂ©es me rappellent dans ma patrie. Mentor, qui a la sagesse des dieux, m'ordonne en leur nom de partir. Que voulez-vous que je fasse? Renoncerai-je Ă mon pĂšre, Ă ma mĂšre, Ă ma patrie, qui me doit ĂÂȘtre encore plus chĂšre qu'eux? Etant nĂ© pour ĂÂȘtre roi, je ne suis pas destinĂ© Ă une vie douce et tranquille, ni Ă suivre mes inclinations. Votre royaume est plus riche et plus puissant que celui de mon pĂšre mais je dois prĂ©fĂ©rer ce que les dieux me destinent Ă ce que vous avez la bontĂ© de m'offrir. Je me croirais heureux, si j'avais Antiope pour Ă©pouse, sans espĂ©rance de votre royaume; mais, pour m'en rendre digne, il faut que j'aille oĂÂč mes devoirs m'appellent et que ce soit mon pĂšre qui vous la demande pour moi. Ne m'avez-vous pas promis de me renvoyer Ă Ithaque? N'est-ce pas sur cette promesse que j'ai combattu pour vous contre Adraste avec les alliĂ©s? Il est temps que je songe Ă rĂ©parer m es malheurs domestiques. Les dieux, qui m'ont donnĂ© Ă Mentor, ont aussi donnĂ© Mentor au fils d'Ulysse pour lui faire remplir ses destinĂ©es. Voulez-vous que je perde Mentor, aprĂšs avoir perdu tout le reste? Je n'ai plus ni biens, ni retraite, ni pĂšre, ni mĂšre, ni patrie assurĂ©e; il ne me reste qu'un homme sage et vertueux, qui est le plus prĂ©cieux don de Jupiter jugez vous-mĂÂȘme si je puis y renoncer et consentir qu'il m'abandonne. Non, je mourrais plutĂÂŽt. Arrachez-moi la vie; la vie n'est rien mais ne m'arrachez pas Mentor. A mesure que TĂ©lĂ©maque parlait, sa voix devenait plus forte et sa timiditĂ© disparaissait. IdomĂ©nĂ©e ne savait que rĂ©pondre et ne pouvait demeurer d'accord de ce que le fils d'Ulysse lui disait. Lorsqu'il ne pouvait plus parler, du moins il tĂÂąchait, par ses regards et par ses gestes, de faire pitiĂ©. Dans ce moment, il vit paraĂtre Mentor, qui lui dit ces graves paroles - Ne vous affligez point nous vous quittons; mais la sagesse qui prĂ©side aux conseils des dieux demeurera sur vous; croyez seulement que vous ĂÂȘtes trop heureux que Jupiter nous ait envoyĂ©s ici pour sauver votre royaume et pour vous ramener de vos Ă©garements. PhiloclĂšs, que nous vous avons rendu, vous servira fidĂšlement la crainte des dieux, le goĂ»t de la vertu, l'amour des peuples, la compassion pour les misĂ©rables seront toujours dans son coeur. Ecoutez-le, servez-vous de lui avec confiance et sans jalousie. Le plus grand service que vous puissiez en tirer est de l'obliger Ă vous dire tous vos dĂ©fauts sans adoucissement. VoilĂ en quoi consiste le plus grand courage d'un bon roi, que de chercher de vrais amis qui lui fassent remarquer ses fautes. Pourvu que vous ayez ce courage, notre absence ne vous nuira point et vous vivrez heureux mais si la flatterie, qui se glisse comme un serpent, retrouve un chemin jusqu'Ă votre coeur, pour vous mettre en dĂ©fiance contre les conseils dĂ©sintĂ©ressĂ©s, vous ĂÂȘtes perdu. Ne vous laissez point abattre mollement Ă la douleur, mais efforcez-vous de suivre la vertu. J'ai dit Ă PhiloclĂšs tout ce qu'il doit faire pour vous soulager et pour n'abuser jamais de votre confiance; je puis vous rĂ©pondre de lui les dieux vous l'ont donnĂ© comme ils m'ont donnĂ© Ă TĂ©lĂ©maque. Chacun doit suivre courageusement sa destinĂ©e; il est inutile de s'affliger. Si jamais vous aviez besoin de mon secours, aprĂšs que j'aurai rendu TĂ©lĂ©maque Ă son pĂšre et Ă son pays, je reviendrais vous voir. Que pourrais-je faire qui me donnĂÂąt un plaisir plus sensible? Je ne cherche ni biens ni autoritĂ© sur la terre; je ne veux qu'aider ceux qui cherchent la justice et la vertu. Pourrais-je oublier jamais la confiance et l'amitiĂ© que vous m'avez tĂ©moignĂ©e? A ces mots, IdomĂ©nĂ©e fut tout Ă coup changĂ©; il sentit son coeur apaisĂ©, comme Neptune de son trident apaise les flots en courroux et les plus noires tempĂÂȘtes il restait seulement en lui une douleur douce et paisible; c'Ă©tait plutĂÂŽt une tristesse et un sentiment tendre qu'une vive douleur. Le courage, la confiance, la vertu, l'espĂ©rance du secours des dieux commencĂšrent Ă renaĂtre au-dedans de lui. - HĂ© bien! - dit-il - mon cher Mentor, il faut donc tout perdre, et ne se point dĂ©courager' Du moins souvenez-vous d'IdomĂ©nĂ©e. Quand vous serez arrivĂ©s Ă Ithaque, oĂÂč votre sagesse vous comblera de prospĂ©ritĂ©s, n'oubliez pas que Salente fut votre ouvrage et que vous y avez laissĂ© un roi malheureux, qui n'espĂšre qu'en vous. Allez, digne fils d'Ulysse, je ne vous retiens plus; je n'ai garde de rĂ©sister aux dieux, qui m'avaient prĂÂȘtĂ© un si grand trĂ©sor. Allez aussi, Mentor, le plus grand et le plus sage de tous les hommes si toutefois l'humanitĂ© peut faire ce que j'ai vu en vous, et si vous n'ĂÂȘtes point une divinitĂ© sous une forme empruntĂ©e pour instruire les hommes faibles et ignorants, allez conduire le fils d'Ulysse, plus heureux de vous avoir que d'ĂÂȘtre le vainqueur d'Adraste. Allez tous deux je n'ose plus parler, pardonnez mes soupirs. Allez, vivez, soyez heureux ensemble; il ne me reste plus rien au monde que le souvenir de vous avoir possĂ©dĂ©s ici. O beaux jours, trop heureux jours, jours dont je n'ai pas assez connu le prix, jours trop rapidement Ă©coulĂ©s, vous ne reviendrez jamais! Jamais mes yeux ne verront ce qu'ils voient! Mentor prit ce moment pour le dĂ©part; il embrassa PhiloclĂšs, qui l'arrosa de ses larmes sans pouvoir parler. TĂ©lĂ©maque voulut prendre Mentor par la main pour la tirer de celle d'IdomĂ©nĂ©e; mais IdomĂ©nĂ©e, prenant le chemin du port, se mit entre Mentor et TĂ©lĂ©maque il les regardait; il gĂ©missait; il commençait des paroles entrecoupĂ©es, et n'en pouvait achever aucune. Cependant on entend des cris confus sur le rivage couvert de matelots on tend les cordages le vent favorable se lĂšve. TĂ©lĂ©maque et Mentor, les larmes aux yeux, prennent congĂ© du roi, qui les tient longtemps serrĂ©s entre ses bras et qui les suit des yeux aussi loin qu'il le peut. Dix-huitiĂšme livre Sommaire de l'Ă©dition dite de Versailles 1824 - Pendant la navigation, TĂ©lĂ©maque s'entretient avec Mentor sur les principes d'un sage gouvernement, et en particulier sur les moyens de connaĂtre les hommes, pour les chercher et les employer selon leurs talents. Pendant cet entretien, le calme de la mer les oblige Ă relĂÂącher dans une Ăle oĂÂč Ulysse venait d'aborder TĂ©lĂ©maque le rencontre et lui parle sans le reconnaĂtre; mais aprĂšs l'avoir vu s'embarquer, il ressent un trouble secret dont il ne peut concevoir la cause. Mentor la lui explique, et l'assure qu'il rejoindra bientĂÂŽt son pĂšre; puis il Ă©prouve encore sa patience en retardant son dĂ©part, pour faire un sacrifice Ă Minerve. Enfin la dĂ©esse elle-mĂÂȘme, cachĂ©e sous la figure de Mentor, reprend sa forme et se fait connaĂtre. Elle donne Ă TĂ©lĂ©maque ses derniĂšres instructions et disparaĂt. Alors TĂ©lĂ©maque se hĂÂąte de partir, et arrive Ă Ithaque, oĂÂč il retrouve son pĂšre chez le fidĂšle EumĂ©e. Cependant les voiles s'enflent, on lĂšve les ancres; la terre semble s'enfuir. Le pilote expĂ©rimentĂ© aperçoit dĂ©jĂ de loin la montagne de Leucate, dont la tĂÂȘte se cache dans un tourbillon de frimas glacĂ©s, et les monts AcrocĂ©rauniens, qui montrent encore un front orgueilleux au ciel, aprĂšs avoir Ă©tĂ© si souvent Ă©crasĂ©s par la foudre. Pendant cette navigation, TĂ©lĂ©maque disait Ă Mentor - Je crois maintenant concevoir les maximes de gouvernement que vous m'avez expliquĂ©es. D'abord elles me paraissaient comme un songe; mais peu Ă peu elles se dĂ©mĂÂȘlent dans mon esprit et s'y prĂ©sentent clairement, comme tous les objets paraissent sombres et en confusion, le matin, aux premiĂšres lueurs de l'aurore; mais ensuite ils semblent sortir comme d'un chaos, quand la lumiĂšre, qui croĂt insensiblement, leur rend, pour ainsi dire, leurs figures et leurs couleurs naturelles. Je suis trĂšs persuadĂ© que le point essentiel du gouvernement est de bien discerner les diffĂ©rents caractĂšres d'esprits, pour les choisir et pour les appliquer selon leurs talents mais il me reste Ă savoir comment on peut se connaĂtre en hommes. Alors Mentor lui rĂ©pondit "Il faut Ă©tudier les hommes pour les connaĂtre; et, pour les connaĂtre, il en faut voir souvent et traiter avec eux. Les rois doivent converser avec leurs sujets, les faire parler, les consulter, les Ă©prouver par de petits emplois dont ils leur fassent rendre compte, pour voir s'ils sont capables de plus hautes fonctions. Comment est-ce, mon cher TĂ©lĂ©maque, que vous avez appris, Ă Ithaque, Ă vous connaĂtre en statues? C'est Ă force d'en voir et de remarquer leurs dĂ©fauts et leurs perfections avec des gens expĂ©rimentĂ©s. Tout de mĂÂȘme, parlez souvent des bonnes et des mauvaises qualitĂ©s des hommes avec d'autres hommes sages et vertueux, qui aient longtemps Ă©tudiĂ© leurs caractĂšres vous apprendrez insensiblement comment ils sont faits et ce qu'il est permis d'en attendre. Qu'est-ce qui vous a appris Ă connaĂtre les bons et les mauvais poĂštes? C'est la frĂ©quente lecture et la rĂ©flexion avec des gens qui avaient le goĂ»t de la poĂ©sie. Qu'est-ce qui vous a acquis du discernement sur la musique? C'est la mĂÂȘme application Ă observer les divers musiciens. Comment peut-on espĂ©rer de bien gouverner les hommes, si on ne les connaĂt pas? Et comment les connaĂtra-t-on, si on ne vit jamais avec eux! Ce n'est pas vivre avec eux que de les voir tous en public, oĂÂč l'on ne dit de part et d'autre que des choses indiffĂ©rentes et prĂ©parĂ©es avec art il est question de les voir en particulier, de tirer du fond de leurs coeurs toutes les ressources secrĂštes qui y sont, de les tĂÂąter de tous cĂÂŽtĂ©s, de les sonder pour dĂ©couvrir leurs maximes. Mais pour bien juger des hommes, il faut commencer par savoir ce qu'ils doivent ĂÂȘtre; il faut savoir ce que c'est que le vrai et solide mĂ©rite, pour discerner ceux qui en ont d'avec ceux qui n'en ont pas. On ne cesse de parler de vertu et de mĂ©rite, sans savoir ce que c'est prĂ©cisĂ©ment que le mĂ©rite et la vertu. Ce ne sont que de beaux noms, que des termes vagues, pour la plupart des hommes, qui se font honneur d'en parler Ă toute heure. Il faut avoir des principes certains de justice, de raison, de vertu, pour connaĂtre ceux qui sont raisonnables et vertueux. Il faut savoir les maximes d'un bon et sage gouvernement, pour connaĂtre les hommes qui ont ces maximes et ceux qui s'en Ă©loignent par une fausse subtilitĂ©. En un mot, pour mesurer plusieurs corps, il faut avoir une mesure fixe pour juger, il faut tout de mĂÂȘme avoir des principes constants auxquels tous nos jugements se rĂ©duisent. Il faut savoir prĂ©cisĂ©ment quel est le but de la vie humaine et quelle fin on doit se proposer en gouvernant les hommes. Ce but unique et essentiel est de ne vouloir jamais l'autoritĂ© et la grandeur pour soi; car cette recherche ambitieuse n'irait qu'Ă satisfaire un orgueil tyrannique mais on doit se sacrifier, dans les peines infinies du gouvernement, pour rendre les hommes bons et heureux. Autrement on marche Ă tĂÂątons et au hasard pendant toute la vie on va comme un navire en pleine mer, qui n'a point de pilote, qui ne consulte point les astres, et Ă qui toutes les cĂÂŽtes voisines sont inconnues; il ne peut faire que naufrage. Souvent les princes, faute de savoir en quoi consiste la vraie vertu, ne savent point ce qu'ils doivent chercher dans les hommes. La vraie vertu a pour eux quelque chose d'ĂÂąpre; elle leur paraĂt trop austĂšre et indĂ©pendante; elle les effraie et les aigrit; ils se tournent vers la flatterie. DĂšs lors ils ne peuvent plus trouver ni de sincĂ©ritĂ© ni de vertu; dĂšs lors ils courent aprĂšs un vain fantĂÂŽme de fausse gloire qui les rend indignes de la vĂ©ritable. Ils s'accoutument bientĂÂŽt Ă croire qu'il n'y a point de vraie vertu sur la terre; car les bons connaissent bien les mĂ©chants, mais les mĂ©chants ne connaissent point les bons, et ne peuvent pas croire qu'il y en ait. De tels princes ne savent que se dĂ©fier de tout le monde Ă©galement ils se cachent, ils se renferment, ils sont jaloux sur les moindres choses; ils craignent les hommes et se font craindre d'eux. Ils fuient la lumiĂšre, ils n'osent paraĂtre dans leur naturel. Quoiqu'ils ne veuillent point ĂÂȘtre connus, ils ne laissent pas de l'ĂÂȘtre, car la curiositĂ© maligne de leurs sujets pĂ©nĂštre et devine tout; mais ils ne connaissent personne les gens intĂ©ressĂ©s qui les obsĂšdent sont ravis de les voir inaccessibles. Un roi inaccessible aux hommes l'est aussi Ă la vĂ©ritĂ© on noircit par d'infĂÂąmes rapports et on Ă©carte de lui tout ce qui pourrait lui ouvrir les yeux. Ces sortes de rois passent leur vie dans une grandeur sauvage et farouche, oĂÂč, craignant sans cesse d'ĂÂȘtre trompĂ©s, ils le sont toujours inĂ©vitablement, et mĂ©ritent de l'ĂÂȘtre. DĂšs qu'on ne parle qu'Ă un petit nombre de gens, on s'engage Ă recevoir toutes leurs passions et tous leurs prĂ©jugĂ©s les bons mĂÂȘmes ont leurs dĂ©fauts et leurs prĂ©ventions. De plus, on est Ă la merci des rapporteurs, nation basse et maligne, qui se nourrit de venin, qui empoisonne les choses innocentes, qui grossit les petites, qui invente le mal plutĂÂŽt que de cesser de nuire, qui se joue, pour son intĂ©rĂÂȘt, de la dĂ©fiance et de l'indigne curiositĂ© d'un prince faible et ombrageux. Connaissez donc, ĂÂŽ mon cher TĂ©lĂ©maque, connaissez les hommes examinez-les, faites-les parler les uns sur les autres; Ă©prouvez-les peu Ă peu; ne vous livrez Ă aucun. Profitez de vos expĂ©riences, lorsque vous aurez Ă©tĂ© trompĂ© dans vos jugements car vous serez trompĂ© quelquefois, et les mĂ©chants sont trop profonds pour ne surprendre pas les bons par leurs dĂ©guisements. Apprenez par lĂ Ă ne juger promptement de personne ni en bien ni en mal, l'un et l'autre est trĂšs dangereux ainsi vos erreurs passĂ©es vous instruiront trĂšs utilement. Quand vous aurez trouvĂ© des talents et de la vertu dans un homme, servez-vous-en avec confiance car les honnĂÂȘtes gens veulent qu'on sente leur droiture ils aiment mieux de l'estime et de la confiance que des trĂ©sors. Mais ne les gĂÂątez pas en leur donnant un pouvoir sans bornes tel eĂ»t Ă©tĂ© toujours vertueux, qui ne l'est plus, parce que son maĂtre lui a donnĂ© trop d'autoritĂ© et trop de richesses. Quiconque est assez aimĂ© des dieux pour trouver dans tout un royaume deux ou trois vrais amis, d'une sagesse et d'une bontĂ© constante, trouve bientĂÂŽt par eux d'autres personnes qui leur ressemblent, pour remplir les places infĂ©rieures. Par les bons auxquels on se confie, on apprend ce qu'on ne peut pas discerner par soi-mĂÂȘme sur les autres sujets." - Mais faut-il - disait TĂ©lĂ©maque - se servir des mĂ©chants quand ils sont habiles, comme je l'ai ouĂÂŻ dire souvent? - On est souvent - rĂ©pondait Mentor - dans la nĂ©cessitĂ© de s'en servir. Dans une nation agitĂ©e et en dĂ©sordre, on trouve souvent des gens injustes et artificieux qui sont dĂ©jĂ en autoritĂ©; ils ont des emplois importants qu'on ne peut leur ĂÂŽter; ils ont acquis la confiance de certaines personnes puissantes qu'on a besoin de mĂ©nager il faut les mĂ©nager eux-mĂÂȘmes, ces hommes scĂ©lĂ©rats, parce qu'on les craint et qu'ils peuvent tout bouleverser. Il faut bien s'en servir pour un temps, mais il faut aussi avoir en vue de les rendre peu Ă peu inutiles. Pour la vaine et intime confiance, gardez-vous bien de la leur donner jamais; car ils peuvent en abuser et vous tenir ensuite malgrĂ© vous par votre secret, chaĂne plus difficile Ă rompre que toutes les chaĂnes de fer. Servez-vous d'eux pour des nĂ©gociations passagĂšres; traitez-les bien; engagez-les par leurs passions mĂÂȘmes Ă vous ĂÂȘtre fidĂšles; car vous ne les tiendrez que par lĂ mais ne les mettez point dans vos dĂ©libĂ©rations les plus secrĂštes. Ayez toujours un ressort prĂÂȘt pour les remuer Ă votre grĂ©; mais ne leur donnez jamais la clef de votre coeur ni de vos affaires. Quand votre Etat devient paisible, rĂ©glĂ©, conduit par des hommes sages et droits, dont vous ĂÂȘtes sĂ»r, peu Ă peu les mĂ©chants, dont vous Ă©tiez contraint de vous servir, deviennent inutiles. Alors il ne faut pas cesser de les bien traiter; car il n'est jamais permis d'ĂÂȘtre ingrat, mĂÂȘme pour les mĂ©chants mais, en les traitant bien, il faut tĂÂącher de les rendre bons; il est nĂ©cessaire de tolĂ©rer en eux certains dĂ©fauts qu'on pardonne Ă l'humanitĂ© il faut nĂ©anmoins peu Ă peu relever l'autoritĂ© et rĂ©primer les maux qu'ils feraient ouvertement, si on les laissait faire. AprĂšs tout, c'est un mal que le bien se fasse par les mĂ©chants, et quoique ce mal soit souvent inĂ©vitable, il faut tendre nĂ©anmoins peu Ă peu Ă le faire cesser. Un prince sage, qui ne veut que le bon ordre et la justice, parviendra, avec le temps, Ă se passer des hommes corrompus et trompeurs; il en trouvera assez de bons qui auront une habiletĂ© suffisante. Mais ce n'est pas assez de trouver de bons sujets dans une nation, il est nĂ©cessaire d'en former de nouveaux. - Ce doit ĂÂȘtre - rĂ©pondit TĂ©lĂ©maque - un grand embarras. - Point du tout - reprit Mentor - l'application que vous avez Ă chercher les hommes habiles et vertueux, pour les Ă©lever, excite et anime tous ceux qui ont du talent et du courage; chacun fait des efforts. Combien y a-t-il d'hommes qui languissent dans une oisivetĂ© obscure, et qui deviendraient de grands hommes, si l'Ă©mulation et l'espĂ©rance du succĂšs les animaient au travail! Combien y a-t-il d'hommes que la misĂšre et l'impuissance de s'Ă©lever par la vertu tentent de s'Ă©lever par le crime! Si donc vous attachez les rĂ©compenses et les honneurs au gĂ©nie et Ă la vertu, combien de sujets se formeront d'eux-mĂÂȘmes! Mais combien en formerez-vous en les faisant monter, de degrĂ© en degrĂ©, depuis les derniers emplois jusques aux premiers! Vous exercerez les talents; vous Ă©prouverez l'Ă©tendue de l'esprit et la sincĂ©ritĂ© de la vertu. Les hommes qui parviendront aux plus hautes places auront Ă©tĂ© nourris sous vos yeux dans les infĂ©rieures. Vous les aurez suivis toute leur vie, de degrĂ© en degrĂ©; vous jugerez d'eux, non par leurs paroles, mais par toute la suite de leurs actions. Pendant que Mentor raisonnait ainsi, ils aperçurent un vaisseau phĂ©acien qui avait relĂÂąchĂ© dans une petite Ăle dĂ©serte et sauvage bordĂ©e de rochers affreux. En mĂÂȘme temps les vents se turent; les plus doux zĂ©phyrs mĂÂȘmes semblĂšrent retenir leurs haleines; toute la mer devint unie comme une glace; les voiles abattues ne pouvaient plus animer le vaisseau; l'effort des rameurs, dĂ©jĂ fatiguĂ©s, Ă©tait inutile il fallut aborder en cette Ăle, qui Ă©tait plutĂÂŽt un Ă©cueil qu'une terre propre Ă ĂÂȘtre habitĂ©e par des hommes. En un autre temps moins calme, on n'aurait pu y aborder sans un grand pĂ©ril. Les PhĂ©aciens, qui attendaient le vent, ne paraissaient pas moins impatients que les Salentins de continuer leur navigation. TĂ©lĂ©maque s'avança vers eux sur ces rivages escarpĂ©s. AussitĂÂŽt il demande au premier homme qu'il rencontre s'il n'a point vu Ulysse, roi d'Ithaque, dans la maison du roi AlcinoĂÂŒs. Celui auquel il s'Ă©tait adressĂ© par hasard n'Ă©tait pas PhĂ©acien c'Ă©tait un Ă©tranger inconnu, qui avait un air majestueux, mais triste et abattu; il paraissait rĂÂȘveur et Ă peine Ă©couta-t-il d'abord la question de TĂ©lĂ©maque; mais enfin il lui rĂ©pondit - Ulysse, vous ne vous trompez pas, a Ă©tĂ© reçu chez le roi AlcinoĂÂŒs, comme en un lieu oĂÂč l'on craint Jupiter et oĂÂč l'on exerce l'hospitalitĂ©; mais il n'y est plus, et vous l'y chercheriez inutilement; il est parti pour revoir Ithaque, si les dieux apaisĂ©s souffrent enfin qu'il puisse jamais saluer ses dieux pĂ©nates. A peine cet Ă©tranger eut prononcĂ© tristement ces paroles, qu'il se jeta dans un petit bois Ă©pais sur le haut d'un rocher, d'oĂÂč il regardait tristement la mer, fuyant les hommes qu'il voyait, et paraissant affligĂ© de ne pouvoir partir. TĂ©lĂ©maque le regardait fixement; plus il le regardait, plus il Ă©tait Ă©mu et Ă©tonnĂ©. - Cet inconnu - disait-il Ă Mentor - m'a rĂ©pondu comme un homme qui Ă©coute Ă peine ce qu'on lui dit et qui est plein d'amertume. Je plains les malheureux depuis que je le suis, et je sens que mon coeur s'intĂ©resse pour cet homme, sans savoir pourquoi. Il m'a assez mal reçu; Ă peine a-t-il daignĂ© m'Ă©couter et me rĂ©pondre je ne puis cesser nĂ©anmoins de souhaiter la fin de ses maux. Mentor, souriant, rĂ©pondit - VoilĂ Ă quoi servent les malheurs de la vie; ils rendent les princes modĂ©rĂ©s et sensibles aux peines des autres. Quand ils n'ont jamais goĂ»tĂ© que le doux poison des prospĂ©ritĂ©s, ils se croient des dieux; ils veulent que les montagnes s'aplanissent pour les contenter; ils comptent pour rien les hommes; ils veulent se jouer de la nature entiĂšre. Quand ils entendent parler de souffrance, ils ne savent ce que c'est; c'est un songe pour eux; ils n'ont jamais vu la distance du bien et du mal. L'infortune seule peut leur donner de l'humanitĂ© et changer leur coeur de rocher en un coeur humain alors ils sentent qu'ils sont hommes et qu'ils doivent mĂ©nager les autres hommes, qui leur ressemblent. Si un inconnu vous fait tant de pitiĂ©, parce qu'il est, comme vous, errant sur ce rivage, combien devrez-vous avoir plus de compassion pour le peuple d'Ithaque, lorsque vous le verrez un jour souffrir, ce peuple que les dieux vous auront confiĂ© comme on confie un troupeau Ă un berger, et que ce peuple sera peut-ĂÂȘtre malheureux par votre ambition, ou par votre faste, ou par votre imprudence! Car les peuples ne souffrent que par les fautes des rois, qui devraient veiller pour les empĂÂȘcher de souffrir. Pendant que Mentor parlait ainsi, TĂ©lĂ©maque Ă©tait plongĂ© dans la tristesse et dans le chagrin. Il lui rĂ©pondit enfin avec un peu d'Ă©motion. - Si toutes ces choses sont vraies, l'Ă©tat d'un roi est bien malheureux. Il est l'esclave de tous ceux auxquels il paraĂt commander il est fait pour eux; il se doit tout entier Ă eux; il est chargĂ© de tous leurs besoins; il est l'homme de tout le peuple et de chacun en particulier. Il faut qu'il s'accommode Ă leurs faiblesses, qu'il les corrige en pĂšre, qu'il les rende sages et heureux. L'autoritĂ© qu'il paraĂt avoir n'est point la sienne; il ne peut rien faire ni pour sa gloire, ni pour son plaisir son autoritĂ© est celle des lois; il faut qu'il leur obĂ©isse. A proprement parler, il n'est que le dĂ©fenseur des lois pour les faire rĂ©gner; il faut qu'il veille et qu'il travaille pour les maintenir il est l'homme le moins libre et le moins tranquille de son royaume; c'est un esclave qui sacrifie son repos et sa libertĂ© pour la libertĂ© et la fĂ©licitĂ© publique. - Il est vrai - rĂ©pondit Mentor - que le roi n'est roi que pour avoir soin de son peuple, comme un berger de son troupeau, ou comme un pĂšre de sa famille; mais trouvez-vous, mon cher TĂ©lĂ©maque, qu'il soit malheureux d'avoir du bien Ă faire Ă tant de gens? Il corrige les mĂ©chants par des punitions; il encourage les bons par des rĂ©compenses; il reprĂ©sente les dieux en conduisant ainsi Ă la vertu tout le genre humain. N'a-t-il pas assez de gloire Ă faire garder les lois? Celle de se mettre au-dessus des lois est une gloire fausse, qui ne mĂ©rite que de l'horreur et du mĂ©pris. S'il est mĂ©chant, il ne peut ĂÂȘtre que malheureux, car il ne saurait trouver aucune paix dans ses passions et dans sa vanitĂ© s'il est bon, il doit goĂ»ter le plus pur et le plus solide de tous les plaisirs Ă travailler pour la vertu et Ă attendre des dieux une Ă©ternelle rĂ©compense. TĂ©lĂ©maque, agitĂ© au-dedans par une peine secrĂšte, semblait n'avoir jamais compris ces maximes, quoiqu'il en fĂ»t rempli et qu'il les eĂ»t lui-mĂÂȘme enseignĂ©es aux autres. Une humeur noire lui donnait, contre ses vĂ©ritables sentiments, un esprit de contradiction et de subtilitĂ© pour rejeter les vĂ©ritĂ©s que Mentor expliquait. TĂ©lĂ©maque opposait Ă ces raisons l'ingratitude des hommes. - Quoi! - disait-il - prendre tant de peine pour se faire aimer des hommes, qui ne vous aimeront peut-ĂÂȘtre jamais, et pour faire du bien Ă des mĂ©chants, qui se serviront de vos bienfaits pour vous nuire! Mentor lui rĂ©pondait patiemment "Il faut compter sur l'ingratitude des hommes et ne laisser pas de leur faire du bien; il faut les servir moins pour l'amour d'eux que pour l'amour des dieux, qui l'ordonnent. Le bien qu'on fait n'est jamais perdu si les hommes l'oublient, les dieux s'en souviennent et le rĂ©compensent. De plus, si la multitude est ingrate, il y a toujours des hommes vertueux qui sont touchĂ©s de votre vertu. La multitude mĂÂȘme, quoique changeante et capricieuse, ne laisse pas de faire tĂÂŽt ou tard une espĂšce de justice Ă la vĂ©ritable vertu. Mais voulez-vous empĂÂȘcher l'ingratitude des hommes? Ne travaillez point uniquement Ă les rendre puissants, riches, redoutables par les armes, heureux par les plaisirs. Cette gloire, cette abondance et ces dĂ©lices les corrompent; ils n'en seront que plus mĂ©chants, et par consĂ©quent plus ingrats c'est leur faire un prĂ©sent funeste; c'est leur offrir un poison dĂ©licieux. Mais appliquez-vous Ă redresser leurs moeurs, Ă leur inspirer la justice, la sincĂ©ritĂ©, la crainte des dieux, l'humanitĂ©, la fidĂ©litĂ©, la modĂ©ration, le dĂ©sintĂ©ressement en les rendant bons, vous les empĂÂȘcherez d'ĂÂȘtre ingrats, vous leur donnerez le vĂ©ritable bien, qui est la vertu, et la vertu, si elle est solide, les attachera toujours Ă celui qui la leur aura inspirĂ©e. Ainsi, en leur donnant les vĂ©ritables biens, vous vous ferez du bien Ă vous-mĂÂȘme et vous n'aurez point Ă craindre leur ingratitude. Faut-il s'Ă©tonner que les hommes soient ingrats pour des princes qui ne les ont jamais exercĂ©s qu'Ă l'injustice, qu'Ă l'ambition sans bornes contre leurs voisins, qu'Ă l'inhumanitĂ©, qu'Ă la hauteur, qu'Ă la mauvaise foi? Le prince ne doit attendre d'eux que ce qu'il leur a appris Ă faire. Si au contraire il travaillait, par ses exemples et par son autoritĂ©, Ă les rendre bons, il trouverait le fruit de son travail dans leur vertu, ou du moins il trouverait dans la sienne et dans l'amitiĂ© des dieux de quoi se consoler de tous les mĂ©comptes." A peine ce discours fut-il achevĂ©, que TĂ©lĂ©maque s'avança avec empressement vers les PhĂ©aciens du vaisseau qui Ă©tait arrĂÂȘtĂ© sur le rivage. Il s'adressa Ă un vieillard d'entre eux, pour lui demander d'oĂÂč ils venaient, oĂÂč ils allaient, et s'ils n'avaient point vu Ulysse. Le vieillard rĂ©pondit - Nous venons de notre Ăle, qui est celle des PhĂ©aciens; nous allons chercher des marchandises vers l'Epire. Ulysse, comme on vous l'a dĂ©jĂ dit, a passĂ© dans notre patrie; mais il en est parti. - Quel est - ajouta aussitĂÂŽt TĂ©lĂ©maque - cet homme si triste qui cherche les lieux les plus dĂ©serts en attendant que votre vaisseau parte? "C'est - rĂ©pondit le vieillard - un Ă©tranger qui nous est inconnu mais on dit qu'il se nomme ClĂ©omĂšne, qu'il est nĂ© en Phrygie, qu'un oracle avait prĂ©dit Ă sa mĂšre, avant sa naissance, qu'il serait roi, pourvu qu'il ne demeurĂÂąt point dans sa patrie, et que, s'il y demeurait, la colĂšre des dieux se ferait sentir aux Phrygiens par une cruelle peste. DĂšs qu'il fut nĂ©, ses parents le donnĂšrent Ă des matelots, qui le portĂšrent dans l'Ăle de Lesbos. Il y fut nourri en secret aux dĂ©pens de sa patrie, qui avait un si grand intĂ©rĂÂȘt de le tenir Ă©loignĂ©. BientĂÂŽt il devint grand, robuste, agrĂ©able et adroit Ă tous les exercices du corps; il s'appliqua mĂÂȘme, avec beaucoup de goĂ»t et de gĂ©nie, aux sciences et aux beaux-arts. Mais on ne put le souffrir dans aucun pays la prĂ©diction faite sur lui devint cĂ©lĂšbre; on le reconnut bientĂÂŽt partout oĂÂč il alla; partout les rois craignaient qu'il ne leur enlevĂÂąt leurs diadĂšmes. Ainsi il est errant depuis sa jeunesse, et il ne peut trouver aucun lieu du monde oĂÂč il lui soit libre de s'arrĂÂȘter. Il a souvent passĂ© chez des peuples fort Ă©loignĂ©s du sien; mais Ă peine est-il arrivĂ© dans une ville, qu'on y dĂ©couvre sa naissance et l'oracle qui le regarde. Il a beau se cacher et choisir en chaque lieu quelque genre de vie obscure; ses talents Ă©clatent, dit-on, toujours malgrĂ© lui, et pour la guerre, et pour les lettres, et pour les affaires les plus importantes il se prĂ©sente toujours en chaque pays quelque occasion imprĂ©vue qui l'entraĂne et qui le fait connaĂtre au public. C'est son mĂ©rite qui fait son malheur; il le fait craindre et l'exclut de tous les pays oĂÂč il veut habiter. Sa destinĂ©e est d'ĂÂȘtre estimĂ©, aimĂ©, admirĂ© partout, mais rejetĂ© de toutes les terres connues. Il n'est plus jeune, et cependant il n'a pu encore trouver aucune cĂÂŽte, ni de l'Asie, ni de la GrĂšce, oĂÂč l'on ait voulu le laisser vivre en quelque repos. Il paraĂt sans ambition, et il ne cherche aucune fortune; il se trouverait trop heureux que l'oracle ne lui eĂ»t jamais promis la royautĂ©. Il ne lui reste aucune espĂ©rance de revoir jamais sa patrie; car il sait qu'il ne pourrait porter que le deuil et les larmes dans toutes les familles. La royautĂ© mĂÂȘme, pour laquelle il souffre, ne lui paraĂt point dĂ©sirable; il court malgrĂ© lui aprĂšs elle, par une triste fatalitĂ©, de royaume en royaume, et elle semble fuir devant lui, pour se jouer de ce malheureux jusqu'Ă sa vieillesse. Funeste prĂ©sent des dieux, qui trouble tous ses plus beaux jours et qui ne lui causera que des peines dans l'ĂÂąge oĂÂč l'homme infirme n'a plus besoin que de repos! Il s'en va, dit-il, chercher vers la Thrace quelque peuple sauvage et sans lois qu'il puisse assembler, policer et gouverner pendant quelques annĂ©es; aprĂšs quoi, l'oracle Ă©tant accompli, on n'aura plus rien Ă craindre de lui dans les royaumes les plus florissants il compte de se retirer alors en libertĂ© dans un village de Carie, oĂÂč il s'adonnera Ă l'agriculture, qu'il aime passionnĂ©ment. C'est un homme sage et modĂ©rĂ©, qui craint les dieux, qui connaĂt bien les hommes et qui sait vivre en paix avec eux, sans les estimer. VoilĂ ce qu'on raconte de cet Ă©tranger, dont vous me demandez des nouvelles." Pendant cette conversation, TĂ©lĂ©maque retournait souvent ses yeux vers la mer, qui commençait Ă ĂÂȘtre agitĂ©e. Le vent soulevait les flots qui venaient battre les rochers, les blanchissant de leur Ă©cume. Dans ce moment, le vieillard dit Ă TĂ©lĂ©maque - Il faut que je parte; mes compagnons ne peuvent m'attendre. En disant ces mots, il court au rivage on s'embarque; on n'entend que cris confus sur ce rivage, par l'ardeur des mariniers impatients de partir. Cet inconnu, qu'on nommait ClĂ©omĂšne, avait errĂ© quelque temps dans le milieu de l'Ăle, montant sur le sommet de tous les rochers et considĂ©rant de lĂ les espaces immenses des mers avec une tristesse profonde. TĂ©lĂ©maque ne l'avait point perdu de vue et il ne cessait d'observer ses pas. Son coeur Ă©tait attendri pour un homme vertueux, errant, malheureux, destinĂ© aux plus grandes choses et servant de jouet Ă une rigoureuse fortune, loin de sa patrie. "Au moins, disait-il en lui-mĂÂȘme, peut-ĂÂȘtre reverrai-je Ithaque; mais ce ClĂ©omĂšne ne peut jamais revoir la Phrygie." L'exemple d'un homme encore plus malheureux que lui adoucissait la peine de TĂ©lĂ©maque. Enfin cet homme, voyant son vaisseau prĂÂȘt, Ă©tait descendu de ces rochers escarpĂ©s avec autant de vitesse et d'agilitĂ© qu'Apollon dans les forĂÂȘts de Lycie, ayant nouĂ© ses cheveux blonds, passe au travers des prĂ©cipices pour aller percer de ses flĂšches les cerfs et les sangliers. DĂ©jĂ cet inconnu est dans le vaisseau, qui fend l'onde amĂšre et qui s'Ă©loigne de la terre. Alors une impression secrĂšte de douleur saisit le coeur de TĂ©lĂ©maque; il s'afflige sans savoir pourquoi; les larmes coulent de ses yeux, et rien ne lui est si doux que de pleurer. En mĂÂȘme temps, il aperçoit sur le rivage tous les mariniers de Salente, couchĂ©s sur l'herbe et profondĂ©ment endormis. Ils Ă©taient las et abattus le doux sommeil s'Ă©tait insinuĂ© dans leurs membres, et tous les humides pavots de la nuit avaient Ă©tĂ© rĂ©pandus sur eux en plein jour par la puissance de Minerve. TĂ©lĂ©maque est Ă©tonnĂ© de voir cet assoupissement universel des Salentins, pendant que les PhĂ©aciens avaient Ă©tĂ© si attentifs et si diligents pour profiter du vent favorable. Mais il est encore plus occupĂ© Ă regarder le vaisseau phĂ©acien prĂÂȘt Ă disparaĂtre au milieu des flots qu'Ă marcher vers les Salentins pour les Ă©veiller; un Ă©tonnement et un trouble secret tient ses yeux attachĂ©s vers ce vaisseau dĂ©jĂ parti, dont il ne voit plus que les voiles, qui blanchissent un peu dans l'onde azurĂ©e. Il n'Ă©coute pas mĂÂȘme Mentor qui lui parle et il est tout hors de lui-mĂÂȘme, dans un transport semblable Ă celui des MĂ©nades, lorsqu'elles tiennent le thyrse en main et qu'elles font retentir de leurs cris insensĂ©s les rives de l'HĂšbre, avec les monts Rhodope et Ismare. Enfin, il revient un peu de cette espĂšce d'enchantement, et les larmes recommencent Ă couler de ses yeux. Alors Mentor lui dit - Je ne m'Ă©tonne point, mon cher TĂ©lĂ©maque, de vous voir pleurer; la cause de votre douleur, qui vous est inconnue, ne l'est pas Ă Mentor c'est la nature qui parle et qui se fait sentir; c'est elle qui attendrit votre coeur. L'inconnu qui vous a donnĂ© une si vive Ă©motion est le grand Ulysse ce qu'un vieillard phĂ©acien vous a racontĂ© de lui, sous le nom de ClĂ©omĂšne, n'est qu'une fiction faite pour cacher plus sĂ»rement le retour de votre pĂšre dans son royaume. Il s'en va tout droit Ă Ithaque; dĂ©jĂ il est bien prĂšs du port, et il revoit enfin ces lieux si longtemps dĂ©sirĂ©s. Vos yeux l'ont vu, comme on vous l'avait prĂ©dit autrefois, mais sans le connaĂtre; bientĂÂŽt vous le verrez et vous le connaĂtrez, et il vous connaĂtra, mais maintenant les dieux ne pouvaient permettre votre reconnaissance hors d'Ithaque. Son coeur n'a pas Ă©tĂ© moins Ă©mu que le vĂÂŽtre; il est trop sage pour se dĂ©couvrir Ă nul mortel dans un lieu oĂÂč il pourrait ĂÂȘtre exposĂ© Ă des trahisons et aux insultes des cruels amants de PĂ©nĂ©lope. Ulysse, votre pĂšre, est le plus sage de tous les hommes; son coeur est comme un puits profond on ne saurait y puiser son secret. Il aime la vĂ©ritĂ© et ne dit jamais rien qui la blesse mais il ne la dit que pour le besoin, et la sagesse, comme un sceau, tient toujours ses lĂšvres fermĂ©es Ă toute parole inutile. Combien a-t-il Ă©tĂ© Ă©mu en vous parlant! Combien s'est-il fait de violence pour ne se point dĂ©couvrir! Que n'a-til pas souffert en vous voyant! VoilĂ ce qui le rendait triste et abattu. Pendant ce discours, TĂ©lĂ©maque, attendri et troublĂ©, ne pouvait retenir un torrent de larmes; les sanglots l'empĂÂȘchĂšrent mĂÂȘme longtemps de rĂ©pondre; enfin il s'Ă©cria - HĂ©las! mon cher Mentor, je sentais bien dans cet inconnu je ne sais quoi qui m'attirait Ă lui et qui remuait toutes mes entrailles. Mais pourquoi ne m'avez-vous pas dit, avant son dĂ©part, que c'Ă©tait Ulysse, puisque vous le connaissiez? Pourquoi l'avez-vous laissĂ© partir sans lui parler et sans faire semblant de le connaĂtre? Quel est donc ce mystĂšre? Serai-je toujours malheureux? Les dieux irritĂ©s me veulent-ils tenir comme Tantale altĂ©rĂ©, qu'une onde trompeuse amuse, s'enfuyant de ses lĂšvres? Ulysse, Ulysse, m'avez-vous Ă©chappĂ© pour jamais? Peut-ĂÂȘtre ne le verrai-je plus; peut-ĂÂȘtre que les amants de PĂ©nĂ©lope le feront tomber dans les embĂ»ches qu'ils me prĂ©paraient. Au moins, si je le suivais, je mourrais avec lui. O Ulysse, ĂÂŽ Ulysse! si la tempĂÂȘte ne vous rejette point encore contre quelque Ă©cueil car j'ai tout Ă craindre de la fortune ennemie, je tremble de peur que vous n'arriviez Ă Ithaque avec un sort aussi funeste qu'Agamemnon Ă MycĂšnes. Mais pourquoi, cher Mentor, m'avez-vous enviĂ© mon bonheur? Maintenant je l'embrasserais; je serais dĂ©jĂ avec lui dans le port d'Ithaque; nous combattrions pour vaincre tous nos ennemis. Mentor lui rĂ©pondit en souriant - Voyez, mon cher TĂ©lĂ©maque, comment les hommes sont faits vous voilĂ tout dĂ©solĂ©, parce que vous avez vu votre pĂšre sans le reconnaĂtre. Que n'eussiez-vous pas donnĂ© hier pour ĂÂȘtre assurĂ© qu'il n'Ă©tait pas mort? Aujourd'hui, vous en ĂÂȘtes assurĂ© par vos propres yeux, et cette assurance, qui devrait vous combler de joie, vous laisse dans l'amertume! Ainsi le coeur malade des mortels compte toujours pour rien ce qu'il a le plus dĂ©sirĂ©, dĂšs qu'il le possĂšde, et est ingĂ©nieux pour se tourmenter sur ce qu'il ne possĂšde pas encore. C'est pour exercer votre patience que les dieux vous tiennent ainsi en suspens. Vous regardez ce temps comme perdu sachez que c'est le plus utile de votre vie; car ces peines servent Ă vous exercer dans la plus nĂ©cessaire de toutes les vertus pour ceux qui doivent commander. Il faut ĂÂȘtre patient pour ĂÂȘtre maĂtre de soi et des autres hommes; l'impatience, qui paraĂt une force et une vigueur de l'ĂÂąme, n'est qu'une faiblesse et une impuissance de souffrir la peine. Celui qui ne sait pas attendre et souffrir est comme celui qui ne sait pas se taire sur un secret; l'un et l'autre manquent de fermetĂ© pour se retenir, comme un homme qui court dans un chariot et qui n'a pas la main assez ferme pour arrĂÂȘter, quand il le faut, ses coursiers fougueux ils n'obĂ©issent plus au frein, ils se prĂ©cipitent, et l'homme faible, auquel ils Ă©chappent, est brisĂ© dans sa chute; ainsi l'homme impatient est entraĂnĂ© par ses dĂ©sirs indomptĂ©s et farouches dans un abĂme de malheurs. Plus sa puissance est grande, plus son impatience lui est funeste; il n'attend rien, il ne se donne le temps de rien mesurer; il force toute chose pour se contenter; il rompt les branches pour cueillir le fruit avant qu'il soit mĂ»r; il brise les portes, plutĂÂŽt que d'attendre qu'on les lui ouvre; il veut moissonner quand le sage laboureur sĂšme tout ce qu'il fait Ă la hĂÂąte et Ă contretemps est mal fait et ne peut avoir de durĂ©e, non plus que ses dĂ©sirs volages. Tels sont les projets insensĂ©s d'un homme qui croit pouvoir tout et qui se livre Ă ses dĂ©sirs impatients pour abuser de sa puissance. C'est pour vous apprendre Ă ĂÂȘtre patient, mon cher TĂ©lĂ©maque, que les dieux exercent tant votre patience et semblent se jouer de vous dans la vie errante oĂÂč ils vous tiennent toujours incertain. Les biens que vous espĂ©rez se montrent Ă vous et s'enfuient, comme un songe lĂ©ger que le rĂ©veil fait disparaĂtre, pour vous apprendre que les choses mĂÂȘmes qu'on croit tenir dans ses mains Ă©chappent dans l'instant. Les plus sages leçons d'Ulysse ne vous seront pas aussi utiles que sa longue absence et que les peines que vous souffrez en le cherchant. Ensuite Mentor voulut mettre la patience de TĂ©lĂ©maque Ă une derniĂšre Ă©preuve encore plus forte. Dans le moment oĂÂč le jeune homme pressait avec ardeur les matelots pour hĂÂąter le dĂ©part, Mentor l'arrĂÂȘta tout Ă coup et l'engagea Ă faire sur le rivage un grand sacrifice Ă Minerve. TĂ©lĂ©maque fait avec docilitĂ© ce que Mentor veut. On dresse deux autels de gazon. L'encens fume, le sang des victimes coule. TĂ©lĂ©maque pousse des soupirs tendres vers le ciel; il reconnaĂt la puissante protection de la dĂ©esse. A peine le sacrifice est-il achevĂ©, qu'il suit Mentor dans les routes sombres d'un petit bois voisin. LĂ , il aperçoit tout Ă coup que le visage de son ami prend une nouvelle forme les rides de son front s'effacent comme les ombres disparaissent, quand l'Aurore, de ses doigts de rose, ouvre les portes de l'Orient et enflamme tout l'horizon; ses yeux creux et austĂšres se changent en des yeux bleus d'une douceur cĂ©leste et pleins d'une flamme divine; sa barbe grise et nĂ©gligĂ©e disparaĂt; des traits nobles et fiers, mĂÂȘlĂ©s de douceur et de grĂÂąces, se montrent aux yeux de TĂ©lĂ©maque Ă©bloui. Il reconnaĂt un visage de femme, avec un teint plus uni qu'une fleur tendre et nouvellement Ă©close au soleil on y voit la blancheur des lis mĂÂȘlĂ©s de roses naissantes; sur ce visage fleurit une Ă©ternelle jeunesse, avec une majestĂ© simple et nĂ©gligĂ©e. Une odeur d'ambroisie se rĂ©pand de ses habits flottants; ses habits Ă©clatent comme les vives couleurs dont le soleil, en se levant, peint les sombres voĂ»tes du ciel et les nuages qu'il vient dorer. Cette divinitĂ© ne touche pas du pied Ă terre; elle coule lĂ©gĂšrement dans l'air comme un oiseau le fend de ses ailes elle tient de sa puissante main une lance brillante, capable de faire trembler les villes et les nations les plus guerriĂšres; Mars mĂÂȘme en serait effrayĂ©. Sa voix est douce et modĂ©rĂ©e, mais forte et insinuante; toutes ses paroles sont des traits de feu qui percent le coeur de TĂ©lĂ©maque, et qui lui font ressentir je ne sais quelle douceur dĂ©licieuse. Sur son casque paraĂt l'oiseau triste d'AthĂšnes, et sur sa poitrine brille la redoutable Ă©gide. A ces marques, TĂ©lĂ©maque reconnaĂt Minerve. - O dĂ©esse - dit-il - c'est donc vous-mĂÂȘme qui avez daignĂ© conduire le fils d'Ulysse pour l'amour de son pĂšre! Il voulait en dire davantage, mais la voix lui manqua ses lĂšvres s'efforçaient en vain d'exprimer les pensĂ©es qui sortaient avec impĂ©tuositĂ© du fond de son coeur; la divinitĂ© prĂ©sente l'accablait, et il Ă©tait comme un homme qui, dans un songe, est oppressĂ© jusqu'Ă perdre la respiration, et qui, par l'agitation pĂ©nible de ses lĂšvres, ne peut former aucune voix. Enfin Minerve prononça ces paroles "Fils d'Ulysse, Ă©coutez-moi pour la derniĂšre fois. Je n'ai instruit aucun mortel avec autant de soin que vous. Je vous ai menĂ© par la main au travers des naufrages, des terres inconnues, des guerres sanglantes et de tous les maux qui peuvent Ă©prouver le coeur de l'homme. Je vous ai montrĂ©, par des expĂ©riences sensibles, les vraies et les fausses maximes par lesquelles on peut rĂ©gner. Vos fautes ne vous ont pas Ă©tĂ© moins utiles que vos malheurs car quel est l'homme qui peut gouverner sagement, s'il n'a jamais souffert et s'il n'a jamais profitĂ© des souffrances oĂÂč ses fautes l'ont prĂ©cipitĂ©? Vous avez rempli, comme votre pĂšre, les terres et les mers de vos tristes aventures. Allez, vous ĂÂȘtes maintenant digne de marcher sur ses pas. Il ne vous reste plus qu'un court et facile trajet jusques Ă Ithaque, oĂÂč il arrive dans ce moment combattez avec lui; obĂ©issez-lui comme le moindre de ses sujets; donnez-en l'exemple aux autres. Il vous donnera pour Ă©pouse Antiope, et vous serez heureux avec elle, pour avoir moins cherchĂ© la beautĂ© que la sagesse et la vertu. Lorsque vous rĂ©gnerez, mettez toute votre gloire Ă renouveler l'ĂÂąge d'or; Ă©coutez tout le monde; croyez peu de gens; gardez-vous bien de vous croire trop vous-mĂÂȘme craignez de vous tromper, mais ne craignez jamais de laisser voir aux autres que vous avez Ă©tĂ© trompĂ©. Aimez les peuples n'oubliez rien pour en ĂÂȘtre aimĂ©. La crainte est nĂ©cessaire quand l'amour manque; mais il la faut toujours employer Ă regret, comme les remĂšdes les plus violents et les plus dangereux. ConsidĂ©rez toujours de loin toutes les suites de ce que vous voudrez entreprendre; prĂ©voyez les plus terribles inconvĂ©nients, et sachez que le vrai courage consiste Ă envisager tous les pĂ©rils, et Ă les mĂ©priser quand ils deviennent nĂ©cessaires. Celui qui ne veut pas les voir n'a pas assez de courage pour en supporter tranquillement la vue; celui qui les voit tous, qui Ă©vite tous ceux qu'on peut Ă©viter, et qui tente les autres sans s'Ă©mouvoir, est le seul sage et magnanime. Fuyez la mollesse, le faste, la profusion; mettez votre gloire dans la simplicitĂ©; que vos vertus et vos bonnes actions soient les ornements de votre personne et de votre palais; qu'elles soient la garde qui vous environne, et que tout le monde apprenne de vous en quoi consiste le vrai honneur. N'oubliez jamais que les rois ne rĂšgnent point pour leur propre gloire, mais pour le bien des peuples. Les biens qu'ils font se multiplient de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, jusqu'Ă la postĂ©ritĂ© la plus reculĂ©e. Les maux qu'ils font ont la mĂÂȘme Ă©tendue. Un mauvais rĂšgne fait quelquefois la calamitĂ© de plusieurs siĂšcles. Surtout soyez en garde contre votre humeur c'est un ennemi que vous porterez partout avec vous jusques Ă la mort; il entrera dans vos conseils, et vous trahira, si vous l'Ă©coutez. L'humeur fait perdre les occasions les plus importantes; elle donne des inclinations et des aversions d'enfant, au prĂ©judice des plus grands intĂ©rĂÂȘts; elle fait dĂ©cider les plus grandes affaires par les plus petites raisons; elle obscurcit tous les talents, rabaisse le courage, rend un homme inĂ©gal, faible, vil et insupportable. DĂ©fiez-vous de cet ennemi. Craignez les dieux, ĂÂŽ TĂ©lĂ©maque; cette crainte est le plus grand trĂ©sor du coeur de l'homme avec elle vous viendront la sagesse, la justice, la paix, la joie, les plaisirs purs, la vraie libertĂ©, la douce abondance, la gloire sans tache. Je vous quitte, ĂÂŽ fils d'Ulysse; mais ma sagesse ne vous quittera point, pourvu que vous sentiez toujours que vous ne pouvez rien sans elle. Il est temps que vous appreniez Ă marcher tout seul. Je ne me suis sĂ©parĂ©e de vous, en PhĂ©nicie et Ă Salente, que pour vous accoutumer Ă ĂÂȘtre privĂ© de cette douceur, comme on sĂšvre les enfants lorsqu'il est temps de leur ĂÂŽter le lait pour leur donner des aliments solides." A peine la dĂ©esse eut achevĂ© ce discours qu'elle s'Ă©leva dans les airs et s'enveloppa d'un nuage d'or et d'azur, oĂÂč elle disparut. TĂ©lĂ©maque, soupirant, Ă©tonnĂ© et hors de lui-mĂÂȘme, se prosterna Ă terre, levant les mains au ciel; puis il alla Ă©veiller ses compagnons, se hĂÂąta de partir, arriva Ă Ithaque, et reconnut son pĂšre chez le fidĂšle EumĂ©e.
LE MOIS DU FILM DOCUMENTAIRE "LES RĂVES NE MEURENT JAMAIS" CinĂ©ma, Lecture - Conte - PoĂ©sieïSainte-Hermine 85210ïLe 24/11/2022Le documentaire Les rĂȘves ne meurent jamais » raconte lâhistoire extraordinaire de Yannick Bestaven, vainqueur du dernier VendĂ©e Globe. Le film est Ă©galement enrichi de portraits de personnalitĂ©s ayant rĂ©alisĂ© leurs rĂȘves Daniel Auteuil, Bixente Lizarazu, Isabelle Autissier, Philippe Croizon, Charline Picon, Erik Orsenna et bien dâautres... Un documentaire inspirant et positif, oĂč le rĂȘve est contagieux et ça fait du bien ! En partenariat avec les MĂ©diathĂšques SudVendĂ©e Littoral et la BibliothĂšque de VendĂ©e Chaumeilï19390, CorrĂšze, Nouvelle-Aquitaineï162 .habConcert Ă la grange de Fressanges Concert, ConcertïVALLIERE 23120ïDu 17/08/2022 au 18/08/2022RĂ©cital piano Ă quatre mains - Paris annĂ©es 1900 Sandrine Le Grand et Alma Chaumeille Debussy - Ravel Satie - Grange de Fressanges direction La Nouaille D26 Ă 6 km au sud-est de ValliĂšre - 17 et 18 aoĂ»t Ă 19h - Participation de l'exploitation des Alpagas des MonĂ©diĂšres Pour enfantsïChaumeil 19390ïDu 17/08/2022 au 31/08/2022Venez dĂ©couvrir, au cĆur des MonĂ©diĂšres, une exploitation pas comme les autres une exploitation d'alpagas ! Ă 15h. 7âŹ/adulte et plus de 10 ans. 4âŹ/enfant de 3 Ă 10 ans. Gratuit pour les moins de 3 ans. Renseignements et inscriptions au 06 31 13 84 38 ou Ă Exposition d'Arts Plastiques de Marcilhac sur CĂ©lĂ© "Chemin d'Eau, Chemin d'Art"ïMarcilhac-sur-CĂ©lĂ© 46160ïDu 17/08/2022 au 24/08/2022AnimĂ© par Christine Chaumeil, ce collectif dâartistes plasticiens locaux partage avec lâassociation des Amis de lâAbbaye de Marcilhac-sur-CĂ©lĂ© » le dĂ©sir de faire vivre et mieux connaitre la vallĂ©e du CĂ©lĂ©. Ensemble, ils sont persuadĂ©s que la crĂ©ation artistique constitue un moyen efficace pour promouvoir lieux de vie, hameaux, villages, environnements naturels et historiques de cette vallĂ©e. Le thĂšme retenu pour cette 11Ăš exposition est "Regarder deux fois et encore".Radio Live - La RelĂšve Manifestation culturelleïMarseille 13000ïLe 16/05/2023Dans le prolongement de Radio Live accueilli au ZEF la saison 20/21, AurĂ©lie Charon et AmĂ©lie Bonnin ouvrent un nouveau cycle de ce projet collectif et international sans Ă©quivalent, dialogue au long cours entre des jeunes gens engagĂ©s du monde entier. Un spectacle en forme de dialogue, nourri de sons et dâimages, entre des jeunes gens dâici et dâailleurs, habitĂ©s par des questions dâengagement et dâidentitĂ©. Radio live - La relĂšve poursuit cette conversation entamĂ©e avec Ines, Yannick ou Amir, qui ne se satisfont pas du monde tel quâil est. LâĂ©quipe est partie filmer chez eux, Ă Sarajevo, Kigali ou encore New Delhi pour ramener sur le plateau les visages et les paysages qui les racontent et les interpellent. Câest aussi une nouvelle gĂ©nĂ©ration qui entre en scĂšne chaque participant "historique" parraine un ou une jeune de quinze ans de son pays. Entre images filmĂ©es et paroles spontanĂ©es, accompagnĂ©es par les musiciennes Rosemary Standley et Dom La Nena, Radio live - La relĂšve procĂšde dâune Ă©criture en direct et se dĂ©cline en deux formes scĂ©niques portraits individuels et rĂ©cits croisĂ©s Ă trois voix. La cinĂ©aste Mila TurajliÄ, la metteuse en scĂšne Caroline Guiela[...]Adjointe au responsable de l'administration des ventesEmploi ïClermont-Ferrand, 63, Puy-de-DĂŽme, Auvergne-RhĂŽne-AlpesVous avez une bonne connaissance des appels d'offres publics et privĂ©s et souhaitez vous lancer dans un nouveau challenge au sein d'une entreprise nationale, en plein dĂ©veloppement, Ă fortes valeurs humaines et rse ! Profil Vous avez une bonne expĂ©rience dans les marchĂ©s publics et privĂ©s Vous maĂźtrisez les outils bureautiques Vous ĂȘtes autonome, rigoureuxse et avez le sens de l'organisation Vous avez de bonnes capacitĂ©s de communication, de travail d'Ă©quipe et de persuasion Vous avez des capacitĂ©s rĂ©dactionnelles Vous ĂȘtes dynamique, persĂ©vĂ©rante Vous souhaitez vous engager sur du moyen et long terme Le groupe Chaumeil recherche son adjoint au directeur Administration des ventes basĂ©e Ă Clermont-Fd. Missions AppuyĂ© par le Directeur Administration des ventes, Ă partir d'un plan de formation personnalisĂ© et d'un ensemble d'outils de gestion, vous devrez - Assurer la veille permanente de la publication des appels d'offres privĂ©s et publics. - RĂ©diger les rĂ©ponses aux appels d'offres, en Ă©troite collaboration avec les Ă©quipes commerciales. - DĂ©ployer les marchĂ©s en Ă©troite collaboration avec les agences du groupe. - Assurer le suivi administratif, commercial et[...]Assistante administratifve et commercialeEmploi ïNanterre, 92, Hauts-de-Seine, Ăle-de-FranceProfil Vous maĂźtrisez les outils bureautiques et avez un bon relationnel, Justifiez d'une expĂ©rience dans l'assistanat commercial, chez un annonceur, dans une imprimerie, un bureau de fabrication ou une agence de communication, Avez le sens de l'organisation et la rigueur, ApprĂ©ciez les challenges, en mode collaboratif et convivial ! Le groupe Chaumeil recherche son Assistante Commerciale et administratifve basĂ©e Ă Nanterre. Missions Votre rĂŽle consiste Ă - Ălaborer des offres commerciales - GĂ©rer l'accueil physique et tĂ©lĂ©phonique - Renseigner les clients - Mettre en production et assurer le suivi des commandes - Saisir des reporting et bons de livraison Vous serez appuyĂ©e par la Responsable Commerciale, bĂ©nĂ©ficierez d'un plan de formation personnalisĂ© et d'un ensemble complet d'outils d'aide Ă la vente. Conditions Salaire fixe selon expertise + PrimesOrchestre Yannick Champion MusiqueïAbbeville 80100ïLe 19/08/2022Depuis plus de 30 ans, ce groupe de musique accompagne tout type de festivitĂ©s grĂące Ă son rĂ©pertoire de variĂ©tĂ©s françaises et de guinguette. Câest dans une ambiance festive et dynamique que lâorchestre vous fera dĂ©couvrir son particuliers du Vieux Vesoul Manifestation culturelleïVesoul 70000ïDu 29/07/2022 au 19/08/2022CĂŽtĂ© cour, cĂŽtĂ© jardin, cĂŽtĂ© ville, cĂŽtĂ© campagne... Focus sur trois siĂšcles d'architecture et d'amĂ©nagements. Dates vendredi 29 juillet, mardi 5 aoĂ»t et mardi 19 aoĂ»t. Intervenant Yannick DENOIX. Tarif 5 euros gratuit pour les moins de 16 ans. Sur du terroir Ă la Motte Repas - DĂ©gustation, Vie locale, BaladesïVesoul 70000ïLe 17/08/2022Vu d'en haut, ce n'est pas vu d'en bas... Une balade pour dĂ©couvrir la ville sous un autre angle, et comprendre l'histoire et les traditions d'une colline qui a marquĂ©, marque et marquera encore longtemps les vĂ©suliens. DĂ©gustations de produits du Terroir Ă la buvette de la Motte. Intervenant Yannick DENOIX. Tarif de base 5 âŹ. Sur Bistrots-quais Musique, Vie localeïBretenoux 46130ïDu 19/07/2022 au 23/08/202219 juillet animĂ© par Greg 26 juillet animĂ© par Yannick Leybros 2 aoĂ»t animĂ© par Greg 9 aoĂ»t animĂ© par Taxi 16 aoĂ»t animĂ© par Yannick Leybros 23 aoĂ»t animĂ© par Francis DevauxTout savoir sur la course landaise Sports et loisirs, Patrimoine - CultureïGrenade-sur-l'Adour 40270ïLe 22/08/2022Rencontre avec Mr Martinez, Greeters spĂ©cialiste de la course landaise comprendre la course landaise, le langage, la technique et la prĂ©paration Ă ce sport extrĂȘme local. En guest, Yannick Truchat, ancien Ă©carteur et Philippe Merlet, vacher Ă la ganaderia Dargelos. Inscription obligatoireTout savoir sur la course landaise Manifestation culturelle, Sports et loisirs, Manifestation culturelleïGrenade-sur-l'Adour 40270ïLe 22/08/2022Rencontre avec Mr Martinez, Greeters spĂ©cialiste de la course landaise comprendre la course landaise, le langage, la technique et la prĂ©paration Ă ce sport extrĂȘme local. En guest, Yannick Truchat, ancien Ă©carteur et Philippe Merlet, vacher Ă la ganaderia Dargelos. Inscription obligatoireVisite guidĂ©e de l'Ă©glise Saint-Georges Culte et religionïVesoul 70000ïDu 07/08/2022 au 21/08/2022Histoire, statuaire, mobilier... quatre siĂšcles d'art sacrĂ©. Dates dimanches 7 et 21 aoĂ»t. Intervenant Yannick DENOIX. GRATUIT. Sur de l'Yonne 2021ïBrienon-sur-Armançon 89210ïDu /00/1e16 au //099AprĂšs une annulation lâan dernier suite Ă la crise sanitaire, le Supercross de lâYonne est de retour en 2021. OrganisĂ© par le prĂ©sident emblĂ©matique du Moto Club Brienon Yannick Ongaro et son Ă©quipe, lâĂ©preuve icaunaise du championnat de France de supercross sâest imposĂ©e comme lâune des courses incontournables sur la scĂšne française. Les spectateurs retrouveront le show freestyle emmenĂ© par le pilote du Moto club Brienon Brice Izzo qui avec ses coĂ©quipiers ne manqueront pas de mettre le feu."La PerchĂ©e" Françoise Le Golvan / Yannick Jory / SĂ©bastien Libolt Concert, Musique du mondeïLangonnet - 56 ïDu //000 au 03/03/2018Dans le cadre du Printemps des poĂštes, Le Plancher vous propose "La PerchĂ©e" avec Françoise Le Golvan / Yannick Jory / SĂ©bastien Libolt. Samedi 3 mars - La Grande Boutique Langonnet - 20h30 Commençons par ne parler de rien, on fi nira par tout dire » dit Savitskaya Nous sommes partis[...]MARIE-NICOLE LEMIEUX Musique classiqueïST DENIS 93200ïDu //000 au //099MARIE-NICOLE LEMIEUX  BRAHMS & DURUFLĂ DISTRIBUTION Marie-Nicole Lemieux , contralto Quentin GuĂ©rillot , orgue Philippe Sly , baryton-basse ChÂur de Radio France , Orchestre National de France , Cristian Macelaru , direction PROGRAMME Brahms Rhapsodie pour contralto DuruflĂ© Requiem C'est avec le cĂ©lĂšbre Requiem de DuruflĂ© et la Rhapsodie pour alto de Brahms, Âuvre emblĂ©matique du rĂ©pertoire de contralto, que le directeur musical de l'Orchestre National de France, Cristian MĂŁcelaru, choisit de faire sa premiĂšre apparition au Festival de Saint-Denis. Il bĂ©nĂ©ficie comme soliste de la formidable Marie-Nicole Lemieux qui brille aujourd'hui au firmament du chant mondial avec une aura qui n'appartient qu'aux plus grandes. Ă ses cĂŽtĂ©s, son compatriote le baryton canadien Philippe Sly trĂšs prĂ©sent sur le continent amĂ©ricain avec des chefs comme Yannick NĂ©zet-SĂ©guin ou Kent Nagano et qui a participĂ© aux Troyens de Berlioz dirigĂ© par John Nelson Ă l'OpĂ©ra du Rhin Ă©galement disponible en enregistrement de rĂ©fĂ©rence. Ă noter la prĂ©sence de Quentin GuĂ©rillot, organiste titulaire de la Basilique. Basilique CathĂ©drale de Saint-Denis  1, rue de la LĂ©gion d'Honneur  Saint-Denis[...]JournĂ©e Hors-piste Lecture - Conte - PoĂ©sie, SpectacleïPernes 62550ïDu 00/00/-100 au 99/99/-19914h00-16h00 Portraits de Saltimbanques et tissage de mots Un atelier pour dĂ©couvrir les livres et les histoires dâune auteure insolite, Emmanuelle Houdart. Adultes et enfants crĂ©eront leur portrait singulier et sâamuseront Ă tisser les mots en couleurs. Histoires Ă volontĂ©. En partenariat avec La Brouette Bleue et les MĂ©diathĂšques du Ternois. Pour les parents et les enfants, Ă partir de 8 ans. 16h00 â 17h30 Le CafĂ©mĂ©lĂ©on propose 2 Ateliers BĂąton de contes ». Pour tous les Ăąges, des histoires racontĂ©es aux enfants comme aux plus grands. 20h30-21h45 Lecture-spectacle - Habitants de Pernes, mineurs dâArtois, voisins de laverie, grands-mĂšresâŠVenez partager, avec Jacqueline Dewerdt-Ogil, Nicole Dupuis et le duo CoĂ©rĂ©mieu, quelques pages de vie, poussiĂšres dâĂ©toiles ou petits cailloux sur les chemins. A partir de 6 ans. Lectures de textes de tĂ©moignages dâhabitants de Pernes, et de Nicole Dupuis. DĂšs 18h30, venez dĂ©guster les bons petits plats prĂ©parĂ©s par Les FĂ©es Terroirs, AngĂ©lique et Yannick ! Sur place et mĂȘme Ă emporter. Buvette proposĂ©e par Cirquâen Cavale En continu, un coin lecture pour toute la famille Informations et rĂ©servations Places limitĂ©es âMerci[...]FĂȘte de la Musique Ă DijonïDijon 21000ïDu /00/1e16 au //099Quoi qu'il en soit, la ville de Dijon cĂ©lĂšbre bien la musique ce lundi 21 juin avec une programmation variĂ©e, rock, chanson française, jazz ou Ă©lectro, les Ă©lĂšves et les professeurs du Conservatoire propose Ă©galement des ateliers et des prestations. De quoi passer un bon moment musical ! DĂ©couvrez le programme communiquĂ© et concoctĂ© par la direction de la culture de la ville de Dijon et ses partenaires Lundi 21 juin de 18h Ă 22h Square Sainte-Anne - Jardin des Apothicaires 620 places - angle rue Sainte-Anne et rue du Chaignot ScĂšne Rock, programmĂ©e par la direction de la culture de la ville de Dijon âą The Hyb-D Project Ă 18h âą Talers Ă 19h âą Skunkes Eyes Ă 20h âą The Nucleons Project Ă 21h Cour de Flore 512 places - entrĂ©e rue de la libertĂ© ScĂšne Chanson française, programmĂ©e par la direction de la culture de la ville de Dijon âą Yannick Rastamirouf et la marmaille en folie Ă 18h âą Does with bobs Ă 19h âą KODEINE Ă 20h âą " Very Bad Rimes Ă 21h Jardin d'Esterno 392 places - entrĂ©e angle rues Brulard et Gymnase ScĂšne Jazz, programmĂ©e par lâassociation Jazz'on âą Mainz Campus Quatuor Ă 19h âą Jazz-on 4/5 groupes instrumentaux et vocaux Ă 20h âą Jazz-on[...]Performance "Ma langue maternelle va mourir et j'ai du mal Ă vous parler d'amour" Manifestation culturelle, Manifestation culturelle, ConfĂ©rence - DĂ©bat, SpectacleïBlaye 33390ïLe 27/08/2022Performance "Ma langue maternelle va mourir et j'ai du mal Ă vous parler d'amour" dans le Jardin des Minimes de la Citadelle de Blaye Ă 20h30. "Yannick Jaulin, merveilleux conteur poitevin, aime les mots. AccompagnĂ© par Alain Larribet, musicien du monde et bĂ©arnais, il parle de son hĂ©ritage sensible et de ses lubies dans ce concert parlĂ©. Tous les deux, fils de paysans, chantent l'amour de nos langues maternelles."Performance "Ma langue maternelle va mourir et j'ai du mal Ă vous parler d'amour" Musique, ConfĂ©rence - DĂ©bat, ConcertïBlaye 33390ïLe 27/08/2022Performance "Ma langue maternelle va mourir et j'ai du mal Ă vous parler d'amour" dans le Jardin des Minimes de la Citadelle de Blaye Ă 20h30. "Yannick Jaulin, merveilleux conteur poitevin, aime les mots. AccompagnĂ© par Alain Larribet, musicien du monde et bĂ©arnais, il parle de son hĂ©ritage sensible et de ses lubies dans ce concert parlĂ©. Tous les deux, fils de paysans, chantent l'amour de nos langues maternelles."[Exposition de peinture] Par le Cactus Bleu Peinture, ExpositionïDieppe 76200ïDu 18/07/2022 au 25/08/2022FaĂźtes une petite pause fraĂźcheur dans le bar lounge de l'hĂŽtel Mercure et profitez-en pour admirer la sĂ©lection de d'oeuvres d'art proposĂ©e par l'agence parisienne Le Cactus Bleu, qui a pour but de rendre l'art plus accessible. 5 artistes sont exposĂ©s et chacune des toiles sont Ă vendre âą Vincent Marshall, qui rĂ©alise ses Ćuvres Ă lâacrylique et aborde plusieurs thĂšmes fleurs, abstrait, etc. dans lesquels il mĂ©lange couleurs et formes. Il place la spontanĂ©itĂ© et la libertĂ© au cĆur de sa dĂ©marche artistique. âą Olivier Toma propose des Ćuvres de grand format, pleines dâĂ©nergie, fusion de la peinture abstraite et de la calligraphie, tantĂŽt inspirĂ©e des Ă©critures orientales, latines ou hĂ©braĂŻques. âą Yannick Borit, photographe, est avant tout un amoureux de lâAsie, Il vĂ©cut plus de vingt ans sur les bords du lac Inle. Son regard poĂ©tique, son amour des gens et de lâimage, l'ont amenĂ© sur la longue route des photos et du cinĂ©ma. âą Alain Added, artiste peintre et scultpreur, il a longtemps peint en noir & blanc Ă l'encre de chine avant de se diriger vers la couleur avec l'utilisation de la peinture Ă l'huile et de l'acrylique. âą GĂ©rald Alldis est passionnĂ© de faune et[...]YANNICK NOAH Spectacle musicalïLA GRANDE MOTTE 34280ïLe 13/10/2022 Ă 2000LA TOURNĂE 2021 DE YANNICK NOAH REPORTĂE EN 2022. Compte-tenu des incertitudes liĂ©es Ă l'Ă©volution de la crise sanitaire et du manque total de visibilitĂ© pour les prochains mois, la sociĂ©tĂ© TS3  FIMALAC ENTERTAINMENT se voit contrainte de reporter de nouveau l'intĂ©gralitĂ© de la tournĂ©e de Yannick Noah. Les spectateurs ne pouvant assister aux dates de report sont invitĂ©s Ă prendre contact avec leur point de vente pour procĂ©der au remboursement avant le 30 septembre 2021. En tournĂ©e, nous invitons les spectateurs Ă prendre contact avec leur point de vente pour connaitre les procĂ©dures de report ou d'annulation. Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui[...]Jeu enquĂȘte policiĂšre avec les Archi Kurieux Pour enfantsïPouldreuzic 29710ïDu 15/07/2022 au 26/08/2022En Famille ! Entre la cidrerie et les vergers, enquĂȘtez autour de la mystĂ©rieuse disparition du grimoire de recettes de la cidrerie KernĂ©. Alors quâil sâapprĂȘtait Ă aller travailler Ă la cave, Yannick se rend compte que son grimoire de recettes a disparu. Qui est lâauteur de ce vol ? A vous de le dĂ©couvrir ! Accessible pour les enfants Ă partir de 8 ans. Les enfants doivent toujours ĂȘtre accompagnĂ©s dâun adulte. DĂ©part entre 14h30 et 15h30. DurĂ©e de lâanimation entre 1h30 et 2h. Inscription sur le site Vieux Vesoul Ă la lampe torche Manifestation culturelleïVesoul 70000ïDu 15/07/2022 au 26/08/2022Balade nocturne et ludique dans les cours et ruelles du Vieux Vesoul. Dates les vendredis 15 juillet et 29 juillet et les vendredis 5 aoĂ»t, 12 aoĂ»t, 19 aoĂ»t et 26 aoĂ»t. Intervenant Yannick DENOIX. Tarif 5⏠gratuit pour les moins de 16 ans. Sur TSB - YANNICK NOAHïMontceau-les-Mines 71300ïLe 23/09/2022Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». Câest le 11e album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur nâest pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui !Festival TSB - YANNICK NOAH Musique, ConcertïMontceau-les-Mines 71300ïLe 23/09/2022Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». Câest le 11e album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur nâest pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui !Visite du rucher pĂ©dagogique le Miel des Landais Manifestation culturelle, Patrimoine - Culture, Patrimoine - Culture, Pour enfants, Patrimoine - Culture, Manifestation culturelle, Visites et circuitsïParentis-en-Born 40160ïLe 31/08/2022DĂ©couvrez le monde de l'Apiculture...Les abeilles, la cire, les produits de la ruche, les recettes Ă base de miel et le mĂ©tier d'apiculteur. Soyez le temps de cette parenthĂšse pĂ©dagogique dans lâhabit dâun apiculteur biodynamique et Ă©co-responsable. Les mercredis et samedis de 17 h Ă 18 h 30, vous dĂ©couvrirez la vie des abeilles dans diffĂ©rents habitats et participerez activement Ă cette dĂ©couverte. Le rucher est situĂ© sur le Domaine Dittmeyer des Myrtilles entrĂ©e libre-cueillette. Comme lâapiculteur, Yannick MESSERI, est un passionnĂ©, il arrive que la visite dure un peu plus longtemps que les 1 h 30 prĂ©vues initialement. Public concernĂ© Ă partir de 4 ans accompagnĂ© dâun adulte responsable jusquâĂ 99 ans.... Maximum 10 personnes par session La rĂ©servation est obligatoire en ligne ou en office de Tourisme Biscarrosse, Parentis, SanguinetMystĂ©rieux escaliers du Vieux Vesoul Manifestation culturelleïVesoul 70000ïDu 16/07/2022 au 27/08/2022En pierre ou en bois, ils se cachent au fond des cours⊠Mais aurez-vous les bonnes clĂ©s ? Dates les samedis 16, 23 et 30 juillet et les samedis 6, 13, 20 et 27 aoĂ»t. Intervenant Yannick DENOIX. Tarif 5 euros gratuit pour les moins de 16 ans. Sur Noah Musique, ConcertïMarseille 13000ïLe 12/10/2022Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album " Bonheur Indigo". C'est le 11e album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui ! [REPORT - Le concert de Yannick Noah, initialement prĂ©vu le 21 Novembre 2020 au Cepac Silo de Marseille, et qui avait Ă©tĂ© reportĂ© au 10 Juin 2021, aura lieu le 22 Mars 2022 toujours dans la mĂȘme salle. Nous vous invitons Ă conserver vos billets qui restent valables pour cette date de report. Toutefois, les personnes ne pouvant pas assister Ă la nouvelle date sont invitĂ©es Ă se rapprocher de leur point de vente dĂšs Ă prĂ©sent, pour se faire rembourser leurs billets. Merci de votre comprĂ©hension.]Rencontres de Chaminadour confĂ©rences et table ronde Spectacle, ConfĂ©rence - DĂ©batïGUERET 23000ïLe 15/09/2022Dans le cadre des rencontres de Chaminadour, confĂ©rences A 14h "Pourquoi je vais sur les chemins de bataillke et de Leiris" de Yannick Haenel. A 14h45 "Jouhandeau, LĂ©ris une amitiĂ© particuliĂšre" de Thierry Clermont. A 15h30 "Documents et les revues entre les deux guerres" A 16h15 table-ronde avec John-jefferson Selve, Mathieu Larnaudie et YaĂ«l Pachet. ModĂ©ration Yannick Haenel Jeudi 15 septembre Ă 14h au théùtre de la GuĂ©rĂ©toise de NOAH Spectacle musicalïBORDEAUX 33000ïLe 04/10/2022 Ă 2000Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui ! Informations et rĂ©servations PMR NOAH Spectacle musicalïTOULOUSE 31400ïLe 05/10/2022 Ă 2030Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui ! Informations et rĂ©servations PMR littĂ©raire Nature - Environnement, Histoire - Civilisation, Patrimoine - Culture, Balades, Jazz - BluesïSaint-Ătienne-de-Chigny 37230ïLe 04/09/2022L'association Nature et Patrimoine vous invite Ă sa balade littĂ©raire de 7 km entrecoupĂ©e de 3 pauses musicales et théùtrales avec les Coureurs de Yannick NĂ©delec par le Barocco Théùtre avec Julien Pilot et Laurent Priou, et pour la partie musicale avec Rosa sexualitĂ© et quelques mĆurs dâinsectes Ă lâheure de metoo Manifestation culturelleïPloĂ«zal 22260ïLe 04/09/2022Conteur, acteur, Ă©crivain et entre autres cĂ©lĂšbre fondateur du Nombril du monde de Pougne-HĂ©risson dans les Deux-SĂšvres, Yannick Jaulin sâintĂ©resse Ă la sexualitĂ© et aux moeurs des insectes, un monde qui Ă©chappe Ă notre quotidien mais dont nous sommes lointainement les hĂ©ritiers. En tant que complice du projet Anima ex Musica, il dit et commente les Ă©crits de Jean-Henri Fabre et Ă©claire dâun autre regard le rapport que nous entretenons avec cet univers mystĂ©rieux et du rucher pĂ©dagogique le Miel des Landais Patrimoine - CultureïParentis-en-Born 40160ïDu 01/06/2022 au 31/08/2022DĂ©couvrez le monde de l'Apiculture...Les abeilles, la cire, les produits de la ruche, les recettes Ă base de miel et le mĂ©tier d'apiculteur. Soyez le temps de cette parenthĂšse pĂ©dagogique dans lâhabit dâun apiculteur biodynamique et Ă©co-responsable. Les mercredis et samedis de 17 h Ă 18 h 30, vous dĂ©couvrirez la vie des abeilles dans diffĂ©rents habitats et participerez activement Ă cette dĂ©couverte. Le rucher est situĂ© sur le Domaine Dittmeyer des Myrtilles entrĂ©e libre-cueillette. Comme lâapiculteur, Yannick MESSERI, est un passionnĂ©, il arrive que la visite dure un peu plus longtemps que les 1 h 30 prĂ©vues initialement. Public concernĂ© Ă partir de 4 ans accompagnĂ© dâun adulte responsable jusquâĂ 99 ans.... Maximum 10 personnes par session La rĂ©servation est obligatoire en ligne ou en office de Tourisme Biscarrosse, Parentis, SanguinetYANNICK NOAH Spectacle musicalïLE CANNET 06110ïLe 11/10/2022 Ă 2000Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui ! PMR 0492187952YANNICK NOAH Spectacle musicalïMARSEILLE 02 13002ïDu 22/03/2022 Ă 2000 au 12/10/2022 Ă 2000Compte-tenu des incertitudes liĂ©es Ă l'Ă©volution de la crise sanitaire et du manque total de visibilitĂ© pour les prochains mois, la sociĂ©tĂ© TS3  FIMALAC ENTERTAINMENT se voit contrainte de reporter de nouveau l'intĂ©gralitĂ© de la tournĂ©e de Yannick Noah. Ainsi, le concert initialement prĂ©vu le 21 Novembre 2020 au Cepac Silo de Marseille et dĂ©jĂ reportĂ© au 10 Juin 2021 et au 22 Mars 2022 doit Ă nouveau ĂȘtre reportĂ©. Le concert aura lieu le Mercredi 12 Octobre 2022 toujours dans la mĂȘme salle. Nous vous invitons Ă conserver vos billets qui restent valables pour cette date de report. Toutefois, les personnes ne pouvant pas assister Ă la nouvelle date sont invitĂ©es Ă se rapprocher de leur point de vente dĂšs Ă prĂ©sent, pour se faire rembourser leurs billets. Merci de votre comprĂ©hension Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose[...]YANNICK NOAH Spectacle musicalïRENNES 35000ïLe 23/11/2022 Ă 2000Compte-tenu des incertitudes liĂ©es Ă l'Ă©volution de la crise sanitaire, des conditions d'accueil et de sĂ©curitĂ© du public et de toutes les Ă©quipes, la production TS3 se voit contrainte de reporter en 2021 l'intĂ©gralitĂ© de la tournĂ©e de Yannick Noah qui devait reprendre la route en novembre. Le concert initialement prĂ©vu le Jeudi 26 Novembre 2020 Ă 20h00 au LibertĂ© Ă Rennes est donc reportĂ© au Dimanche 06 Juin 2021 Ă 17h00 dans la mĂȘme salle. Les billets achetĂ©s pour la date initiale du 26/11/2020 restent valables pour la date de report du 06/06/ invitons les spectateurs qui ne peuvent pas se rendre Ă la date de report Ă contacter leur point de vente pour connaĂźtre les procĂ©dures de remboursement Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă la bienveillance. Optimiste engagĂ©,[...]YANNICK NOAH Spectacle musicalïLE CANNET 06110ïDu 26/02/2022 Ă 2000 au 11/10/2022 Ă 1959Compte tenu des circonstances sanitaires actuelles liĂ©es au COVID-19 et l'incertitude de pouvoir accueillir le public dans des conditions optimales, le concert de YANNICK NOAH prĂ©vu le samedi 26 FĂ©vrier 2022 Ă 20h00 est reportĂ© au mardi 11 octobre 2022 Ă 20h. La billetterie reste valable sans Ă©change pour la date de report. Toutefois les clients le souhaitant peuvent se faire rembourser. Date limite de demande de remboursement 26 mars 2022 inclus. Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui ! PMR 0492187952Loto FĂȘte, Jeux de hasard - Loto, Manifestation culturelleïBeauronne 24400ïLe 11/09/2022Super loto animĂ© par Yannick. 15 parties. 1800⏠de cartes cadeaux. 14h30 salle des fĂȘtes + chapiteau. Ouverture des portes Ă 12h. Bourriche, buvette, restauration. Amicale LaĂŻque 05 53 80 01 40YANNICK NOAH MusiqueïToulouse 31000ïLe 05/10/2022Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur nâest pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la YANNICK DECORATION Competition sportive, Manifestation culturelle, Sports et loisirsïNEUFCHATEL-HARDELOT, 62152ïLe 11/09/2022Renseignements au 03 21 83 73 10 ou sur le site YANNICK DECORATION Competition sportiveïNeufchĂątel-Hardelot 62152ïLe 11/09/2022Renseignements au 03 21 83 73 10 ou sur le site "L'art du verre" Exposition, PeintureïBressuire 79300ïDu 03/09/2022 au 02/10/2022Exposition de l'artiste peintre Rebecca DONIS et des verriers Yannick VEILLON et Thierry BAUDRY, prĂ©sentĂ©e par les Amis des Yannick Noah Musique, ConcertïLe Puy-en-Velay 43000ïLe 14/10/2022Yannick Noah signe son retour musical sur scĂšne avec son nouvel album Bonheur Indigo».YANNICK NOAH Spectacle musicalïLUDRES 54710ïLe 18/11/2022 Ă 2000Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui ! AccĂšs PMR 03 83 45 81 60YANNICK NOAH Spectacle musicalïTHIONVILLE 57100ïLe 16/11/2022 Ă 2000Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui !YANNICK NOAH Spectacle musicalïSAUSHEIM 68390ïLe 17/11/2022 Ă 2000Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui ! RĂ©servations pour les personnes Ă mobilitĂ© rĂ©duite 03 89 46 83 90
a table avec les chefs mercure