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Je n’ai pas envie d’avoir la vie des chefs avec qui j’ai bossĂ© avant : toute la semaine aux fourneaux et le week-end Ă  faire ma compta », ChloĂ© Charles, cheffe. Il n’en a Dela mĂȘme maniĂšre qu'ils ont acceptĂ© de ne pas bousculer les entreprises engagĂ©es dans les travaux de construction et de rĂ©novation de leur hĂŽtel, les propriĂ©taires du Mercure Avignon TGV ont pris le temps nĂ©cessaire avant d'inaugurer officiellement leur Ă©tablissement. TroisiĂšme hĂŽtel sous enseigne Mercure de la ville, celui-ci, Ă  l'inverse de BENOITAUDOUIN, Direction de l'hĂŽtel. Avec sa situation exclusive en bord de plage, le Mercure La Baule Majestic est une vĂ©ritable institution. En style Art & DĂ©co entiĂšrement rĂ©novĂ©, notre hĂŽtel Ă  La Baule offre un balcon avec vue sur la mer dans 50 % de ses chambres et compte 9 salles de rĂ©union pour vos sĂ©minaires et rĂ©ceptions. Lesdeux professionnels ont eu l’occasion de partager ce moment de cuisine dans le cadre d’une web sĂ©rie intitulĂ©e “A table avec les chefs Mercure”. La rĂ©daction 115Likes, 4 Comments - Mercure France (@mercurefr) on Instagram: “À tous les gourmands fans de @topchefm6 : dĂ©couvrez vite notre websĂ©rie “À Table! Avec les Sites De Rencontre Suisse Romande Gratuit. Philippe MARCHAND’S Post See other posts by Philippe GAMES WIDE OPEN - OUVRONS LES JEUX In exactly 2 years time, Paris will welcome the world for a celebration of sport! "The Paris 2024 Games will be about openness. Openness to fostering innovation, giving everybody a part to play, to ensure these Games are a collective effort and shaping the future to establish a positive and lasting legacy. To deliver inspiring Games that will help take the Olympic and Paralympic Movement into a new era. Bold and creative Games that dare to take a step outside the box, to challenge the current models, our ways of seeing things, our paradigms; to give us the opportunity to come together, to be proud together, to experience together. Quite simply a Games wide open." Are you joining? RoadtoParis2024 Happy Birthday Paul Dubrule! 🎂 Today, we celebrate the school founder, an accomplished entrepreneur, and a hospitality leader. Twenty years ago, his commitment to quality education and training in hospitality led Paul Dubrule to create the NGO and vocational school École d’HĂŽtellerie et de Tourisme Paul Dubrule. Back in 2002, riding 15,000 kilometres from France to Cambodia to inaugurate the school showcases his determination and inspiration to achieve goals. As he says "We believe that training and qualification are the keys to the future of every individual.” On behalf of our team members, students, and alumni, we wish him a wonderful birthday. đŸ„ł PaulDubrule HappyBirthday SpecialDay EHT DĂ©couvrez les coulisses de l’opĂ©ration [A table avec Mercure] Camille Delcroix, Charline Stengel et Pierre Chomet, accompagnĂ©s des chefs Mercure et leur brigade, en tournĂ©e dans toute la France avec les Ă©quipes Mercure Hotels et M6 PublicitĂ©. Au total, + de 45 jours de tournages en 3 mois et un nombre de dĂ©gustations que nous ne divulguerons pas 😋 MercureTopchef2022 . Un grand bravo et merci aux restaurants et hĂŽtels de l'opĂ©ration Mercure Paris Boulogne, Mercure ChĂąteau de Fontainebleau Demeures de Campagne, Mercure Niort Marais Poitevin, Mercure Villeneuve Loubet Plage, Mercure Figeac Viguier du Roy, Hotel Mercure de Blois Centre, Mercure Rochefort La Corderie Royale, Mercure Bordeaux Gare Atlantic, Mercure Saint-Omer Centre Gare, Mercure Chantilly Resort & Conventions , HĂŽtel Mercure La Roche-sur-Yon-, Mercure Avignon TGV & Spa, Mercure Pau Palais des Sports, Mercure OrlĂ©ans Portes de Sologne , Restaurant - HĂŽtel Mercure Dijon Centre ClĂ©menceau , HĂŽtel Mercure Lyon Centre Saxe Lafayette & Restaurant Le Garage , Mercure Aix-les-Bains Domaine de Marlioz More from this author Explore topics Eglise Saint-Parres Place de la LibĂ©ration Eglise Saint-PantalĂ©on La ribambelle joyeuse Le Rapt Monument Ă  Robert Galley Eglise Saint-Julien-de-Brioude La jeune fille qui donne un baiser » L’Inspiration Au Bistro Le Rex CafĂ© de la Gare To Tzaki Little Korea Le Damier Le Royal de Saint-Julien Il Ristorante Monsieur Tacos Lezzet Exposition de l’artiste Naty CinĂ© Cool Exposition – Au cƓur de la forge Exposition Pilip Visite guidĂ©e La mode au 16e siĂšcles dans les collections de la Renaissance Exposition – ChĂąteaux disparus de l’Aube aux 17e et 18e siĂšcles Rallye urbain – La recette secrĂšte d’Umami FlĂąnerie nocturne – Troyes, Ă  la belle Ă©toile FlĂąnerie – La cathĂ©drale et son quartier 28Ăšme Salon Miam AlĂšs Foire - SalonMĂ©jannes-lĂšs-AlĂšs 30340Du 19/11/2021 au 22/11/2021LE SALON DE LA GASTRONOMIE ET DES PRODUITS DU TERROIR 
 Miam est un Ă©vĂ©nement organisĂ© par la Chambre de Commerce et d’Industrie Gard depuis sa crĂ©ation il y a 28 ans. Le salon a connu une Ă©volution remarquable dans la qualitĂ© des produits exposĂ©s et dans les animations MIAM, les exposants et les produits sont rigoureusement sĂ©lectionnĂ©s grĂące Ă  un cahier des charges trĂšs strict. Les exposants fabriquent ou transforment ce qu’ils vendent c’est la est populaire, authentique et Ă  la fois prĂ©curseur de tendances culinaires. On vient y dĂ©nicher le dernier truc » des chefs que l’on pourra reproduire Ă  la Programme dĂ©taillĂ© Ă  venir -*Infos pratiques - Rendez-vous du 19 au 22 Novembre 2021- OĂč? Parc des Expositions AlĂšs CĂ©vennes- Horaires pour le Vendredi 19 et samedi 20 novembre De 10h00 Ă  22h00- Horaires pour le Dimanche 21 novembre De 10h00 Ă  20h00- Horaires pour le Lundi 22 novembre De 10h00 Ă  18h00- Tarif 5 euros, gratuit pour les moins de 12 ans et aprĂšs 19h00- Informations complĂ©mentaires sur le site de l'Ă©vĂšnement "Gastronomaths" ConfĂ©rence - DĂ©bat, Repas - DĂ©gustationBrasparts 29190Le 03/12/2021L’association Braspartiate ArrĂ©e astronomie organise une confĂ©rence Ă  Ti menez Are, vendredi 3 dĂ©cembre Ă  18h30. La confĂ©rence "Gastronomaths"* aura pour thĂšme "faire des selfies avec la lune" et sera animĂ©e par Laurent Laveder et Jean Vargues. *Gastronomaths des confĂ©rences un peu scientifiques, parfois gesticulĂ©es suivies d'un repas Ă©ventuellement gastronomique selon l'humeur du chef. Il est conseillĂ© d'apporter son appareil photo. ConfĂ©rence suivie d'un repas. Tarif 12€ RĂ©servation indispensable au 06 62 36 37 29 ou MarchĂ© aux Truffes d'Automne MarchĂ©, Repas - DĂ©gustationTroyes 10000Le 04/12/20212Ăšme MarchĂ© aux Truffes d'Automne AprĂšs un premier marchĂ© aux truffes couronnĂ© de succĂšs, le 4 dĂ©cembre 2021 Ă  Troyes, le Cellier Saint-Pierre se met de nouveau sur son 31 pour accueillir une nouvelle FĂȘte de la Truffe, de 9h Ă  14h, intĂ©grant le marchĂ© des producteurs. Pour l'occasion, des trufficulteurs du Grand Est proposeront leur marchandise Ă  la vente ; de la denrĂ©e rare certifiĂ©e par des contrĂŽleurs attentifs Ă  la qualitĂ©. Il sera possible d'apprĂ©cier le goĂ»t subtil de la truffe par des mises en bouche prĂ©parĂ©es par les chefs. Sur planche Ă  consommer sur place ou en boĂźte coffrets Ă  emporter, vous serez forcĂ©ment mis au parfum. D'autant qu'au bar, le maĂźtre des lieux vous proposera d'associer la truffe avec le contenu de flacons choisis. Dans la mĂȘme idĂ©e, pour les Ă©picuriennes, et sur rĂ©servation, un atelier culinaire gastronomique Truffes et Champagne proposera de prolonger l'expĂ©rience des sens. Et une tombola dotĂ©e de lots truffĂ©s contentera les gourmets et gourmands. Des confĂ©rences seront offertes sur les thĂšmes nature, environnement et gastronomie. Enfin sur place, plants mycorhizĂ©s, littĂ©rature, accessoires... seront disponibles auprĂšs des quelques exposants. Programme[...]RĂ©veillon de la Saint-Sylvestre Ă  La Chartreuse du Bignac FĂȘte, FĂȘte, Manifestation culturelleSaint-Nexans 24520Le 31/12/2021Venez passer la St Sylvestre Ă  la Chartreuse du Bignac. Profitez d'un diner gastronomique signĂ© par notre Chef Thibaut Peyroche d’Arnaud. MENU DE LA SAINT-SYLVESTRE Petites bouchĂ©es du RĂ©veillon Homard Bleu en bouillon thaĂŻ, raviole vĂ©gĂ©tale au lait de coco, pince tartare de mangue jus corail Quelques lĂ©gumes d’hiver en pot-au-feu, Foie Gras rĂŽti et jus cardamome Noix de coquille Saint-Jacques et crĂ©meux de patate douce Ă  la vanille Chapon cuit Ă  basse tempĂ©rature, fricassĂ©e de racines et marrons, jus rĂ©duit Brie truffĂ© et quelques pousses PrĂ©dessert surprise Moelleux croquant chocolat gousse des Ăźles et caramel beurre salĂ© Mignardises A minuit, autour d’une coupe de champagne et d’un feu d’artifices spĂ©cialement tirĂ© pour vous, nous cĂ©lĂ©brerons ensemble l’arrivĂ©e de 2022. DĂ©dicace du livre de recette "Chez Mattin" Foire - Salon, Repas - DĂ©gustation, MarchĂ©ï„‹Saint-Jean-de-Luz 64500Le 04/12/2021Le livre de recette et le restaurant Chez Mattin » raconte l’histoire de la cuisine basque aux saveurs des produits de la mer et de la terre. En cuisine, en toute humilitĂ©, le chef Michel Niquet transmet sa passion pour le goĂ»t des produits, au grĂ© de nouvelles rencontres des paysans, des maraĂźchers, des artisans des mĂ©tiers de bouche, des vignerons. En salle, son Ă©pouse CĂ©line invite les gourmets Ă  dĂ©couvrir les plats aux saveurs uniques. Chez Mattin » s’attache Ă  partager et promouvoir une tradition culinaire aux racines basques. Rendez-vous autour de recettes avec des chefs invitĂ©s Ă  partager cette passion commune pour la gastronomie...Coquilles, Saveurs et CrĂ©ateurs MarchĂ©ï„‹TROUVILLE-SUR-MER 14360Du 04/12/2021 au 05/12/2021Rendez-vous les 4 et 5 dĂ©cembre pour deux jours de fĂȘte afin de cĂ©lĂ©brer la coquille, la gastronomie et les crĂ©ateurs ! Trouville-sur-Mer est une destination gastronomique incontournable sur la CĂŽte Fleurie, avec sa halle aux poissons ouverte toute l’annĂ©e et ses 9 Ă©tals de poissonniers, son port de pĂȘche, ses nombreux restaurants et Ă©piceries gourmandes, sans oublier les produits phares tels que le maquereau labĂ©lisĂ© et la coquille Saint-Jacques. Au programme marchĂ© des saveurs et des pĂȘcheurs, rencontre avec Bruno Outters, marchĂ© des crĂ©ateurs normands, visite théùtralisĂ©e Histoires de PĂȘqueux », l’espace des chefs avec Flyin'Chef... Mais aussi de la musique et des animations du TĂ©lĂ©thon Trouville ! DĂ©couvrez vite le programme complet !Le TrophĂ©e Jean RougiĂ© FĂȘte, Repas - DĂ©gustation, Manifestation culturelle, Foire - SalonSarlat-la-CanĂ©da 24200Le 15/01/2022Samedi 15 janvier, huit jeunes candidats issus d’écoles hĂŽteliĂšres de toute la France vont concourir pour tenter de remporter le TrophĂ©e Jean RougiĂ©. Ils seront soumis Ă  un jury composĂ© des plus grands chefs français vainqueurs du Bocuse, Meilleurs Ouvriers de France, ÉtoilĂ©s Michelin... La qualitĂ© des membres du jury -prĂ©sidĂ© cette annĂ©e par Thierry Marx, chef exĂ©cutif doublement Ă©toilĂ© et directeur de la restauration au Mandarin Oriental, figure emblĂ©matique de la gastronomie et vĂ©ritable ambassadeur de la transmission auprĂšs des jeunes- en dit long sur l’exigence de la de la Saint-Sylvestre - Restaurant La LiodiĂšre Repas - DĂ©gustationJouĂ©-lĂšs-Tours 37300Le 31/12/2021Aux portes de Tours, le chef Cyril Plateau et son Ă©pouse Karine vous proposent une parenthĂšse gastronomique et gourmande unique dans une superbe bĂątisse des XVIĂšme et XVIIIĂšme siĂšcle. RĂ©veillon du 31 dĂ©cembre DĂźner Gastronomique aux NEW YEAR 2021 - PIGALLE - LE SPLENDID Repas - DĂ©gustation, Vin - OenologieSaint-Jean-de-VĂ©das 34430Du 31/12/2021 au 01/01/2022LE SPLENDID met ses habits de lumiĂšre pour son rĂ©veillon 2021 et vous prĂ©sente la soirĂ©e PIGALLE Plongez dans l'esprit des folles nuits Parisiennes et des annĂ©es folles... Swing, burlesque et dĂ©vergondĂ©e, une nuit festive vous attend pour le passage Ă  2022 Pour rĂ©server votre place et procĂ©der au rĂšglement Ă  distance en quelques clics Notre CHEF ravira vos papilles et vous transportera en 2022 avec un menu gastronomique Ă  partir de 119€ par personne RĂ©servations et paiements en ligne Informations au 06 19 63 88 81 MENU MÖET & CHANDON Mise en bouche / EntrĂ©e / Poisson / Trou Normand / Viande / Fromages / Dessert + 1 bouteille de champagne MÔET & CHANDON + 1 bouteille de vin pour 4 personnes + 1 bouteille d'eau pour 4 personnes 119 Euros par personne MENU DOM PERIGNON Mise en bouche / EntrĂ©e / Poisson / Trou Normand / Viande / Fromages / Dessert + 1 bouteille de champagne POMPADOUR pour 4 personnes + 1 bouteille de vin pour 4 personnes + 1 bouteille d'eau pour 4 personnes 149 Euros par personne Nos spectacles, nos shows et nos rituels vous amĂšneront jusqu'au bout de la nuit Vous pourrez Ă©galement accĂ©der Ă  notre espace bar et profiter de notre ambiance folle[...]ANNULE - LES RÉGALADES DE MONTPEYROUXMontpeyroux 34150Le 23/01/2022MANIFESTATION ANNULEE Il va nous falloir patienter jusqu'au Dimanche 23 janvier 2022 pour se retrouver autour du menu gastronomique & des vins de l’ AOC Languedoc Montpeyroux ! C'est le rendez-vous gastronomique avec les vignerons et vigneronnes de l’ AOC Languedoc Montpeyroux Les RĂ©galades de Montpeyroux fĂȘtent leurs 10 ans avec 3 MOF Meilleur Ouvrier de France , 1 Vice-champion de France Traiteur et 1 meilleur Sommelier de France . Cette annĂ©e les vignerons de Montpeyroux confient la conception du menu des REGALADES autour de leurs vins Ă  4 chefs du Centre de Formation Continue de l'Institut Paul Bocuse Ă  Écully. Chaque plat est la signature du chef qui l'a créé. Il reflĂšte son identitĂ©, sa gĂ©nĂ©ration, son parcours, les tendances et les rĂ©fĂ©rences de son Ă©poque. Participation au repas 135€/personne Infos et inscriptions Tel 06 38 23 28 40 – Email crumontpeyroux DE LA FLAMME DE L'ARMAGNAC À MONTRÉAL Repas - DĂ©gustationMontrĂ©al 32250Le 13/11/2021Menu Gastronomique proposĂ© par David Chaves, chef du restaurant Les Deux Gourmands. Tourin Ă  l'ancienne aux tomates Foie gras au torchon et sa salade gasconne RĂŽti de veau fermier, sauce forestiĂšre et gourmandises de lĂ©gumes, Facteur X, sur la route de l’excellence CinĂ©maMontreuil 62170Le 09/11/2021OLIVIER ARSANDAUX Facteur X,sur la route de l’excellence MARDI 9 NOVEMBRE – 20H / DURÉE 1H36 Informations et tarifs DĂšs la naissance, notre chemin semble dĂ©jĂ  tracĂ©, comme prĂ©formatĂ©. Notre lieu de naissance, notre famille, notre environnement, puis notre Ă©ducation vont nous diriger vers ce qui semble ĂȘtre notre chemin. Notre scolaritĂ© peut nous Ă©lever, mais aussi nous blesser. Notre parcours de vie est bien souvent orientĂ© vers le chemin le plus confortable et le moins risquĂ©. Entreprendre ou vivre son rĂȘve de gosse n’est pas dans notre culture. Pourtant, certains d’entre nous, rĂȘvent plus grand, plus haut, plus vrai, certains n’ont qu’une seule envie l’Excellence. Cette excellence se trouve en nous, partout, il suffit d’ĂȘtre attentif aux signes, mais surtout d’avoir plus envie que peur. Le monde de la haute gastronomie reflĂšte notre sociĂ©tĂ© hiĂ©rarchisĂ©e, mais son mode de fonctionnement est bien diffĂ©rent, parce qu’il s’appuie sur la solidaritĂ©, l’esprit d’équipe et une rigueur Ă  tous les postes. Alors que Julien, chef Ă©toilĂ©, se prĂ©sente au prestigieux concours du Meilleur Ouvrier de France, six grands reprĂ©sentants de la gastronomie française[...]RATATOUILLE CinĂ©maLiĂ©vin 62800Le 17/10/2021CinĂ©ma - De Brad Bird 2007 RĂ©my, jeune rat parisien et fin gastronome, rĂȘve de devenir un grand chef ! En se liant d’amitiĂ© avec un jeune commis de cuisine, il va secrĂštement intĂ©grer l’un des restaurants les plus rĂ©putĂ©s au monde et Ă©pater les papilles des plus sceptiques critiques gastronomiques. À dĂ©faut de dĂ©crocher une Ă©toile au guide Michelin, ce classique des studios Pixar a raflĂ© de nombreux prix dont l’Oscar du meilleur film d’animation. DurĂ©e 1h50Le TrophĂ©e Jean RougiĂ© Competition sportiveSarlat-la-CanĂ©da 24200Le 15/01/2022Samedi 15 janvier, huit jeunes candidats issus d’écoles hĂŽteliĂšres de toute la France vont concourir pour tenter de remporter le TrophĂ©e Jean RougiĂ©. Ils seront soumis Ă  un jury composĂ© des plus grands chefs français vainqueurs du Bocuse, Meilleurs Ouvriers de France, ÉtoilĂ©s Michelin... La qualitĂ© des membres du jury -prĂ©sidĂ© cette annĂ©e par Thierry Marx, chef exĂ©cutif doublement Ă©toilĂ© et directeur de la restauration au Mandarin Oriental, figure emblĂ©matique de la gastronomie et vĂ©ritable ambassadeur de la transmission auprĂšs des jeunes- en dit long sur l’exigence de la Carnaval gastronomique des animaux Musique, Concert, AnimauxBesançon 25000Le 26/01/2022Le concert donnĂ© par l'orchestre Victor Hugo Franche ComtĂ© est organisĂ© par l'association Habitat et Humanisme DOUBS. Cette association loge et accompagne des personnes Ă  faibles ressources, elle a besoin de se faire connaĂźtre et de se doter de moyens humains et financiers. "Le Carnaval des animaux", chef d'Ɠuvre de Camille Saint-SaĂ«ns , est accommodĂ© Ă  la sauce d'un conte musical des plus extravagants et plein de malice et devient "le carnaval gastronomique des animaux". FidĂšle Ă  l'humour de l'illustre compositeur, Ă  sa verve parodique et Ă  son esprit fondeur, ce spectacle goĂ»tu Ă©moustillera vos papilles Ce concert permettra en outre de dĂ©couvrir deux autres Ɠuvres sur le thĂšme des animaux "La colombe" de Otto Resplighi et "le boeuf sur le toit" de Darius 4e Ă©ditionMarseille 13000Du 27/08/2021 au 04/09/2021Le couscous est inscrit depuis dĂ©cembre dernier au patrimoine culturel et immatĂ©riel de l’Unesco ! Cette 4e Ă©dition invite les quatre pays Ă  l’origine de ce classement et convie chefs et restaurants Ă  livrer leur interprĂ©tation du "Couscous mon patrimoine". Pays invitĂ©s ALGERIE, MAROC, MAURITANIE, TUNISIE Traditionnelles, gastronomiques ou insolites ce sont plus de 60 recettes qui vont rejouer ce plat multimillĂ©naire, Ă  partager uniquement ! Une production Les grandes Tables - et Marseille Centre la fĂ©dĂ©ration des commerces du centre-ville. En collaboration avec de nombreux cuisiniers, restaurants et lieux culturels dont une trentaine de nouveaux nous ont rejoints cette annĂ©e ! ‱ Week-end d’ouverture 27, 28 et 29 aoĂ»t Friche la Belle de Mai Toit-terrasse & les grandes Tables Vendredi 27 aoĂ»t Praktika + Guest Producteur et DJ français JĂ©rĂŽme Fouqueray alias Praktika pose en 2014 ses machines en Afrique de l’Ouest. Burkina Faso, CĂŽte d’Ivoire, Mali, Nigeria, BĂ©nin, Tchad, SĂ©nĂ©gal
 Praktika vit aujourd’hui entre ces pays, Ă  la recherche de nouveaux sons, de nouvelles structures et pratiques musicales pour enrichir sa musique. Samedi 28 aoĂ»t[...]SoirĂ©e Concert, DĂźner et Nuit au ChĂąteau de MongazonSaint-Franchy 58330Le 29/01/2022Le samedi 29 janvier 2022, Pierre TASSEL, pianiste et Myriam FOUQUET-MARTIN, chef du restaurant “La Table du Jardin des Abeilles” vous proposent une soirĂ©e musicale et 2022 Manifestation culturelleStrasbourg 67000Du 27/02/2022 au 02/03/20221er salon professionnel des mĂ©tiers de bouche dans le Grand Est, la biennale de l’Équipement, de la Gastronomie, de l’Agroalimentaire, des Services et du Tourisme Ă©gast, donne rendez-vous du 8 au 11 mars prochain Ă  tous les acteurs professionnels des mĂ©tiers de bouche. Depuis 1986, Ă©gast rĂ©unit une vĂ©ritable vitrine de toute une profession dans la rĂ©gion la plus Ă©toilĂ©e de France accueillant des professionnels de renommĂ©e internationale Chefs Ă©toilĂ©s, Meilleurs Ouvriers de France, maĂźtres artisans et prĂ©cĂ©dente, inaugurĂ©e par Jean-François PIÈGE et Nicolas STAMM, a notamment Ă©tĂ© marquĂ©e par la participation de 500 chefs et artisans, totalisant 250 Ă©toiles Michelin, 330 exposants et 33 000 plus de 350 exposants et 33 000 visiteurs attendus, l’édition 2022 du salon est Ă©galement un lieu de rendez-vous convivial oĂč se dĂ©roulent une plĂ©iade de trophĂ©es et concours, organisĂ©s en Ă©troite collaboration avec les instances et corporations professionnelles, et avec le soutien indĂ©fectible des professeurs et Ă©lĂšves du LycĂ©e HĂŽtelier Alexandre Dumas et du CEFPPASoirĂ©e Concert, DĂźner et Nuit au ChĂąteau de Mongazon Musique, Concert, Patrimoine - CultureSaint-Franchy 58330Le 29/01/2022Le samedi 29 janvier 2022, Pierre TASSEL, pianiste et Myriam FOUQUET-MARTIN, chef du restaurant “La Table du Jardin des Abeilles” vous proposent une soirĂ©e musicale et MARDIS MIAM MIAMMontpellier 34000Du 11/01/2022 au 29/03/2022LES MARDIS MIAM MIAM - MARCHÉ, ET AUTRES FANTAISIES CULINAIRES focus marchĂ© nocturne, dĂ©gustation de vin, huĂźtres et autres fantaisies culinaires
 tous les mardis soirs, la gastronomie se rĂ©invente Ă  la Halle Tropisme Ă  travers diffĂ©rentes propositions gourmandes crĂ©atives. Nous mettrons Ă  l’honneur les de la rĂ©gion, en dĂ©gustant leurs produits cuisinĂ©s par nos Pour complĂ©ter la soirĂ©e, vous pourrez faire votre marchĂ© lĂ©gumes, fruits de mer, miel, fleurs
, chiner Ă  Station EmmaĂŒs, acheter un disque au Vinyl Truck, retirer vos commandes au drive zĂ©ro dĂ©chet du Petit Circuit
 Mardi Miam Miam, c’est miam !!! CÔTÉ MARCHÉ - Faites vos courses au Mardi Market et soutenez des > La Ferme Marine des Aresquiers fruits de mer > Le Petit Circuit drive zĂ©ro dĂ©chets > L'oeuf garriguois - Jean-Marie Henry Ɠufs > Le Gramme Ă©picerie > Le jardin de Cathy fruits & lĂ©gumes > Le pĂ©trin Ă  roulette pain > Le Vinyl Truck disquaire nomade > Station EmmaĂŒs la boutique EmmaĂŒs de la Halle Tropisme CÔTÉ CUISINES - Chaque[...]Toques’N’Truffes au ChĂąteau de MercuĂšs 3 jours/2 nuits Repas - DĂ©gustation, Vin - Oenologie, Patrimoine - CultureMercuĂšs 46090Du 31/01/2022 au 23/02/2022Du lundi au mercredi . Visite des chais et dĂ©gustation avec la sommeliĂšre au ChĂąteau de MercuĂšs . DĂźner au Bistrot du ChĂąteau 3 plats hors boissons . NuitĂ©e dans la catĂ©gorie de votre choix . Petit-dĂ©jeuner continental Uniquement le mardi . Visite des chais et dĂ©gustation de 3 vins au ChĂąteau de Haute-Serre . Menu Toques’N’Truffes 5 plats hors boissons Ă  La Table de Haute-Serre, BIB gourmand au Guide MICHELIN, en table d’hĂŽtes . Visite marchĂ© aux truffes Ă  Lalbenque, capitale de la truffe noire . Cavage avec Christine Vigouroux et Iago dans les TruffiĂšres de Haute-Serre . GoĂ»ter du caveur vin chaud et milla Ă  Haute-Serre . Menu Melano» gastronomique en 7 plats au ChĂąteau de MercuĂšs hors boissons Julien Poisot, chef Ă©toilĂ© au guide MICHELIN, vous fera vivre une expĂ©rience inoubliable . NuitĂ©e dans la catĂ©gorie de votre choix . Petit dĂ©jeuner du trufficulteurPremiĂšre soirĂ©e vins et crĂȘpes gastronomiques au ChĂąteau Bouscaillous Vin - Oenologie, Patrimoine - Culture, Repas - DĂ©gustationNoailles 81170Le 22/01/2022Comme Ă  l’accoutumĂ©, c’est avec le chef Jean-Luc Denonain, que l’on ne prĂ©sente plus, que les vignerons ont concoctĂ© le menu. Trois crĂȘpes entrĂ©e, plat, projection du film The chef VOST CinĂ©maMelle 79500Le 07/02/2022Projection du film The chef en VOST, lundi 7 fĂ©vrier Ă  14h30 et 20h15 salle du Metullum au cinĂ©ma de Melle. Genre Drame, Thriller DurĂ©e 013400 RĂ©alisation Philip Barantini Acteurs Jason Flemyng, Stephen Graham, Vinette Robinson. Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de l’annĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă  quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Ă©bullition. Mais les problĂšmes s’accumulent autour du chef Ă©toilĂ© Andy Jones et de sa brigade. S’ajoute Ă  cela le pression constante d’une clientĂšle toujours plus exigeante qui menace de mener le restaurant Ă  sa perte
 Pass sanitaire projection du film The chef VOST CinĂ©maMelle 79500Le 06/02/2022Projection du film The chef en VOST, dimanche 6 fĂ©vrier Ă  14h au cinĂ©ma de Melle. Genre Drame, Thriller DurĂ©e 013400 RĂ©alisation Philip Barantini Acteurs Jason Flemyng, Stephen Graham, Vinette Robinson. Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de l’annĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă  quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Ă©bullition. Mais les problĂšmes s’accumulent autour du chef Ă©toilĂ© Andy Jones et de sa brigade. S’ajoute Ă  cela le pression constante d’une clientĂšle toujours plus exigeante qui menace de mener le restaurant Ă  sa perte
 Pass sanitaire projection du film The chef VOST CinĂ©maMelle 79500Le 02/02/2022Projection du film The chef en VOST, mercredi 2 fĂ©vrier Ă  14h salle du Metullum et Ă  20h45 au cinĂ©ma de Melle. Genre Drame, Thriller DurĂ©e 013400 RĂ©alisation Philip Barantini Acteurs Jason Flemyng, Stephen Graham, Vinette Robinson. Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de l’annĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă  quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Ă©bullition. Mais les problĂšmes s’accumulent autour du chef Ă©toilĂ© Andy Jones et de sa brigade. S’ajoute Ă  cela le pression constante d’une clientĂšle toujours plus exigeante qui menace de mener le restaurant Ă  sa perte
 Pass sanitaire projection du film The chef VOST CinĂ©maMelle 79500Le 04/02/2022Projection du film The chef en VOST, vendredi 4 fĂ©vrier Ă  20h15 salle du Metullum au cinĂ©ma de Melle. Genre Drame, Thriller DurĂ©e 013400 RĂ©alisation Philip Barantini Acteurs Jason Flemyng, Stephen Graham, Vinette Robinson. Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de l’annĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă  quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Ă©bullition. Mais les problĂšmes s’accumulent autour du chef Ă©toilĂ© Andy Jones et de sa brigade. S’ajoute Ă  cela le pression constante d’une clientĂšle toujours plus exigeante qui menace de mener le restaurant Ă  sa perte
 Pass sanitaire de la Saint-Valentin - Chartreuse du BignacSaint-Nexans 24520Le 14/02/2022La Chartreuse du Bignac vous propose pour la Saint-Valentin un diner gastronomique 7 services signĂ© par le Chef et son second . Au menu Trois bouchĂ©es amoureuses Cupidon de noix de Saint-Jacques tapis rose, Ɠufs de harengs fumĂ©s, citrons confits Duo de Foie Gras et racines, bouillon au gingembre Rencontre d'une volaille fermiĂšre, jus rĂ©duit fine purĂ©e cĂ©leris et truffes fraiches Voyage autour du chocolat tonka, Ă©mulsion lait vanillĂ© des iles Plateau de fromages autour d'un Saint-Amour Truffe passion et macaron Ă  la rose Mignardises CinĂ©ma "The chef" VOSTF CinĂ©ma, FĂȘteSaint-Lary-Soulan 65170Le 08/02/2022 Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de l’annĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă  quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Ă©bullition. Mais les problĂšmes s'accumulent autour du chef Ă©toilĂ© Andy Jones et de sa brigade. S'ajoute Ă  cela la pression constante d'une clientĂšle toujours plus exigeante qui menace de mener le restaurant Ă  sa perte
 TARIFS Plein tarif 7,00/ SĂ©niors +60 ans 6,00 / Tarif Ă©tudiants 5,50 / Cartes CE Parvis 4,50 Tarif 14 ans 4,00 ‱ Port du masque obligatoire dans l'ensemble du CinĂ©ma, ‱ Pass Sanitaire complet pour les +12ans, ‱ Nourriture et Boissons interditesFestival de La GastronomieGuingamp 22200Du 04/03/2022 au 05/03/2022Pour son premier Ă©vĂ©nement autour du bien manger, Guingamp-Paimpol AgglomĂ©ration a choisi de mettre en avant des produits du terroir d'exception et un savoir-faire culinaire incomparable dĂ©montrant la qualitĂ© gastronomique de notre territoire. Ce nouveau rendez-vous gourmand, labellisĂ© "AnnĂ©e de la gastronomie" rĂ©veillera vos papilles Ă  travers de nombreux Ă©vĂšnements. - Vendredi 4 et samedi 5 mars des confĂ©rences autour de la sensibilisation au bien manger se dĂ©rouleront Ă  la SirĂšne Ă  Paimpol . - Vendredi 4 et samedi 5 mars au stade du Roudourou Ă  Guingamp des ateliers de dĂ©monstration culinaire pour enfants, familles, seniors seront assurĂ©s par les Ă©tudiants du LycĂ©e hĂŽtelier La Closerie de Saint-Quay-Portrieux et des chefs de restauration collective. Une multitude de recettes sucrĂ©es, salĂ©es seront Ă©laborĂ©es Ă  partir de produits locaux issus du territoire. En prime, les dĂ©gustations seront offertes. Surtout, prenez votre panier, un marchĂ© de producteurs locaux sera organisĂ©. Enfin, pour les professionnels du territoire, et notamment pour celles et ceux qui veulent lancer leur activitĂ©, le service Ă©conomique et touristique de l’agglomĂ©ration assurera une prĂ©sence pour[...]Vins et crĂȘpes gastronomiques au ChĂąteau Bouscaillous Vin - Oenologie, Patrimoine - Culture, Repas - DĂ©gustationNoailles 81170Le 12/02/2022Le chef prĂ©pare devant vous galettes et crĂȘpes Ă  la garniture gĂ©nĂ©reuse. Alliances gourmandes et insolites en accord avec les vins du domaine !MARCHÉ AUX TRUFFES - MARCHÉ DE LA SAINT VALENTINNarbonne 11100Le 12/02/2022Samedi 12 fĂ©vrier se tiendra la 8Ăšme Ă©dition du marchĂ© aux truffes de Narbonne, organisĂ© par l’Association des Trufficulteurs audois. Pour les amateurs du diamant noir, rendez-vous place de l’HĂŽtel de Ville, entre 9H30 et 13H. Les restaurateurs du centre-ville mettront Ă©galement la truffe Ă  l’honneur au travers de leur carte. Depuis 2003, l’association permet aux trufficulteurs de l’Aude de vendre leur production. À savoir que celle-ci dĂ©bute fin novembre jusqu’au mois de mars. Gage de qualitĂ© du marchĂ©, toutes les truffes sont contrĂŽlĂ©es par des spĂ©cialistes, directement sur place. Plus de 100 kg de ce trĂ©sor de la gastronomie locale sont vendus chaque annĂ©e Ă  Narbonne. Rappelons Ă©galement le nom du parrain de l’évĂ©nement qui n’est autre que le chef deux Ă©toiles au guide Michelin de Narbonne Lionel Giraud de La Table de Saint Crescent. Comme l’annĂ©e derniĂšre, un marchĂ© du terroir accompagnera la manifestation, de 9 H Ă  13 H. Les consommateurs pourront y trouver des produits dĂ©rivĂ©s de la truffe ainsi que des produits du terroir comme du safran, du miel, de la charcuterie
 La truffe Ă  la carte des restaurateurs Pour faire rayonner le diamant noir et rĂ©pandre ses arĂŽmes[...]SoirĂ©e gourmande au ChĂąteau Sainte Sabine "vins et fromages, un accord parfait !" Repas - DĂ©gustation, Vin - OenologieSainte-Sabine 21320Du 12/03/2022 au 13/03/2022Notre chef Benjamin Linard s’est entourĂ© de viticulteurs cĂŽte-d'oriens et de l'une des plus importantes fromageries de Bourgogne pour vous faire vivre un moment agrĂ©able dont le mot d’ordre est CONVIVIALITE. Nos partenaires passionnĂ©s vous transporteront dans l’univers des Climats du vignoble de Bourgogne, des traditions gastronomiques et des coutumes bourguignonnes Ă  travers des Ă©changes particuliers et un partage de leur savoir-faire. Notre chef a mis Ă  l’honneur dans son menu, des fromages de Bourgogne et de Franche-ComtĂ© accompagnĂ©s de vins subtilement choisis pour arriver Ă  des accords surprenants ! Ainsi les fromages les plus connus de notre nouvelle rĂ©gion l’Epoisses, le Brillat-Savarin, le fromage de CĂźteaux, mais aussi le Mont d’or, le ComtĂ© ou encore la cancoillotte seront cuisinĂ©s par notre chef ou proposĂ©s sur l’étal de notre fromager, Philippe Delin. Nous avons le plaisir d’accueillir des domaines bourguignons qui raviront vos papilles avec de belles appellations du The Chef En VO FĂȘte, CinĂ©maCapvern 65130Le 02/03/2022Thriller/Drame rĂ©alisĂ© par Philip Barantini En VO Avec Stephen Graham, Vinette Robinson, Jason Flemyng DurĂ©e 1h34 Synopsis Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de l’annĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă  quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Ă©bullition. Mais les problĂšmes s'accumulent autour du chef Ă©toilĂ© Andy Jones et de sa brigade. S'ajoute Ă  cela la pression constante d'une clientĂšle toujours plus exigeante qui menace de mener le restaurant Ă  sa perte
Projection cinĂ©ma The Chef VO CinĂ©maChef-Boutonne 79110Le 21/02/2022Projection cinĂ©ma The Chef VO Lundi 21 fĂ©vrier Ă  20h30 Ă  Chef-Boutonne 1h 34min / Drame, Thriller / Grande-Bretagne De Philip Barantini Avec Stephen Graham, Vinette Robinson, Jason Flemyng Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de l’annĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă  quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Ă©bullition. Mais les problĂšmes s'accumulent autour du chef Ă©toilĂ© Andy Jones et de sa The Chef FĂȘteThueyts 07330Le 15/03/2022 Magic Friday » le vendredi avant NoĂ«l, la soirĂ©e la plus frĂ©quentĂ©e de l’annĂ©e. Dans un restaurant gastronomique de Londres, cĂŽtĂ© cuisine, Ă  quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en Menu Ă  quatre mains et quatre Ă©toiles Repas - DĂ©gustation, Vin - OenologieReims 51100Le 30/03/2022Philippe Mille invite le Chef doublement Ă©toilĂ© Arnaud Bignon, installĂ© au "Spondi" Ă  AthĂšnes, pour un voyage culinaire d'exception au restaurant Le Parc. Au programme un menu unique construit Ă  4 mains par ces deux Chefs originaires de la Sarthe, ainsi que des accords mets & champagnes tout en finesse, choisis par la Maison Henri Giraud et notre Chef Sommelier, Martin Jean. RĂ©servation obligatoire par Visites et circuitsCAEN 14000Le 16/03/2022Terre agricole et maritime par excellence, la rĂ©gion normande, situĂ©e Ă  proximitĂ© de la capitale, a pleinement contribuĂ© Ă  l’épanouissement de la gastronomie française. Cuisiniers et gastronomes y ont puisĂ© des produits trĂšs tĂŽt rĂ©putĂ©s pour leur saveur et leur 16 mars 2022, le MusĂ©e de Normandie, Saveurs de Normandie et Flyin Chef s’associent Ă  nouveau pour vous proposer deux rencontres-dĂ©gustations autour d’un objet phare du musĂ©e en lien avec la gastronomie chefs caennais Ă  votre rencontre 11h MickaĂ«l Rioult - Patisserie Alban Guilmet 14h Benoit Guillaumin - La table des matiĂšres DurĂ©e 1 heure. Animation incluse Ă  votre billet d’entrĂ©e au musĂ©e, sans supplĂ©ment 3,50 €. GratuitĂ© pour les moins de 26 ans. Sur proposĂ© dans le cadre de l’opĂ©ration Les Beaux-Arts culinaires ».SoirĂ©e Gastronomique Jazz - Blues, MusiqueMenetou-RĂątel 18300Le 03/04/2022SoirĂ©e gastronomique organisĂ©e par le "Lions Club sancerrois". Avec la participation de Jean-Michel LORAIN chef 2 Ă©toiles, accompagnĂ© de chefs cuisiniers et producteurs du Grand Sancerrois. Animation musicale par "Cozy Corner" jazz, blues et rythm n' blues. Sur Patrimoine - Culture, Repas - DĂ©gustationCaen 14000Le 16/03/2022Terre agricole et maritime par excellence, la rĂ©gion normande, situĂ©e Ă  proximitĂ© de la capitale, a pleinement contribuĂ© Ă  l’épanouissement de la gastronomie française. Cuisiniers et gastronomes y ont puisĂ© des produits trĂšs tĂŽt rĂ©putĂ©s pour leur saveur et leur fraĂźcheur. Mercredi 16 mars 2022, le MusĂ©e de Normandie, Saveurs de Normandie et Flyin Chef s’associent Ă  nouveau pour vous proposer deux rencontres-dĂ©gustations autour d’un objet phare du musĂ©e en lien avec la gastronomie normande. Les chefs caennais Ă  votre rencontre 11h MickaĂ«l Rioult - Patisserie Alban Guilmet 14h Benoit Guillaumin - La table des matiĂšres DurĂ©e 1 heure. Animation incluse Ă  votre billet d’entrĂ©e au musĂ©e, sans supplĂ©ment 3,50 €. GratuitĂ© pour les moins de 26 ans. Sur rĂ©servation. Rendez-vous proposĂ© dans le cadre de l’opĂ©ration Les Beaux-Arts culinaires ».OH LA VACHE ! PERFORMANCE-RENCONTRE AUTOUR DE L’ALIMENTATION Science et techniqueLe Mans 72000Le 26/03/2022Chercheur en gĂ©ographie, acteur, critique gastronomique et chef cuisinier les quatre compĂšres viennent ici entremĂȘler arts et sciences dans une rencontre dĂ©calĂ©e pour la plus grande joie des protagonistes et du Habits de Saveurs le rendez-vous gastronomique de l’évĂ©nement Habits de LumiĂšre Ă  Epernay Atelierï„‹Ă‰pernay - 51 Du 11/12/2021 Ă  0900 au 11/12/2021 Ă  1800Pour les plus grands
 Les recettes de chefs, en accord Les grands chefs Ă©toilĂ©s de la rĂ©gion se donnent rendez-vous pour une performance culinaire unique ! Sous les yeux du public, chaque chef rĂ©alisera un plat accompagnant une cuvĂ©e particuliĂšre de champagne, attribuĂ©e par tirage[...]Les automnales du ChĂąteau de VaudrĂ©mont Vie locale, Vin - Oenologie, Repas - DĂ©gustation, MarchĂ©ï„‹VaudrĂ©mont - 52 Du 22/10/2021 Ă  2000 au 24/10/2021 Ă  1800Vendredi 22 octobre 20h dĂźner menu rĂ©alisĂ© par le chef invitĂ© Steven Mirelli de la villa Castelli Samedi 23 octobre de 14h Ă  18h salon Vin truffes champignons ! venez goĂ»ter Ă  notre gastronomie sur place ou Ă  emporter 20h dĂźner par le chef invitĂ© Steven Mirelli de la villa Castelli [...]Fantastic Picnic au ChĂąteau de la GreffiĂšreLa Roche-Vineuse - 71 Du 12/09/2021 Ă  1200 au 12/09/2021 Ă  1500Sur les hauteurs du ChĂąteau de la GreffiĂšre, Ă  l'orĂ©e des bois et des vignes, dans un cadre idyllique. Retrouvez-nous pour un repas agrĂ©able concoctĂ© par le chef du Moulin du Gastronome de Charnay les MĂącon, accompagnĂ© de nos vins en accords avec les plats. Vous pourrez Ă©galement visiter[...]RandonnĂ©e VVR au cƓur de l’appellation SavenniĂšres RandonnĂ©e et baladeSavenniĂšres - 49 Du 04/09/2021 Ă  1330 au 04/09/2021 Ă  1500Samedi 4 septembre 2021 Partez pour une balade patrimoniale, historique et gĂ©ologique sur les coteaux de SavenniĂšres, l’un des plus beaux patrimoines de la rĂ©gion angevine, ouvert sur la Loire. VVR 2021, la gastronomie responsable Pour cette 18e Ă©dition, les chefs s’engagent[...]RandonnĂ©e VVR au cƓur de l’appellation Coteaux de l’Aubance – Anjou Brissac RandonnĂ©e et baladeBrissac Loire Aubance - 49 Du 05/09/2021 Ă  0830 au 05/09/2021 Ă  1100Dimanche 5 septembre 2021 À seulement 20 km d’Angers et avec le chĂąteau de Brissac en ligne de mire, une promenade bucolique entre vignes, forĂȘts et vergers vous attend. VVR 2021, la gastronomie responsable Pour cette 18e Ă©dition, les chefs s’engagent en cuisine en[...]VIGNES, VINS, RANDOS EN VAL DE LOIRE 18e Ă©dition ! RandonnĂ©e et baladeTours - 37 Du 04/09/2021 Ă  0800 au 05/09/2021 Ă  1700La 18e Ă©dition de VVR s’annonce savoureuse et engagĂ©e ! Ce rendez-vous Ɠnotouristique incontournable, proposĂ© Ă  chaque rentrĂ©e par InterLoire, rassemble cette annĂ©e 500 vignerons et chefs autour de la gastronomie responsable en Val de Loire. L’idĂ©e ? Mettre en valeur le travail de chefs[...]Les Papilles en Folie Foire - Salonï„‹Ă‰tupes - 25 Du 08/02/2020 Ă  1400 au 09/02/2020 Ă  1800Le salon gastronomique Les Papilles en Folie ouvre ses portes pour sa deuxiĂšme Ă©dition les 8 et 9 fĂ©vrier 2020, Espace JosĂ©phine BAKER Ă  Étupes ! Au menu, une vingtaine de producteurs aux produits locaux et de saison, des dĂ©monstrations de chefs cuisiniers et Ă©toilĂ©s, un concours entre[...]Habits de Saveurs ode Ă  la gastronomie ! Repas - DĂ©gustationï„‹Ă‰pernay - 51 Du 14/12/2019 Ă  0900 au 14/12/2019 Ă  1230Dans le cadre de la 20Ăšme Ă©dition d'Habits de LumiĂšre, la Halle Saint-Thibault accueillera le samedi 14 dĂ©cembre les gourmets et les gourmands de tout Ăąge pour des dĂ©couvertes riches de partage et de complicitĂ©. Dix chefs des meilleures tables gastronomiques de la rĂ©gion concocteront leurs[...]1 MarchĂ©, 1 Chef, 1 Recette revient en septembre 2019 MarchĂ©ï„‹Lyon - 69 Du 16/09/2019 Ă  0900 au 22/09/2019 Ă  1800M ton MarchĂ© organise pour la 8Ăšme annĂ©e consĂ©cutive l'opĂ©ration "1 MarchĂ©, 1 Chef, 1 Recette" qui met Ă  l'honneur la gastronomie sur les marchĂ©s. Cette manifestation gourmande se dĂ©roulera en rĂ©gion Auvergne-RhĂŽne-Alpes du 16 au 22 septembre 2019. Les chefs rĂ©aliseront[...]5Ăšme JournĂ©e des Rencontres Gastronomiques au ChĂąteau de Saint-Martin Taradeau-Var Vin - Oenologie, Balades, Repas - DĂ©gustation, MarchĂ©, Patrimoine - CultureTaradeau - 83 Du 31/03/2019 Ă  1000 au 31/03/2019 Ă  1800Cette journĂ©e de rencontres et de partage avec de grands chefs et producteurs de la CĂŽte d’Azur et du Var est ouverte au public & aux professionnels. De 10 H Ă  18 H, au coeur de ce domaine viticole, Cru ClassĂ© de Provence, que l’histoire a marquĂ© de ses empreintes du IIĂšme siĂšcle avant[...] [Les] aventures de Télémaque - Fénelon Premier livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Télémaque, conduit par Minerve, sous la figure de Mentor, est jeté par une tempÃÂȘte dans l'Ãle de Calypso. Cette déesse, inconsolable du départ d'Ulysse, fait au fils de ce héros l'accueil le plus favorable, et, concevant aussitÎt pour lui une violente passion, elle lui offre l'immortalité, s'il veut demeurer avec elle. Pressé par Calypso de faire le récit de ses aventures, il lui raconte son voyage à Pylos et à Lacédémone, son naufrage sur la cÎte de Sicile, le danger qu'il y courut d'ÃÂȘtre immolé aux mùnes d'Anchise, le secours que Mentor et lui donnÚrent à Aceste, roi de cette contrée, dans une incursion de Barbares, et la reconnaissance que ce prince leur en témoigna, en leur donnant un vaisseau phénicien pour retourner dans leur pays. Calypso ne pouvait se consoler du départ d'Ulysse. Dans sa douleur, elle se trouvait malheureuse d'ÃÂȘtre immortelle. Sa grotte ne résonnait plus de son chant; les nymphes qui la servaient n'osaient lui parler. Elle se promenait souvent seule sur les gazons fleuris dont un printemps éternel bordait son Ãle mais ces beaux lieux, loin de modérer sa douleur, ne faisaient que lui rappeler le triste souvenir d'Ulysse, qu'elle y avait vu tant de fois auprÚs d'elle. Souvent elle demeurait immobile sur le rivage de la mer, qu'elle arrosait de ses larmes, et elle était sans cesse tournée vers le cÎté oÃÂč le vaisseau d'Ulysse, fendant les ondes, avait disparu à ses yeux. Tout à coup, elle aperçut les débris d'un navire qui venait de faire naufrage, des bancs de rameurs mis en piÚces, des rames écartées çà et là sur le sable, un gouvernail, un mùt, des cordages flottant sur la cÎte; puis elle découvre de loin deux hommes, dont l'un paraissait ùgé; l'autre, quoique jeune, ressemblait à Ulysse. Il avait sa douceur et sa fierté, avec sa taille et sa démarche majestueuse. La déesse comprit que c'était Télémaque, fils de ce héros. Mais, quoique les dieux surpassent de loin en connaissance tous les hommes, elle ne put découvrir qui était cet homme vénérable dont Télémaque était accompagné c'est que les dieux supérieurs cachent aux inférieurs tout ce qu'il leur plaÃt; et Minerve, qui accompagnait Télémaque sous la figure de Mentor, ne voulait pas ÃÂȘtre connue de Calypso. Cependant Calypso se réjouissait d'un naufrage qui mettait dans son Ãle le fils d'Ulysse, si semblable à son pÚre. Elle s'avance vers lui; et, sans faire semblant de savoir qui il est - D'oÃÂč vous vient - lui dit-elle - cette témérité d'aborder en mon Ãle? Sachez, jeune étranger, qu'on ne vient point impunément dans mon empire. Elle tùchait de couvrir sous ces paroles menaçantes la joie de son coeur, qui éclatait malgré elle sur son visage. Télémaque lui répondit - O vous, qui que vous soyez, mortelle ou déesse quoique à vous voir on ne puisse vous prendre que pour une divinité, seriez-vous insensible au malheur d'un fils, qui, cherchant son pÚre à la merci des vents et des flots, a vu briser son navire contre vos rochers? - Quel est donc votre pÚre que vous cherchez? - reprit la déesse. - Il se nomme Ulysse - dit Télémaque - c'est un des rois qui ont, aprÚs un siÚge de dix ans, renversé la fameuse Troie. Son nom fut célÚbre dans toute la GrÚce et dans toute l'Asie, par sa valeur dans les combats et plus encore par sa sagesse dans les conseils. Maintenant, errant dans toute l'étendue des mers, il parcourt tous les écueils les plus terribles. Sa patrie semble fuir devant lui. Pénélope, sa femme, et moi, qui suis son fils, nous avons perdu l'espérance de le revoir. Je cours, avec les mÃÂȘmes dangers que lui, pour apprendre oÃÂč il est. Mais que dis-je? peut-ÃÂȘtre qu'il est maintenant enseveli dans les profonds abÃmes de la mer. Ayez pitié de nos malheurs; et, si vous savez, Î déesse, ce que les destinées ont fait pour sauver ou pour perdre Ulysse, daignez en instruire son fils Télémaque. Calypso, étonnée et attendrie de voir dans une si vive jeunesse tant de sagesse et d'éloquence, ne pouvait rassasier ses yeux en le regardant; et elle demeurait en silence. Enfin elle lui dit - Télémaque, nous vous apprendrons ce qui est arrivé à votre pÚre. Mais l'histoire en est longue il est temps de vous délasser de tous vos travaux. Venez dans ma demeure, oÃÂč je vous recevrai comme mon fils venez; vous serez ma consolation dans cette solitude; et je ferai votre bonheur, pourvu que vous sachiez en jouir. Télémaque suivait la déesse environnée d'une foule de jeunes nymphes, au-dessus desquelles elle s'élevait de toute la tÃÂȘte, comme un grand chÃÂȘne dans une forÃÂȘt élÚve ses branches épaisses au-dessus de tous les arbres qui l'environnent. Il admirait l'éclat de sa beauté, la riche pourpre de sa robe longue et flottante, ses cheveux noués par-derriÚre négligemment mais avec grùce, le feu qui sortait de ses yeux et la douceur qui tempérait cette vivacité. Mentor, les yeux baissés, gardant un silence modeste, suivait Télémaque. On arriva à la porte de la grotte de Calypso, oÃÂč Télémaque fut surpris de voir, avec une apparence de simplicité rustique, tout ce qui peut charmer les yeux. On n'y voyait ni or, ni argent, ni marbre, ni colonnes, ni tableaux, ni statues cette grotte était taillée dans le roc, en voûte pleine de rocailles et de coquilles; elle était tapissée d'une jeune vigne qui étendait ses branches souples également de tous cÎtés. Les doux zéphyrs conservaient en ce lieu, malgré les ardeurs du soleil, une délicieuse fraÃcheur. Des fontaines, coulant avec un doux murmure sur des prés semés d'amarantes et de violettes, formaient en divers lieux des bains aussi purs et aussi clairs que le cristal; mille fleurs naissantes émaillaient les tapis verts dont la grotte était environnée. Là on trouvait un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d'or, et dont la fleur, qui se renouvelle dans toutes les saisons, répand le plus doux de tous les parfums; ce bois semblait couronner ces belles prairies et formait une nuit que les rayons du soleil ne pouvaient percer. Là on n'entendait jamais que le chant des oiseaux ou le bruit d'un ruisseau, qui, se précipitant du haut d'un rocher, tombait à gros bouillons pleins d'écume et s'enfuyait au travers de la prairie. La grotte de la déesse était sur le penchant d'une colline. De là on découvrait la mer, quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois follement irritée contre les rochers, oÃÂč elle se brisait en gémissant, et élevant ses vagues comme des montagnes. D'un autre cÎté, on voyait une riviÚre oÃÂč se formaient des Ãles bordées de tilleuls fleuris et de hauts peupliers qui portaient leurs tÃÂȘtes superbes jusque dans les nues. Les divers canaux qui formaient les Ãles semblaient se jouer dans la campagne les uns roulaient leurs eaux claires avec rapidité; d'autres avaient une eau paisible et dormante; d'autres, par de longs détours, revenaient sur leurs pas, comme pour remonter vers leur source, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords enchantés. On apercevait de loin des collines et des montagnes qui se perdaient dans les nues et dont la figure bizarre formait un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Les montagnes voisines étaient couvertes de pampre vert, qui pendait en festons le raisin, plus éclatant que la pourpre, ne pouvait se cacher sous les feuilles, et la vigne était accablée sous son fruit. Le figuier, l'olivier, le grenadier et tous les autres arbres couvraient la campagne et en faisaient un grand jardin. Calypso, ayant montré à Télémaque toutes ces beautés naturelles, lui dit - Reposez-vous; vos habits sont mouillés, il est temps que vous en changiez ensuite nous nous reverrons, et je vous raconterai des histoires dont votre coeur sera touché. En mÃÂȘme temps elle le fit entrer avec Mentor dans le lieu le plus secret et le plus reculé d'une grotte voisine de celle oÃÂč la déesse demeurait. Les nymphes avaient eu soin d'allumer en ce lieu un grand feu de bois de cÚdre, dont la bonne odeur se répandait de tous cÎtés, et elles y avaient laissé des habits pour les nouveaux hÎtes. Télémaque, voyant qu'on lui avait destiné une tunique d'une laine fine, dont la blancheur effaçait celle de la neige, et une robe de pourpre avec une broderie d'or, prit le plaisir qui est naturel à un jeune homme, en considérant cette magnificence. Mentor lui dit d'un ton grave - Est-ce donc là , Î Télémaque, les pensées qui doivent occuper le coeur du fils d'Ulysse? Songez plutÎt à soutenir la réputation de votre pÚre et à vaincre la fortune qui vous persécute. Un jeune homme qui aime à se parer vainement, comme une femme, est indigne de la sagesse et de la gloire la gloire n'est due qu'à un coeur qui sait souffrir la peine et fouler aux pieds les plaisirs. Télémaque répondit en soupirant - Que les dieux me fassent périr plutÎt que de souffrir que la mollesse et la volupté s'emparent de mon coeur! Non, non, le fils d'Ulysse ne sera jamais vaincu par les charmes d'une vie lùche et efféminée. Mais quelle faveur du ciel nous a fait trouver, aprÚs notre naufrage, cette déesse ou cette mortelle qui nous comble de biens? - Craignez - repartit Mentor - qu'elle ne vous accable de maux; craignez ses trompeuses douceurs plus que les écueils qui ont brisé votre navire le naufrage et la mort sont moins affreux que les plaisirs qui attaquent la vertu. Gardez-vous bien de croire ce qu'elle vous racontera. La jeunesse est présomptueuse; elle se promet tout d'elle-mÃÂȘme quoique fragile, elle croit pouvoir tout et n'avoir jamais rien à craindre; elle se confie légÚrement et sans précaution. Gardez-vous d'écouter les paroles douces et flatteuses de Calypso, qui se glisseront comme un serpent sous les fleurs; craignez le poison caché; défiez-vous de vous-mÃÂȘme, et attendez toujours mes conseils. Ensuite ils retournÚrent auprÚs de Calypso, qui les attendait. Les nymphes, avec leurs cheveux tressés et des habits blancs, servirent d'abord un repas simple, mais exquis pour le goût et pour la propreté. On n'y voyait aucune autre viande que celle des oiseaux qu'elles avaient pris dans des filets ou des bÃÂȘtes qu'elles avaient percées de leurs flÚches à la chasse. Un vin plus doux que le nectar coulait des grands vases d'argent dans des tasses d'or couronnées de fleurs. On apporta dans des corbeilles tous les fruits que le printemps promet et que l'automne répand sur la terre. En mÃÂȘme temps, quatre jeunes nymphes se mirent à chanter. D'abord elles chantÚrent le combat des dieux contre les géants, puis les amours de Jupiter et de Sémélé, la naissance de Bacchus et son éducation conduite par le vieux SilÚne, la course d'Atalante et d'HippomÚne, qui fut vainqueur par le moyen des pommes d'or venues du jardin des Hespérides, enfin la guerre de Troie fut aussi chantée les combats d'Ulysse et sa sagesse furent élevés jusqu'aux cieux. La premiÚre des nymphes, qui s'appelait Leucothoé, joignit les accords de sa lyre à ces douces voix. Quand Télémaque entendit le nom de son pÚre, les larmes qui coulÚrent le long de ses joues donnÚrent un nouveau lustre à sa beauté. Mais comme Calypso aperçut qu'il ne pouvait manger et qu'il était saisi de douleur, elle fit signe aux nymphes. A l'instant on chanta le combat des Centaures avec les Lapithes et la descente d'Orphée aux enfers pour en retirer Eurydice. Quand le repas fut fini, la déesse prit Télémaque et lui parla ainsi - Vous voyez - fils du grand Ulysse - avec quelle faveur je vous reçois. Je suis immortelle nul mortel ne peut entrer dans cette Ãle sans ÃÂȘtre puni de sa témérité, et votre naufrage mÃÂȘme ne vous garantirait pas de mon indignation, si d'ailleurs je ne vous aimais. Votre pÚre a eu le mÃÂȘme bonheur que vous; mais hélas! il n'a pas su en profiter. Je l'ai gardé longtemps dans cette Ãle il n'a tenu qu'à lui d'y vivre avec moi dans un état immortel, mais l'aveugle passion de revoir sa misérable patrie lui fit rejeter tous ces avantages. Vous voyez tout ce qu'il a perdu pour revoir Ithaque, qu'il n'a pu revoir. Il voulut me quitter il partit; et je fus vengée par la tempÃÂȘte son vaisseau, aprÚs avoir été le jouet des vents, fut enseveli dans les ondes. Profitez d'un si triste exemple. AprÚs son naufrage, vous n'avez plus rien à espérer, ni pour le revoir, ni pour régner jamais dans l'Ãle d'Ithaque aprÚs lui consolez-vous de l'avoir perdu, puisque vous trouvez ici une divinité prÃÂȘte à vous rendre heureux et un royaume, qu'elle vous offre. La déesse ajouta à ces paroles de longs discours pour montrer combien Ulysse avait été heureux auprÚs d'elle; elle raconta ses aventures dans la caverne du cyclope PolyphÚme et chez Antiphate, roi des Lestrygons; elle n'oublia pas ce qui lui était arrivé dans l'Ãle de Circé, fille du Soleil, ni les dangers qu'il avait courus entre Scylla et Charybde. Elle représenta la derniÚre tempÃÂȘte que Neptune avait excitée contre lui quand il partit d'auprÚs d'elle. Elle voulut faire entendre qu'il était péri dans ce naufrage, et elle supprima son arrivée dans l'Ãle des Phéaciens. Télémaque, qui s'était d'abord abandonné trop promptement à la joie d'ÃÂȘtre si bien traité de Calypso, reconnut enfin son artifice et la sagesse des conseils que Mentor venait de lui donner. Il répondit en peu de mots - O déesse, pardonnez à ma douleur; maintenant je ne puis que m'affliger. Peut-ÃÂȘtre que dans la suite j'aurai plus de force pour goûter la fortune que vous m'offrez laissez-moi en ce moment pleurer mon pÚre; vous savez mieux que moi combien il mérite d'ÃÂȘtre pleuré. Calypso n'osa d'abord le presser davantage elle feignit mÃÂȘme d'entrer dans sa douleur et de s'attendrir pour Ulysse. Mais pour mieux connaÃtre les moyens de toucher son coeur, elle lui demanda comment il avait fait naufrage et par quelles aventures il était sur ces cÎtes. - Le récit de mes malheurs - dit-il - serait trop long. - Non, non - répondit-elle - il me tarde de les savoir; hùtez-vous de me les raconter. Elle le pressa longtemps. Enfin il ne put lui résister, et il parla ainsi "J'étais parti d'Ithaque pour aller demander aux autres rois revenus du siÚge de Troie des nouvelles de mon pÚre. Les amants de ma mÚre Pénélope furent surpris de mon départ j'avais pris soin de le leur cacher, connaissant leur perfidie. Nestor, que je vis à Pylos, ni Ménélas, qui me reçut avec amitié dans Lacédémone, ne purent m'apprendre si mon pÚre était encore en vie. Lassé de vivre toujours en suspens et dans l'incertitude, je me résolus d'aller dans la Sicile, oÃÂč j'avais ouï dire que mon pÚre avait été jeté par les vents. Mais le sage Mentor, que vous voyez ici présent, s'opposait à ce téméraire dessein. Il me représentait, d'un cÎté, les Cyclopes, géants monstrueux qui dévorent les hommes, de l'autre, la flotte d'Enée et des Troyens, qui étaient sur ces cÎtes. Ces Troyens - disait-il - sont animés contre tous les Grecs; mais surtout ils répandraient avec plaisir le sang du fils d'Ulysse. Retournez - continuait-il - en Ithaque peut-ÃÂȘtre que votre pÚre, aimé des dieux, y sera aussitÎt que vous. Mais, si les dieux ont résolu sa perte, s'il ne doit jamais revoir sa patrie, du moins il faut que vous alliez le venger, délivrer votre mÚre, montrer votre sagesse à tous les peuples et faire voir en vous à toute la GrÚce un roi aussi digne de régner que le fut jamais Ulysse lui-mÃÂȘme." Ces paroles étaient salutaires; mais je n'étais pas assez prudent pour les écouter. Je n'écoutai que ma passion. Le sage Mentor m'aima jusqu'à me suivre dans un voyage téméraire, que j'entreprenais contre ses conseils, et les dieux permirent que je fisse une faute qui devait servir à me corriger de ma présomption." Pendant qu'il parlait, Calypso regardait Mentor. Elle était étonnée elle croyait sentir en lui quelque chose de divin; mais elle ne pouvait démÃÂȘler ses pensées confuses; ainsi elle demeurait pleine de crainte et de défiance à la vue de cet inconnu. Alors elle appréhenda de laisser voir son trouble. - Continuez - dit-elle à Télémaque - et satisfaites ma curiosité. Télémaque reprit ainsi "Nous eûmes assez longtemps un vent favorable pour aller en Sicile; mais ensuite une noire tempÃÂȘte déroba le ciel à nos yeux, et nous fûmes enveloppés dans une profonde nuit. A la lueur des éclairs, nous aperçûmes d'autres vaisseaux exposés au mÃÂȘme péril, et nous reconnûmes bientÎt que c'étaient les vaisseaux d'Enée ils n'étaient pas moins à craindre pour nous que les rochers. Alors je compris, mais trop tard, ce que l'ardeur d'une jeunesse imprudente m'avait empÃÂȘché de considérer attentivement. Mentor parut dans ce danger, non seulement ferme et intrépide, mais encore plus gai qu'à l'ordinaire c'était lui qui m'encourageait; je sentais qu'il m'inspirait une force invincible. Il donnait tranquillement tous les ordres, pendant que le pilote était troublé. Je lui disais "Mon cher Mentor, pourquoi ai-je refusé de suivre vos conseils? Ne suis-je pas malheureux d'avoir voulu me croire moi-mÃÂȘme, dans un ùge oÃÂč l'on n'a ni prévoyance de l'avenir, ni expérience du passé, ni modération pour ménager le présent? O si jamais nous échappons de cette tempÃÂȘte, je me défierai de moi-mÃÂȘme comme de mon plus dangereux ennemi c'est vous, Mentor, que je croirai toujours." Mentor, en souriant, me répondit "Je n'ai garde de vous reprocher la faute que vous avez faite; il suffit que vous la sentiez et qu'elle vous serve à ÃÂȘtre une autre fois plus modéré dans vos désirs. Mais, quand le péril sera passé, la présomption reviendra peut-ÃÂȘtre. Maintenant il faut se soutenir par le courage. Avant que de se jeter dans le péril, il faut le prévoir et le craindre; mais, quand on y est, il ne reste plus qu'à le mépriser. Soyez donc le digne fils d'Ulysse; montrez un coeur plus grand que tous les maux qui vous menacent." La douceur et le courage du sage Mentor me charmÚrent; mais je fus encore bien plus surpris quand je vis avec quelle adresse il nous délivra des Troyens. Dans le moment oÃÂč le ciel commençait à s'éclaircir et oÃÂč les Troyens, nous voyant de prÚs, n'auraient pas manqué de nous reconnaÃtre, il remarqua un de leurs vaisseaux presque semblable à celui des nÎtres que la tempÃÂȘte avait écarté, et dont la poupe était couronnée de certaines fleurs il se hùta de mettre sur notre poupe des couronnes de fleurs semblables; il les attacha lui-mÃÂȘme avec des bandelettes de la mÃÂȘme couleur que celles des Troyens; il ordonna à tous nos rameurs de se baisser le plus qu'ils pourraient le long de leurs bancs, pour n'ÃÂȘtre point reconnus des ennemis. En cet état, nous passùmes au milieu de leur flotte ils poussÚrent des cris de joie en nous voyant, comme en voyant des compagnons qu'ils avaient crus perdus. Nous fûmes mÃÂȘme contraints par la violence de la mer d'aller assez longtemps avec eux. Enfin, nous demeurùmes un peu derriÚre, et, pendant que les vents impétueux les poussaient vers l'Afrique, nous fÃmes les derniers efforts pour aborder à force de rames sur la cÎte voisine de Sicile. Nous y arrivùmes en effet, mais ce que nous cherchions n'était guÚre moins funeste que la flotte qui nous faisait fuir nous trouvùmes sur cette cÎte de Sicile d'autres Troyens ennemis des Grecs. C'était là que régnait le vieux Aceste, sorti de Troie. A peine fûmes-nous arrivés sur ce rivage, que les habitants crurent que nous étions ou d'autres peuples de l'Ãle armés pour les surprendre, ou des étrangers qui venaient s'emparer de leurs terres. Ils brûlent notre vaisseau; dans le premier emportement, ils égorgent tous nos compagnons ils ne réservent que Mentor et moi pour nous présenter à Aceste, afin qu'il pût savoir de nous quels étaient nos desseins et d'oÃÂč nous venions. Nous entrons dans la ville avec les mains liées derriÚre le dos, et notre mort n'était retardée que pour nous faire servir de spectacle à un peuple cruel quand on saurait que nous étions Grecs. On nous présenta d'abord à Aceste, qui, tenant son sceptre d'or en main, jugeait les peuples et se préparait à un grand sacrifice. Il nous demande d'un ton sévÚre quel est notre pays et le sujet de notre voyage. Mentor se hùta de répondre, et lui dit "Nous venons des cÎtes de la grande Hespérie, et notre patrie n'est pas loin de là ." Ainsi il évita de dire que nous étions Grecs. Mais Aceste, sans l'écouter davantage, et nous prenant pour des étrangers qui cachaient leur dessein, ordonna qu'on nous envoyùt dans une forÃÂȘt voisine, oÃÂč nous servirions en esclaves sous ceux qui gouvernaient ses troupeaux. Cette condition me parut plus dure que la mort. Je m'écriai "O roi, faites-nous mourir plutÎt que de nous traiter si indignement. Sachez que je suis Télémaque, fils du sage Ulysse, roi des Ithaciens. Je cherche mon pÚre dans toutes les mers; si je ne puis ni le trouver, ni retourner dans ma patrie, ni éviter la servitude, Îtez-moi la vie, que je ne saurais supporter." A peine eus-je prononcé ces mots, que tout le peuple ému s'écria qu'il fallait faire périr le fils de ce cruel Ulysse, dont les artifices avaient renversé la ville de Troie. "O fils d'Ulysse - me dit Aceste - je ne puis refuser votre sang aux mùnes de tant de Troyens que votre pÚre a précipités sur les rivages du noir Cocyte vous et celui qui vous mÚne, vous périrez." En mÃÂȘme temps, un vieillard de la troupe proposa au roi de nous immoler sur le tombeau d'Anchise. "Leur sang - disait-il - sera agréable à l'ombre de ce héros; Enée mÃÂȘme, quand il saura un tel sacrifice, sera touché de voir combien vous aimez ce qu'il avait de plus cher au monde." Tout le peuple applaudit à cette proposition, et on ne songea plus qu'à nous immoler. Déjà on nous menait sur le tombeau d'Anchise on y avait dressé deux autels, oÃÂč le feu sacré était allumé; le glaive qui devait nous percer était devant nos yeux; on nous avait couronnés de fleurs, et nulle compassion ne pouvait garantir notre vie. C'était fait de nous, quand Mentor demanda tranquillement à parler au roi. Il lui dit "O Aceste, si le malheur du jeune Télémaque, qui n'a jamais porté les armes contre les Troyens, ne peut vous toucher, du moins que votre propre intérÃÂȘt vous touche. La science que j'ai acquise des présages et de la volonté des dieux me fait connaÃtre qu'avant que trois jours soient écoulés vous serez attaqué par des peuples barbares, qui viennent comme un torrent du haut des montagnes pour inonder votre ville et pour ravager tout votre pays. Hùtez-vous de les prévenir mettez vos peuples sous les armes et ne perdez pas un moment pour retirer au-dedans de vos murailles les riches troupeaux que vous avez dans la campagne. Si ma prédiction est fausse, vous serez libre de nous immoler dans trois jours; si, au contraire, elle est véritable, souvenez-vous qu'on ne doit pas Îter la vie à ceux de qui on la tient." Aceste fut étonné de ces paroles, que Mentor lui disait avec une assurance qu'il n'avait jamais trouvée en aucun homme. "Je vois bien - répondit-il - Î étranger, que les dieux, qui vous ont si mal partagé pour tous les dons de la fortune, vous ont accordé une sagesse qui est plus estimable que toutes les prospérités." En mÃÂȘme temps, il retarda le sacrifice, et donna avec diligence les ordres nécessaires pour prévenir l'attaque dont Mentor l'avait menacé. On ne voyait de tous cÎtés que des femmes tremblantes, des vieillards courbés, de petits enfants, les larmes aux yeux, qui se retiraient dans la ville. Les boeufs mugissants et les brebis bÃÂȘlantes venaient en foule, quittant les gras pùturages, et ne pouvant trouver assez d'étables pour ÃÂȘtre mis à couvert. C'était, de toutes parts, des cris confus de gens qui se poussaient les uns les autres, qui ne pouvaient s'entendre, qui prenaient dans ce trouble un inconnu pour leur ami, et qui couraient sans savoir oÃÂč tendaient leurs pas. Mais les principaux de la ville, se croyant plus sages que les autres, s'imaginaient que Mentor était un imposteur, qui avait fait une fausse prédiction pour sauver sa vie. Avant la fin du troisiÚme jour, pendant qu'ils étaient pleins de ces pensées, on vit sur le penchant des montagnes voisines un tourbillon de poussiÚre; puis on aperçut une troupe innombrable de Barbares armés c'étaient les Himériens, peuples féroces, avec les nations qui habitent sur les monts Nébrodes et sur le sommet d'Acratas, oÃÂč rÚgne un hiver que les zéphyrs n'ont jamais adouci. Ceux qui avaient méprisé la sage prédiction de Mentor perdirent leurs esclaves et leurs troupeaux. Le roi dit à Mentor "J'oublie que vous ÃÂȘtes des Grecs nos ennemis deviennent nos amis fidÚles. Les dieux vous ont envoyés pour nous sauver; je n'attends pas moins de votre valeur que de la sagesse de vos conseils; hùtez-vous de nous secourir." Mentor montre dans ses yeux une audace qui étonne les plus fiers combattants. Il prend un bouclier, un casque, une épée, une lance; il range les soldats d'Aceste; il marche à leur tÃÂȘte et s'avance en bon ordre vers les ennemis. Aceste, quoique plein de courage, ne peut, dans sa vieillesse, le suivre que de loin. Je le suis de plus prÚs; mais je ne puis égaler sa valeur. Sa cuirasse ressemblait, dans le combat, à l'immortelle égide. La mort courait de rang en rang partout sous ses coups. Semblable à un lion de Numidie que la cruelle faim dévore, et qui entre dans un troupeau de faibles brebis il déchire, il égorge, il nage dans le sang, et les bergers, loin de secourir le troupeau, fuient tremblants, pour se dérober à sa fureur. Ces Barbares, qui espéraient de surprendre la ville, furent eux-mÃÂȘmes surpris et déconcertés. Les sujets d'Aceste, animés par l'exemple et par les ordres de Mentor, eurent une vigueur dont ils ne se croyaient point capables. De ma lance je renversai le fils du roi de ce peuple ennemi. Il était de mon ùge, mais il était plus grand que moi car ce peuple venait d'une race de géants qui étaient de la mÃÂȘme origine que les Cyclopes. Il méprisait un ennemi aussi faible que moi mais, sans m'étonner de sa force prodigieuse, ni de son air sauvage et brutal, je poussai ma lance contre sa poitrine, et je lui fis vomir, en expirant, des torrents d'un sang noir. Il pensa m'écraser. Dans sa chute, le bruit de ses armes retentit jusqu'aux montagnes. Je pris ses dépouilles, et je revins à Aceste avec les armes du mort que j'avais enlevées. Mentor, ayant achevé de mettre les ennemis en désordre, les tailla en piÚces et poussa les fuyards jusque dans les forÃÂȘts. Un succÚs si inespéré fit regarder Mentor comme un homme chéri et inspiré des dieux. Aceste, touché de reconnaissance, nous avertit qu'il craignait tout pour nous, si les vaisseaux d'Enée revenaient en Sicile il nous en donna un pour retourner en notre pays, nous combla de présents, et nous pressa de partir pour prévenir tous les malheurs qu'il prévoyait; mais il ne voulut nous donner ni un pilote, ni des rameurs de sa nation, de peur qu'ils ne fussent trop exposés sur les cÎtes de la GrÚce. Il nous donna des marchands phéniciens, qui, étant en commerce avec tous les peuples du monde, n'avaient rien à craindre et qui devaient ramener le vaisseau à Aceste quand ils nous auraient laissés à Ithaque. Mais les dieux, qui se jouent des desseins des hommes, nous réservaient à d'autres dangers. Second livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Suite du récit de Télémaque. Le vaisseau tyrien qu'il montait ayant été pris par une flotte de Sésostris, Mentor et lui sont faits prisonniers et conduits en Egypte. Richesses et merveilles de ce pays sagesse de son gouvernement. Télémaque et Mentor sont traduits devant Sésostris, qui renvoie l'examen de leur affaire à un de ses officiers appelé Métophis. Par ordre de cet officier, Mentor est vendu à des Ethiopiens qui l'emmÚnent dans leur pays, et Télémaque est réduit à conduire un troupeau dans le désert d'Oasis. Là , Termosiris, prÃÂȘtre d'Apollon, adoucit la rigueur de son exil en lui apprenant à imiter le dieu, qui, étant contraint de garder les troupeaux d'AdmÚte, roi de Thessalie, se consolait de sa disgrùce en polissant les moeurs sauvages des bergers. BientÎt Sésostris, informé de tout ce que Télémaque faisait de merveilleux dans les déserts d'Oasis, le rappelle auprÚs de lui, reconnaÃt son innocence, et lui promet de le renvoyer à Ithaque. Mais la mort de ce prince replonge Télémaque dans de nouveaux malheurs il est emprisonné dans une tour sur le bord de la mer, d'oÃÂč il voit Bocchoris, nouveau roi d'Egypte, périr dans un combat contre ses sujets révoltés et secourus par les Phéniciens. Les Tyriens, par leur fierté, avaient irrité contre eux le grand roi Sésostris, qui régnait en Egypte, et qui avait conquis tant de royaumes. Les richesses qu'ils ont acquises par le commerce et la force de l'imprenable ville de Tyr, située dans la mer, avaient enflé le coeur de ces peuples. Ils avaient refusé de payer à Sésostris le tribut qu'il leur avait imposé en revenant de ses conquÃÂȘtes, et ils avaient fourni des troupes à son frÚre, qui avait voulu, à son retour, le massacrer au milieu des réjouissances d'un grand festin. Sésostris avait résolu, pour abattre leur orgueil, de troubler leur commerce dans toutes les mers. Ses vaisseaux allaient de tous cÎtés cherchant les Phéniciens. Une flotte égyptienne nous rencontra, comme nous commencions à perdre de vue les montagnes de la Sicile. Le port et la terre semblaient fuir derriÚre nous et se perdre dans les nues. En mÃÂȘme temps nous voyons approcher les navires des Egyptiens, semblables à une ville flottante. Les Phéniciens les reconnurent et voulurent s'en éloigner; mais il n'était plus temps. Leurs voiles étaient meilleures que les nÎtres; le vent les favorisait; leurs rameurs étaient en plus grand nombre ils nous abordent, nous prennent et nous emmÚnent prisonniers en Egypte. En vain je leur représentai que je n'étais pas Phénicien; à peine daignÚrent-ils m'écouter ils nous regardÚrent comme des esclaves dont les Phéniciens trafiquaient, et ils ne songÚrent qu'au profit d'une telle prise. Déjà nous remarquons les eaux de la mer qui blanchissent par le mélange de celles du Nil, et nous voyons la cÎte d'Egypte, presque aussi basse que la mer. Ensuite nous arrivons à l'Ãle de Pharos, voisine de la ville de No; de là nous remontons le Nil jusques à Memphis. Si la douleur de notre captivité ne nous eût rendus insensibles à tous les plaisirs, nos yeux auraient été charmés de voir cette fertile terre d'Egypte, semblable à un jardin délicieux arrosé d'un nombre infini de canaux. Nous ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans apercevoir des villes opulentes, des maisons de campagne agréablement situées, des terres qui se couvraient tous les ans d'une moisson dorée sans se reposer jamais, des prairies pleines de troupeaux, des laboureurs qui étaient accablés sous le poids des fruits que la terre épanchait de son sein, des bergers qui faisaient répéter les doux sons de leurs flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échos d'alentour. "Heureux - disait Mentor - le peuple qui est conduit par un sage roi! Il est dans l'abondance; il vit heureux, et aime celui à qui il doit tout son bonheur. C'est ainsi, ajoutait-il, Î Télémaque, que vous devez régner et faire la joie de vos peuples, si jamais les dieux vous font posséder le royaume de votre pÚre. Aimez vos peuples comme vos enfants; goûtez le plaisir d'ÃÂȘtre aimé d'eux, et faites qu'ils ne puissent jamais sentir la paix et la joie sans se ressouvenir que c'est un bon roi qui leur a fait ces riches présents. Les rois qui ne songent qu'à se faire craindre et qu'à abattre leurs sujets pour les rendre plus soumis sont les fléaux du genre humain. Ils sont craints comme ils le veulent ÃÂȘtre; mais ils sont haïs, détestés, et ils ont encore plus à craindre de leurs sujets que leurs sujets n'ont à craindre d'eux." Je répondais à Mentor "Hélas! il n'est pas question de songer aux maximes suivant lesquelles on doit régner il n'y a plus d'Ithaque pour nous; nous ne reverrons jamais ni notre patrie, ni Pénélope, et, quand mÃÂȘme Ulysse retournerait plein de gloire dans son royaume, il n'aura jamais la joie de m'y voir; jamais je n'aurai celle de lui obéir pour apprendre à commander. Mourons, mon cher Mentor; nulle autre pensée ne nous est plus permise mourons, puisque les dieux n'ont aucune pitié de nous." En parlant ainsi, de profonds soupirs entrecoupaient toutes mes paroles. Mais Mentor, qui craignait les maux avant quels arrivassent, ne savait plus ce que c'était que de les craindre dÚs qu'ils étaient arrivés. "Indigne fils du sage Ulysse - s'écriait-il - quoi donc! vous vous laissez vaincre à votre malheur! Sachez que vous reverrez un jour l'Ãle d'Ithaque et Pénélope. Vous verrez mÃÂȘme dans sa premiÚre gloire celui que vous n'avez point connu, l'invincible Ulysse, que la fortune ne peut abattre, et qui, dans ses malheurs, encore plus grands que les vÎtres, vous apprend à ne vous décourager jamais. O s'il pouvait apprendre, dans les terres éloignées oÃÂč la tempÃÂȘte l'a jeté, que son fils ne sait imiter ni sa patience, ni son courage, cette nouvelle l'accablerait de honte et lui serait plus rude que tous les malheurs qu'il souffre depuis si longtemps." Ensuite Mentor me faisait remarquer la joie et l'abondance répandue dans toute la campagne d'Egypte, oÃÂč l'on comptait jusqu'à vingt-deux mille villes. Il admirait la bonne police de ces villes; la justice exercée en faveur du pauvre contre le riche; la bonne éducation des enfants, qu'on accoutumait à l'obéissance, au travail, à la sobriété, à l'amour des arts ou des lettres; l'exactitude pour toutes les cérémonies de religion; le désintéressement, le désir de l'honneur, la fidélité pour les hommes et la crainte pour les dieux, que chaque pÚre inspirait à ses enfants. Il ne se lassait point d'admirer ce bel ordre. "Heureux - me disait-il sans cesse - le peuple qu'un sage roi conduit ainsi! Mais encore plus heureux le roi qui fait le bonheur de tant de peuples et qui trouve le sien dans sa vertu! Il est plus que craint, car il est aimé. Non seulement on lui obéit, mais encore il est le roi de tous les coeurs chacun, bien loin de vouloir s'en défaire, craint de le perdre et donnerait sa vie pour lui," Je remarquais ce que disait Mentor, et je sentais renaÃtre mon courage au fond de mon coeur, à mesure que ce sage ami me parlait. AussitÎt que nous fûmes arrivés à Memphis, ville opulente et magnifique, le gouverneur ordonna que nous irions jusqu'à ThÚbes pour ÃÂȘtre présentés au roi Sésostris, qui voulait examiner les choses par lui-mÃÂȘme et qui était fort animé contre les Tyriens. Nous remontùmes donc encore le long du Nil, jusqu'à cette fameuse ThÚbes à cent portes, oÃÂč habitait ce grand roi. Cette ville nous parut d'une étendue immense et plus peuplée que les plus florissantes villes de GrÚce. La police y est parfaite pour la propreté des rues, pour le cours des eaux, pour la commodité des bains, pour la culture des arts et pour la sûreté publique. Les places sont ornées de fontaines et d'obélisques; les temples sont de marbre, et d'une architecture simple, mais majestueuse. Le palais du prince est lui seul comme une grande ville on n'y voit que colonnes de marbre, que pyramides et obélisques, que statues colossales, que meubles d'or et d'argent massif. Ceux qui nous avaient pris dirent au roi que nous avions été trouvés dans un navire phénicien. Il écoutait chaque jour, à certaines heures réglées, tous ceux de ses sujets qui avaient ou des plaintes à lui faire, ou des avis à lui donner. Il ne méprisait ni ne rebutait personne, et ne croyait ÃÂȘtre roi que pour faire du bien à tous ses sujets, qu'il aimait comme ses enfants. Pour les étrangers, il les recevait avec bonté, et voulait les voir, parce qu'il croyait qu'on apprenait toujours quelque chose d'utile en s'instruisant des moeurs et des maniÚres des peuples éloignés. Cette curiosité du roi fit qu'on nous présenta à lui. Il était sur un trÎne d'ivoire, tenant en main un sceptre d'or. Il était déjà vieux, mais agréable, plein de douceur et de majesté il jugeait tous les jours les peuples avec une patience et une sagesse qu'on admirait sans flatterie. AprÚs avoir travaillé toute la journée à régler les affaires et à rendre une exacte justice, il se délassait le soir à écouter des hommes savants ou à converser avec les plus honnÃÂȘtes gens, qu'il savait bien choisir pour les admettre dans sa familiarité. On ne pouvait lui reprocher en toute sa vie que d'avoir triomphé avec trop de faste des rois qu'il avait vaincus et de s'ÃÂȘtre confié à un de ses sujets que je vous dépeindrai tout à l'heure. Quand il me vit, il fut touché de ma jeunesse et de ma douleur; il me demanda ma patrie et mon nom. Nous fûmes étonnés de la sagesse qui parlait par sa bouche. Je lui répondis "O grand roi, vous n'ignorez pas le siÚge de Troie, qui a duré dix ans, et sa ruine, qui a coûté tant de sang à toute la GrÚce. Ulysse, mon pÚre, a été un des principaux rois qui ont ruiné cette ville il erre sur toutes les mers, sans pouvoir retrouver l'Ãle d'Ithaque, qui est son royaume. Je le cherche, et un malheur semblable au sien fait que j'ai été pris. Rendez-moi à mon pÚre et à ma patrie. Ainsi puissent les dieux vous conserver à vos enfants et leur faire sentir la joie de vivre sous un si bon pÚre!" Sésostris continuait à me regarder d'un oeil de compassion; mais, voulant savoir si ce que je disais était vrai, il nous renvoya à un de ses officiers, qui fut chargé de savoir de ceux qui avaient pris notre vaisseau si nous étions effectivement ou Grecs ou Phéniciens. "S'ils sont Phéniciens - dit le roi - il faut doublement les punir, pour ÃÂȘtre nos ennemis, et plus encore pour avoir voulu nous tromper par un lùche mensonge; si au contraire ils sont Grecs, je veux qu'on les traite favorablement et qu'on les renvoie dans leur pays sur un de mes vaisseaux car j'aime la GrÚce; plusieurs Egyptiens y ont donné des lois. Je connais la vertu d'Hercule; la gloire d'Achille est parvenue jusqu'à nous, et j'admire ce qu'on m'a raconté de la sagesse du malheureux Ulysse mon plaisir est de secourir la vertu malheureuse." L'officier auquel le roi renvoya l'examen de notre affaire avait l'ùme aussi corrompue et aussi artificieuse que Sésostris était sincÚre et généreux. Cet officier se nommait Métophis. Il nous interrogea pour tùcher de nous surprendre, et, comme il vit que Mentor répondait avec plus de sagesse que moi, il le regarda avec aversion et avec défiance car les méchants s'irritent contre les bons. Il nous sépara, et, depuis ce moment, je ne sus point ce qu'était devenu Mentor. Cette séparation fut un coup de foudre pour moi. Métophis espérait toujours qu'en nous questionnant séparément il pourrait nous faire dire des choses contraires; surtout il croyait m'éblouir par ses promesses flatteuses et me faire avouer ce que Mentor lui aurait caché. Enfin il ne cherchait pas de bonne foi la vérité; mais il voulait trouver quelque prétexte de dire au roi que nous étions des Phéniciens, pour nous faire ses esclaves. En effet, malgré notre innocence et malgré la sagesse du roi, il trouva le moyen de le tromper. Hélas! à quoi les rois sont-ils exposés! Les plus sages mÃÂȘmes sont souvent surpris. Des hommes artificieux et intéressés les environnent; les bons se retirent, parce qu'ils ne sont ni empressés ni flatteurs. Les bons attendent qu'on les cherche, et les princes ne savent guÚre les aller chercher; au contraire, les méchants sont hardis, trompeurs, empressés à s'insinuer et à plaire, adroits à dissimuler, prÃÂȘts à tout faire contre l'honneur et la conscience pour contenter les passions de celui qui rÚgne. O qu'un roi est malheureux d'ÃÂȘtre exposé aux artifices des méchants! Il est perdu, s'il ne repousse la flatterie et s'il n'aime ceux qui disent hardiment la vérité. Voilà les réflexions que je faisais dans mon malheur, et je rappelais tout ce que j'avais ouï dire à Mentor. Cependant Métophis m'envoya vers les montagnes du désert d'Oasis avec ses esclaves, afin que je servisse avec eux à conduire ses grands troupeaux." En cet endroit, Calypso interrompit Télémaque, disant - Eh bien! que fÃtes-vous alors, vous qu'aviez préféré en Sicile la mort à la servitude? Télémaque répondit "Mon malheur croissait toujours; je n'avais plus la misérable consolation de choisir entre la servitude et la mort il fallut ÃÂȘtre esclave et épuiser, pour ainsi dire, toutes les rigueurs de la fortune. Il ne me restait plus aucune espérance, et je ne pouvais pas mÃÂȘme dire un mot pour travailler à me délivrer. Mentor m'a dit depuis qu'on l'avait vendu à des Ethiopiens, et qu'il les avait suivis en Ethiopie. Pour moi, j'arrivai dans des déserts affreux on y voit des sables brûlants au milieu des plaines; des neiges qui ne se fondent jamais font un hiver perpétuel sur le sommet des montagnes, et on trouve seulement, pour nourrir les troupeaux, des pùturages parmi des rochers, vers le milieu du penchant de ces montagnes escarpées; les vallées y sont si profondes, qu'à peine le soleil y peut faire luire ses rayons. Je ne trouvai d'autres hommes dans ce pays que des bergers aussi sauvages que le pays mÃÂȘme. Là , je passais les nuits à déplorer mon malheur, et les jours à suivre un troupeau, pour éviter la fureur brutale d'un premier esclave, qui, espérant d'obtenir sa liberté, accusait sans cesse les autres pour faire valoir à son maÃtre son zÚle et son attachement à ses intérÃÂȘts. Cet esclave se nommait Butis. Je devais succomber en cette occasion la douleur me pressant, j'oubliai un jour mon troupeau et je m'étendis sur l'herbe auprÚs d'une caverne oÃÂč j'attendais la mort, ne pouvant plus supporter mes peines. En ce moment, je remarquai que toute la montagne tremblait, les chÃÂȘnes et les pins semblaient descendre du sommet de la montagne; les vents retenaient leurs haleines; une voix mugissante sortit de la caverne et me fit entendre ces paroles "Fils du sage Ulysse, il faut que tu deviennes, comme lui, grand par la patience. Les princes qui ont toujours été heureux ne sont guÚre dignes de l'ÃÂȘtre la mollesse les corrompt, l'orgueil les enivre. Que tu seras heureux, si tu surmontes tes malheurs et si tu ne les oublies jamais! Tu reverras Ithaque, et ta gloire montera jusqu'aux astres. Quand tu seras le maÃtre des autres hommes, souviens-toi que tu as été faible, pauvre et souffrant comme eux; prends plaisir à les soulager; aime ton peuple, déteste la flatterie, et sache que tu ne seras grand qu'autant que tu seras modéré et courageux pour vaincre tes passions." Ces paroles divines entrÚrent jusqu'au fond de mon coeur; elles y firent renaÃtre la joie et le courage. Je ne sentis point cette horreur qui fait dresser les cheveux sur la tÃÂȘte et qui glace le sang dans les veines, quand les dieux se communiquent aux mortels je me levai tranquille; j'adorai à genoux, les mains levées vers le ciel, Minerve, à qui je crus devoir cet oracle. En mÃÂȘme temps, je me trouvai un nouvel homme la sagesse éclaira mon esprit je sentais une douce force pour modérer toutes mes passions et pour arrÃÂȘter l'impétuosité de ma jeunesse. Je me fis aimer de tous les bergers du désert; ma douceur, ma patience, mon exactitude apaisÚrent enfin le cruel Butis, qui était en autorité sur les autres esclaves et qui avait voulu d'abord me tourmenter. Pour mieux supporter l'ennui de la captivité et de la solitude, je cherchai des livres, et j'étais accablé d'ennui, faute de quelque instruction qui pût nourrir mon esprit et le soutenir. "Heureux - disais-je - ceux qui se dégoûtent des plaisirs violents et qui savent se contenter des douceurs d'une vie innocente! Heureux ceux qui se divertissent en s'instruisant et qui se plaisent à cultiver leur esprit par les sciences! En quelque endroit que la fortune ennemie les jette, ils portent toujours avec eux de quoi s'entretenir, et l'ennui, qui dévore les autres hommes au milieu mÃÂȘme des délices, est inconnu à ceux qui savent s'occuper par quelque lecture. Heureux ceux qui aiment à lire et qui ne sont point, comme moi, privés de la lecture." Pendant que ces pensées roulaient dans mon esprit, je m'enfonçai dans une sombre forÃÂȘt, oÃÂč j'aperçus tout à coup un vieillard, qui tenait dans sa main un livre. Ce vieillard avait un grand front chauve et un peu ridé; une barbe blanche pendait jusqu'à sa ceinture; sa taille était haute et majestueuse; son teint était encore frais et vermeil; ses yeux, vifs et perçants; sa voix, douce; ses paroles, simples et aimables. Jamais je n'ai vu un si vénérable vieillard. Il s'appelait Termosiris, et il était prÃÂȘtre d'Apollon, qu'il servait dans un temple de marbre que les rois d'Egypte avaient consacré à ce dieu dans cette forÃÂȘt. Le livre qu'il tenait était un recueil d'hymnes en l'honneur des dieux. Il m'aborde avec amitié; nous nous entretenons. Il racontait si bien les choses passées, qu'on croyait les voir; mais il les racontait courtement, et jamais ses histoires ne m'ont lassé. Il prévoyait l'avenir par la profonde sagesse qui lui faisait connaÃtre les hommes et les desseins dont ils sont capables. Avec tant de prudence, il était gai, complaisant, et la jeunesse la plus enjouée n'a point autant de grùces qu'en avait cet homme dans une vieillesse si avancée aussi aimait-il les jeunes gens, quand ils étaient dociles et qu'ils avaient le goût de la vertu. BientÎt il m'aima tendrement, et me donna des livres pour me consoler. Il m'appelait Mon fils. Je lui disais souvent "Mon pÚre, les dieux, qui m'ont Îté Mentor, ont eu pitié de moi ils m'ont donné en vous un autre soutien." Cet homme, semblable à Orphée ou à Linus, était sans doute inspiré des dieux il me récitait les vers qu'il avait faits et me donnait ceux de plusieurs excellents poÚtes favorisés des Muses. Lorsqu'il était revÃÂȘtu de sa longue robe d'une éclatante blancheur et qu'il prenait en main sa lyre d'ivoire, les tigres, les lions et les ours venaient le flatter et lécher ses pieds; les Satyres sortaient des forÃÂȘts pour danser autour de lui; les arbres mÃÂȘmes paraissaient émus, et vous auriez cru que les rochers attendris allaient descendre du haut des montagnes au charme de ses doux accents. Il ne chantait que la grandeur des dieux, la vertu des héros et la sagesse des hommes qui préfÚrent la gloire aux plaisirs. Il me disait souvent que je devais prendre courage et que les dieux n'abandonneraient ni Ulysse, ni son fils. Enfin il m'assura que je devais, à l'exemple d'Apollon, enseigner aux bergers à cultiver les Muses. "Apollon - disait-il - indigné de ce que Jupiter par ses foudres troublait le ciel dans les plus beaux jours, voulut s'en venger sur les Cyclopes, qui forgeaient les foudres, et il les perça de ses flÚches. AussitÎt le mont Etna cessa de vomir des tourbillons de flamme; on n'entendit plus les coups des terribles marteaux, qui, frappant l'enclume, faisaient gémir les profondes cavernes de la terre et les abÃmes de la mer le fer et l'airain, n'étant plus polis par les Cyclopes, commençaient à se rouiller. Vulcain, furieux, sort de sa fournaise embrasée; quoique boiteux, il monte en diligence vers l'Olympe; il arrive, suant et couvert d'une noire poussiÚre, dans l'assemblée des dieux; il fait des plaintes amÚres. Jupiter s'irrite contre Apollon, le chasse du ciel et le précipite sur la terre. Son char vide faisait de lui-mÃÂȘme son cours ordinaire, pour donner aux hommes les jours et les nuits avec le changement régulier des saisons. Apollon, dépouillé de tous ses rayons, fut contraint de se faire berger et de garder les troupeaux du roi AdmÚte. Il jouait de la flûte, et tous les autres bergers venaient, à l'ombre des ormeaux, sur le bord d'une claire fontaine, écouter ses chansons. Jusque-là ils avaient mené une vie sauvage et brutale; ils ne savaient que conduire leurs brebis, les tondre, traire leur lait et faire des fromages toute la campagne était comme un désert affreux. BientÎt Apollon montra à tous ces bergers les arts qui peuvent rendre leur vie agréable. Il chantait les fleurs dont le printemps se couronne, les parfums qu'il répand et la verdure qui naÃt sous ses pas. Puis il chantait les délicieuses nuits de l'été, oÃÂč les zéphyrs rafraÃchissent les hommes et oÃÂč la rosée désaltÚre la terre. Il mÃÂȘlait aussi dans ses chansons les fruits dorés dont l'automne récompense les travaux des laboureurs, et le repos de l'hiver, pendant lequel la jeunesse folùtre danse auprÚs du feu. Enfin il représentait les forÃÂȘts sombres qui couvrent les montagnes et les creux vallons, oÃÂč les riviÚres, par mille détours, semblent se jouer au milieu des riantes prairies. Il apprit ainsi aux bergers quels sont les charmes de la vie champÃÂȘtre, quand on sait goûter ce que la simple nature a de merveilleux. BientÎt les bergers, avec leurs flûtes, se virent plus heureux que les rois, et leurs cabanes attiraient en foule les plaisirs purs qui fuient les palais dorés. Les jeux, les ris, les grùces, suivaient partout les innocentes bergÚres. Tous les jours étaient des jours de fÃÂȘte on n'entendait plus que le gazouillement des oiseaux, ou la douce haleine des zéphyrs qui se jouaient dans les rameaux des arbres, ou le murmure d'une onde claire qui tombait de quelque rocher, ou les chansons que les Muses inspiraient aux bergers qui suivaient Apollon. Ce dieu leur enseignait à remporter le prix de la course et à percer de flÚches les daims et les cerfs. Les dieux mÃÂȘmes devinrent jaloux des bergers cette vie leur parut plus douce que toute leur gloire, et ils rappelÚrent Apollon dans l'Olympe. Mon fils, cette histoire doit vous instruire. Puisque vous ÃÂȘtes dans l'état oÃÂč fut Apollon, défrichez cette terre sauvage; faites fleurir comme lui le désert; apprenez à tous ces bergers quels sont les charmes de l'harmonie; adoucissez les coeurs farouches; montrez-leur l'aimable vertu; faites-leur sentir combien il est doux de jouir, dans la solitude, des plaisirs innocents que rien ne peut Îter aux bergers. Un jour, mon fils, un jour les peines et les soucis cruels, qui environnent les rois, vous feront regretter sur le trÎne la vie pastorale." Ayant ainsi parlé, Termosiris me donna une flûte si douce que les échos de ces montagnes, qui la firent entendre de tous cÎtés, attirÚrent bientÎt autour de nous tous les bergers voisins. Ma voix avait une harmonie divine; je me sentais ému et comme hors de moi-mÃÂȘme, pour chanter les grùces dont la nature a orné la campagne. Nous passions les jours entiers et une partie des nuits à chanter ensemble. Tous les bergers, oubliant leurs cabanes et leurs troupeaux, étaient suspendus et immobiles autour de moi pendant que je leur donnais des leçons il semblait que ces déserts n'eussent plus rien de sauvage; tout y était devenu doux et riant; la politesse des habitants semblait adoucir la terre. Nous nous assemblions souvent pour offrir des sacrifices dans ce temple d'Apollon oÃÂč Termosiris était prÃÂȘtre. Les bergers y allaient couronnés de lauriers en l'honneur du dieu; les bergÚres y allaient aussi en dansant, avec des couronnes de fleurs, et portant sur leurs tÃÂȘtes, dans des corbeilles, les dons sacrés. AprÚs le sacrifice, nous faisions un festin champÃÂȘtre nos plus doux mets étaient le lait de nos chÚvres et de nos brebis, que nous avions soin de traire nous-mÃÂȘmes, avec les fruits fraÃchement cueillis de nos propres mains, tels que les dattes, les figues et les raisins; nos siÚges étaient de gazon; les arbres touffus nous donnaient une ombre plus agréable que les lambris dorés des palais des rois. Mais ce qui acheva de me rendre fameux parmi nos bergers, c'est qu'un jour un lion affamé vint se jeter sur mon troupeau déjà il commençait un carnage affreux; je n'avais en main que ma houlette; je m'avance hardiment. Le lion hérisse sa criniÚre, me montre ses dents et ses griffes, ouvre une gueule sÚche et enflammée; ses yeux paraissaient pleins de sang et de feu; il bat ses flancs avec sa longue queue. Je le terrasse la petite cotte de mailles dont j'étais revÃÂȘtu, selon la coutume des bergers d'Egypte, l'empÃÂȘcha de me déchirer. Trois fois il se releva il poussait des rugissements qui faisaient retentir toutes les forÃÂȘts. Trois fois je l'abattis. Enfin je l'étouffai entre mes bras, et les bergers, témoins de ma victoire, voulurent que je me revÃÂȘtisse de la peau de ce terrible lion. Le bruit de cette action et celui du beau changement de tous nos bergers se répandit dans toute l'Egypte; il parvint mÃÂȘme jusqu'aux oreilles de Sésostris. Il sut qu'un de ces deux captifs, qu'on avait pris pour des Phéniciens, avait ramené l'ùge d'or dans ces déserts presque inhabitables. Il voulut me voir car il aimait les Muses, et tout ce qui peut instruire les hommes touchait son grand coeur. Il me vit; il m'écouta avec plaisir; il découvrit que Métophis l'avait trompé par avarice il le condamna à une prison perpétuelle et lui Îta toutes les richesses qu'il possédait injustement. "O qu'on est malheureux - disait-il - quand on est au-dessus du reste des hommes! Souvent on ne peut voir la vérité par ses propres yeux on est environné de gens qui l'empÃÂȘchent d'arriver jusqu'à celui qui commande; chacun est intéressé à le tromper; chacun, sous une apparence de zÚle, cache son ambition. On fait semblant d'aimer le roi, et on n'aime que les richesses qu'il donne on l'aime si peu que, pour obtenir ses faveurs, on le flatte et on le trahit." Ensuite Sésostris me traita avec une tendre amitié et résolut de me renvoyer en Ithaque avec des vaisseaux et des troupes pour délivrer Pénélope de tous ses amants. La flotte était déjà prÃÂȘte; nous ne songions qu'à nous embarquer. J'admirais les coups de la fortune, qui relÚve tout à coup ceux qu'elle a le plus abaissés. Cette expérience me faisait espérer qu'Ulysse pourrait bien revenir enfin dans son royaume aprÚs quelque longue souffrance. Je pensais aussi en moi-mÃÂȘme que je pourrais encore revoir Mentor, quoiqu'il eût été emmené dans les pays les plus inconnus de l'Ethiopie. Pendant que je retardais un peu mon départ, pour tùcher d'en savoir des nouvelles, Sésostris, qui était fort ùgé, mourut subitement, et sa mort me replongea dans de nouveaux malheurs. Toute l'Egypte parut inconsolable dans cette perte chaque famille croyait avoir perdu son meilleur ami, son protecteur, son pÚre. Les vieillards, levant les mains au ciel, s'écriaient "Jamais l'Egypte n'eut un si bon roi; jamais elle n'en aura de semblable. O dieux! Il fallait ou ne le montrer point aux hommes, ou ne le leur Îter jamais pourquoi faut-il que nous survivions au grand Sésostris?" Les jeunes gens disaient "L'espérance de l'Egypte est détruite nos pÚres ont été heureux de passer leur vie sous un si bon roi; pour nous, nous ne l'avons vu que pour sentir sa perte". Ses domestiques pleuraient nuit et jour. Quand on fit les funérailles du roi, pendant quarante jours tous les peuples les plus reculés y accoururent en foule chacun voulait voir encore une fois le corps de Sésostris; chacun voulait en conserver l'image; plusieurs voulurent ÃÂȘtre mis avec lui dans le tombeau. Ce qui augmenta encore la douleur de sa perte, c'est que son fils Bocchoris n'avait ni humanité pour les étrangers, ni curiosité pour les sciences, ni estime pour les hommes vertueux, ni amour de la gloire. La grandeur de son pÚre avait contribué à le rendre si indigne de régner. Il avait été nourri dans la mollesse et dans une fierté brutale; il comptait pour rien les hommes, croyant qu'ils n'étaient faits que pour lui et qu'il était d'une autre nature qu'eux. Il ne songeait qu'à contenter ses passions, qu'à dissiper les trésors immenses que son pÚre avait ménagés avec tant de soin, qu'à tourmenter les peuples et qu'à sucer le sang des malheureux; enfin qu'à suivre les conseils flatteurs des jeunes insensés qui l'environnaient, pendant qu'il écartait avec mépris tous les sages vieillards qui avaient eu la confiance de son pÚre. C'était un monstre, et non pas un roi. Toute l'Egypte gémissait, et, quoique le nom de Sésostris, si cher aux Egyptiens, leur fÃt supporter la conduite lùche et cruelle de son fils, le fils courait à sa perte; et un prince si indigne du trÎne ne pouvait longtemps régner. Il ne me fut plus permis d'espérer mon retour en Ithaque. Je demeurai dans une tour sur le bord de la mer, auprÚs de Péluse, oÃÂč notre embarquement devait se faire, si Sésostris ne fût pas mort. Métophis avait eu l'adresse de sortir de prison et de se rétablir auprÚs du nouveau roi il m'avait fait renfermer dans cette tour, pour se venger de la disgrùce que je lui avais causée. Je passais les jours et les nuits dans une profonde tristesse tout ce que Termosiris m'avait prédit et tout ce que j'avais entendu dans la caverne ne me paraissait plus qu'un songe; j'étais abÃmé dans la plus amÚre douleur. Je voyais les vagues qui venaient battre le pied de la tour oÃÂč j'étais prisonnier; souvent je m'occupais à considérer des vaisseaux agités par la tempÃÂȘte, qui étaient en danger de se briser contre les rochers sur lesquels la tour était bùtie. Loin de plaindre ces hommes menacés du naufrage, j'enviais leur sort. "BientÎt - disais-je en moi-mÃÂȘme - ils finiront les malheurs de leur vie, ou ils arriveront en leur pays. Hélas! je ne puis espérer ni l'un ni l'autre." Pendant que je me consumais ainsi en regrets inutiles, j'aperçus comme une forÃÂȘt de mùts de vaisseaux. La mer était couverte de voiles que les vents enflaient; l'onde était écumante sous les coups des rames innombrables. J'entendais de toutes parts des cris confus; j'apercevais sur le rivage une partie des Egyptiens effrayés qui couraient aux armes et d'autres qui semblaient aller au-devant de cette flotte qu'on voyait arriver. BientÎt je reconnus que ces vaisseaux étrangers étaient, les uns de Phénicie, et les autres de l'Ãle de Chypre; car mes malheurs commençaient à me rendre expérimenté sur ce qui regarde la navigation. Les Egyptiens me parurent divisés entre eux je n'eus aucune peine à croire que l'insensé roi Bocchoris avait, par ses violences, causé une révolte de ses sujets et allumé la guerre civile. Je fus, du haut de cette tour, spectateur d'un sanglant combat. Les Egyptiens qui avaient appelé à leur secours les étrangers, aprÚs avoir favorisé leur descente, attaquÚrent les autres Egyptiens, qui avaient le roi à leur tÃÂȘte. Je voyais ce roi qui animait les siens par son exemple il paraissait comme le dieu Mars des ruisseaux de sang coulaient autour de lui; les roues de son char étaient teintes d'un sang noir, épais et écumant; à peine pouvaient-elles passer sur des tas de corps morts écrasés. Ce jeune roi, bien fait, vigoureux, d'une mine haute et fiÚre, avait dans ses yeux la fureur et le désespoir il était comme un beau cheval qui n'a point de bouche; son courage le poussait au hasard, et la sagesse ne modérait point sa valeur. Il ne savait ni réparer ses fautes, ni donner des ordres précis, ni prévoir les maux qui le menaçaient, ni ménager les gens dont il avait le plus grand besoin. Ce n'était pas qu'il manquùt de génie ses lumiÚres égalaient son courage; mais il n'avait jamais été instruit par la mauvaise fortune; ses maÃtres avaient empoisonné par la flatterie son beau naturel. Il était enivré de sa puissance et de son bonheur; il croyait que tout devait céder à ses désirs fougueux la moindre résistance enflammait sa colÚre. Alors il ne raisonnait plus; il était comme hors de lui-mÃÂȘme son orgueil furieux en faisait une bÃÂȘte farouche; sa bonté naturelle et sa droite raison l'abandonnaient en un instant; ses plus fidÚles serviteurs étaient réduits à s'enfuir; il n'aimait plus que ceux qui flattaient ses passions. Ainsi il prenait toujours des partis extrÃÂȘmes contre ses véritables intérÃÂȘts, et il forçait tous les gens de bien à détester sa folle conduite. Longtemps sa valeur le soutint contre la multitude de ses ennemis; mais enfin il fut accablé. Je le vis périr le dard d'un Phénicien perça sa poitrine. Il tomba de son char, que les chevaux traÃnaient toujours, et ne pouvant plus tenir les rÃÂȘnes, il fut mis sous les pieds des chevaux. Un soldat de l'Ãle de Chypre lui coupa la tÃÂȘte; et, la prenant par les cheveux, il la montra, comme en triomphe, à toute l'armée victorieuse. Je me souviendrai toute ma vie d'avoir vu cette tÃÂȘte qui nageait dans le sang, ces yeux fermés et éteints, ce visage pùle et défiguré, cette bouche entrouverte, qui semblait vouloir encore achever des paroles commencées, cet air superbe et menaçant, que la mort mÃÂȘme n'avait pu effacer. Toute ma vie il sera peint devant mes yeux, et, si jamais les dieux me faisaient régner, je n'oublierais point, aprÚs un si funeste exemple, qu'un roi n'est digne de commander et n'est heureux dans sa puissance qu'autant qu'il la soumet à la raison. Hé! quel malheur, pour un homme destiné à faire le bonheur public, de n'ÃÂȘtre le maÃtre de tant d'hommes que pour les rendre malheureux!" TroisiÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Suite du récit de Télémaque. Le successeur de Bocchoris rendant tous les prisonniers phéniciens, Télémaque est emmené avec eux sur le vaisseau de Narbal, qui commandait la flotte tyrienne. Pendant le trajet, Narbal lui dépeint la puissance des Phéniciens et le triste esclavage auquel ils sont réduits par le soupçonneux et cruel Pygmalion. Télémaque, retenu quelque temps à Tyr, observe attentivement l'opulence et la prospérité de cette grande ville. Narbal lui apprend par quels moyens elle est parvenue à un état si florissant. Cependant, Télémaque étant sur le point de s'embarquer pour l'Ãle de Chypre, Pygmalion découvre qu'il est étranger et veut le faire prendre mais Astarbé, maÃtresse du tyran, le sauve, pour faire mourir à sa place un jeune homme dont le mépris l'avait irritée. Télémaque s'embarque enfin sur un vaisseau chyprien, pour retourner à Ithaque par l'Ãle de Chypre. Calypso écoutait avec étonnement des paroles si sages. Ce qui la charmait le plus était de voir que le jeune Télémaque racontait ingénument les fautes qu'il avait faites par précipitation et en manquant de docilité pour le sage Mentor elle trouvait une noblesse et une grandeur étonnante dans ce prince qui s'accusait lui-mÃÂȘme et qui paraissait avoir si bien profité de ses imprudences pour se rendre sage, prévoyant et modéré. - Continuez, - disait-elle - mon cher Télémaque; il me tarde de savoir comment vous sortÃtes de l'Egypte, et oÃÂč vous avez trouvé le sage Mentor, dont vous aviez senti la perte avec tant de raison. Télémaque reprit ainsi son discours "Les Egyptiens les plus vertueux et les plus fidÚles au roi étant les plus faibles et voyant le roi mort furent contraints de céder aux autres on établit un autre roi nommé Termutis. Les Phéniciens, avec les troupes de l'Ãle de Chypre, se retirÚrent aprÚs avoir fait alliance avec le nouveau roi. Il rendit tous les prisonniers phéniciens; je fus compté comme étant de ce nombre. On me fit sortir de la tour; je m'embarquai avec les autres, et l'espérance commença de reluire au fond de mon coeur. Un vent favorable remplissait déjà nos voiles; les rameurs fendaient les ondes écumantes; la vaste mer était couverte de navires; les mariniers poussaient des cris de joie; les rivages d'Egypte s'enfuyaient loin de nous; les collines et les montagnes s'aplanissaient peu à peu. Nous commencions à ne voir plus que le ciel et l'eau, pendant que le soleil, qui se levait, semblait faire sortir de la mer ses feux étincelants ses rayons doraient le sommet des montagnes que nous découvrions encore un peu sur l'horizon; et tout le ciel, peint d'un sombre azur, nous promettait une heureuse navigation. Quoiqu'on m'eût renvoyé comme étant Phénicien, aucun des Phéniciens avec qui j'étais ne me connaissait. Narbal, qui commandait dans le vaisseau oÃÂč l'on me mit, me demanda mon nom et ma patrie. "De quelle ville de Phénicie ÃÂȘtes-vous?" me dit-il. "Je ne suis point de Phénicie - lui dis-je - mais les Egyptiens m'avaient pris sur la mer dans un vaisseau de Phénicie j'ai demeuré longtemps captif en Egypte comme un Phénicien; c'est sous ce nom que j'ai longtemps souffert; c'est sous ce nom qu'on m'a délivré." "De quel pays ÃÂȘtes-vous donc?" reprit Narbal. Alors je lui parlai ainsi "Je suis Télémaque, fils d'Ulysse, roi d'Ithaque en GrÚce. Mon pÚre s'est rendu fameux entre tous les rois qui ont assiégé la ville de Troie mais les dieux ne lui ont pas accordé de revoir sa patrie. Je l'ai cherché en plusieurs pays; la fortune me persécute comme lui vous voyez un malheureux qui ne soupire qu'aprÚs le bonheur de retourner parmi les siens et de trouver son pÚre." Narbal me regardait avec étonnement, et il crut apercevoir en moi je ne sais quoi d'heureux qui vient des dons du ciel et qui n'est point dans le commun des hommes. Il était naturellement sincÚre et généreux il fut touché de mon malheur et me parla avec une confiance que les dieux lui inspirÚrent pour me sauver d'un grand péril. "Télémaque, je ne doute point - me dit-il - de ce que vous me dites, et je ne saurais en douter; la douleur et la vertu peintes sur votre visage ne me permettent pas de me défier de vous; je sens mÃÂȘme que les dieux, que j'ai toujours servis, vous aiment et qu'ils veulent que je vous aime aussi comme si vous étiez mon fils. Je vous donnerai un conseil salutaire, et, pour récompense, je ne vous demande que le secret." "Ne craignez point - lui dis-je - que j'aie aucune peine à me taire sur les choses que vous voudrez me confier quoique je sois si jeune, j'ai déjà vieilli dans l'habitude de ne dire jamais mon secret et encore plus de ne trahir jamais, sous aucun prétexte, le secret d'autrui." "Comment avez-vous pu - me dit-il - vous accoutumer au secret dans une si grande jeunesse? Je serai ravi d'apprendre par quel moyen vous avez acquis cette qualité, qui est le fondement de la plus sage conduite, et sans laquelle tous les talents sont inutiles." "Quand Ulysse - lui dis-je - partit pour aller au siÚge de Troie, il me prit sur ses genoux et entre ses bras c'est ainsi qu'on me l'a raconté. AprÚs m'avoir baisé tendrement, il me dit ces paroles, quoique je ne pusse les entendre "O mon fils, que les dieux me préservent de te revoir jamais, que plutÎt le ciseau de la Parque tranche le fil de tes jours lorsqu'il est à peine formé, de mÃÂȘme que le moissonneur tranche de sa faux une tendre fleur qui commence à éclore, que mes ennemis te puissent écraser aux yeux de ta mÚre et aux miens, si tu dois un jour te corrompre et abandonner la vertu! O mes amis - continua-t-il - je vous laisse ce fils qui m'est si cher; ayez soin de son enfance si vous m'aimez, éloignez de lui la pernicieuse flatterie; enseignez-lui à se vaincre; qu'il soit comme un jeune arbrisseau encore tendre, qu'on plie pour le redresser. Surtout n'oubliez rien pour le rendre juste, bienfaisant, sincÚre et fidÚle à garder un secret. Quiconque est capable de mentir est indigne d'ÃÂȘtre compté au nombre des hommes, et quiconque ne sait pas se taire est indigne de gouverner." Je vous rapporte ces paroles, parce qu'on a eu soin de me les répéter souvent et qu'elles ont pénétré jusqu'au fond de mon coeur; je me les redis souvent à moi-mÃÂȘme. Les amis de mon pÚre eurent soin de m'exercer de bonne heure au secret j'étais encore dans la plus tendre enfance, et ils me confiaient déjà toutes les peines qu'ils ressentaient, voyant ma mÚre exposée à un grand nombre de téméraires qui voulaient l'épouser. Ainsi on me traitait dÚs lors comme un homme raisonnable et sûr on m'entretenait secrÚtement des plus grandes affaires; on m'instruisait de tout ce qu'on avait résolu pour écarter ces prétendants. J'étais ravi qu'on eût en moi cette confiance par là je me croyais déjà un homme fait. Jamais je n'en ai abusé; jamais il ne m'a échappé une seule parole qui pût découvrir le moindre secret. Souvent les prétendants tùchaient de me faire parler, espérant qu'un enfant, qui pourrait avoir vu ou entendu quelque chose d'important, ne saurait pas se retenir; mais je savais bien leur répondre sans mentir et sans leur apprendre ce que je ne devais pas dire." Alors Narbal me dit "Vous voyez, Télémaque, la puissance des Phéniciens ils sont redoutables à toutes les nations voisines par leurs innombrables vaisseaux; le commerce, qu'ils font jusques aux colonnes d'Hercule, leur donne des richesses qui surpassent celles des peuples les plus florissants. Le grand roi Sésostris, qui n'aurait jamais pu les vaincre par mer, eut bien de la peine à les vaincre par terre avec ses armées qui avaient conquis tout l'Orient. Il nous imposa un tribut que nous n'avons pas longtemps payé les Phéniciens se trouvaient trop riches et trop puissants pour porter patiemment le joug de la servitude, nous reprÃmes notre liberté. La mort ne laissa pas à Sésostris le temps de finir la guerre contre nous. Il est vrai que nous avions tout à craindre de sa sagesse encore plus que de sa puissance mais, sa puissance passant dans les mains de son fils, dépourvu de toute sagesse, nous conclûmes que nous n'avions plus rien à craindre. En effet les Egyptiens, bien loin de rentrer les armes à la main dans notre pays pour nous subjuguer encore une fois, ont été contraints de nous appeler à leur secours pour les délivrer de ce roi impie et furieux. Nous avons été leurs libérateurs. Quelle gloire ajoutée à la liberté et à l'opulence des Phéniciens! Mais pendant que nous délivrons les autres, nous sommes esclaves nous-mÃÂȘmes. O Télémaque, craignez de tomber dans les cruelles mains de Pygmalion, notre roi il les a trempées, ces mains cruelles, dans le sang de Sichée, mari de Didon, sa soeur. Didon, pleine d'horreur et de vengeance, s'est sauvée de Tyr avec plusieurs vaisseaux. La plupart de ceux qui aiment la vertu et la liberté l'ont suivie elle a fondé sur la cÎte d'Afrique une superbe ville qu'on nomme Carthage. Pygmalion, tourmenté par une soif insatiable des richesses, se rend de plus en plus misérable et odieux à ses sujets. C'est un crime à Tyr que d'avoir de grands biens; l'avarice le rend défiant, soupçonneux, cruel; il persécute les riches, et il craint les pauvres. C'est un crime encore plus grand à Tyr d'avoir de la vertu; car Pygmalion suppose que les bons ne peuvent souffrir ses injustices et ses infamies; la vertu le condamne il s'aigrit et s'irrite contre elle. Tout l'agite, l'inquiÚte, le ronge, il a peur de son ombre; il ne dort ni nuit ni jour les dieux, pour le confondre, l'accablent de trésors dont il n'ose jouir. Ce qu'il cherche pour ÃÂȘtre heureux est précisément ce qui l'empÃÂȘche de l'ÃÂȘtre. Il regrette tout ce qu'il donne; il craint toujours de perdre; il se tourmente pour gagner. On ne le voit presque jamais; il est seul, triste, abattu au fond de son palais! ses amis mÃÂȘmes n'osent l'aborder, de peur de lui devenir suspects. Une garde terrible tient toujours des épées nues et des piques levées autour de sa maison. Trente chambres qui se communiquent les unes aux autres, et dont chacune a une porte de fer avec six gros verrous, sont le lieu oÃÂč il se renferme; on ne sait jamais dans laquelle de ces chambres il couche, et on assure qu'il ne couche jamais deux nuits de suite dans la mÃÂȘme, de peur d'y ÃÂȘtre égorgé. Il ne connaÃt ni les doux plaisirs, ni l'amitié encore plus douce si on lui parle de chercher la joie, il sent qu'elle fuit loin de lui et qu'elle refuse d'entrer dans son coeur. Ses yeux creux sont pleins d'un feu ùpre et farouche; ils sont sans cesse errants de tous cÎtés. Il prÃÂȘte l'oreille au moindre bruit et se sent tout ému; il est pùle, défait, et les noirs soucis sont peints sur son visage toujours ridé. Il se tait, il soupire, il tire de son coeur de profonds gémissements; il ne peut cacher les remords qui déchirent ses entrailles. Les mets les plus exquis le dégoûtent. Ses enfants, loin d'ÃÂȘtre son espérance, sont le sujet de sa terreur; il en a fait ses plus dangereux ennemis. Il n'a eu toute sa vie aucun moment d'assuré; il ne se conserve qu'à force de répandre le sang de tous ceux qu'il craint. Insensé, qui ne voit pas que sa cruauté, à laquelle il se confie, le fera périr! Quelqu'un de ses domestiques, aussi défiant que lui, se hùtera de délivrer le monde de ce monstre. Pour moi, je crains les dieux quoi qu'il m'en coûte, je serai fidÚle au roi qu'ils m'ont donné. J'aimerais mieux qu'il me fit mourir que de lui Îter la vie et mÃÂȘme que de manquer à le défendre. Pour vous, Î Télémaque, gardez-vous bien de lui dire que vous ÃÂȘtes le fils d'Ulysse il espérerait qu'Ulysse, retournant à Ithaque, lui paierait quelque grande somme pour vous racheter, et il vous tiendrait en prison." Quand nous arrivùmes à Tyr, je suivis le conseil de Narbal, et je reconnus la vérité de tout ce qu'il m'avait raconté. Je ne pouvais comprendre qu'un homme pût se rendre aussi misérable que Pygmalion me le paraissait. Surpris d'un spectacle si affreux et si nouveau pour moi, je disais en moi-mÃÂȘme "Voilà un homme qui n'a cherché qu'à se rendre heureux il a cru y parvenir par les richesses et par une autorité absolue; il possÚde tout ce qu'il peut désirer; et cependant il est misérable par ses richesses et par son autorité mÃÂȘme. S'il était berger, comme je l'étais naguÚre, il serait aussi heureux que je l'ai été; il jouirait des plaisirs innocents de la campagne, et en jouirait sans remords; il ne craindrait ni le fer ni le poison; il aimerait les hommes, il en serait aimé il n'aurait point ces grandes richesses, qui lui sont aussi inutiles que du sable, puisqu'il n'ose y toucher; mais il jouirait librement des fruits de la terre et ne souffrirait aucun véritable besoin. Cet homme paraÃt faire tout ce qu'il veut; mais il s'en faut bien qu'il ne le fasse il fait tout ce que veulent ses passions féroces; il est toujours entraÃné par son avarice, par sa crainte, par ses soupçons. Il paraÃt maÃtre de tous les autres hommes mais il n'est pas maÃtre de lui-mÃÂȘme, car il a autant de maÃtres et de bourreaux qu'il a de désirs violents." Je raisonnais ainsi de Pygmalion sans le voir; car on ne le voyait point, et on regardait seulement avec crainte ces hautes tours, qui étaient nuit et jour entourées de gardes, oÃÂč il s'était mis lui-mÃÂȘme comme en prison, se renfermant avec ses trésors. Je comparais ce roi invisible avec Sésostris, si doux, si accessible, si affable, si curieux de voir les étrangers, si attentif à écouter tout le monde et à tirer du coeur des hommes la vérité qu'on cache aux rois. "Sésostris - disais-je - ne craignait rien et n'avait rien à craindre; il se montrait à tous ses sujets comme à ses propres enfants celui-ci craint tout et a tout à craindre. Ce méchant roi est toujours exposé à une mort funeste, mÃÂȘme dans son palais inaccessible, au milieu de ses gardes; au contraire, le bon roi Sésostris était en sûreté au milieu de la foule des peuples, comme un bon pÚre dans sa maison, environné de sa famille." Pygmalion donna ordre de renvoyer les troupes de l'Ãle de Chypre qui étaient venues secourir les siennes à cause de l'alliance qui était entre les deux peuples. Narbal prit cette occasion de me mettre en liberté il me fit passer en revue parmi les soldats chypriens; car le roi était ombrageux jusque dans les moindres choses. Le défaut des princes trop faciles et inappliqués est de se livrer avec une aveugle confiance à des favoris artificieux et corrompus; le défaut de celui-ci était, au contraire, de se défier des plus honnÃÂȘtes gens il ne savait point discerner les hommes droits et simples qui agissent sans déguisement; aussi n'avait-il jamais vu de gens de bien, car de telles gens ne vont point chercher un roi si corrompu. D'ailleurs, il avait vu, depuis qu'il était sur le trÎne, dans les hommes dont il s'était servi, tant de dissimulation, de perfidie et de vices affreux déguisés sous les apparences de la vertu, qu'il regardait tous les hommes sans exception comme s'ils eussent été masqués. Il supposait qu'il n'y a aucune sincÚre vertu sur la terre ainsi il regardait tous les hommes comme étant à peu prÚs égaux. Quand il trouvait un homme faux et corrompu, il ne se donnait point la peine d'en chercher un autre, comptant qu'un autre ne serait pas meilleur. Les bons lui paraissaient pires que les méchants les plus déclarés, parce qu'il les croyait aussi méchants et plus trompeurs. Pour revenir à moi, je fus confondu avec les Chypriens, et j'échappai à la défiance pénétrante du roi. Narbal tremblait, dans la crainte que je ne fusse découvert il lui en eût coûté la vie, et à moi aussi. Son impatience de nous voir partir était incroyable mais les vents contraires nous retinrent assez longtemps à Tyr. Je profitai de ce séjour pour connaÃtre les moeurs des Phéniciens, si célÚbres dans toutes les nations connues. J'admirais l'heureuse situation de cette grande ville, qui est au milieu de la mer, dans une Ãle. La cÎte voisine est délicieuse par sa fertilité, par les fruits exquis qu'elle porte, par le nombre des villes et des villages qui se touchent presque, enfin par la douceur de son climat car les montagnes mettent cette cÎte à l'abri des vents brûlants du midi; elle est rafraÃchie par le vent du nord qui souffle du cÎté de la mer. Ce pays est au pied du Liban, dont le sommet fend les nues et va toucher les astres. Une glace éternelle couvre son front; des fleuves pleins de neige tombent, comme des torrents, des pointes des rochers qui environnent sa tÃÂȘte. Au-dessous on voit une vaste forÃÂȘt de cÚdres antiques, qui paraissent aussi vieux que la terre oÃÂč ils sont plantés et qui portent leurs branches épaisses jusque vers les nues. Cette forÃÂȘt a sous ses pieds de gras pùturages dans la pente de la montagne. C'est là qu'on voit errer les taureaux qui mugissent, les brebis qui bÃÂȘlent, avec leurs tendres agneaux qui bondissent sur l'herbe fraÃche là coulent mille divers ruisseaux d'une eau claire, qui distribuent l'eau partout. Enfin on voit au-dessous de ces pùturages le pied de la montagne qui est comme un jardin; le printemps et l'automne y rÚgnent ensemble pour y joindre les fleurs et les fruits. Jamais ni le souffle empesté du midi, qui sÚche et qui brûle tout, ni le rigoureux aquilon n'ont osé effacer les vives couleurs qui ornent ce jardin. C'est auprÚs de cette belle cÎte que s'élÚve dans la mer l'Ãle oÃÂč est bùtie la ville de Tyr. Cette grande ville semble nager au-dessus des eaux et ÃÂȘtre la reine de toute la mer. Les marchands y abordent de toutes les parties du monde, et ses habitants sont eux-mÃÂȘmes les plus fameux marchands qu'il y ait dans l'univers. Quand on entre dans cette ville, on croit d'abord que ce n'est point une ville qui appartienne à un peuple particulier, mais qu'elle est la ville commune de tous les peuples et le centre de leur commerce. Elle a deux grands mÎles, semblables à deux bras, qui s'avancent dans la mer, et qui embrassent un vaste port oÃÂč les vents ne peuvent entrer. Dans ce port on voit comme une forÃÂȘt de mùts de navires, et ces navires sont si nombreux qu'à peine peut-on découvrir la mer qui les porte. Tous les citoyens s'appliquent au commerce, et leurs grandes richesses ne les dégoûtent jamais du travail nécessaire pour les augmenter. On y voit de tous les cÎtés le fin lin d'Egypte et la pourpre tyrienne deux fois teinte, d'un éclat merveilleux; cette double teinture est si vive que le temps ne peut l'effacer on s'en sert pour des laines fines, qu'on rehausse d'une broderie d'or et d'argent. Les Phéniciens font le commerce de tous les peuples jusqu'au détroit de GadÚs, et ils ont mÃÂȘme pénétré dans le vaste océan qui environne toute la terre. Ils ont fait aussi de longues navigations sur la mer Rouge, et c'est par ce chemin qu'ils vont chercher, dans des Ãles inconnues, de l'or, des parfums et divers animaux qu'on ne voit point ailleurs. Je ne pouvais rassasier mes yeux du spectacle magnifique de cette grande ville, oÃÂč tout était en mouvement. Je n'y voyais point, comme dans les villes de la GrÚce, des hommes oisifs et curieux, qui vont chercher des nouvelles dans la place publique ou regarder les étrangers qui arrivent sur le port. Les hommes y sont occupés à décharger leurs vaisseaux, à transporter leurs marchandises ou à les vendre, à ranger leurs magasins et à tenir un compte exact de ce qui leur est dû par les négociants étrangers. Les femmes ne cessent jamais ou de filer les laines, ou de faire des dessins de broderie, ou de plier les riches étoffes. "D'oÃÂč vient - disais-je à Narbal - que les Phéniciens se sont rendus les maÃtres du commerce de toute la terre et qu'ils s'enrichissent ainsi aux dépens de tous les autres peuples?" "Vous le voyez - me répondit-il - la situation de Tyr est heureuse pour la navigation. C'est notre patrie qui a la gloire d'avoir inventé la navigation les Tyriens furent les premiers, s'il en faut croire ce qu'on raconte de la plus obscure antiquité, qui domptÚrent les flots, longtemps avant l'ùge de Tiphys et des Argonautes tant vantés dans la GrÚce; ils furent - dis-je - les premiers qui osÚrent se mettre dans un frÃÂȘle vaisseau à la merci des vagues et des tempÃÂȘtes, qui sondÚrent les abÃmes de la mer, qui observÚrent les astres loin de la terre, suivant la science des Egyptiens et des Babyloniens, enfin qui réunirent tant de peuples, que la mer avait séparés. Les Tyriens sont industrieux, patients, laborieux, propres, sobres et ménagers; ils ont une exacte police; ils sont parfaitement d'accord entre eux; jamais peuple n'a été plus constant, plus sincÚre, plus fidÚle, plus sûr, plus commode à tous les étrangers. Voilà , sans aller chercher d'autres causes, ce qui leur donne l'empire de la mer et qui fait fleurir dans leurs ports un si utile commerce. Si la division et la jalousie se mettaient entre eux; s'ils commençaient à s'amollir dans les délices et dans l'oisiveté, si les premiers de la nation méprisaient le travail et l'économie, si les arts cessaient d'ÃÂȘtre en honneur dans leur ville, s'ils manquaient de bonne foi vers les étrangers, s'ils altéraient tant soit peu les rÚgles d'un commerce libre, s'ils négligeaient leurs manufactures et s'ils cessaient de faire les grandes avances qui sont nécessaires pour rendre leurs marchandises parfaites, chacune dans son genre, vous verriez bientÎt tomber cette puissance que vous admirez." "Mais expliquez-moi - lui disais-je - les vrais moyens d'établir un jour à Ithaque un pareil commerce." "Faites - me répondit-il - comme on fait ici recevez bien et facilement tous les étrangers; faites-leur trouver dans vos ports la sûreté, la commodité, la liberté entiÚre; ne vous laissez jamais entraÃner ni par l'avarice, ni par l'orgueil. Le vrai moyen de gagner beaucoup est de ne vouloir jamais trop gagner et de savoir perdre à propos. Faites-vous aimer par tous les étrangers; souffrez mÃÂȘme quelque chose d'eux; craignez d'exciter leur jalousie par votre hauteur. Soyez constant dans les rÚgles du commerce; qu'elles soient simples et faciles; accoutumez vos peuples à les suivre inviolablement punissez sévÚrement la fraude et mÃÂȘme la négligence ou le faste des marchands, qui ruine le commerce en ruinant les hommes qui le font. Surtout n'entreprenez jamais de gÃÂȘner le commerce pour le tourner selon vos vues. Il faut que le prince ne s'en mÃÂȘle point, de peur de le gÃÂȘner, et qu'il en laisse tout le profit à ses sujets, qui en ont la peine; autrement il les découragera il en tirera assez d'avantages par les grandes richesses qui entreront dans ses Etats. Le commerce est comme certaines sources si vous voulez détourner leur cours, vous les faites tarir. Il n'y a que le profit et la commodité qui attirent les étrangers chez vous si vous leur rendez le commerce moins commode et moins utile, ils se retirent insensiblement et ne reviennent plus, parce que d'autres peuples, profitant de votre imprudence, les attirent chez eux et les accoutument à se passer de vous. Il faut mÃÂȘme vous avouer que, depuis quelque temps, la gloire de Tyr est bien obscurcie. O si vous l'aviez vue, mon cher Télémaque, avant le rÚgne de Pygmalion, vous auriez été bien plus étonné! Vous ne trouvez plus maintenant ici que les tristes restes d'une grandeur qui menace ruine. O malheureuse Tyr, en quelles mains es-tu tombée! Autrefois la mer t'apportait le tribut de tous les peuples de la terre. Pygmalion craint tout et des étrangers, et de ses sujets. Au lieu d'ouvrir, suivant notre ancienne coutume, ses ports à toutes les nations les plus éloignées, dans une entiÚre liberté, il veut savoir le nombre des vaisseaux qui arrivent, leur pays, les noms des hommes qui y sont, leur genre de commerce, le prix de leurs marchandises et le temps qu'ils doivent demeurer ici. Il fait encore pis; car il use de supercherie pour surprendre les marchands et pour confisquer leurs marchandises. Il inquiÚte les marchands qu'il croit les plus opulents; il établit, sous divers prétextes, de nouveaux impÎts. Il veut entrer lui-mÃÂȘme dans le commerce, et tout le monde craint d'avoir quelque affaire avec lui. Ainsi le commerce languit; les étrangers oublient peu à peu le chemin de Tyr, qui leur était autrefois si doux, et, si Pygmalion ne change de conduite, notre gloire et notre puissance seront bientÎt transportées à quelque autre peuple mieux gouverné que nous." Je demandai ensuite à Narbal comment les Tyriens s'étaient rendus si puissants sur la mer car je voulais n'ignorer rien de tout ce qui sert au gouvernement d'un royaume. "Nous avons - me répondit-il - les forÃÂȘts du Liban qui fournissent le bois des vaisseaux, et nous les réservons avec soin pour cet usage on n'en coupe jamais que pour les besoins publics. Pour la construction des vaisseaux, nous avons l'avantage d'avoir des ouvriers habiles." "Comment - lui disais-je - avez-vous pu faire pour trouver ces ouvriers?" Il me répondait "Ils se sont formés peu à peu dans le pays. Quand on récompense bien ceux qui excellent dans les arts, on est sûr d'avoir bientÎt des hommes qui les mÚnent à leur derniÚre perfection; car les hommes qui ont le plus de sagesse et de talent ne manquent point de s'adonner aux arts auxquels les grandes récompenses sont attachées. Ici on traite avec honneur tous ceux qui réussissent dans les arts et dans les sciences utiles à la navigation. On considÚre un bon géomÚtre; on estime fort un bon astronome; on comble de biens un pilote qui surpasse les autres dans sa fonction, on ne méprise point un bon charpentier; au contraire, il est bien payé et bien traité. Les bons rameurs mÃÂȘmes ont des récompenses sûres et proportionnées à leurs services on les nourrit bien; on a soin d'eux quand ils sont malades; en leur absence, on a soin de leurs femmes et de leurs enfants; s'ils périssent dans un naufrage, on dédommage leurs familles; on renvoie chez eux ceux qui ont servi un certain temps. Ainsi on en a autant qu'on en veut le pÚre est ravi d'élever son fils dans un si bon métier; et, dÚs sa plus tendre enfance, il se hùte de lui enseigner à manier la rame, à tendre les cordages et à mépriser les tempÃÂȘtes. C'est ainsi qu'on mÚne les hommes, sans contrainte, par la récompense et par le bon ordre. L'autorité seule ne fait jamais bien; la soumission des inférieurs ne suffit pas il faut gagner les coeurs et faire trouver aux hommes leur avantage pour les choses oÃÂč l'on veut se servir de leur industrie." AprÚs ce discours, Narbal me mena visiter tous les magasins, les arsenaux et tous les métiers qui servent à la construction des navires. Je demandais le détail des moindres choses, et j'écrivais tout ce que j'avais appris, de peur d'oublier quelque circonstance utile. Cependant Narbal, qui connaissait Pygmalion et qui m'aimait, attendait avec impatience mon départ, craignant que je ne fusse découvert par les espions du roi, qui allaient nuit et jour par toute la ville; mais les vents ne nous permettaient point encore de nous embarquer. Pendant que nous étions occupés à visiter curieusement le port et à interroger divers marchands, nous vÃmes venir à nous un officier de Pygmalion, qui dit à Narbal "Le roi vient d'apprendre d'un des capitaines de vaisseaux qui sont revenus d'Egypte avec vous que vous avez mené un étranger qui passe pour Chyprien le roi veut qu'on l'arrÃÂȘte et qu'on sache certainement de quel pays il est; vous en répondrez sur votre tÃÂȘte." Dans ce moment, je m'étais un peu éloigné pour regarder de plus prÚs les proportions que les Tyriens avaient gardées dans la construction d'un vaisseau presque neuf, qui était, disait-on, par cette proportion si exacte de toutes ses parties, le meilleur voilier qu'on eût jamais vu dans le port, et j'interrogeais l'ouvrier qui avait réglé ces proportions. Narbal, surpris et effrayé, répondit "Je cherche cet étranger, qui est de l'Ãle de Chypre." Quand il eut perdu de vue cet officier, il courut vers moi pour m'avertir du danger ou j'étais. "Je ne l'avais que trop prévu - me dit-il - mon cher Télémaque nous sommes perdus. Le roi, que sa défiance tourmente jour et nuit, soupçonne que vous n'ÃÂȘtes pas de l'Ãle de Chypre il ordonne qu'on vous arrÃÂȘte; il veut me faire périr, si je ne vous mets entre ses mains. Que ferons-nous? O dieux, donnez-nous la sagesse pour nous tirer de ce péril. Il faudra, Télémaque, que je vous mÚne au palais du roi. Vous soutiendrez que vous ÃÂȘtes Chyprien, de la ville d'Amathonte, fils d'un statuaire de Vénus. Je déclarerai que j'ai connu autrefois votre pÚre, et peut-ÃÂȘtre que le roi, sans approfondir davantage, vous laissera partir. Je ne vois plus d'autre moyen de sauver votre vie et la mienne." Je répondis à Narbal "Laissez périr un malheureux que le destin veut perdre. Je sais mourir, Narbal, et je vous dois trop pour vouloir vous entraÃner dans mon malheur. Je ne puis me résoudre à mentir je ne suis pas Chyprien, et je ne saurais dire que je le suis. Les dieux voient ma sincérité c'est à eux à conserver ma vie par leur puissance, s'ils le veulent; mais je ne veux point la sauver par un mensonge." Narbal me répondait "Ce mensonge, Télémaque, n'a rien qui ne soit innocent; les dieux mÃÂȘmes ne peuvent le condamner il ne fait aucun mal à personne; il sauve la vie à deux innocents; il ne trompe le roi que pour l'empÃÂȘcher de faire un grand crime. Vous poussez trop loin l'amour de la vertu et la crainte de blesser la religion." "Il suffit - lui disais-je - que le mensonge soit mensonge pour n'ÃÂȘtre pas digne d'un homme qui parle en présence des dieux et qui doit tout à la vérité. Celui qui blesse la vérité offense les dieux et se blesse soi-mÃÂȘme, car il parle contre sa conscience. Cessez, Narbal, de me proposer ce qui est indigne de vous et de moi. Si les dieux ont pitié de nous, ils sauront bien nous délivrer; s'ils veulent nous laisser périr, nous serons en mourant les victimes de la vérité, et nous laisserons aux hommes l'exemple de préférer la vertu sans tache à une longue vie la mienne n'est déjà que trop longue, étant si malheureuse. C'est vous seul, Î mon cher Narbal, pour qui mon coeur s'attendrit. Fallait-il que votre amitié pour un malheureux étranger vous fût si funeste!" Nous demeurùmes longtemps dans cette espÚce de combat; mais enfin nous vÃmes arriver un homme qui courait hors d'haleine c'était un autre officier du roi, qui venait de la part d'Astarbé. Cette femme était belle comme une déesse; elle joignait aux charmes du corps tous ceux de l'esprit; elle était enjouée, flatteuse, insinuante. Avec tant de charmes trompeurs, elle avait, comme les SirÚnes, un coeur cruel et plein de malignité; mais elle savait cacher ses sentiments corrompus par un profond artifice. Elle avait su gagner le coeur de Pygmalion par sa beauté, par son esprit, par sa douce voix et par l'harmonie de sa lyre. Pygmalion, aveuglé par un violent amour pour elle, avait abandonné la reine Topha, son épouse. Il ne songeait qu'à contenter toutes les passions de l'ambitieuse Astarbé; l'amour de cette femme ne lui était guÚre moins funeste que son infùme avarice. Mais quoiqu'il eût tant de passion pour elle, elle n'avait pour lui que du mépris et du dégoût; elle cachait ses vrais sentiments et elle faisait semblant de ne vouloir vivre que pour lui, dans le mÃÂȘme temps oÃÂč elle ne pouvait le souffrir. Il y avait à Tyr un jeune Lydien nommé Malachon, d'une merveilleuse beauté, mais mou, efféminé, noyé dans les plaisirs. Il ne songeait qu'à conserver la délicatesse de son teint, qu'à peigner ses cheveux blonds flottants sur ses épaules, qu'à se parfumer, qu'à donner un tour gracieux aux plis de sa robe, enfin qu'à chanter ses amours sur sa lyre. Astarbé le vit; elle l'aima et devint furieuse. Il la méprisa, parce qu'il était passionné pour une autre femme. D'ailleurs, il craignit de s'exposer à la cruelle jalousie du roi. Astarbé, se sentant méprisée, s'abandonna à son ressentiment. Dans son désespoir, elle s'imagina qu'elle pouvait faire passer Malachon pour l'étranger que le roi faisait chercher et qu'on disait qui était venu avec Narbal. En effet, elle le persuada à Pygmalion, et corrompit tous ceux qui auraient pu le détromper. Comme il n'aimait point les hommes vertueux et qu'il ne savait point les discerner, il n'était environné que de gens intéressés, artificieux, prÃÂȘts à exécuter ses ordres injustes et sanguinaires. De telles gens craignaient l'autorité d'Astarbé, et ils lui aidaient à tromper le roi, de peur de déplaire à cette femme hautaine, qui avait toute sa confiance. Ainsi Malachon, quoique connu pour Crétois dans toute la ville, passa pour le jeune étranger que Narbal avait emmené d'Egypte il fut mis en prison. Astarbé, qui craignait que Narbal n'allùt parler au roi et ne découvrÃt son imposture, envoyait en diligence à Narbal cet officier, qui lui dit ces paroles "Astarbé vous défend de découvrir au roi quel est votre étranger elle ne vous demande que le silence et elle saura bien faire en sorte que le roi soit content de vous. Cependant hùtez-vous de faire embarquer avec les Chypriens le jeune étranger que vous avez emmené d'Egypte, afin qu'on ne le voie plus dans la ville." Narbal, ravi de pouvoir ainsi sauver sa vie et la mienne, promit de se taire, et l'officier, satisfait d'avoir obtenu ce qu'il demandait, s'en retourna rendre compte à Astarbé de sa commission. Narbal et moi, nous admirùmes la bonté des dieux, qui récompensaient notre sincérité et qui ont un soin si touchant de ceux qui hasardent tout pour la vertu. Nous regardions avec horreur un roi livré à l'avarice et à la volupté. Celui qui craint avec tant d'excÚs d'ÃÂȘtre trompé, disions-nous, mérite de l'ÃÂȘtre, et l'est presque toujours grossiÚrement. Il se défie des gens de bien, et il s'abandonne à des scélérats; il est le seul qui ignore ce qui se passe. Voyez Pygmalion il est le jouet d'une femme sans pudeur. Cependant les dieux se servent du mensonge des méchants pour sauver les bons, qui aiment mieux perdre la vie que de mentir. En mÃÂȘme temps, nous aperçûmes que les vents changeaient et qu'ils devenaient favorables aux vaisseaux de Chypre. "Les dieux se déclarent - s'écria Narbal - ils veulent, mon cher Télémaque, vous mettre en sûreté fuyez cette terre cruelle et maudite! Heureux qui pourrait vous suivre jusque dans les rivages les plus inconnus! Heureux qui pourrait vivre et mourir avec vous! Mais un destin sévÚre m'attache à cette malheureuse patrie il faut souffrir avec elle, peut-ÃÂȘtre faudra-t-il ÃÂȘtre enseveli dans ses ruines; n'importe, pourvu que je dise toujours la vérité et que mon coeur n'aime que la justice. Pour vous, Î mon cher Télémaque, je prie les dieux, qui vous conduisent comme par la main, de vous accorder le plus précieux de tous leurs dons, qui est la vertu pure et sans tache, jusqu'à la mort. Virez, retournez en Ithaque, consolez Pénélope, délivrez-la de ses téméraires amants. Que vos yeux puissent voir, que vos mains puissent embrasser le sage Ulysse, et qu'il trouve en vous un fils qui égale sa sagesse! Mais, dans votre bonheur, souvenez-vous du malheureux Narbal et ne cessez jamais de m'aimer." Quand il eut achevé ces paroles, je l'arrosai de mes larmes sans lui répondre; de profonds soupirs m'empÃÂȘchaient de parler; nous nous embrassions en silence. Il me mena jusqu'au vaisseau, il demeura sur le rivage et, quand le vaisseau fut parti, nous ne cessions de nous regarder tandis que nous pûmes nous voir." QuatriÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Calypso interrompt Télémaque pour refaire reposer. Mentor le blùme en secret d'avoir entrepris le récit de ses aventures, et cependant lui conseille de l'achever, puisqu'il l'a commencé. Télémaque, selon l'avis de Mentor, continue son récit. Pendant le trajet de Tyr à l'Ãle de Chypre, il voit en songe Vénus et Cupidon l'inviter au plaisir. Minerve lui apparaÃt aussi, le protégeant de son égide, et Mentor, l'exhortant à fuir de l'Ãle de Chypre. A son réveil, les Chypriens, noyés dans le vin, sont surpris dans une furieuse tempÃÂȘte, qui eût lait périr le navire, si Télémaque lui-mÃÂȘme n'eût pris en main le gouvernail et commandé les manoeuvres. Enfin on arrive dans l'Ãle. Peintures des moeurs voluptueuses de ses habitants, du culte rendu à Vénus, et des impressions funestes que ce spectacle produit sur le coeur de Télémaque. Les sages conseils de Mentor, qu'il retrouve tout à coup en ce lieu, le délivrent d'un si grand danger. Le Syrien HasaÃl, à qui Mentor avait été vendu, ayant été contraint par les vents de relùcher à l'Ãle de Chypre, comme il allait en CrÚte pour y étudier les lois de Minos, rend à Télémaque son sage conducteur, et s'embarque avec eux pour l'Ãle de CrÚte. Ils jouissent, dans ce trajet, du beau spectacle d'Amphitrite traÃnée dans son char par des chevaux marins. Calypso, qui avait été jusqu'à ce moment immobile et transportée de plaisir en écoutant les aventures de Télémaque, l'interrompit pour lui faire prendre quelque repos. - Il est temps - lui dit-elle - que vous alliez goûter la douceur du sommeil aprÚs tant de travaux. Vous n'avez rien à craindre ici tout vous est favorable. Abandonnez-vous donc à la joie; goûtez la paix et tous les autres dons des dieux, dont vous allez ÃÂȘtre comblé. Demain, quand l'Aurore avec ses doigts de roses entrouvrira les portes dorées de l'orient et que les chevaux du soleil, sortant de l'onde amÚre, répandront les flammes du jour pour chasser devant eux toutes les étoiles du ciel, nous reprendrons, mon cher Télémaque, l'histoire de vos malheurs. Jamais votre pÚre n'a égalé votre sagesse et votre courage; ni Achille, vainqueur d'Hector, ni Thésée, revenu des enfers, ni mÃÂȘme le grand Alcide, qui a purgé la terre de tant de monstres, n'ont fait voir autant de force et de vertu que vous. Je souhaite qu'un profond sommeil rende cette nuit courte pour vous. Mais, hélas! qu'elle sera longue pour moi! Qu'il me tardera de vous revoir, de vous entendre, de vous faire redire ce que je sais déjà et de vous demander ce que je ne sais pas encore! Allez, mon cher Télémaque, avec le sage Mentor, que les dieux vous ont rendu; allez dans cette grotte écartée, oÃÂč tout est préparé pour votre repos. Je prie Morphée de répandre ses plus doux charmes sur vos paupiÚres appesanties, de faire couler une vapeur divine dans tous vos membres fatigués et de vous envoyer des songes légers, qui, voltigeant autour de vous, flattent vos sens par les images les plus riantes et repoussent loin de vous tout ce qui pourrait vous réveiller trop promptement. La déesse conduisit elle-mÃÂȘme Télémaque dans cette grotte séparée de la sienne. Elle n'était ni moins rustique, ni moins agréable. Une fontaine, qui coulait dans un coin, y faisait un doux murmure, qui appelait le sommeil. Les nymphes y avaient préparé deux lits d'une molle verdure, sur lesquels elles avaient étendu deux grandes peaux, l'une de lion pour Télémaque, et l'autre d'ours pour Mentor. Avant que de laisser fermer ses yeux au sommeil, Mentor parla ainsi à Télémaque - Le plaisir de raconter vos histoires vous a entraÃné; vous avez charmé la déesse en lui expliquant les dangers dont votre courage et votre industrie vous ont tiré par là vous n'avez fait qu'enflammer davantage son coeur et que vous préparer une plus dangereuse captivité. Comment espérez-vous qu'elle vous laisse maintenant sortir de son Ãle, vous qui l'avez enchantée par le récit de vos aventures? L'amour d'une vaine gloire vous a fait parler sans prudence. Elle s'était engagée à vous raconter des histoires et à vous apprendre quelle a été la destinée d'Ulysse; elle a trouvé moyen de parler longtemps sans rien dire, et elle vous a engagé à lui expliquer tout ce qu'elle désire savoir tel est l'art des femmes flatteuses et passionnées. Quand est-ce, Î Télémaque, que vous serez assez sage pour ne parler jamais par vanité et que vous saurez taire tout ce qui vous est avantageux, quand il n'est pas utile à dire? Les autres admirent votre sagesse dans un ùge oÃÂč il est pardonnable d'en manquer; pour moi, je ne puis vous pardonner rien je suis le seul qui vous connaÃt, et qui vous aime assez pour vous avertir de toutes vos fautes. Combien ÃÂȘtes-vous encore éloigné de la sagesse de votre pÚre! - Quoi donc! - répondit Télémaque - pouvais-je refuser à Calypso de lui raconter mes malheurs? - Non - reprit Mentor - il fallait les lui raconter mais vous deviez le faire en ne lui disant que ce qui pouvait lui donner de la compassion. Vous pouviez dire que vous aviez été tantÎt errant, tantÎt captif en Sicile, et puis en Egypte. C'était lui dire assez, et tout le reste n'a servi qu'à augmenter le poison qui brûle déjà son coeur. Plaise aux dieux que le vÎtre puisse s'en préserver! - Mais que ferai-je donc? - continua Télémaque d'un ton modéré et docile. - Il n'est plus temps - repartit Mentor - de lui cacher ce qui reste de vos aventures elle en sait assez pour ne pouvoir ÃÂȘtre trompée sur ce qu'elle ne sait pas encore; votre réserve ne servirait qu'à l'irriter. Achevez donc demain de lui raconter tout ce que les dieux ont fait en votre faveur, et apprenez une autre fois à parler plus sobrement de tout ce qui peut vous attirer quelque louange. Télémaque reçut avec amitié un si bon conseil, et ils se couchÚrent. AussitÎt que Phébus eut répandu ses premiers rayons sur la terre, Mentor, entendant la voix de la déesse qui appelait ses nymphes dans le bois, éveilla Télémaque. - Il est temps - lui dit-il - de vaincre le sommeil. Allons retrouver Calypso mais défiez-vous de ses douces paroles; ne lui ouvrez jamais votre coeur; craignez le poison flatteur de ses louanges. Hier elle vous élevait au-dessus de votre sage pÚre, de l'invincible Achille, du fameux Thésée, d'Hercule devenu immortel. SentÃtes-vous combien cette louange est excessive? Crûtes-vous ce qu'elle disait? Sachez qu'elle ne le croit pas elle-mÃÂȘme elle ne vous loue qu'à cause qu'elle vous croit faible et assez vain pour vous laisser tromper par des louanges disproportionnées à vos actions. AprÚs ces paroles, ils allÚrent au lieu oÃÂč la déesse les attendait. Elle sourit en les voyant et cacha sous une apparence de joie la crainte et l'inquiétude qui troublaient son coeur car elle prévoyait que Télémaque, conduit par Mentor, lui échapperait de mÃÂȘme qu'Ulysse. - Hùtez-vous - dit-elle - mon cher Télémaque, de satisfaire ma curiosité j'ai cru, pendant toute la nuit, vous voir partir de Phénicie et chercher une nouvelle destinée dans l'Ãle de Chypre. Dites-nous donc quel fut ce voyage et ne perdons pas un moment. Alors on s'assit sur l'herbe semée de violettes, à l'ombre d'un bocage épais. Calypso ne pouvait s'empÃÂȘcher de jeter sans cesse des regards tendres et passionnés sur Télémaque et de voir avec indignation que Mentor observait jusqu'au moindre mouvement de ses yeux. Cependant toutes les nymphes en silence se penchaient pour prÃÂȘter l'oreille et faisaient une espÚce de demi-cercle pour mieux écouter et pour mieux voir les yeux de toute l'assemblée étaient immobiles et attachés sur ce jeune homme. Télémaque, baissant les yeux et rougissant avec beaucoup de grùce, reprit ainsi la suite de son histoire "A peine le doux souffle d'un vent favorable avait rempli nos voiles, que la terre de Phénicie disparut à nos yeux. Comme j'étais avec les Chypriens, dont j'ignorais les moeurs, je me résolus de me taire, de remarquer tout et d'observer toutes les rÚgles de la discrétion pour gagner leur estime. Mais, pendant mon silence, un sommeil doux et puissant vint me saisir mes sens étaient liés et suspendus; je goûtais une paix et une joie profonde qui enivrait mon coeur. Tout à coup, je crus voir Vénus, qui fendait les nues dans son char volant conduit par deux colombes. Elle avait cette éclatante beauté, cette vive jeunesse, ces grùces tendres, qui parurent en elle quand elle sortit de l'écume de l'Océan et qu'elle éblouit les yeux de Jupiter mÃÂȘme. Elle descendit tout à coup d'un vol rapide jusqu'auprÚs de moi, me mit en souriant la main sur l'épaule, et, me nommant par mon nom, prononça ces paroles "Jeune Grec, tu vas entrer dans mon empire; tu arriveras bientÎt dans cette Ãle fortunée oÃÂč les plaisirs, les ris et les jeux folùtres naissent sous mes pas. Là , tu brûleras des parfums sur mes autels; là je te plongerai dans un fleuve de délices. Ouvre ton coeur aux plus douces espérances, et garde-toi bien de résister à la plus puissante de toutes les déesses, qui veut te rendre heureux." En mÃÂȘme temps j'aperçus l'enfant Cupidon, dont les petites ailes s'agitant le faisaient voler autour de sa mÚre. Quoiqu'il eût sur son visage la tendresse, les grùces et l'enjouement de l'enfance, il avait je ne sais quoi dans ses yeux perçants qui me faisait peur. Il riait en me regardant; son ris était malin, moqueur et cruel. Il tira de son carquois d'or la plus aiguà de ses flÚches, il banda son arc, et allait me percer, quand Minerve se montra soudainement pour me couvrir de son égide. Le visage de cette déesse n'avait point cette beauté molle et cette langueur passionnée que j'avais remarquée dans le visage et dans la posture de Vénus. C'était au contraire une beauté simple, négligée, modeste; tout était grave, vigoureux, noble, plein de force et de majesté. La flÚche de Cupidon, ne pouvant percer l'égide, tomba par terre. Cupidon indigné en soupira amÚrement; il eut honte de se voir vaincu. "Loin d'ici, s'écria Minerve, loin d'ici, téméraire enfant! Tu ne vaincras jamais que des ùmes lùches, qui aiment mieux tes honteux plaisirs que la sagesse, la vertu et la gloire." A ces mots, l'Amour irrité s'envola, et, Vénus remontant vers l'Olympe, je vis longtemps son char avec ses deux colombes dans une nuée d'or et d'azur, puis elle disparut. En baissant mes yeux vers la terre, je ne retrouvai plus Minerve. Il me sembla que j'étais transporté dans un jardin délicieux, tel qu'on dépeint les Champs Elysées. En ce lieu je reconnus Mentor, qui me dit "Fuyez cette cruelle terre, cette Ãle empestée, oÃÂč l'on ne respire que la volupté. La vertu la plus courageuse y doit trembler, et ne se peut sauver qu'en fuyant." DÚs que je le vis, je voulus me jeter à son cou pour l'embrasser; mais je sentais que mes pieds ne pouvaient se mouvoir, que mes genoux se dérobaient sous moi, et que mes mains, s'efforçant de saisir Mentor, cherchaient une ombre vaine qui m'échappait toujours. Dans cet effort je m'éveillai, et je sentis que ce songe mystérieux était un avertissement divin. Je me sentis plein de courage contre les plaisirs, et de défiance contre moi-mÃÂȘme, pour détester la vie molle des Chypriens. Mais ce qui me perça le coeur fut que je crus que Mentor avait perdu la vie et qu'ayant passé les ondes du Styx il habitait l'heureux séjour des ùmes justes. Cette pensée me fit répandre un torrent de larmes. On me demanda pourquoi je pleurais. "Les larmes, - répondis-je - ne conviennent que trop à un malheureux étranger qui erre sans espérance de revoir sa patrie." Cependant tous ces Chypriens qui étaient dans le vaisseau s'abandonnaient à une folle joie. Les rameurs, ennemis du travail, s'endormaient sur leurs rames; le pilote, couronné de fleurs, laissait le gouvernail et tenait en sa main une grande cruche de vin, qu'il avait presque vidée lui et tous les autres, troublés par la fureur de Bacchus, chantaient en l'honneur de Vénus et de Cupidon, des vers qui devaient faire horreur à tous ceux qui aiment la vertu. Pendant qu'ils oubliaient ainsi les dangers de la mer, une soudaine tempÃÂȘte troubla le ciel et la mer. Les vents déchaÃnés mugissaient avec fureur dans les voiles, les ondes noires battaient les flancs du navire, qui gémissait sous leurs coups. TantÎt nous montions sur le dos des vagues enflées; tantÎt la mer semblait se dérober sous le navire et nous précipiter dans l'abÃme. Nous apercevions auprÚs de nous des rochers contre lesquels les flots irrités se brisaient avec un bruit horrible. Alors je compris par expérience ce que j'avais souvent ouï dire à Mentor, que les hommes mous et abandonnés aux plaisirs manquent de courage dans les dangers. Tous nos Chypriens abattus pleuraient comme des femmes; je n'entendais que des cris pitoyables, que des regrets sur les délices de la vie, que de vaines promesses aux dieux pour leur faire des sacrifices, si on pouvait arriver au port. Personne ne conservait assez de présence d'esprit ni pour ordonner les manoeuvres, ni pour les faire. Il me parut que je devais, en sauvant ma vie, sauver celle des autres. Je pris le gouvernail en main, parce que le pilote, troublé par le vin comme une bacchante, était hors d'état de connaÃtre le danger du vaisseau. J'encourageai les matelots effrayés; je leur fis abaisser les voiles ils ramÚrent vigoureusement; nous passùmes au travers des écueils, et nous vÃmes de prÚs toutes les horreurs de la mort. Cette aventure parut comme un songe à tous ceux qui me devaient la conservation de leur vie; ils me regardaient avec étonnement. Nous arrivùmes dans l'Ãle de Chypre au mois du printemps qui est consacré à Vénus. Cette saison, disaient les Chypriens, convient à cette déesse; car elle semble ranimer toute la nature et faire naÃtre les plaisirs comme les fleurs. En arrivant dans l'Ãle, je sentis un air doux qui rendait les corps lùches et paresseux, mais qui inspirait une humeur enjouée et folùtre. Je remarquai que la campagne, naturellement fertile et agréable, était presque inculte, tant les habitants étaient ennemis du travail. Je vis de tous cÎtés des femmes et des jeunes filles vainement parées, qui allaient, en chantant les louanges de Vénus, se dévouer à son temple. La beauté, les grùces, la joie, les plaisirs éclataient également sur leurs visages mais les grùces y étaient affectées; on n'y voyait point une noble simplicité et une pudeur aimable, qui fait le plus grand charme de la beauté. L'air de mollesse, l'art de composer leurs visages, leur parure vaine, leur démarche languissante, leurs regards qui semblaient chercher ceux des hommes, leur jalousie entre elles pour allumer de grandes passions, en un mot, tout ce que je voyais dans ces femmes me semblait vil et méprisable à force de vouloir plaire, elles me dégoûtaient. On me conduisit au temple de la déesse elle en a plusieurs dans cette Ãle; car elle est particuliÚrement adorée à CythÚre, à Idalie et à Paphos. C'est à CythÚre que je fus conduit. Le temple est tout de marbre c'est un parfait péristyle; les colonnes sont d'une grosseur et d'une hauteur qui rendent cet édifice trÚs majestueux; au-dessus de l'architrave et de la frise sont à chaque face de grands frontons oÃÂč l'on voit en bas-reliefs toutes les plus agréables aventures de la déesse. A la porte du temple est sans cesse une foule de peuples qui viennent faire leurs offrandes. On n'égorge jamais dans l'enceinte du lieu sacré aucune victime; on n'y brûle point, comme ailleurs, la graisse des génisses et des taureaux; on ne répand jamais leur sang on présente seulement devant l'autel les bÃÂȘtes qu'on offre, et on n'en peut offrir aucune qui ne soit jeune, blanche, sans défaut et sans tache. On les couvre de bandelettes de pourpre brodées d'or; leurs cornes sont dorées et ornées de bouquets de fleurs les plus odoriférantes. AprÚs qu'elles ont été présentées devant l'autel, on les renvoie dans un lieu écarté, oÃÂč elles sont égorgées pour les festins des prÃÂȘtres de la déesse. On offre aussi toutes sortes de liqueurs parfumées et du vin plus doux que le nectar. Les prÃÂȘtres sont revÃÂȘtus de longues robes blanches, avec des ceintures d'or, et des franges de mÃÂȘme au bas de leurs robes. On brûle nuit et jour, sur les autels, les parfums les plus exquis de l'Orient, et ils forment une espÚce de nuage qui monte vers le ciel. Toutes les colonnes du temple sont ornées de festons pendants; tous les vases qui servent aux sacrifices sont d'or. Un bois sacré de myrtes environne le bùtiment. Il n'y a que de jeunes garçons et de jeunes filles d'une rare beauté qui puissent présenter les victimes aux prÃÂȘtres et qui osent allumer le feu des autels. Mais l'impudence et la dissolution déshonorent un temple si magnifique. D'abord, j'eus horreur de tout ce que je voyais; mais insensiblement je commençais à m'y accoutumer. Le vice ne m'effrayait plus; toutes les compagnies m'inspiraient je ne sais quelle inclination pour le désordre on se moquait de mon innocence; ma retenue et ma pudeur servaient de jouet à ces peuples effrontés. On n'oubliait rien pour exciter toutes mes passions, pour me tendre des piÚges et pour réveiller en moi le goût des plaisirs. Je me sentais affaiblir tous les jours; la bonne éducation que j'avais reçue ne me soutenait presque plus; toutes mes bonnes résolutions s'évanouissaient. Je ne me sentais plus la force de résister au mal, qui me pressait de tous cÎtés; j'avais mÃÂȘme une mauvaise honte de la vertu. J'étais comme un homme qui nage dans une riviÚre profonde et rapide d'abord il fend les eaux et remonte contre le torrent; mais, si les bords sont escarpés et s'il ne peut se reposer sur le rivage, il se lasse enfin peu à peu; sa force l'abandonne, ses membres épuisés s'engourdissent, et le cours du fleuve l'entraÃne. Ainsi, mes yeux commençaient à s'obscurcir, mon coeur tombait en défaillance; je ne pouvais plus rappeler ni ma raison, ni le souvenir des vertus de mon pÚre. Le songe oÃÂč je croyais avoir vu le sage Mentor descendu aux Champs Elysées achevait de me décourager une secrÚte et douce langueur s'emparait de moi; j'aimais déjà le poison flatteur qui se glissait de veine en veine et qui pénétrait jusqu'à la moelle de mes os. Je poussais néanmoins encore de profonds soupirs; je versais des larmes amÚres; je rugissais comme un lion, dans ma fureur. "O malheureuse jeunesse! - disais-je - Î dieux, qui vous jouez cruellement des hommes, pourquoi les faites-vous passer par cet ùge, qui est un temps de folie et de fiÚvre ardente? O que ne suis-je couvert de cheveux blancs, courbé et proche du tombeau, comme LaÃrte mon aïeul! La mort me serait plus douce que la faiblesse honteuse oÃÂč je me vois." A peine avais-je ainsi parlé que ma douleur s'adoucissait et que mon coeur, enivré d'une folle passion, secouait presque toute pudeur; puis je me voyais replongé dans un abÃme de remords. Pendant ce trouble, je courais errant çà et là dans le sacré bocage, semblable à une biche qu'un chasseur a blessée; elle court au travers des vastes forÃÂȘts pour soulager sa douleur; mais la flÚche qui l'a percée dans le flanc la suit partout; elle porte partout avec elle le trait meurtrier. Ainsi je courais en vain pour m'oublier moi-mÃÂȘme et rien n'adoucissait la plaie de mon coeur. En ce moment, j'aperçus assez loin de moi, dans l'ombre épaisse de ce bois, la figure du sage Mentor; mais son visage me parut si pùle, si triste et si austÚre, que je ne pus en ressentir aucune joie. "Est-ce donc vous - m'écriai-je - Î mon cher ami, mon unique espérance, est-ce vous? Quoi donc! est-ce vous-mÃÂȘme? Une image trompeuse ne vient-elle point abuser mes yeux? Est-ce vous, Mentor? N'est-ce point votre ombre, encore sensible à mes maux? N'ÃÂȘtes-vous point au rang des ùmes heureuses qui jouissent de leur vertu et à qui les dieux donnent des plaisirs purs dans une éternelle paix aux Champs Elysées? Parlez, Mentor vivez-vous encore? Suis-je assez heureux pour vous posséder, ou bien n'est-ce qu'une ombre de mon ami?" En disant ces paroles, je courais vers lui, tout transporté, jusqu'à perdre la respiration; il m'attendait tranquillement sans faire un pas vers moi. O Dieux, vous le savez, quelle fut ma joie quand je sentis que mes bras le touchaient! "Non, ce n'est pas une vaine ombre! Je le tiens, je l'embrasse, mon cher Mentor!" C'est ainsi que je m'écriai. J'arrosai son visage d'un torrent de larmes; je demeurais attaché à son cou sans pouvoir parler. Il me regardait tristement avec des yeux pleins d'une tendre compassion. Enfin je lui dis "Hélas! d'oÃÂč venez-vous! En quels dangers ne m'avez-vous point laissé pendant votre absence! Et que ferais-je maintenant sans vous?" Mais, sans répondre à mes questions "Fuyez - me dit-il d'un ton terrible - fuyez, hùtez-vous de fuir! Ici la terre ne porte pour fruit que du poison l'air qu'on respire est empesté; les hommes contagieux ne se parlent que pour se communiquer un venin mortel. La volupté lùche et infùme, qui est le plus horrible des maux sortis de la boÃte de Pandore, amollit tous les coeurs et ne souffre ici aucune vertu. Fuyez! Que tardez-vous? Ne regardez pas mÃÂȘme derriÚre vous en fuyant; effacez jusques au moindre souvenir de cette Ãle exécrable." Il dit, et aussitÎt je sentis comme un nuage épais qui se dissipait sur mes yeux et qui me laissait voir la pure lumiÚre une joie douce et pleine d'un ferme courage renaissait dans mon coeur. Cette joie était bien différente de cette autre joie molle et folùtre dont mes sens avaient été d'abord empoisonnés l'une est une joie d'ivresse et de trouble, qui est entrecoupée de passions furieuses et de cuisants remords; l'autre est une joie de raison, qui a quelque chose de bienheureux et de céleste; elle est toujours pure et égale, rien ne peut l'épuiser; plus on s'y plonge, plus elle est douce; elle ravit l'ùme sans la troubler. Alors je versai des larmes de joie, et je trouvais que rien n'était si doux que de pleurer ainsi. - O heureux - disais-je - les hommes à qui la vertu se montre dans toute sa beauté! Peut-on la voir sans l'aimer? Peut-on l'aimer sans ÃÂȘtre heureux? Mentor me dit "Il faut que je vous quitte je pars dans ce moment; il ne m'est pas permis de m'arrÃÂȘter." "OÃÂč allez-vous donc? - lui répondis-je - en quelle terre inhabitable ne vous suivrai-je point? Ne croyez pas pouvoir m'échapper; je mourrai plutÎt sur vos pas." En disant ces paroles, je le tenais serré de toute ma force. "C'est en vain - me dit-il - que vous espérez de me retenir. Le cruel Métophis me vendit à des Ethiopiens ou Arabes. Ceux-ci, étant allés à Damas, en Syrie, pour leur commerce, voulurent se défaire de moi, croyant en tirer une grande somme d'un nommé HasaÃl, qui cherchait un esclave grec pour connaÃtre les moeurs de la GrÚce et pour s'instruire de nos sciences. En effet, HasaÃl m'acheta chÚrement. Ce que je lui ai appris de nos moeurs lui a donné la curiosité de passer dans l'Ãle de CrÚte pour étudier les sages lois de Minos. Pendant notre navigation, les vents nous ont contraints de relùcher dans l'Ãle de Chypre. En attendant un vent favorable, il est venu faire ses offrandes au temple le voilà qui en sort; les vents nous appellent; déjà nos voiles s'enflent. Adieu, cher Télémaque; un esclave qui craint les dieux doit suivre fidÚlement son maÃtre. Les dieux ne me permettent plus d'ÃÂȘtre à moi si j'étais à moi, ils le savent, je ne serais qu'à vous seul. Adieu, souvenez-vous des travaux d'Ulysse et des larmes de Pénélope; souvenez-vous des justes dieux. O dieux, protecteurs de l'innocence, en quelle terre suis-je contraint de laisser Télémaque!" "Non, non - lui dis-je - mon cher Mentor, il ne dépendra pas de vous de me laisser ici plutÎt mourir que de vous voir partir sans moi. Ce maÃtre syrien est-il impitoyable? Est-ce une tigresse dont il a sucé les mamelles dans son enfance? Voudra-t-il vous arracher d'entre mes bras? Il faut qu'il me donne la mort ou qu'il souffre que je vous suive. Vous m'exhortez vous-mÃÂȘme à fuir et vous ne voulez pas que je fuie en suivant vos pas! Je vais parler à HasaÃl; il aura peut-ÃÂȘtre pitié de ma jeunesse et de mes larmes puisqu'il aime la sagesse et qu'il va si loin la chercher, il ne peut point avoir un coeur féroce et insensible. Je me jetterai à ses pieds, j'embrasserai ses genoux, je ne le laisserai point aller qu'il ne m'ait accordé de vous suivre. Mon cher Mentor, je me ferai esclave avec vous; je lui offrirai de me donner à lui s'il me refuse, c'est fait de moi, je me délivrerai de la vie." Dans ce moment HasaÃl appela Mentor; je me prosternai devant lui. Il fut surpris de voir un inconnu en cette posture. "Que voulez-vous?" me dit-il. "La vie, répondis-je; car je ne puis vivre, si vous ne souffrez que je suive Mentor, qui est à vous. Je suis le fils du grand Ulysse, le plus sage des rois de la GrÚce qui ont renversé la superbe ville de Troie, fameuse dans toute l'Asie. Je ne vous dis point ma naissance pour me vanter, mais seulement pour vous inspirer quelque pitié de mes malheurs. J'ai cherché mon pÚre par toutes les mers, ayant avec moi cet homme, qui était pour moi un autre pÚre. La fortune, pour comble de maux, me l'a enlevé; elle l'a fait votre esclave souffrez que je le sois aussi. S'il est vrai que vous aimiez la justice et que vous alliez en CrÚte pour apprendre les lois du bon roi Minos, n'endurcissez point votre coeur contre mes soupirs et contre mes larmes. Vous voyez le fils d'un roi, qui est réduit à demander la servitude comme son unique ressource. Autrefois j'ai voulu mourir en Sicile pour éviter l'esclavage, mais mes premiers malheurs n'étaient que de faibles essais des outrages de la fortune maintenant je crains de ne pouvoir ÃÂȘtre reçu parmi vos esclaves. O dieux, voyez mes maux; Î HasaÃl, souvenez-vous de Minos, dont vous admirez la sagesse et qui nous jugera tous deux dans le royaume de Pluton." HasaÃl, me regardant avec un visage doux et humain, me tendit la main, et me releva "Je n'ignore pas, me dit-il, la sagesse et la vertu d'Ulysse; Mentor m'a raconté souvent quelle gloire il a acquise parmi les Grecs; et d'ailleurs la prompte renommée a fait entendre son nom à tous les peuples de l'Orient. Suivez-moi, fils d'Ulysse; je serai votre pÚre, jusqu'à ce que vous ayez retrouvé celui qui vous a donné la vie. Quand mÃÂȘme je ne serais pas touché de la gloire de votre pÚre, de ses malheurs et des vÎtres, l'amitié que j'ai pour Mentor m'engagerait à prendre soin de vous. Il est vrai que je l'ai acheté comme esclave, mais je le garde comme un ami fidÚle; l'argent qu'il m'a coûté m'a acquis le plus cher et le plus précieux ami que j'aie sur la terre. J'ai trouvé en lui la sagesse; je lui dois tout ce que j'ai d'amour pour la vertu. DÚs ce moment, il est libre; vous le serez aussi je ne vous demande, à l'un et à l'autre, que votre coeur." En un instant je passai de la plus amÚre douleur à la plus vive joie que les mortels puissent sentir. Je me voyais sauvé d'un horrible danger; je m'approchais de mon pays; je trouvais un secours pour y retourner; je goûtais la consolation d'ÃÂȘtre auprÚs d'un homme qui m'aimait déjà par le pur amour de la vertu; enfin je me retrouvais tout en retrouvant Mentor pour ne le plus quitter. HasaÃl s'avance sur le sable du rivage nous le suivons; on entre dans le vaisseau; les rameurs fendent les ondes paisibles; un zéphyr léger se joue de nos voiles, il anime tout le vaisseau et lui donne un doux mouvement. L'Ãle de Chypre disparaÃt bientÎt. HasaÃl, qui avait impatience de connaÃtre mes sentiments, me demanda ce que je pensais des moeurs de cette Ãle. Je lui dis ingénument en quel danger ma jeunesse avait été exposée et le combat que j'avais souffert au-dedans de moi. Il fut touché de mon horreur pour le vice et dit ces paroles "O Vénus, je reconnais votre puissance et celle de votre fils; j'ai brûlé de l'encens sur vos autels; mais souffrez que je déteste l'infùme mollesse des habitants de votre Ãle et l'impudence brutale avec laquelle ils célÚbrent vos fÃÂȘtes." Ensuite il s'entretenait avec Mentor de cette premiÚre puissance qui a formé le ciel et la terre, de cette lumiÚre simple, infinie et immuable, qui se donne à tous sans se partager; de cette vérité souveraine et universelle qui éclaire tous les esprits, comme le soleil éclaire tous les corps. "Celui - ajoutait-il - qui n'a jamais vu cette lumiÚre pure est aveugle comme un aveugle-né; il passe sa vie dans une profonde nuit, comme les peuples que le soleil n'éclaire point pendant plusieurs mois de l'année; il croit ÃÂȘtre sage, et il est insensé; il croit tout voir, et il ne voit rien; il meurt n'ayant jamais rien vu; tout au plus il aperçoit de sombres et fausses lueurs, de vaines ombres, des fantÎmes qui n'ont rien de réel. Ainsi sont tous les hommes entraÃnés par le plaisir des sens et par le charme de l'imagination. Il n'y a point sur la terre de véritables hommes, excepté ceux qui consultent, qui aiment, qui suivent cette raison éternelle c'est elle qui nous inspire quand nous pensons bien, c'est elle qui nous reprend quand nous pensons mal. Nous ne tenons pas moins d'elle la raison que la vie. Elle est comme un grand océan de lumiÚre nos esprits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent et qui y retournent pour s'y perdre." Quoique je ne comprisse point encore parfaitement la profonde sagesse de ces discours, je ne laissais pas d'y goûter je ne sais quoi de pur et de sublime; mon coeur en était échauffé et la vérité me semblait reluire dans toutes ces paroles. Ils continuÚrent à parler de l'origine des dieux, des héros, des poÚtes, de l'ùge d'or, du déluge, des premiÚres histoires du genre humain, du fleuve d'oubli oÃÂč se plongent les ùmes des morts, des peines éternelles préparées aux impies dans le gouffre noir du Tartare, et de cette heureuse paix dont jouissent les justes dans les Champs Elysées, sans crainte de pouvoir la perdre. Pendant qu'HasaÃl et Mentor parlaient, nous aperçûmes des dauphins couverts d'une écaille qui paraissait d'or et d'azur. En se jouant, ils soulevaient les flots avec beaucoup d'écume. AprÚs eux venaient des Tritons, qui sonnaient de la trompette avec leurs conques recourbées. Ils environnaient le char d'Amphitrite, traÃné par des chevaux marins, plus blancs que la neige, et qui, fendant l'onde salée, laissaient loin derriÚre eux un vaste sillon dans la mer. Leurs yeux étaient enflammés et leurs bouches étaient fumantes. Le char de la déesse était une conque d'une merveilleuse figure; elle était d'une blancheur plus éclatante que l'ivoire, et les roues étaient d'or. Ce char semblait voler sur la face des eaux paisibles. Une troupe de nymphes couronnées de fleurs nageaient en foule derriÚre le char; leurs beaux cheveux pendaient sur leurs épaules et flottaient au gré du vent. La déesse tenait d'une main un sceptre d'or pour commander aux vagues, de l'autre elle portait sur ses genoux le petit dieu Palémon, son fils, pendant à sa mamelle. Elle avait un visage serein et une douce majesté qui faisait fuir les vents séditieux et toutes les noires tempÃÂȘtes. Les Tritons conduisaient les chevaux et tenaient les rÃÂȘnes dorées. Une grande voile de pourpre flottait dans l'air au-dessus du char; elle était à demi enflée par le soufre d'une multitude de petits Zéphyrs qui s'efforçaient de la pousser par leurs haleines. On voyait au milieu des airs Eole empressé, inquiet et ardent. Son visage ridé et chagrin, sa voix menaçante, ses sourcils épais et pendants, ses yeux d'un feu sombre et austÚre tenaient en silence les fiers aquilons et repoussaient tous les nuages. Les immenses baleines et tous les monstres marins, faisant avec leurs narines un flux et reflux de l'onde amÚre, sortaient à la hùte des grottes profondes, pour voir la déesse. CinquiÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Suite du récit de Télémaque. Richesse et fertilité de l'Ãle de CrÚte; moeurs de ses habitants, et leur prospérité sous les sages lois de Minos. Télémaque, à son arrivée dans l'Ãle, apprend qu'Idoménée, qui en était roi, vient de sacrifier son fils unique, pour accomplir un voeu indiscret; que les Crétois, pour venger le sang du fils, ont réduit le pÚre à quitter leur pays qu'aprÚs de longues incertitudes, ils sont actuellement assemblés afin d'élire un autre roi. Télémaque, admis dans cette assemblée, y remporte les prix à divers jeux, et résout avec une rare sagesse plusieurs questions morales et politiques proposées aux concurrents par les vieillards, juges de l'Ãle. Le premier de ces vieillards, frappé de la sagesse de ce jeune étranger, propose à l'assemblée de le couronner roi, et la proposition est accueillie de tout le peuple avec de vives acclamations. Cependant Télémaque refuse de régner sur les Crétois, préférant la pauvre Ithaque à la gloire et à l'opulence du royaume de CrÚte. Il propose d'élire Mentor, qui refuse aussi le diadÚme; l'assemblée pressant Mentor de choisir pour toute la nation, il rapporte ce qu'il vient d'apprendre des vertus d'ArisiodÚme, et décide aussitÎt l'assemblée à le proclamer roi. BientÎt aprÚs, Mentor et Télémaque s'embarquent sur un vaisseau crétois pour retourner à Ithaque. Alors Neptune, pour consoler Vénus irritée, suscite une horrible tempÃÂȘte, qui brise leur vaisseau. Ils échappent à ce danger en s'attachant aux débris du mùt, qui, poussé par les flots, les fait aborder à l'Ãle de Calypso. AprÚs que nous eûmes admiré ce spectacle, nous commençùmes à découvrir les montagnes de CrÚte, que nous avions encore assez de peine à distinguer des nuées du ciel et des flots de la mer. BientÎt nous vÃmes le sommet du mont Ida qui s'élÚve au-dessus des autres montagnes de l'Ãle, comme un vieux cerf dans une forÃÂȘt porte son bois rameux au-dessus des tÃÂȘtes de jeunes faons dont il est suivi. Peu à peu nous vÃmes plus distinctement les cÎtes de cette Ãle, qui se présentaient à nos yeux comme un amphithéùtre. Autant la terre de Chypre nous avait paru négligée et inculte, autant celle de CrÚte se montrait fertile et ornée de tous les fruits par le travail de ses habitants. De tous cÎtés, nous remarquions des villages bien bùtis, des bourgs qui égalaient des villes, et des villes superbes. Nous ne trouvions aucun champ oÃÂč la main du diligent laboureur ne fût imprimée; partout la charrue avait laissé de creux sillons les ronces, les épines, et toutes les plantes qui occupent inutilement la terre sont inconnues en ce pays. Nous considérions avec plaisir les creux vallons oÃÂč les troupeaux de boeufs mugissaient dans les gras herbages, le long des ruisseaux; les moutons paissant sur le penchant d'une colline; les vastes campagnes couvertes de jaunes épis, riches dons de la féconde CérÚs; enfin les montagnes ornées de pampre et de grappes d'un raisin déjà coloré, qui promettait aux vendangeurs les doux présents de Bacchus pour charmer les soucis des hommes. Mentor nous dit qu'il avait été autrefois en CrÚte, et il nous expliqua ce qu'il en connaissait. "Cette Ãle - disait-il - admirée de tous les étrangers, et fameuse par ses cent villes, nourrit sans peine tous ses habitants, quoiqu'ils soient innombrables. C'est que la terre ne se lasse jamais de répandre ses biens sur ceux qui la cultivent; son sein fécond ne peut s'épuiser. Plus il y a d'hommes dans un pays, pourvu qu'ils soient laborieux, plus ils jouissent de l'abondance. Ils n'ont jamais besoin d'ÃÂȘtre jaloux les uns des autres la terre, cette bonne mÚre, multiplie ses dons selon le nombre de ses enfants qui méritent ses fruits par leur travail. L'ambition et l'avarice des hommes sont les seules sources de leur malheur les hommes veulent tout avoir, et ils se rendent malheureux par le désir du superflu; s'ils voulaient vivre simplement et se contenter de satisfaire aux vrais besoins, on verrait partout l'abondance, la joie, la paix et l'union. C'est ce que Minos, le plus sage et le meilleur de tous les rois, avait compris. Tout ce que vous verrez de plus merveilleux dans cette Ãle est le fruit de ses lois. L'éducation qu'il faisait donner aux enfants rend les corps sains et robustes on les accoutume d'abord à une vie simple, frugale et laborieuse; on suppose que toute volupté amollit le corps et l'esprit; on ne leur propose jamais d'autre plaisir que celui d'ÃÂȘtre invincibles par la vertu et d'acquérir beaucoup de gloire. On ne met pas seulement ici le courage à mépriser la mort dans les dangers de la guerre, mais encore à fouler aux pieds les trop grandes richesses et les plaisirs honteux. Ici on punit trois vices qui sont impunis chez les autres peuples l'ingratitude, la dissimulation et l'avarice. Pour le faste et la mollesse, on n'a jamais besoin de les réprimer, car ils sont inconnus en CrÚte. Tout le monde y travaille, et personne ne songe à s'y enrichir; chacun se croit assez payé de son travail par une vie douce et réglée, oÃÂč l'on jouit en paix et avec abondance de tout ce qui est véritablement nécessaire à la vie. On n'y souffre ni meubles précieux, ni habits magnifiques, ni festins délicieux, ni palais dorés. Les habits sont de laine fine et de belles couleurs, mais tout unis et sans broderie. Les repas y sont sobres; on y boit peu de vin le bon pain en fait la principale partie, avec les fruits que les arbres offrent comme d'eux-mÃÂȘmes, et le lait des troupeaux. Tout au plus on y mange un peu de grosse viande sans ragoût; encore mÃÂȘme a-t-on soin de réserver ce qu'il y a de meilleur dans les grands troupeaux de boeufs pour faire fleurir l'agriculture. Les maisons y sont propres, commodes, riantes, mais sans ornements. La superbe architecture n'y est pas ignorée; mais elle est réservée pour les temples des dieux, et les hommes n'oseraient avoir des maisons semblables à celles des immortels. Les grands biens des Crétois sont la santé, la force, le courage, la paix et l'union des familles, la liberté de tous les citoyens, l'abondance des choses nécessaires, le mépris des superflues, l'habitude du travail et l'horreur de l'oisiveté, l'émulation pour la vertu, la soumission aux lois, et la crainte des justes dieux." Je lui demandai en quoi consistait l'autorité du roi; et il me répondit "Il peut tout sur les peuples; mais les lois peuvent tout sur lui. Il a une puissance absolue pour faire le bien, et les mains liées dÚs qu'il veut faire le mal. Les lois lui confient les peuples comme le plus précieux de tous les dépÎts, à condition qu'il sera le pÚre de ses sujets. Elles veulent qu'un seul homme serve, par sa sagesse et par sa modération, à la félicité de tant d'hommes; et non pas que tant d'hommes servent, par leur misÚre et par leur servitude lùche, à flatter l'orgueil et la mollesse d'un seul homme. Le roi ne doit rien avoir au-dessus des autres, excepté ce qui est nécessaire ou pour le soulager dans ses pénibles fonctions, ou pour imprimer aux peuples le respect de celui qui doit soutenir les lois. D'ailleurs, le roi doit ÃÂȘtre plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus exempt de faste et de hauteur qu'aucun autre. Il ne doit point avoir plus de richesses et de plaisirs, mais plus de sagesse, de vertu et de gloire que le reste des hommes. Il doit ÃÂȘtre au-dehors le défenseur de la patrie, en commandant les armées, et, au-dedans, le juge des peuples, pour les rendre bons, sages et heureux. Ce n'est point pour lui-mÃÂȘme que les dieux l'ont fait roi; il ne l'est que pour ÃÂȘtre l'homme des peuples c'est aux peuples qu'il doit tout son temps, tous ses soins, toute son affection, et il n'est digne de la royauté qu'autant qu'il s'oublie lui-mÃÂȘme pour se sacrifier au bien public. Minos n'a voulu que ses enfants régnassent aprÚs lui qu'à condition qu'ils régneraient suivant ces maximes il aimait encore plus son peuple que sa famille. C'est par une telle sagesse qu'il a rendu la CrÚte si puissante et si heureuse; c'est par cette modération qu'il a effacé la gloire de tous les conquérants qui veulent faire servir les peuples à leur propre grandeur, c'est-à -dire à leur vanité; enfin, c'est par sa justice qu'il a mérité d'ÃÂȘtre aux enfers le souverain juge des morts." Pendant que Mentor faisait ce discours, nous abordùmes dans l'Ãle. Nous vÃmes le fameux labyrinthe, ouvrage des mains de l'ingénieux Dédale, et qui était une imitation du grand labyrinthe que nous avions vu en Egypte. Pendant que nous considérions ce curieux édifice, nous vÃmes le peuple qui couvrait le rivage et qui accourait en foule dans un lieu assez voisin du bord de la mer. Nous demandùmes la cause de leur empressement; et voici ce qu'un Crétois, nommé Nausicrate, nous raconta "Idoménée, fils de Deucalion et petit-fils de Minos - dit-il - était allé, comme les autres rois de la GrÚce, au siÚge de Troie. AprÚs la ruine de cette ville, il fit voile pour revenir en CrÚte; mais la tempÃÂȘte fut si violente, que le pilote de son vaisseau et tous les autres qui étaient expérimentés dans la navigation crurent que leur naufrage était inévitable. Chacun avait la mort devant les yeux, chacun voyait les abÃmes ouverts pour l'engloutir; chacun déplorait son malheur, n'espérant pas mÃÂȘme le triste repos des ombres qui traversent le Styx aprÚs avoir reçu la sépulture. Idoménée, levant les yeux et les mains vers le ciel, invoquait Neptune "O puissant dieu - s'écriait-il - toi qui tiens l'empire des ondes, daigne écouter un malheureux! Si tu me fais revoir l'Ãle de CrÚte, malgré la fureur des vents, je t'immolerai la premiÚre tÃÂȘte qui se présentera à mes yeux." Cependant son fils, impatient de revoir son pÚre, se hùtait d'aller au-devant de lui pour l'embrasser malheureux, qui ne savait pas que c'était courir à sa perte! Le pÚre, échappé à la tempÃÂȘte, arrivait dans le port désiré; il remerciait Neptune d'avoir écouté ses voeux mais bientÎt il sentit combien ses voeux lui étaient funestes. Un pressentiment de son malheur lui donnait un cuisant repentir de son voeu indiscret; il craignait d'arriver parmi les siens, et il appréhendait de revoir ce qu'il avait de plus cher au monde. Mais la cruelle Némésis, déesse impitoyable, qui veille pour punir les hommes, et surtout les rois orgueilleux, poussait d'une main fatale et invisible Idoménée. Il arrive; à peine ose-t-il lever les yeux il voit son fils il recule, saisi d'horreur. Ses yeux cherchent, mais en vain, quelque autre tÃÂȘte moins chÚre qui puisse lui servir de victime. Cependant le fils se jette à son cou et est tout étonné que son pÚre réponde si mal à sa tendresse; il le voit fondant en larmes. "O mon pÚre - dit-il - d'oÃÂč vient cette tristesse? AprÚs une si longue absence, ÃÂȘtes-vous fùché de vous revoir dans votre royaume et de faire la joie de votre fils? Qu'ai-je fait? Vous détournez vos yeux de peur de me voir!" Le pÚre, accablé de douleur, ne répondit rien. Enfin, aprÚs de profonds soupirs, il dit "O Neptune, que t'ai-je promis! A quel prix m'as-tu garanti du naufrage! Rends-moi aux vagues et aux rochers, qui devaient, en me brisant, finir ma triste vie; laisse vivre mon fils! O dieu cruel! tiens, voilà mon sang, épargne le sien". En parlant ainsi, il tira son épée pour se percer; mais ceux qui étaient autour de lui arrÃÂȘtÚrent sa main. Le vieillard Sophronyme, interprÚte des volontés des dieux, lui assura qu'il pouvait contenter Neptune sans donner la mort à son fils. "Votre promesse - disait-il - a été imprudente les dieux ne veulent point ÃÂȘtre honorés par la cruauté; gardez-vous bien d'ajouter à la faute de votre promesse celle de l'accomplir contre les lois de la nature offrez cent taureaux plus blancs que la neige à Neptune; faites couler leur sang autour de son autel couronné de fleurs; faites fumer un doux encens en l'honneur de ce dieu." Idoménée écoutait ce discours la tÃÂȘte baissée et sans répondre la fureur était allumée dans ses yeux; son visage, pùle et défiguré, changeait à tout moment de couleur; on voyait ses membres tremblants. Cependant son fils lui disait "Me voici, mon pÚre; votre fils est prÃÂȘt à mourir pour apaiser le dieu; n'attirez pas sur vous sa colÚre je meurs content, puisque ma mort vous aura garanti de la vÎtre. Frappez, mon pÚre; ne craignez point de trouver en moi un fils indigne de vous, qui craigne de mourir." En ce moment Idoménée, tout hors de lui, et comme déchiré par les Furies infernales, surprend tous ceux qui l'observent de prÚs il enfonce son épée dans le coeur de cet enfant; il la retire toute fumante et pleine de sang, pour la plonger dans ses propres entrailles; il est encore une fois retenu par ceux qui l'environnent. L'enfant tombe dans son sang ses yeux se couvrent des ombres de la mort; il les entrouvre à la lumiÚre; mais à peine l'a-t-il trouvée, qu'il ne peut plus la supporter. Tel qu'un beau lis au milieu des champs, coupé dans sa racine par le tranchant de la charrue, languit et ne se soutient plus; il n'a point encore perdu cette vive blancheur et cet éclat qui charme les yeux; mais la terre ne le nourrit plus, et sa vie est éteinte ainsi le fils d'Idoménée, comme une jeune et tendre fleur, est cruellement moissonné dÚs son premier ùge. Le pÚre, dans l'excÚs de sa douleur, devient insensible; il ne sait oÃÂč il est, ni ce qu'il a fait, ni ce qu'il doit faire; il marche chancelant vers la ville, et demande son fils. Cependant le peuple, touché de compassion pour l'enfant et d'horreur pour l'action barbare du pÚre, s'écrie que les dieux justes l'ont livré aux Furies. La fureur leur fournit des armes; ils prennent des bùtons et des pierres, la Discorde souffle dans tous les coeurs un venin mortel. Les Crétois, les sages Crétois, oublient la sagesse qu'ils ont tant aimée ils ne reconnaissent plus le petit-fils du sage Minos. Les amis d'Idoménée ne trouvent plus de salut pour lui qu'en le ramenant vers ses vaisseaux ils s'embarquent avec lui, ils fuient à la merci des ondes. Idoménée, revenant à soi, les remercie de l'avoir arraché d'une terre qu'il a arrosée du sang de son fils et qu'il ne saurait plus habiter. Les vents les conduisent vers l'Hespérie, et ils vont chercher un nouveau royaume dans le pays des Salentins. Cependant les Crétois, n'ayant plus de roi pour les gouverner, ont résolu d'en choisir un qui conserve dans leur pureté les lois établies. Voici les mesures qu'ils ont prises pour faire ce choix. Tous les principaux citoyens des cent villes sont assemblés ici. On a déjà commencé par des sacrifices; on a assemblé tous les sages les plus fameux des pays voisins, pour examiner la sagesse de ceux qui paraÃtront dignes de commander. On a préparé des jeux publics, oÃÂč tous les prétendants combattent; car on veut donner pour prix la royauté à celui qu'on jugera vainqueur de tous les autres, et pour l'esprit et pour le corps. On veut un roi dont le corps soit fort et adroit, et dont l'ùme soit ornée de la sagesse et de la vertu. On appelle ici tous les étrangers." AprÚs nous avoir raconté toute cette histoire étonnante, Nausicrate nous dit "Hùtez-vous donc, Î étrangers, de venir dans notre assemblée vous combattrez avec les autres, et, si les dieux destinent la victoire à l'un de vous deux, il régnera en ce pays." Nous le suivÃmes, sans aucun désir de vaincre, mais par la seule curiosité de voir une chose si extraordinaire. Nous arrivùmes à une espÚce de cirque trÚs vaste, environné d'une épaisse forÃÂȘt le milieu du cirque était une arÚne préparée pour les combattants; elle était bordée par un grand amphithéùtre d'un gazon frais sur lequel était assis et rangé un peuple innombrable. Quand nous arrivùmes, on nous reçut avec honneur; car les Crétois sont les peuples du monde qui exercent le plus noblement et avec le plus de religion l'hospitalité. On nous fit asseoir et on nous invita à combattre. Mentor s'en excusa sur son ùge, et HasaÃl, sur sa faible santé. Ma jeunesse et ma vigueur m'Îtaient toute excuse; je jetai néanmoins un coup d'oeil sur Mentor pour découvrir sa pensée, et j'aperçus qu'il souhaitait que je combattisse. J'acceptai donc l'offre qu'on me faisait je me dépouillai de mes habits; on fit couler des flots d'huile douce et luisante sur tous les membres de mon corps; et je me mÃÂȘlai parmi les combattants. On dit de tous cÎtés que c'était le fils d'Ulysse, qui était venu pour tùcher de remporter les prix, et plusieurs Crétois, qui avaient été à Ithaque pendant mon enfance, me reconnurent. Le premier combat fut celui de la lutte. Un Rhodien d'environ trente-cinq ans surmonta tous les autres qui osÚrent se présenter à lui. Il était encore dans toute la vigueur de la jeunesse ses bras étaient nerveux et bien nourris; au moindre mouvement qu'il faisait, on voyait tous ses muscles; il était également souple et fort. Je ne lui parus pas digne d'ÃÂȘtre vaincu, et, regardant avec pitié ma tendre jeunesse, il voulut se retirer mais je me présentai à lui. Alors nous nous saisÃmes l'un l'autre; nous nous serrùmes à perdre la respiration. Nous étions épaule contre épaule, pied contre pied, tous les nerfs tendus, et les bras entrelacés comme des serpents, chacun s'efforçant d'enlever de terre son ennemi. TantÎt il essayait de me surprendre en me poussant du cÎté droit; tantÎt il s'efforçait de me pencher du cÎté gauche. Pendant qu'il me tùtait ainsi, je le poussai avec tant de violence, que ses reins pliÚrent il tomba sur l'arÚne et m'entraÃna sur lui. En vain il tùche de me mettre dessous; je le tins immobile sous moi; tout le peuple cria "Victoire au fils d'Ulysse!" Et j'aidai au Rhodien confus à se relever. Le combat du ceste fut plus difficile. Le fils d'un riche citoyen de Samos avait acquis une haute réputation dans ce genre de combats. Tous les autres lui cédÚrent; il n 'y eut que moi qui espérai la victoire. D'abord il me donna dans la tÃÂȘte, et puis dans l'estomac, des coups qui me firent vomir le sang et qui répandirent sur mes yeux un épais nuage. Je chancelai; il me pressait, et je ne pouvais plus respirer mais je fus ranimé par la voix de Mentor, qui me criait "O fils d'Ulysse, seriez-vous vaincu!" La colÚre me donna de nouvelles forces; j'évitai plusieurs coups dont j'aurais été accablé. AussitÎt que le Samien m'avait porté un faux coup et que son bras s'allongeait en vain, je le surprenais dans cette posture penchée. Déjà il reculait, quand je haussai mon ceste pour tomber sur lui avec plus de force il voulut esquiver et, perdant l'équilibre, il me donna le moyen de le renverser. A peine fut-il étendu par terre, que je lui tendis la main pour le relever. Il se redressa lui-mÃÂȘme, couvert de poussiÚre et de sang sa honte fut extrÃÂȘme; mais il n'osa renouveler le combat. AussitÎt on commença les courses de chariots, que l'on distribua au sort. Le mien se trouva le moindre pour la légÚreté des roues et pour la vigueur des chevaux. Nous partons un nuage de poussiÚre vole et couvre le ciel. Au commencement, je laissai les autres passer devant moi. Un jeune Lacédémonien, nommé Crantor, laissait d'abord tous les autres derriÚre lui. Un Crétois nommé PolyclÚte, le suivait de prÚs. Hippomaque, parent d'Idoménée, qui aspirait à lui succéder, lùchant les rÃÂȘnes à ses chevaux fumants de sueur, était tout penché sur leurs crins flottants; et le mouvement des roues de son chariot était si rapide, qu'elles paraissaient immobiles comme les ailes d'un aigle qui fend les airs. Mes chevaux s'animÚrent et se mirent peu à peu en haleine; je laissai loin derriÚre moi presque tous ceux qui étaient partis avec tant d'ardeur. Hippomaque, parent d'Idoménée, poussant trop ses chevaux, le plus vigoureux s'abattit, et Îta, par sa chute, à son maÃtre l'espérance de régner. PolyclÚte, se penchant trop sur ses chevaux, ne put se tenir ferme dans une secousse; il tomba les rÃÂȘnes lui échappÚrent, et il fut trop heureux de pouvoir éviter la mort. Crantor, voyant avec des yeux pleins d'indignation que j'étais tout auprÚs de lui, redoubla son ardeur tantÎt il invoquait les dieux et leur promettait de riches offrandes; tantÎt il parlait à ses chevaux pour les animer. Il craignait que je ne passasse entre la borne et lui; car mes chevaux, mieux ménagés que les siens, étaient en état de le devancer il ne lui restait plus d'autre ressource que celle de me fermer le passage. Pour y réussir, il hasarda de se briser contre la borne; il y brisa effectivement sa roue. Je ne songeai qu'à faire promptement le tour, pour n'ÃÂȘtre pas engagé dans son désordre, et il me vit un moment aprÚs au bout de la carriÚre. Le peuple s'écria encore une fois "Victoire au fils d'Ulysse! C'est lui que les dieux destinent à régner sur nous." Cependant les plus illustres et les plus sages d'entre les Crétois nous conduisirent dans un bois antique et sacré, reculé de la vue des hommes profanes, oÃÂč les vieillards que Minos avait établis juges du peuple et gardes des lois nous assemblÚrent. Nous étions les mÃÂȘmes qui avions combattu dans les jeux; nul autre ne fut admis. Les sages ouvrirent le livre oÃÂč toutes les lois de Minos sont recueillies. Je me sentis saisi de respect et de honte, quand j'approchai de ces vieillards, que l'ùge rendait vénérables sans leur Îter la vigueur de l'esprit. Ils étaient assis avec ordre, et immobiles dans leurs places leurs cheveux étaient blancs; plusieurs n'en avaient presque plus. On voyait reluire sur leurs visages graves une sagesse douce et tranquille, ils ne se pressaient point de parler; ils ne disaient que ce qu'ils avaient résolu de dire. Quand ils étaient d'avis différents, ils étaient si modérés à soutenir ce qu'ils pensaient de part et d'autre, qu'on aurait cru qu'ils étaient tous d'une mÃÂȘme opinion. La longue expérience des choses passées et l'habitude du travail leur donnait de grandes vues sur toutes choses mais ce qui perfectionnait le plus leur raison, c'était le calme de leur esprit délivré des folles passions et des caprices de la jeunesse. La sagesse toute seule agissait en eux, et le fruit de leur longue vertu était d'avoir si bien dompté leurs humeurs, qu'ils goûtaient sans peine le doux et noble plaisir d'écouter la raison. En les admirant, je souhaitai que ma vie pût s'accourcir pour arriver tout à coup à une si estimable vieillesse. Je trouvais la jeunesse malheureuse d'ÃÂȘtre si impétueuse et si éloignée de cette vertu si éclairée et si tranquille. Le premier d'entre ces vieillards ouvrit le livre des lois de Minos. C'était un grand livre qu'on tenait d'ordinaire renfermé dans une cassette d'or avec des parfums. Tous ces vieillards le baisÚrent avec respect; car ils disent qu'aprÚs les dieux, de qui les bonnes lois viennent, rien ne doit ÃÂȘtre si sacré aux hommes que les lois destinées à les rendre bons, sages et heureux. Ceux qui ont dans leurs mains les lois pour gouverner les peuples doivent toujours se laisser gouverner eux-mÃÂȘmes par les lois. C'est la loi, et non pas l'homme, qui doit régner. Tel est le discours de ces sages. Ensuite, celui qui présidait proposa trois questions, qui devaient ÃÂȘtre décidées par les maximes de Minos. La premiÚre question est de savoir qui est le plus libre de tous les hommes. Les uns répondirent que c'était un roi qui avait sur son peuple un empire absolu et qui était victorieux de tous ses ennemis. D'autres soutinrent que c'était un homme si riche, qu'il pouvait contenter tous ses désirs. D'autres dirent que c'était un homme qui ne se mariait point, et qui voyageait pendant toute sa vie en divers pays, sans ÃÂȘtre jamais assujetti aux lois d'aucune nation. D'autres s'imaginÚrent que c'était un Barbare, qui, vivant de sa chasse au milieu des bois, était indépendant de toute police et de tout besoin. D'autres crurent que c'était un homme nouvellement affranchi, parce qu'en sortant des rigueurs de la servitude il jouissait plus qu'aucun autre des douceurs de la liberté. D'autres enfin s'avisÚrent de dire que c'était un homme mourant, parce que la mort le délivrait de tout et que tous les hommes ensemble n'avaient plus aucun pouvoir sur lui. Quand mon rang fut venu, je n'eus pas de peine à répondre, parce que je n'avais pas oublié ce que Mentor m'avait dit souvent. "Le plus libre de tous les hommes - répondis-je - est celui qui peut ÃÂȘtre libre dans l'esclavage mÃÂȘme. En quelque pays et en quelque condition qu'on soit, on est trÚs libre, pourvu qu'on craigne les dieux et qu'on ne craigne qu'eux. En un mot, l'homme véritablement libre est celui qui, dégagé de toute crainte et de tout désir, n'est soumis qu'aux dieux et à sa raison." Les vieillards s'entre-regardÚrent en souriant et furent surpris de voir que ma réponse fût précisément celle de Minos. Ensuite on proposa la seconde question en ces termes "Quel est le plus malheureux de tous les hommes?" Chacun disait ce qui lui venait dans l'esprit. L'un disait "C'est un homme qui n'a ni biens, ni santé, ni honneur." Un autre disait "C'est un homme qui n'a aucun ami." D'autres soutenaient que c'est un homme qui a des enfants ingrats et indignes de lui. Il vint un sage de l'Ãle de Lesbos, qui dit "Le plus malheureux de tous les hommes est celui qui croit l'ÃÂȘtre; car le malheur dépend moins des choses qu'on souffre que de l'impatience avec laquelle on augmente son malheur!" A ces mots, toute l'assemblée se récria; on applaudit, et chacun crut que ce sage Lesbien remporterait le prix sur cette question. Mais on me demanda ma pensée, et je répondis, suivant les maximes de Mentor "Le plus malheureux de tous les hommes est un roi qui croit ÃÂȘtre heureux en rendant les autres hommes misérables. Il est doublement malheureux par son aveuglement; ne connaissant pas son malheur, il ne peut s'en guérir; il craint mÃÂȘme de le connaÃtre. La vérité ne peut percer la foule des flatteurs pour aller jusqu'à lui. Il est tyrannisé par ses passions; il ne connaÃt point ses devoirs; il n'a jamais goûté le plaisir de faire le bien, ni senti les charmes de la pure vertu. Il est malheureux et digne de l'ÃÂȘtre son malheur augmente tous les jours; il court à sa perte, et les dieux se préparent à le confondre par une punition éternelle." Toute l'assemblée avoua que j'avais vaincu le sage Lesbien, et les vieillards déclarÚrent que j'avais rencontré le vrai sens de Minos. Pour la troisiÚme question, on demanda lequel des deux est préférable d'un cÎté, un roi conquérant et invincible dans la guerre; de l'autre, un roi sans expérience de la guerre, mais propre à policer sagement les peuples dans la paix. La plupart répondirent que le roi invincible dans la guerre était préférable. "A quoi sert - disaient-ils - d'avoir un roi qui sache bien gouverner en paix, s'il ne sait pas défendre le pays quand la guerre vient? Les ennemis le vaincront et réduiront son peuple en servitude." D'autres soutenaient, au contraire, que le roi pacifique serait meilleur, parce qu'il craindrait la guerre et l'éviterait par ses soins. D'autres disaient qu'un roi conquérant travaillerait à la gloire de son peuple aussi bien qu'à la sienne et qu'il rendrait ses sujets maÃtres des autres nations, au lieu qu'un roi pacifique les tiendrait dans une honteuse lùcheté. On voulut savoir mon sentiment. Je répondis ainsi "Un roi qui ne sait gouverner que dans la paix ou dans la guerre, et qui n'est pas capable de conduire son peuple dans ces deux états, n'est qu'à demi roi. Mais si vous comparez un roi qui ne sait que la guerre à un roi sage, qui, sans savoir la guerre, est capable de la soutenir dans le besoin par ses généraux, je le trouve préférable à l'autre. Un roi entiÚrement tourné à la guerre voudrait toujours la faire. Pour étendre sa domination et sa gloire propre il ruinerait ses peuples. A quoi sert-il à un peuple que son roi subjugue d'autres nations, si on est malheureux sous son rÚgne? D'ailleurs les longues guerres entraÃnent toujours aprÚs elles beaucoup de désordres les victorieux mÃÂȘmes se dérÚglent pendant ces temps de confusion. Voyez ce qu'il en coûte à la GrÚce pour avoir triomphé de Troie elle a été privée de ses rois pendant plus de dix ans. Lorsque tout est en feu par la guerre, les lois, l'agriculture, les arts languissent. Les meilleurs princes mÃÂȘmes, pendant qu'ils ont une guerre à soutenir, sont contraints de faire le plus grand des maux, qui est de tolérer la licence et de se servir des méchants combien y a-t-il de scélérats qu'on punirait pendant la paix, et dont on a besoin de récompenser l'audace dans les désordres de la guerre! Jamais aucun peuple n'a eu un roi conquérant, sans avoir beaucoup à souffrir de son ambition. Un conquérant, enivré de sa gloire, ruine presque autant sa nation victorieuse que les nations vaincues. Un prince qui n'a point les qualités nécessaires pour la paix ne peut faire goûter à ses sujets les fruits d'une guerre heureusement finie il est comme un homme qui défendrait son champ contre son voisin et qui usurperait celui du voisin mÃÂȘme, mais qui ne saurait ni labourer ni semer pour recueillir aucune moisson. Un tel homme semble né pour détruire, pour ravager, pour renverser le monde, et non pour rendre un peuple heureux par un sage gouvernement. Venons maintenant au roi pacifique. Il est vrai qu'il n'est pas propre à de grandes conquÃÂȘtes, c'est-à -dire qu'il n'est pas né pour troubler le bonheur de son peuple en voulant vaincre les autres peuples que la justice ne lui a pas soumis mais, s'il est véritablement propre à gouverner en paix, il a toutes les qualités nécessaires pour mettre son peuple en sûreté contre ses ennemis. Voici comment il est juste, modéré et commode à l'égard de ses voisins; il n'entreprend jamais contre eux aucun dessein qui puisse troubler sa paix; il est fidÚle dans ses alliances. Ses alliés l'aiment, ne le craignent point et ont une entiÚre confiance en lui. S'il y a quelque voisin inquiet, hautain et ambitieux, tous les autres rois voisins, qui craignent ce voisin inquiet et qui n'ont aucune jalousie du roi pacifique, se joignent à ce bon roi pour l'empÃÂȘcher d'ÃÂȘtre opprimé. Sa probité, sa bonne foi, sa modération le rendent l'arbitre de tous les Etats qui environnent le sien. Pendant que le roi entreprenant est odieux à tous les autres et sans cesse exposé à leurs ligues, celui-ci a la gloire d'ÃÂȘtre comme le pÚre et le tuteur de tous les autres rois. Voilà les avantages qu'il a au-dehors. Ceux dont il jouit au-dedans sont encore plus solides. Puisqu'il est propre à gouverner en paix, je dois supposer qu'il gouverne par les plus sages lois. Il retranche le faste, la mollesse et tous les arts qui ne servent qu'à flatter les vices; il fait fleurir les autres arts, qui sont utiles aux véritables besoins de la vie surtout il applique ses sujets à l'agriculture. Par là , il les met dans l'abondance des choses nécessaires. Ce peuple laborieux, simple dans ses moeurs, accoutumé à vivre de peu, gagnant facilement sa vie par la culture de ses terres, se multiplie à l'infini. Voilà dans ce royaume un peuple innombrable, mais un peuple sain, vigoureux, robuste, qui n'est point amolli par les voluptés, qui est exercé à la vertu, qui n'est point attaché aux douceurs d'une vie lùche et délicieuse, qui sait mépriser la mort, qui aimerait mieux mourir que de perdre cette liberté, qu'il goûte sous un sage roi appliqué à ne régner que pour faire régner la raison. Qu'un conquérant voisin attaque ce peuple, il ne le trouvera peut-ÃÂȘtre pas assez accoutumé à camper, à se ranger en bataille, ou à dresser des machines pour assiéger une ville; mais il le trouvera invincible par sa multitude, par son courage, par sa patience dans les fatigues, par son habitude de souffrir la pauvreté, par sa vigueur dans les combats, et par une vertu que les mauvais succÚs mÃÂȘmes ne peuvent abattre. D'ailleurs, si le roi n'est point assez expérimenté pour commander lui-mÃÂȘme ses armées, il les fera commander par des gens qui en seront capables, et il saura s'en servir sans perdre son autorité. Cependant il tirera du secours de ses alliés; ses sujets aimeront mieux mourir que de passer sous la domination d'un autre roi violent et injuste; les dieux mÃÂȘmes combattront pour lui. Voyez quelles ressources il aura au milieu des plus grands périls. Je conclus donc que le roi pacifique qui ignore la guerre est un roi trÚs imparfait, puisqu'il ne sait point remplir une de ses plus grandes fonctions, qui est de vaincre ses ennemis; mais j'ajoute qu'il est néanmoins infiniment supérieur au roi conquérant qui manque des qualités nécessaires dans la paix et qui n'est propre qu'à la guerre." J'aperçus dans l'assemblée beaucoup de gens qui ne pouvaient goûter cet avis; car la plupart des hommes, éblouis par les choses éclatantes, comme les victoires et les conquÃÂȘtes, les préfÚrent à ce qui est simple, tranquille et solide, comme la paix et la bonne police des peuples. Mais tous les vieillards déclarÚrent que j'avais parlé comme Minos. Le premier de ces vieillards s'écria "Je vois l'accomplissement d'un oracle d'Apollon, connu dans toute notre Ãle. Minos avait consulté le dieu, pour savoir combien de temps sa race régnerait, suivant les lois qu'il venait d'établir. Le dieu lui répondit "Les tiens cesseront de régner quand un étranger entrera dans ton Ãle pour y faire régner tes lois." Nous avions craint que quelque étranger viendrait faire la conquÃÂȘte de l'Ãle de CrÚte; mais le malheur d'Idoménée et la sagesse du fils d'Ulysse, qui entend mieux que nul autre mortel les lois de Minos, nous montrent le sens de l'oracle. Que tardons-nous à couronner celui que les destins nous donnent pour roi?" AussitÎt les vieillards sortent de l'enceinte du bois sacré; et le premier, me prenant par la main, annonce au peuple déjà impatient, dans l'attente d'une décision, que j'avais remporté le prix. A peine acheva-t-il de parler, qu'on entendit un bruit confus de toute l'assemblée. Chacun pousse des cris de joie. Tout le rivage et toutes les montagnes voisines retentissent de ce cri "Que le fils d'Ulysse, semblable à Minos, rÚgne sur les Crétois!" J'attendis un moment, et je faisais signe de la main pour demander qu'on m'écoutùt. Cependant Mentor me disait à l'oreille "Renoncez-vous à votre patrie? L'ambition de régner vous fera-t-elle oublier Pénélope, qui vous attend comme sa derniÚre espérance, et le grand Ulysse, que les dieux avaient résolu de vous rendre?" Ces paroles percÚrent mon coeur et me soutinrent contre le vain désir de régner. Cependant un profond silence de toute cette tumultueuse assemblée me donna le moyen de parler ainsi "O illustres Crétois, je ne mérite point de vous commander. L'oracle qu'on vient de rapporter marque bien que la race de Minos cessera de régner quand un étranger entrera dans cette Ãle et y fera régner les lois de ce sage roi; mais il n'est pas dit que cet étranger régnera. Je veux croire que je suis cet étranger marqué par l'oracle. J'ai accompli la prédiction; je suis venu dans cette Ãle; j'ai découvert le vrai sens des lois, et je souhaite que mon explication serve à les faire régner avec l'homme que vous choisirez. Pour moi, je préfÚre ma patrie, la pauvre, la petite Ãle d'Ithaque, aux cent villes de CrÚte, à la gloire et à l'opulence de ce beau royaume. Souffrez que je suive ce que les destins ont marqué. Si j'ai combattu dans vos jeux, ce n'était pas dans l'espérance de régner ici; c'était pour mériter votre estime et votre compassion; c'était afin que vous me donnassiez les moyens de retourner promptement au lieu de ma naissance. J'aime mieux obéir à mon pÚre Ulysse et consoler ma mÚre Pénélope que régner sur tous les peuples de l'univers. O Crétois, vous voyez le fond de mon coeur il faut que je vous quitte; mais la mort seule pourra finir ma reconnaissance. Oui, jusqu'au dernier soupir, Télémaque aimera les Crétois et s'intéressera à leur gloire comme à la sienne propre." A peine eus-je parlé qu'il s'éleva un bruit sourd, semblable à celui des vagues de la mer qui s'entrechoquent dans une tempÃÂȘte. Les uns disaient "Est-ce quelque divinité sous une figure humaine?" D'autres soutenaient qu'ils m'avaient vu en d'autres pays et qu'ils me reconnaissaient. D'autres s'écriaient "il faut le contraindre de régner ici." Enfin, je repris la parole, et chacun se hùta de se taire, ne sachant si je n'allais point accepter ce que j'avais refusé d'abord. Voici les paroles que je leur dis "Souffrez, Î Crétois, que je vous dise ce que je pense; Vous ÃÂȘtes le plus sage de tous les peuples; mais la sagesse demande, ce me semble, une précaution qui vous échappe. Vous devez choisir, non pas l'homme qui raisonne le mieux sur les lois, mais celui qui les pratique avec la plus constante vertu. Pour moi, je suis jeune, par conséquent sans expérience, exposé à la violence des passions, et plus en état de m'instruire en obéissant, pour commander un jour, que de commander maintenant. Ne cherchez donc pas un homme qui ait vaincu les autres dans ces jeux d'esprit et de corps, mais qui se soit vaincu lui-mÃÂȘme; cherchez un homme qui ait vos lois écrites dans le fond de son coeur et dont toute la vie soit la pratique de ces lois; que ses actions, plutÎt que ses paroles, vous le fassent choisir." Tous les vieillards, charmés de ce discours et voyant toujours croÃtre les applaudissements de l'assemblée, me dirent "Puisque les dieux nous Îtent l'espérance de vous voir régner au milieu de nous, du moins aidez-nous à trouver un roi qui fasse régner nos lois. Connaissez-vous quelqu'un qui puisse commander avec cette modération?" "Je connais - leur dis-je d'abord - un homme de qui je tiens tout ce que vous avez estimé en moi c'est sa sagesse, et non pas la mienne, qui vient de parler et il m'a inspiré toutes les réponses que vous venez d'entendre." En mÃÂȘme temps toute l'assemblée jeta les yeux sur Mentor, que je montrais, le tenant par la main. Je racontais les soins qu'il avait eus de mon enfance, les périls dont il m'avait délivré, les malheurs qui étaient venus fondre sur moi dÚs que j'avais cessé de suivre ses conseils. D'abord on ne l'avait point regardé, à cause de ses habits simples et négligés, de sa contenance modeste, de son silence presque continuel, de son air froid et réservé. Mais, quand on s'appliqua à le regarder, on découvrit dans son visage je ne sais quoi de ferme et d'élevé; on remarqua la vivacité de ses yeux et la vigueur avec laquelle il faisait jusqu'aux moindres actions. On le questionna; il fut admiré on résolut de le faire roi. Il s'en défendit sans s'émouvoir il dit qu'il préférait les douceurs d'une vie privée à l'éclat de la royauté; que les meilleurs rois étaient malheureux en ce qu'ils ne faisaient presque jamais les biens qu'ils voulaient faire et qu'ils faisaient souvent, par la surprise des flatteurs, les maux qu'ils ne voulaient pas. Il ajouta que, si la servitude est misérable, la royauté ne l'est pas moins, puisqu'elle est une servitude déguisée. "Quand on est roi - disait-il - on dépend de tous ceux dont on a besoin pour se faire obéir. Heureux celui qui n'est point obligé de commander! Nous ne devons qu'à notre seule patrie, quand elle nous confie l'autorité, le sacrifice de notre liberté pour travailler au bien public." Alors les Crétois, ne pouvant revenir de leur surprise, lui demandÚrent quel homme ils devaient choisir. "Un homme - répondit-il - qui vous connaisse bien, puisqu'il faudra qu'il vous gouverne, et qui craigne de vous gouverner. Celui qui désire la royauté ne la connaÃt pas; et comment en remplira-t-il les devoirs, ne les connaissant point? Il la cherche pour lui, et vous devez désirer un homme qui ne l'accepte que pour l'amour de vous." Tous les Crétois furent dans un étrange étonnement de voir deux étrangers qui refusaient la royauté, recherchée par tant d'autres, ils voulurent savoir avec qui ils étaient venus. Nausicrate, qui les avait conduits depuis le port jusques au cirque oÃÂč l'on célébrait les jeux, leur montra HasaÃl, avec lequel Mentor et moi nous étions venus de l'Ãle de Chypre. Mais leur étonnement fut encore bien plus grand, quand ils surent que Mentor avait été esclave d'HasaÃl; qu'HasaÃl, touché de la sagesse et de la vertu de son esclave, en avait fait son conseil et son meilleur ami; que cet esclave mis en liberté était le mÃÂȘme qui venait de refuser d'ÃÂȘtre roi, et qu'HasaÃl était venu de Damas en Syrie pour s'instruire des lois de Minos, tant l'amour de la sagesse remplissait son coeur. Les vieillards dirent à HasaÃl "Nous n'osons vous prier de nous gouverner, car nous jugeons que vous avez les mÃÂȘmes pensées que Mentor. Vous méprisez trop les hommes pour vouloir vous charger de les conduire; d'ailleurs vous ÃÂȘtes trop détaché des richesses et de l'éclat de la royauté pour vouloir acheter cet éclat par les peines attachées au gouvernement des peuples." HasaÃl répondit "Ne croyez pas, Î Crétois, que je méprise les hommes. Non, non je sais combien il est grand de travailler à les rendre bons et heureux; mais ce travail est rempli de peines et de dangers. L'éclat qui y est attaché est faux et ne peut éblouir que des ùmes vaines. La vie est courte; les grandeurs irritent plus les passions qu'elles ne peuvent les contenter c'est pour apprendre à me passer de ces faux biens, et non pas pour y parvenir, que je suis venu de si loin. Adieu je ne songe qu'à retourner dans une vie paisible et retirée, oÃÂč la sagesse nourrisse mon coeur et oÃÂč les espérances qu'on tire de la vertu pour une autre meilleure vie aprÚs la mort me consolent dans les chagrins de la vieillesse. Si j'avais quelque chose à souhaiter, ce ne serait pas d'ÃÂȘtre roi, ce serait de ne me séparer jamais de ces deux hommes que vous voyez." Enfin les Crétois s'écriÚrent, parlant à Mentor "Dites-nous, Î le plus sage et le plus grand de tous les mortels, dites-nous donc qui est-ce que nous pouvons choisir pour notre roi nous ne vous laisserons point aller, que vous ne nous ayez appris le choix que nous devons faire." Il leur répondit "Pendant que j'étais dans la foule des spectateurs, j'ai remarqué un homme qui ne témoignait aucun empressement c'est un vieillard assez vigoureux. J'ai demandé quel homme c'était on m'a répondu qu'il s'appelait AristodÚme. Ensuite j'ai entendu qu'on lui disait que ses deux enfants étaient au nombre de ceux qui combattaient; il a paru n'en avoir aucune joie; il a dit que, pour l'un, il ne lui souhaitait point les périls de la royauté, et qu'il aimait trop la patrie pour consentir que l'autre régnùt jamais. Par là j'ai compris que ce pÚre aimait d'un amour raisonnable l'un de ses enfants, qui a de la vertu, et qu'il ne flattait point l'autre dans ses dérÚglements. Ma curiosité augmentant, j'ai demandé quelle a été la vie de ce vieillard. Un de vos citoyens m'a répondu "Il a longtemps porté les armes et il est couvert de blessures; mais sa vertu sincÚre et ennemie de la flatterie l'avait rendu incommode à Idoménée. C'est ce qui empÃÂȘcha ce roi de s'en servir dans le siÚge de Troie il craignit un homme qui lui donnerait de sages conseils, qu'il ne pourrait se résoudre à suivre. Il fut mÃÂȘme jaloux de la gloire que cet homme ne manquerait pas d'acquérir bientÎt il oublia tous ses services; il le laissa ici pauvre, méprisé des hommes grossiers et lùches qui n'estiment que les richesses, mais content dans sa pauvreté. Il vit gaiement dans un endroit écarté de l'Ãle, oÃÂč il cultive son champ de ses propres mains. Un de ses fils travaille avec lui; ils s'aiment tendrement; ils sont heureux. Par leur frugalité et par leur travail, ils se sont mis dans l'abondance des choses nécessaires à une vie simple. Le sage vieillard donne aux pauvres malades de son voisinage tout ce qui lui reste au-delà de ses besoins et de ceux de son fils. Il fait travailler tous les jeunes gens; il les exhorte, il les instruit; il juge tous les différends de son voisinage il est le pÚre de toutes les familles. Le malheur de la sienne est d'avoir un second fils qui n'a voulu suivre aucun de ses conseils. Le pÚre, aprÚs l'avoir longtemps souffert pour tùcher de le corriger de ses vices, l'a enfin chassé il s'est abandonné à une folle ambition et à tous les plaisirs." Voilà , Î Crétois, ce qu'on m'a raconté vous devez savoir si ce récit est véritable. Mais si cet homme est tel qu'on le dépeint, pourquoi faire des jeux? Pourquoi assembler tant d'inconnus? Vous avez au milieu de vous un homme qui vous connaÃt et que vous connaissez, qui sait la guerre, qui a montré son courage non seulement contre les flÚches et contre les dards, mais contre l'affreuse pauvreté, qui a méprisé les richesses acquises par la flatterie, qui aime le travail, qui sait combien l'agriculture est utile à un peuple, qui déteste le faste, qui ne se laisse point amollir par un amour aveugle de ses enfants, qui aime la vertu de l'un et qui condamne le vice de l'autre, en un mot, un homme qui est déjà le pÚre du peuple voilà votre roi, s'il est vrai que vous désiriez de faire régner chez vous les lois du sage Minos." Tout le peuple s'écria "Il est vrai, AristodÚme est tel que vous le dites; c'est lui qui est digne de régner." Les vieillards le firent appeler on le chercha dans la foule, oÃÂč il était confondu avec les derniers du peuple. Il parut tranquille. On lui déclara qu'on le faisait roi. Il répondit "Je n'y puis consentir qu'à trois conditions la premiÚre, que je quitterai la royauté dans deux ans, si je ne vous rends meilleurs que vous n'ÃÂȘtes et si vous résistez aux lois; la seconde, que je serai libre de continuer une vie simple et frugale; la troisiÚme, que mes enfants n'auront aucun rang et qu'aprÚs ma mort on les traitera sans distinction, selon leur mérite, comme le reste des citoyens." A ces paroles, il s'éleva dans l'air mille cris de joie. Le diadÚme fut mis par le chef des vieillards, gardes des lois, sur la tÃÂȘte d'AristodÚme. On fit des sacrifices à Jupiter et aux autres grands dieux. AristodÚme nous fit des présents, non pas avec la magnificence ordinaire aux rois, mais avec une noble simplicité. Il donna à HasaÃl les lois de Minos écrites de la main de Minos mÃÂȘme; il lui donna aussi un recueil de toute l'histoire de CrÚte, depuis Saturne et l'ùge d'or; il fit mettre dans son vaisseau des fruits de toutes les espÚces qui sont bonnes en CrÚte et inconnues dans la Syrie, et lui offrit tous les secours dont il pourrait avoir besoin. Comme nous pressions notre départ, il nous fit préparer un vaisseau avec un grand nombre de bons rameurs et d'hommes armés; il y fit mettre des habits pour nous et des provisions. A l'instant mÃÂȘme il s'éleva un vent favorable pour aller à Ithaque ce vent, qui était contraire à HasaÃl, le contraignit d'attendre. Il nous vit partir; il nous embrassa comme des amis qu'il ne devait jamais revoir. "Les dieux sont justes - disait-il - ils voient une amitié qui n'est fondée que sur la vertu un jour ils nous réuniront, et ces champs fortunés, oÃÂč l'on dit que les justes jouissent aprÚs la mort d'une paix éternelle, verront nos ùmes se rejoindre pour ne se séparer jamais. O si mes cendres pouvaient aussi ÃÂȘtre recueillies avec les vÎtres!" En prononçant ces mots, il versait des torrents de larmes, et les soupirs étouffaient sa voix. Nous ne pleurions pas moins que lui, et il nous conduisit au vaisseau. Pour AristodÚme, il nous dit "C'est vous qui venez de me faire roi; souvenez-vous des dangers oÃÂč vous m'avez mis. Demandez aux dieux qu'ils m'inspirent la vraie sagesse et que je surpasse autant en modération les autres hommes que je les surpasse en autorité. Pour moi, je les prie de vous conduire heureusement dans votre patrie, d'y confondre l'insolence de vos ennemis et de vous y faire voir en paix Ulysse régnant avec sa chÚre Pénélope. Télémaque, je vous donne un bon vaisseau plein de rameurs et d'hommes armés; ils pourront vous servir contre ces hommes injustes qui persécutent votre mÚre. O Mentor, votre sagesse, qui n'a besoin de rien, ne me laisse rien à désirer pour vous. Allez tous deux, vivez heureux ensemble; souvenez-vous d'AristodÚme, et, si jamais les Ithaciens ont besoin des Crétois, comptez sur moi jusqu'au dernier soupir de ma vie." il nous embrassa, et nous ne pûmes, en le remerciant, retenir nos larmes. Cependant le vent qui enflait nos voiles nous promettait une douce navigation. Déjà le mont Ida n'était plus à nos yeux que comme une colline; tous les rivages disparaissaient; les cÎtes du PéloponnÚse semblaient s'avancer dans la mer pour venir au-devant de nous. Tout à coup une noire tempÃÂȘte enveloppa le ciel et irrita toutes les ondes de la mer. Le jour se changea en nuit, et la mort se présenta à nous. O Neptune, c'est vous qui excitùtes, par votre superbe trident, toutes les eaux de votre empire! Vénus, pour se venger de ce que nous l'avions méprisée jusque dans son temple de CythÚre, alla trouver ce dieu; elle lui parla avec douleur; ses beaux yeux étaient baignés de larmes du moins, c'est ainsi que Mentor, instruit des choses divines, me l'a assuré. "Souffrirez-vous, Neptune - disait-elle - que ces impies se jouent impunément de ma puissance? Les dieux mÃÂȘmes la sentent, et ces téméraires mortels ont osé condamner tout ce qui se fait dans mon Ãle. Ils se piquent d'une sagesse à toute épreuve, et ils traitent l'amour de folie. Avez-vous oublié que je suis née dans votre empire? Que tardez-vous à ensevelir dans vos profonds abÃmes ces deux hommes que je ne puis souffrir?" A peine avait-elle parlé, que Neptune souleva les flots jusqu'au ciel, et Vénus rit, croyant notre naufrage inévitable. Notre pilote, troublé, s'écria qu'il ne pouvait plus résister aux vents qui nous poussaient avec violence vers des rochers un coup de vent rompit notre mùt; et, un moment aprÚs, nous entendÃmes les pointes des rochers qui entrouvraient le fond du navire. L'eau entre de tous cÎtés; le navire s'enfonce; tous nos rameurs poussent de lamentables cris vers le ciel. J'embrasse Mentor, et je lui dis "Voici la mort; il faut la recevoir avec courage. Les dieux ne nous ont délivrés de tant de périls que pour nous faire périr aujourd'hui. Mourons, Mentor, mourons. C'est une consolation pour moi de mourir avec vous; il serait inutile de disputer notre vie contre la tempÃÂȘte." Mentor me répondit "Le vrai courage trouve toujours quelque ressource. Ce n'est pas assez d'ÃÂȘtre prÃÂȘt à recevoir tranquillement la mort il faut, sans la craindre, faire tous ses efforts pour la repousser. Prenons, vous et moi, un de ces grands bancs de rameurs. Tandis que cette multitude d'hommes timides et troublés regrette la vie sans chercher les moyens de la conserver, ne perdons pas un moment pour sauver la nÎtre." AussitÎt il prend une hache, il achÚve de couper le mùt qui était déjà rompu et qui, penchant dans la mer, avait mis le vaisseau sur le cÎté; il jette le mùt hors du vaisseau et s'élance dessus au milieu des ondes furieuses; il m'appelle par mon nom et m'encourage pour le suivre. Tel qu'un grand arbre que tous les vents conjurés attaquent et qui demeure immobile sur ses profondes racines, en sorte que la tempÃÂȘte ne fait qu'agiter ses feuilles, de mÃÂȘme Mentor, non seulement ferme et courageux, mais doux et tranquille, semblait commander aux vents et à la mer. Je le suis et qui aurait pu ne le pas suivre, étant encouragé par lui? Nous nous conduisions nous-mÃÂȘmes sur ce mùt flottant. C'était un grand secours pour nous, car nous pouvions nous asseoir dessus, et s'il eût fallu nager sans relùche, nos forces eussent été bientÎt épuisées. Mais souvent la tempÃÂȘte faisait tourner cette grande piÚce de bois, et nous nous trouvions enfoncés dans la mer alors nous buvions l'onde amÚre, qui coulait de notre bouche, de nos narines et de nos oreilles; nous étions contraints de disputer contre les flots pour rattraper le dessus de ce mùt. Quelquefois aussi une vague haute comme une montagne venait passer sur nous, et nous nous tenions fermes, de peur que, dans cette violente secousse, le mùt, qui était notre unique espérance, ne nous échappùt. Pendant que nous étions dans cet état affreux, Mentor, aussi paisible qu'il l'est maintenant sur ce siÚge de gazon, me disait "Croyez-vous, Télémaque, que votre vie soit abandonnée aux vents et aux flots? Croyez-vous qu'ils puissent vous faire périr sans l'ordre des dieux? Non non; les dieux décident de tout. C'est donc les dieux, et non pas la mer, qu'il faut craindre. Fussiez-vous au fond des abÃmes, la main de Jupiter pourrait vous en tirer. Fussiez-vous dans l'Olympe, voyant les astres sous vos pieds, Jupiter pourrait vous plonger au fond de l'abÃme ou vous précipiter dans les flammes du noir Tartare." J'écoutais et j'admirais ce discours, qui me consolait un peu; mais je n'avais pas l'esprit assez libre pour lui répondre. Il ne me voyait point; je ne pouvais le voir. Nous passùmes toute la nuit, tremblants de froid et demi-morts, sans savoir oÃÂč la tempÃÂȘte nous jetait. Enfin les vents commencÚrent à s'apaiser, et la mer mugissante ressemblait à une personne qui, ayant été longtemps irritée, n'a plus qu'un reste de trouble et d'émotion, étant lasse de se mettre en fureur; elle grondait sourdement, et ses flots n'étaient presque plus que comme les sillons qu'on trouve dans un champ labouré. Cependant l'Aurore vint ouvrir au Soleil les portes du ciel et nous annonça un beau jour. L'orient était tout en feu, et les étoiles, qui avaient été si longtemps cachées, reparurent et s'enfuirent à l'arrivée de Phébus. Nous aperçûmes de loin la terre, et le vent nous en approchait alors je sentis l'espérance renaÃtre dans mon coeur. Mais nous n'aperçûmes aucun de nos compagnons selon les apparences, ils perdirent courage et la tempÃÂȘte les submergea tous avec le vaisseau. Quand nous fûmes auprÚs de la terre, la mer nous poussait contre des pointes de rochers qui nous eussent brisés; mais nous tùchions de leur présenter le bout de notre mùt, et Mentor faisait de ce mùt ce qu'un sage pilote fait du meilleur gouvernail. Ainsi nous évitùmes ces rochers affreux et nous trouvùmes enfin une cÎte douce et unie oÃÂč, nageant sans peine, nous abordùmes sur le sable. C'est là que vous nous vÃtes, Î grande déesse qui habitez cette Ãle; c'est là que vous daignùtes nous recevoir." SixiÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Calypso, ravie d'admiration par le récit de Télémaque, conçoit pour lui une violente passion, et met tout en oeuvre pour exciter en lui le mÃÂȘme sentiment. Elle est puissamment secondée par Vénus, qui amÚne Cupidon dans l'Ãle avec ordre de percer de ses flÚches le coeur de Télémaque. Celui-ci, déjà blessé sans le savoir, souhaite, sous divers prétextes de demeurer dans l'Ãle, malgré les sages remontrances de Mentor. BientÎt il sent pour la nymphe Eucharis une folle passion, qui excite la jalousie et la colÚre de Calypso. Elle jure par le Styx, que Télémaque sortira de son Ãle, et presse Mentor de construire un vaisseau pour le reconduire à Ithaque. Tandis que Mentor entraÃne Télémaque vers le rivage pour s'embarquer, Cupidon va consoler Calypso, et oblige les nymphes à brûler le vaisseau. A la vue des flammes, Télémaque ressent une joie secrÚte; mais le sage Mentor, qui s'en aperçoit, le précipite dans la mer, et s'y jette avec lui, pour gagner à la nage un autre vaisseau alors arrÃÂȘté auprÚs de l'Ãle de Calypso. Quand Télémaque eut achevé ce discours, toutes les nymphes, qui avaient été immobiles, les yeux attachés sur lui, se regardÚrent les unes les autres. Elles se disaient avec étonnement "Quels sont donc ces deux hommes si chéris des dieux? A-t-on jamais ouï parler d'aventures si merveilleuses? Le fils d'Ulysse le surpasse déjà en éloquence, en sagesse et en valeur. Quelle mine! Quelle beauté! Quelle douceur! Quelle modestie! Mais quelle noblesse et quelle grandeur! Si nous ne savions qu'il est le fils d'un mortel, on le prendrait aisément pour Bacchus, pour Mercure, ou mÃÂȘme pour le grand Apollon. Mais quel est ce Mentor, qui paraÃt un homme simple, obscur et d'une médiocre condition? Quand on le regarde de prÚs, on trouve en lui je ne sais quoi au-dessus de l'homme." Calypso écoutait ces discours avec un trouble qu'elle ne pouvait cacher ses yeux errants allaient sans cesse de Mentor à Télémaque, et de Télémaque à Mentor. Quelquefois elle voulait que Télémaque recommençùt cette longue histoire de ses aventures; puis tout à coup elle s'interrompait elle-mÃÂȘme. Enfin, se levant brusquement, elle mena Télémaque seul dans un bois de myrte, oÃÂč elle n'oublia rien pour savoir de Mentor n'était point une divinité cachée sous la forme d'un homme. Télémaque ne pouvait le lui dire; car Minerve, en l'accompagnant sous la figure de Mentor, ne s'était point découverte à lui à cause de sa grande jeunesse. Elle ne se fiait pas encore assez à son secret pour lui confier ses desseins. D'ailleurs elle voulait l'éprouver par les plus grands dangers, et s'il eût su que Minerve était avec lui, un tel secours l'eût trop soutenu il n'aurait eu aucune peine à mépriser les accidents les plus affreux. Il prenait donc Minerve pour Mentor, et tous les artifices de Calypso furent inutiles pour découvrir ce qu'elle désirait savoir. Cependant toutes les nymphes, assemblées autour de Mentor, prenaient plaisir à le questionner. L'une lui demandait les circonstances de son voyage d'Ethiopie; l'autre voulait savoir ce qu'il avait vu à Damas; une autre lui demandait s'il avait connu autrefois Ulysse avant le siÚge de Troie. Il répondait à toutes avec douceur, et ses paroles, quoique simples, étaient pleines de grùces. Calypso ne les laissa pas longtemps dans cette conversation elle revint, et pendant que ses nymphes se mirent à cueillir des fleurs en chantant pour amuser Télémaque, elle prit à l'écart Mentor pour le faire parler. La douce vapeur du sommeil ne coule pas plus doucement dans les yeux appesantis et dans tous les membres fatigués d'un homme abattu que les paroles flatteuses de la déesse s'insinuaient pour enchanter le coeur de Mentor; mais elle sentait toujours je ne sais quoi qui repoussait tous ses efforts et qui se jouait de ses charmes. Semblable à un rocher escarpé qui cache son front dans les nues et qui se joue de la rage des vents, Mentor, immobile dans ses sages desseins, se laissait presser par Calypso. Quelquefois mÃÂȘme il lui laissait espérer qu'elle l'embarrasserait par ses questions et qu'elle tirerait la vérité du fond de son coeur. Mais, au moment oÃÂč elle croyait satisfaire sa curiosité, ses espérances s'évanouissaient tout ce qu'elle s'imaginait tenir lui échappait tout à coup, et une réponse courte de Mentor la replongeait dans ses incertitudes. Elle passait ainsi les journées, tantÎt flattant Télémaque, tantÎt cherchant les moyens de le détacher de Mentor, qu'elle n'espérait plus faire parler. Elle employait ses plus belles nymphes à faire naÃtre les feux de l'amour dans le coeur du jeune Télémaque, et une divinité plus puissante qu'elle vint à son secours pour y réussir. Vénus, toujours pleine de ressentiment du mépris que Mentor et Télémaque avaient témoigné pour le culte qu'on lui rendait dans l'Ãle de Chypre, ne pouvait se consoler de voir que ces deux téméraires mortels eussent échappé aux vents et à la mer dans la tempÃÂȘte excitée par Neptune. Elle en fit des plaintes amÚres à Jupiter mais le pÚre des dieux, souriant, sans vouloir lui découvrir que Minerve, sous la figure de Mentor, avait sauvé le fils d'Ulysse, permit à Vénus de chercher les moyens de se venger de ces deux hommes. Elle quitte l'Olympe; elle oublie les doux parfums qu'on brûle sur ses autels à Paphos, à CythÚre et à Idalie; elle vole dans son char attelé de colombes; elle appelle son fils, et, la douleur répandant sur son visage de nouvelles grùces, elle parla ainsi - Vois-tu, mon fils, ces deux hommes qui méprisent ta puissance et la mienne? Qui voudra désormais nous adorer? Va, perce de tes flÚches ces deux coeurs insensibles descends avec moi dans cette Ãle; je parlerai à Calypso. Elle dit, et, fendant les airs dans un nuage tout doré, elle se présenta à Calypso, qui, dans ce moment, était seule au bord d'une fontaine assez loin de sa grotte. - Malheureuse déesse - lui dit-elle - l'ingrat Ulysse vous a méprisée; son fils, encore plus dur que lui, vous prépare un semblable mépris; mais l'Amour vient lui-mÃÂȘme pour vous venger. Je vous le laisse il demeurera parmi vos nymphes, comme autrefois l'enfant Bacchus fut nourri par les nymphes de l'Ãle de Naxos. Télémaque le verra comme un enfant ordinaire; il ne pourra s'en défier, et il sentira bientÎt son pouvoir. Elle dit, et, remontant dans ce nuage doré d'oÃÂč elle était sortie, elle laissa aprÚs elle une odeur d'ambroisie dont tous les bois de Calypso furent parfumés. L'Amour demeura entre les bras de Calypso. Quoique déesse, elle sentit la flamme qui coulait déjà dans son sein. Pour se soulager, elle le donna aussitÎt à la nymphe qui était auprÚs d'elle, nommée Eucharis. Mais hélas! dans la suite, combien de fois se repentit-elle de l'avoir fait! D'abord rien ne paraissait plus innocent, plus doux, plus aimable, plus ingénu et plus gracieux que cet enfant. A le voir enjoué, flatteur, toujours riant, on aurait cru qu'il ne pouvait donner que du plaisir mais à peine s'était-on fié à ses caresses, qu'on y sentait je ne sais quoi d'empoisonné. L'enfant malin et trompeur ne caressait que pour trahir, et il ne riait jamais que des maux cruels qu'il avait faits ou qu'il voulait faire. Il n'osait approcher de Mentor, dont la sévérité l'épouvantait, et il sentait que cet inconnu était invulnérable, en sorte qu'aucune de ses flÚches n'aurait pu le percer. Pour les nymphes, elles sentirent bientÎt les feux que cet enfant trompeur allume; mais elles cachaient avec soin la plaie profonde qui s'envenimait dans leurs coeurs. Cependant Télémaque, voyant cet enfant qui se jouait avec les nymphes, fut surpris de sa douceur et de sa beauté. Il l'embrasse; il le prend tantÎt sur ses genoux, tantÎt entre ses bras; il sent en lui-mÃÂȘme une inquiétude dont il ne peut trouver la cause. Plus il cherche à se jouer innocemment, plus il se trouble et s'amollit. - Voyez-vous ces nymphes? - disait-il à Mentor - combien sont-elles différentes de ces femmes de l'Ãle de Chypre, dont la beauté était choquante à cause de leur immodestie! Ces beautés immortelles montrent une innocence, une modestie, une simplicité qui charme. Parlant ainsi, il rougissait sans savoir pourquoi. Il ne pouvait s'empÃÂȘcher de parler; mais à peine avait-il commencé, qu'il ne pouvait continuer; ses paroles étaient entrecoupées, obscures, et quelquefois elles n'avaient aucun sens. Mentor lui dit - O Télémaque, les dangers de l'Ãle de Chypre n'étaient rien, si on les compare à ceux dont vous ne vous défiez pas maintenant. Le vice grossier fait horreur; l'impudence brutale donne de l'indignation; mais la beauté modeste est bien plus dangereuse en l'aimant, on croit n'aimer que la vertu, et insensiblement on se laisse aller aux appas trompeurs d'une passion qu'on n'aperçoit que quand il n'est presque plus temps de l'éteindre. Fuyez, Î mon cher Télémaque, fuyez ces nymphes, qui ne sont si discrÚtes que pour vous mieux tromper; fuyez les dangers de votre jeunesse mais surtout fuyez cet enfant que vous ne connaissez pas. C'est l'Amour, que Vénus, sa mÚre, est venue apporter dans cette Ãle, pour se venger du mépris que vous avez témoigné pour le culte qu'on lui rend à CythÚre. Il a blessé le coeur de la déesse Calypso elle est passionnée pour vous; il a brûlé toutes les nymphes qui l'environnent; vous brûlez vous-mÃÂȘme, Î malheureux jeune homme, presque sans le savoir. Télémaque interrompait souvent Mentor, en lui disant - Pourquoi ne demeurerions-nous pas dans cette Ãle? Ulysse ne vit plus il doit ÃÂȘtre depuis longtemps enseveli dans les ondes; Pénélope, ne voyant revenir ni lui ni moi, n'aura pu résister à tant de prétendants son pÚre Icare l'aura contrainte d'accepter un nouvel époux. Retournerai-je à Ithaque pour la voir engagée dans de nouveaux liens et manquant à la foi qu'elle avait donnée à mon pÚre? Les Ithaciens ont oublié Ulysse. Nous ne pourrions y retourner que pour chercher une mort assurée, puisque les amants de Pénélope ont occupé toutes les avenues du port, pour mieux assurer notre perte à notre retour. Mentor répondait - Voilà l'effet d'une aveugle passion. On cherche avec subtilité toutes les raisons qui la favorisent, et on se détourne de peur de voir toutes celles qui la condamnent. On n'est plus ingénieux que pour se tromper et pour étouffer ses remords. Avez-vous oublié tout ce que les dieux ont fait pour vous ramener dans votre patrie? Comment ÃÂȘtes-vous sorti de la Sicile? Les malheurs que vous avez éprouvés en Egypte ne se sont-ils pas tournés tout à coup en prospérités? Quelle main inconnue vous a enlevé à tous les dangers qui menaçaient votre tÃÂȘte dans la ville de Tyr? AprÚs tant de merveilles, ignorez-vous encore ce que les destinées vous ont préparé? Mais que dis-je? vous en ÃÂȘtes indigne. Pour moi, je pars, et je saurai bien sortir de cette Ãle. Lùche fils d'un pÚre si sage et si généreux, menez ici une vie molle et sans honneur au milieu des femmes; faites, malgré les dieux, ce que votre pÚre crut indigne de lui. Ces paroles de mépris percÚrent Télémaque jusqu'au fond du coeur. Il se sentait attendri pour Mentor; sa douleur était mÃÂȘlée de honte; il craignait l'indignation et le départ de cet homme si sage, à qui il devait tant mais une passion naissante, et qu'il ne connaissait pas lui-mÃÂȘme, faisait qu'il n'était plus le mÃÂȘme homme. - Quoi donc! - disait-il à Mentor, les larmes aux yeux - vous ne comptez pour rien l'immortalité qui m'est offerte par la déesse? - Je compte pour rien - répondit Mentor - tout ce qui est contre la vertu et contre les ordres des dieux. La vertu vous rappelle dans votre patrie pour revoir Ulysse et Pénélope; la vertu vous défend de vous abandonner à une folle passion. Les dieux, qui vous ont délivré de tant de périls pour vous préparer une gloire égale à celle de votre pÚre, vous ordonnent de quitter cette Ãle. L'amour seul, ce honteux tyran, peut vous y retenir. Hé! que feriez-vous d'une vie immortelle, sans liberté, sans vertu et sans gloire? Cette vie serait encore plus malheureuse en ce qu'elle ne pourrait finir. Télémaque ne répondait à ce discours que par des soupirs. Quelquefois il aurait souhaité que Mentor l'eût arraché malgré lui de l'Ãle; quelquefois il lui tardait que Mentor fût parti, pour n'avoir plus devant ses yeux cet ami sévÚre qui lui reprochait sa faiblesse. Toutes ces pensées contraires agitaient tour à tour son coeur, et aucune n'y était constante son coeur était comme la mer, qui est le jouet de tous les vents contraires. Il demeurait souvent étendu et immobile sur le rivage de la mer, souvent dans le fond de quelque bois sombre, versant des larmes amÚres et poussant des cris semblables aux rugissements d'un lion. Il était devenu maigre; ses yeux creux étaient pleins d'un feu dévorant; à le voir pùle, abattu et défiguré, on aurait cru que ce n'était point Télémaque. Sa beauté, son enjouement, sa noble fierté s'enfuyaient loin de lui. Il périssait, tel qu'une fleur, qui, étant épanouie le matin, répandait ses doux parfums dans la campagne et se flétrit peu à peu vers le soir ses vives couleurs s'effacent; elle languit, elle se dessÚche et sa belle tÃÂȘte se penche, ne pouvant plus se soutenir; ainsi le fils d'Ulysse était aux portes de la mort. Mentor, voyant que Télémaque ne pouvait résister à la violence de sa passion, conçut un dessein plein d'adresse pour le délivrer d'un si grand danger. Il avait remarqué que Calypso aimait éperdument Télémaque et que Télémaque n'aimait pas moins la jeune nymphe Eucharis car le cruel Amour, pour tourmenter les mortels, fait qu'on n'aime guÚre la personne dont on est aimé. Mentor résolut d'exciter la jalousie de Calypso. Eucharis devait emmener Télémaque dans une chasse. Mentor dit à Calypso - J'ai remarqué dans Télémaque une passion pour la chasse, que je n'avais jamais vue en lui, ce plaisir commence à le dégoûter de tout autre il n'aime plus que les forÃÂȘts et les montagnes les plus sauvages. Est-ce vous, Î déesse, qui lui inspirez cette grande ardeur? Calypso sentit un dépit cruel en écoutant ces paroles, et elle ne put se retenir. - Ce Télémaque - répondit-elle - qui a méprisé tous les plaisirs de l'Ãle de Chypre, ne peut résister à la médiocre beauté d'une de mes nymphes. Comment ose-t-il se vanter d'avoir fait tant d'actions merveilleuses, lui dont le coeur s'amollit lùchement par la volupté et qui ne semble né que pour passer une vie obscure au milieu des femmes? Mentor, remarquant avec plaisir combien la jalousie troublait le coeur de Calypso, n'en dit pas davantage, de peur de la mettre en défiance de lui; il lui montrait seulement un visage triste et abattu. La déesse lui découvrait ses peines sur toutes les choses qu'elle voyait, et elle faisait sans cesse des plaintes nouvelles. Cette chasse, dont Mentor l'avait avertie, acheva de la mettre en fureur. Elle sut que Télémaque n'avait cherché qu'à se dérober aux autres nymphes pour parler à Eucharis. On proposait mÃÂȘme déjà une seconde chasse, oÃÂč elle prévoyait qu'il ferait comme dans la premiÚre. Pour rompre les mesures de Télémaque, elle déclara qu'elle en voulait ÃÂȘtre. Puis, tout à coup, ne pouvant plus modérer son ressentiment, elle lui parla ainsi - Est-ce donc ainsi, Î jeune téméraire, que tu es venu dans mon Ãle pour échapper au juste naufrage que Neptune te préparait et à la vengeance des dieux? N'es-tu entré dans cette Ãle, qui n'est ouverte à aucun mortel, que pour mépriser ma puissance et l'amour que je t'ai témoigné? O divinités de l'Olympe et du Styx, écoutez une malheureuse déesse hùtez-vous de confondre ce perfide, cet ingrat, cet impie. Puisque tu es encore plus dur et plus injuste que ton pÚre, puisses-tu souffrir des maux encore plus longs et plus cruels que les siens! Non, non, que jamais tu ne revoies ta patrie, cette pauvre et misérable Ithaque, que tu n'as point eu honte de préférer à l'immortalité! Ou plutÎt que tu périsses, en la voyant de loin, au milieu de la mer; et que ton corps, devenu le jouet des flots, soit rejeté, sans espérance de sépulture, sur le sable de ce rivage! Que mes yeux le voient mangé par les vautours! Celle que tu aimes le verra aussi elle le verra; elle en aura le coeur déchiré, et son désespoir fera mon bonheur! En parlant ainsi, Calypso avait les yeux rouges et enflammés ses regards ne s'arrÃÂȘtaient jamais en aucun endroit; ils avaient je ne sais quoi de sombre et de farouche. Ses joues tremblantes étaient couvertes de taches noires et livides; elle changeait à chaque moment de couleur. Souvent une pùleur mortelle se répandait sur tout son visage; ses larmes ne coulaient plus, comme autrefois, avec abondance la rage et le désespoir semblaient en avoir tari la source, et à peine en coulait-il quelqu'une sur ses joues. Sa voix était rauque, tremblante et entrecoupée. Mentor observait tous ses mouvements et ne parlait plus à Télémaque. Il le traitait comme un malade désespéré qu'on abandonne; il jetait souvent sur lui des regards de compassion. Télémaque sentait combien il était coupable et indigne de l'amitié de Mentor. Il n'osait lever les yeux, de peur de rencontrer ceux de son ami, dont le silence mÃÂȘme le condamnait. Quelquefois il avait envie d'aller se jeter à son cou et de lui témoigner combien il était touché de sa faute mais il était retenu, tantÎt par une mauvaise honte, et tantÎt par la crainte d'aller plus loin qu'il ne voulait pour se tirer du péril car le péril lui semblait doux, et il ne pouvait encore se résoudre à vaincre sa folle passion. Les dieux et les déesses de l'Olympe, assemblés dans un profond silence, avaient les yeux attachés sur l'Ãle de Calypso, pour voir qui serait victorieux, ou de Minerve ou de l'Amour. L'Amour, en se jouant avec les nymphes, avait mis tout en feu dans l'Ãle; Minerve, sous la figure de Mentor, se servait de la jalousie, inséparable de l'amour, contre l'Amour mÃÂȘme. Jupiter avait résolu d'ÃÂȘtre le spectateur de ce combat et de demeurer neutre. Cependant Eucharis, qui craignait que Télémaque ne lui échappùt, usait de mille artifices pour le retenir dans ses liens. Déjà elle allait partir avec lui pour la seconde chasse, et elle était vÃÂȘtue comme Diane. Vénus et Cupidon avaient répandu sur elle de nouveaux charmes, en sorte que ce jour-là sa beauté effaçait celle de la déesse Calypso mÃÂȘme. Calypso, la regardant de loin, se regarda en mÃÂȘme temps dans la plus claire de ses fontaines, et elle eut honte de se voir. Alors elle se cacha au fond de sa grotte et parla ainsi toute seule - Il ne me sert donc de rien d'avoir voulu troubler ces deux amants, en déclarant que je veux ÃÂȘtre de cette chasse! En serai-je? Irai-je la faire triompher et faire servir ma beauté à relever la sienne? Faudra-t-il que Télémaque, en me voyant, soit encore plus passionné pour son Eucharis? O malheureuse! qu'ai-je fait? Non, je n'y irai pas, ils n'y iront pas eux-mÃÂȘmes, je saurai bien les en empÃÂȘcher. Je vais trouver Mentor; je le prierai d'enlever Télémaque il le remmÚnera à Ithaque. Mais que dis-je? et que deviendrai-je quand Télémaque sera parti? OÃÂč suis-je? Que reste-t-il à faire? O cruelle Vénus, vous m'avez trompée! O perfide présent que vous m'avez fait! Pernicieux enfant, Amour empesté, je ne t'avais ouvert mon coeur que dans l'espérance de vivre heureuse avec Télémaque, et tu n'as porté dans ce coeur que trouble et que désespoir! Mes nymphes sont révoltées contre moi. Ma divinité ne me sert plus qu'à rendre mon malheur éternel. O si j'étais libre de me donner la mort pour finir mes douleurs! Télémaque, il faut que tu meures, puisque je ne puis mourir! Je me vengerai de tes ingratitudes ta nymphe le verra, et je te percerai à ses yeux. Mais je m'égare. O malheureuse Calypso, que veux-tu? Faire périr un innocent, que tu as jeté toi-mÃÂȘme dans cet abÃme de malheurs? C'est moi qui ai mis le flambeau fatal dans le sein du chaste Télémaque. Quelle innocence! Quelle vertu! Quelle horreur du vice! Quel courage contre les honteux plaisirs! Fallait-il empoisonner son coeur? Il m'eût quittée! Hé bien! ne faudra-t-il pas qu'il me quitte, ou que je le voie, plein de mépris pour moi, ne vivant plus que pour ma rivale? Non, non, je ne souffre que ce que j'ai bien mérité. Pars, Télémaque, va-t'en au-delà des mers; laisse Calypso sans consolation, ne pouvant supporter la vie, ni trouver la mort laisse-la inconsolable, couverte de honte, désespérée, avec ton orgueilleuse Eucharis. Elle parlait ainsi seule dans sa grotte mais tout à coup elle sort impétueusement. - OÃÂč ÃÂȘtes-vous, Î Mentor? - dit-elle. - Est-ce ainsi que vous soutenez Télémaque contre le vice auquel il succombe? Vous dormez, pendant que l'Amour veille contre vous. Je ne puis souffrir plus longtemps cette lùche indifférence que vous témoignez. Verrez-vous toujours tranquillement le fils d'Ulysse déshonorer son pÚre et négliger sa haute destinée? Est-ce à vous ou à moi que ses parents ont confié sa conduite? C'est moi qui cherche les moyens de guérir son coeur; et vous, ne ferez-vous rien? Il y a, dans le lieu le plus reculé de cette forÃÂȘt, de grands peupliers propres à construire un vaisseau; c'est là qu'Ulysse fit celui dans lequel il sortit de cette Ãle. Vous trouverez au mÃÂȘme endroit une profonde caverne, oÃÂč sont tous les instruments nécessaires pour tailler et pour joindre toutes les piÚces d'un vaisseau. A peine eut-elle dit ces paroles, qu'elle s'en repentit. Mentor ne perdit pas un moment il alla dans cette caverne, trouva les instruments, abattit les peupliers et mit en un seul jour un vaisseau en état de voguer. C'est que la puissance et l'industrie de Minerve n'ont pas besoin d'un grand temps pour achever les plus grands ouvrages. Calypso se trouva dans une horrible peine d'esprit d'un cÎté, elle voulait voir si le travail de Mentor s'avançait; de l'autre, elle ne pouvait se résoudre à quitter la chasse, oÃÂč Eucharis aurait été en pleine liberté avec Télémaque. La jalousie ne lui permit jamais de perdre de vue les deux amants mais elle tùchait de tourner la chasse du cÎté oÃÂč elle savait que Mentor faisait le vaisseau. Elle entendait les coups de hache et de marteau elle prÃÂȘtait l'oreille; chaque coup la faisait frémir. Mais, dans le moment mÃÂȘme, elle craignait que cette rÃÂȘverie ne lui eût dérobé quelque signe ou quelque coup d'oeil de Télémaque à la jeune nymphe. Cependant Eucharis disait à Télémaque d'un ton moqueur - Ne craignez-vous point que Mentor ne vous blùme d'ÃÂȘtre venu à la chasse sans lui? O que vous ÃÂȘtes à plaindre de vivre sous un si rude maÃtre! Rien ne peut adoucir son austérité il affecte d'ÃÂȘtre ennemi de tous les plaisirs; il ne peut souffrir que vous en goûtiez aucun; il vous fait un crime des choses les plus innocentes. Vous pouviez dépendre de lui pendant que vous étiez hors d'état de vous conduire vous-mÃÂȘme; mais aprÚs avoir montré tant de sagesse, vous ne devez plus vous laisser traiter en enfant. Ces paroles artificieuses perçaient le coeur de Télémaque et le remplissaient de dépit contre Mentor, dont il voulait secouer le joug. Il craignait de le revoir et ne répondait rien à Eucharis, tant il était troublé. Enfin, vers le soir, la chasse s'étant passée de part et d'autre dans une contrainte perpétuelle, on revint par un coin de la forÃÂȘt assez voisin du lieu oÃÂč Mentor avait travaillé tout le jour. Calypso aperçut de loin le vaisseau achevé; ses yeux se couvrirent à l'instant d'un épais nuage, semblable à celui de la mort. Ses genoux tremblants se dérobaient sous elle; une froide sueur courut par tous les membres de son corps elle fut contrainte de s'appuyer sur les nymphes qui l'environnaient, et, Eucharis lui tendant la main pour la soutenir, elle la repoussa en jetant sur elle un regard terrible. Télémaque, qui vit ce vaisseau, mais qui ne vit point Mentor, parce qu'il s'était déjà retiré, ayant fini son travail, demanda à la déesse à qui était ce vaisseau et à quoi on le destinait. D'abord elle ne put répondre; mais enfin elle dit - C'est pour renvoyer Mentor que je l'ai fait faire; vous ne serez plus embarrassé par cet ami sévÚre, qui s'oppose à votre bonheur, et qui serait jaloux si vous deveniez immortel. - Mentor m'abandonne! c'est fait de moi! s'écria Télémaque. - O Eucharis, si Mentor me quitte, je n'ai plus que vous. Ces paroles lui échappÚrent dans le transport de sa passion. Il vit le tort qu'il avait eu en les disant mais il n'avait pas été libre de penser au sens de ses paroles. Toute la troupe étonnée demeura dans le silence. Eucharis, rougissant et baissant les yeux, demeurait derriÚre, tout interdite, sans oser se montrer. Mais pendant que la honte était sur son visage, la joie était au fond de son coeur. Télémaque ne se comprenait plus lui-mÃÂȘme et ne pouvait croire qu'il eût parlé si indiscrÚtement. Ce qu'il avait fait lui paraissait comme un songe, mais un songe dont il demeurait confus et troublé. Calypso, plus furieuse qu'une lionne à qui on a enlevé ses petits, courait au travers de la forÃÂȘt, sans suivre aucun chemin, et ne sachant oÃÂč elle allait. Enfin elle se trouva à l'entrée de sa grotte, oÃÂč Mentor l'attendait. - Sortez de mon Ãle - dit-elle - Î étrangers, qui ÃÂȘtes venus troubler mon repos loin de moi ce jeune insensé! Et vous, imprudent vieillard, vous sentirez ce que peut le courroux d'une déesse, si vous ne l'arrachez d'ici tout à l'heure. Je ne veux plus le voir; je ne veux plus souffrir qu'aucune de mes nymphes lui parle ni le regarde. J'en jure par les ondes du Styx, serment qui fait trembler les dieux mÃÂȘmes. Mais apprends, Télémaque, que tes maux ne sont pas finis ingrat, tu ne sortiras de mon Ãle que pour ÃÂȘtre en proie à de nouveaux malheurs. Je serai vengée tu regretteras Calypso, mais en vain. Neptune, encore irrité contre ton pÚre, qui l'a offensé en Sicile, et sollicité par Vénus, que tu as méprisée dans l'Ãle de Chypre, te prépare d'autres tempÃÂȘtes. Tu verras ton pÚre, qui n'est pas mort; mais tu le verras sans le connaÃtre. Tu ne te réuniras avec lui en Ithaque qu'aprÚs avoir été le jouet de la plus cruelle fortune. Va je conjure les puissances célestes de me venger. Puisses-tu, au milieu des mers, suspendu aux pointes d'un rocher et frappé de la foudre, invoquer en vain Calypso, que ton supplice comblera de joie! Ayant dit ces paroles, son esprit agité était déjà prÃÂȘt à prendre des résolutions contraires. L'amour rappela dans son coeur le désir de retenir Télémaque. "Qu'il vive - disait-elle en elle-mÃÂȘme - qu'il demeure ici; peut-ÃÂȘtre qu'il sentira enfin tout ce que j'ai fait pour lui. Eucharis ne saurait, comme moi, lui donner l'immortalité. O trop aveugle Calypso, tu t'es trahie toi-mÃÂȘme par ton serment te voilà engagée, et les ondes du Styx, par lesquelles tu as juré, ne te permettent plus aucune espérance." Personne n'entendait ces paroles mais on voyait sur son visage les Furies peintes, et tout le venin empesté du noir Cocyte semblait s'exhaler de son coeur. Télémaque en fut saisi d'horreur. Elle le comprit car qu'est-ce que l'amour jaloux ne devine pas? et l'horreur de Télémaque redoubla les transports de la déesse. Semblable à une bacchante qui remplit l'air de ses hurlements et qui en fait retentir les hautes montagnes de Thrace, elle court au travers des bois avec un dard en main, appelant toutes ses nymphes et menaçant de percer toutes celles qui ne la suivront pas. Elles courent en foule, effrayées de cette menace. Eucharis mÃÂȘme s'avance les larmes aux yeux et regardant de loin Télémaque, à qui elle n'osait plus parler. La déesse frémit en la voyant auprÚs d'elle; et, loin de s'apaiser par la soumission de cette nymphe, elle ressent une nouvelle fureur, voyant que l'affliction augmente la beauté d'Eucharis. Cependant Télémaque était demeuré seul avec Mentor. Il embrasse ses genoux car il n'osait l'embrasser autrement, ni le regarder; il verse un torrent de larmes; il veut parier, la voix lui manque; les paroles lui manquent encore davantage il ne sait ni ce qu'il doit faire, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il veut. Enfin il s'écrie - O mon vrai pÚre, Î Mentor, délivrez-moi de tant de maux! Je ne puis ni vous abandonner ni vous suivre. Délivrez-moi de tant de maux, délivrez-moi de moi-mÃÂȘme donnez-moi la mort. Mentor l'embrasse, le console, l'encourage, lui apprend à se supporter lui-mÃÂȘme, sans flatter sa passion, et lui dit - Fils du sage Ulysse, que les dieux ont tant aimé, et qu'ils aiment encore, c'est par un effet de leur amour que vous souffrez des maux si horribles. Celui qui n'a point senti sa faiblesse et la violence de ses passions n'est point encore sage; car il ne se connaÃt point encore et ne sait point se défier de soi. Les dieux vous ont conduit comme par la main jusqu'au bord de l'abÃme, pour vous en montrer toute la profondeur, sans vous y laisser tomber. Comprenez maintenant ce que vous n'auriez jamais compris si vous ne l'aviez éprouvé. On vous aurait parlé des trahisons de l'amour, qui flatte pour perdre et qui, sous une apparence de douceur, cache les plus affreuses amertumes. Il est venu, cet enfant plein de charmes, parmi les ris, les jeux et les grùces. Vous l'avez vu; il a enlevé votre coeur, et vous avez pris plaisir à le lui laisser enlever. Vous cherchiez des prétextes pour ignorer la plaie de votre coeur; vous cherchiez à me tromper et à vous flatter vous-mÃÂȘme; vous ne craigniez rien. Voyez le fruit de votre témérité; vous demandez maintenant la mort, et c'est l'unique espérance qui vous reste. La déesse troublée ressemble à une Furie infernale; Eucharis brûle d'un feu plus cruel que toutes les douleurs de la mort; toutes ces nymphes jalouses sont prÃÂȘtes à s'entre-déchirer et voilà ce que fait le traÃtre Amour, qui paraÃt si doux! Rappelez tout votre courage. A quel point les dieux vous aiment-ils, puisqu'ils vous ouvrent un si beau chemin pour fuir l'Amour et pour revoir votre chÚre patrie! Calypso elle-mÃÂȘme est contrainte de vous chasser. Le vaisseau est tout prÃÂȘt que tardons-nous à quitter cette Ãle, oÃÂč la vertu ne peut habiter? En disant ces paroles, Mentor le prit par la main et l'entraÃnait vers le rivage. Télémaque suivait à peine, regardant toujours derriÚre lui. Il considérait Eucharis, qui s'éloignait de lui. Ne pouvant voir son visage, il regardait ses beaux cheveux noués, ses habits flottants et sa noble démarche. Il aurait voulu pouvoir baiser les traces de ses pas. Lors mÃÂȘme qu'il la perdit de vue, il prÃÂȘtait encore l'oreille, s'imaginant entendre sa voix. Quoique absente, il la voyait elle était peinte et comme vivante devant ses yeux; il croyait mÃÂȘme parler à elle, ne sachant plus oÃÂč il était, et ne pouvant écouter Mentor. Enfin, revenant à lui comme d'un profond sommeil, il dit à Mentor - Je suis résolu de vous suivre, mais je n'ai pas encore dit adieu à Eucharis. J'aimerais mieux mourir que de l'abandonner ainsi avec ingratitude. Attendez que je la revoie encore une derniÚre fois pour lui faire un éternel adieu. Au moins souffrez que je lui dise "O nymphe, les dieux cruels, les dieux jaloux de mon bonheur me contraignent de partir; mais ils m'empÃÂȘcheront plutÎt de vivre que de me souvenir à jamais de vous." O mon pÚre, ou laissez-moi cette derniÚre consolation, qui est si juste, ou arrachez-moi la vie dans ce moment. Non, je ne veux ni demeurer dans cette Ãle, ni m'abandonner à l'amour. L'amour n'est point dans mon coeur; je ne sens que de l'amitié et de la reconnaissance pour Eucharis. Il me suffit de lui dire adieu encore une fois, et je pars avec vous sans retardement! - Que j'ai pitié de vous! - répondait Mentor - votre passion est si furieuse que vous ne la sentez pas. Vous croyez ÃÂȘtre tranquille, et vous demandez la mort! Vous osez dire que vous n'ÃÂȘtes point vaincu par l'amour, et vous ne pouvez vous arracher à la nymphe que vous aimez! Vous ne voyez, vous n'entendez qu'elle; vous ÃÂȘtes aveugle et sourd à tout le reste. Un homme que la fiÚvre rend frénétique dit "Je ne suis pas malade". O aveugle Télémaque, vous étiez prÃÂȘt à renoncer à Pénélope, qui vous attend, à Ulysse, que vous verrez, à Ithaque oÃÂč vous devez régner, à la gloire et à la haute destinée que les dieux vous ont promise par tant de merveilles qu'ils ont faites en votre faveur; vous renonciez à tous ces biens pour vivre déshonoré auprÚs d'Eucharis direz-vous encore que l'amour ne vous attache point à elle? Qu'est-ce donc qui vous trouble? Pourquoi voulez-vous mourir? Pourquoi avez-vous parlé devant la déesse avec tant de transport? Je ne vous accuse point de mauvaise foi; mais je déplore votre aveuglément. Fuyez, Télémaque, fuyez on ne peut vaincre l'amour qu'en fuyant. Contre un tel ennemi, le vrai courage consiste à craindre et à fuir, mais à fuir sans délibérer et sans se donner à soi-mÃÂȘme le temps de regarder jamais derriÚre soi. Vous n'avez pas oublié les soins que vous m'avez coûtés depuis votre enfance et les périls dont vous ÃÂȘtes sorti par mes conseils ou croyez-moi, ou souffrez que je vous abandonne. Si vous saviez combien il m'est douloureux de vous voir courir à votre perte! Si vous saviez tout ce que j'ai souffert pendant que je n'ai osé vous parler! La mÚre qui vous mit au monde souffrit moins dans les douleurs de l'enfantement. Je me suis tu; j'ai dévoré ma peine; j'ai étouffé mes soupirs, pour voir si vous reviendriez à moi. O mon fils, mon cher fils, soulagez mon coeur; rendez-moi ce qui m'est plus cher que mes entrailles rendez-moi Télémaque, que j'ai perdu; rendez-vous à vous-mÃÂȘme. Si la sagesse en vous surmonte l'amour, je vis et je vis heureux; mais si l'amour vous entraÃne malgré la sagesse, Mentor ne peut plus vivre. Pendant que Mentor parlait ainsi, il continuait son chemin vers la mer; et Télémaque, qui n'était pas encore assez fort pour le suivre de lui-mÃÂȘme, l'était déjà assez pour se laisser mener sans résistance. Minerve, toujours cachée sous la figure de Mentor, couvrant invisiblement Télémaque de son égide et répandant autour de lui un rayon divin, lui fit sentir un courage qu'il n'avait point encore éprouvé depuis qu'il était dans cette Ãle. Enfin ils arrivÚrent dans un endroit de l'Ãle oÃÂč le rivage de la mer était escarpé c'était un rocher toujours battu par l'onde écumante. Ils regardÚrent de cette hauteur si le vaisseau que Mentor avait préparé était encore dans la mÃÂȘme place; mais ils aperçurent un triste spectacle. L'Amour était vivement piqué de voir que ce vieillard inconnu non seulement était insensible à ses traits, mais encore lui enlevait Télémaque il pleurait de dépit, et il alla trouver Calypso errante dans les sombres forÃÂȘts. Elle ne put le voir sans gémir, et elle sentit qu'il rouvrait toutes les plaies de son coeur. L'Amour lui dit - Vous ÃÂȘtes déesse, et vous vous laissez vaincre par un faible mortel, qui est captif dans votre Ãle! Pourquoi le laissez-vous sortir? - O malheureux Amour - répondit-elle - je ne veux plus écouter tes pernicieux conseils c'est toi qui m'as tirée d'une douce et profonde paix, pour me précipiter dans un abÃme de malheurs. C'en est fait; j'ai juré par les ondes du Styx que je laisserais partir Télémaque Jupiter mÃÂȘme, le pÚre des dieux, avec toute sa puissance, n'oserait contrevenir à ce redoutable serment. Télémaque sort de mon Ãle; sors aussi, pernicieux enfant tu m'as fait plus de mal que lui! L'Amour, essuyant ses larmes, fit un sourire moqueur et malin. - En vérité - dit-il - voilà un grand embarras! Laissez-moi faire. Suivez votre serment; ne vous opposez point au départ de Télémaque. Ni vos nymphes, ni moi n'avons juré par les ondes du Styx de le laisser partir je leur inspirerai le dessein de brûler ce vaisseau, que Mentor a fait avec tant de précipitation. Sa diligence, qui nous a surpris, sera inutile. Il sera surpris lui-mÃÂȘme à son tour, et il ne lui restera plus aucun moyen de vous arracher Télémaque. Ces paroles flatteuses firent glisser l'espérance et la joie jusqu'au fond des entrailles de Calypso. Ce qu'un zéphyr fait par sa fraÃcheur sur le bord d'un ruisseau, pour délasser les troupeaux languissants que l'ardeur de l'été consume, ce discours le fit pour apaiser le désespoir de la déesse. Son visage devint serein, ses yeux s'adoucirent, les noirs soucis qui rongeaient son coeur s'enfuirent pour un moment loin d'elle elle s'arrÃÂȘta, elle sourit, elle flatta le folùtre Amour et, en le flattant, elle se prépara de nouvelles douleurs. L'Amour, content de l'avoir persuadée, alla pour persuader aussi les Nymphes, qui étaient errantes et dispersées sur toutes les montagnes, comme un troupeau de moutons que la rage des loups affamés a mis en fuite loin du berger. L'Amour les rassemble et leur dit - Télémaque est encore en vos mains; hùtez-vous de brûler ce vaisseau, que le téméraire Mentor a fait pour s'enfuir. AussitÎt elles allument des flambeaux; elles accourent sur le rivage; elles frémissent; elles poussent des hurlements; elles secouent leurs cheveux épars, comme des bacchantes. Déjà la flamme vole; elle dévore le vaisseau, qui est d'un bois sec et enduit de résine; des tourbillons de fumée et de flamme s'élÚvent dans les nues. Télémaque et Mentor aperçoivent le feu de dessus le rocher, et entendent les cris des Nymphes. Télémaque fut tenté de s'en réjouir; car son coeur n'était pas encore guéri, et Mentor remarquait que sa passion était comme un feu mal éteint, qui sort de temps en temps de dessous la cendre et qui repousse de vives étincelles. - Me voilà donc - dit Télémaque - rengagé dans mes liens! Il ne nous reste plus aucune espérance de quitter cette Ãle. Mentor vit bien que Télémaque allait retomber dans toutes ses faiblesses et qu'il n'y avait pas un seul moment à perdre. Il aperçut de loin, au milieu des flots, un vaisseau arrÃÂȘté, qui n'osait approcher de l'Ãle, parce que tous les pilotes connaissaient que l'Ãle de Calypso était inaccessible à tous les mortels. AussitÎt le sage Mentor, poussant Télémaque, qui était assis sur le bord du rocher, le précipite dans la mer et s'y jette avec lui. Télémaque, surpris de cette violente chute, but l'onde amÚre et devint le jouet des flots. Mais, revenant à lui et voyant Mentor qui lui tendait la main pour lui aider à nager, il ne songea plus qu'à s'éloigner de l'Ãle fatale. Les Nymphes, qui avaient cru les tenir captifs, poussÚrent des cris pleins de fureur, ne pouvant plus empÃÂȘcher leur fuite. Calypso, inconsolable, rentra dans sa grotte, qu'elle remplit de ses hurlements. L'Amour, qui vit changer son triomphe en une honteuse défaite, s'éleva au milieu de l'air en secouant ses ailes et s'envola dans le bocage d'Idalie, oÃÂč sa cruelle mÚre l'attendait. L'enfant, encore plus cruel, ne se consola qu'en riant avec elle de tous les maux qu'il avait faits. A mesure que Télémaque s'éloignait de l'Ãle, il sentait avec plaisir renaÃtre son courage, et son amour pour la vertu. - J'éprouve - s'écriait-il parlant à Mentor - ce que vous me disiez et que je ne pouvais croire, faute d'expérience on ne surmonte le vice qu'en le fuyant. O mon pÚre, que les dieux m'ont aimé en me donnant votre secours! Je méritais d'en ÃÂȘtre privé et d'ÃÂȘtre abandonné à moi-mÃÂȘme. Je ne crains plus ni mers, ni vents, ni tempÃÂȘtes; je ne crains plus que mes passions. L'amour est lui seul plus à craindre que tous les naufrages. SeptiÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Mentor et Télémaque s'avancent vers le vaisseau phénicien arrÃÂȘté auprÚs de l'Ãle de Calypso ils sont accueillis favorablement par Adoam, frÚre de Narbal, commandant de ce vaisseau. Adoam, reconnaissant Télémaque, lui promet aussitÎt de le conduire à Ithaque. Il lui raconte la mort tragique de Pygmalion, roi de Tyr, et d'Astarbé, son épouse; puis l'élévation de Baléazar, que le tyran son pÚre avait disgracié à la persuasion de cette femme. Télémaque, à son tour, fait le récit de ses aventures depuis son départ de Tyr. Pendant un repas qu'Adoam donne à Télémaque et à Mentor, Achitoas, par les doux accords de sa voix et de sa lyre, assemble autour du vaisseau les Tritons, les Néréides, toutes autres divinités de la mer, et les monstres marins eux-mÃÂȘmes. Mentor, prenant une lyre, en joue avec tant d'art, qu'Achitoas, jaloux, laisse tomber la sienne de dépit. Adoam raconte ensuite les merveilles de la Bétique . Il décrit la douce température de l'air et toutes les richesses de ce pays, dont les peuples mÚnent la vie la plus heureuse dans une parfaite simplicité de moeurs. Le vaisseau qui était arrÃÂȘté, et vers lequel ils s'avançaient, était un vaisseau phénicien, qui allait dans l'Epire. Ces Phéniciens avaient vu Télémaque au voyage d'Egypte; mais ils n'avaient garde de le reconnaÃtre au milieu des flots. Quand Mentor fut assez prÚs du vaisseau pour faire entendre sa voix, il s'écria d'une voix forte, en élevant sa tÃÂȘte au-dessus de l'eau - Phéniciens, si secourables à toutes les nations, ne refusez pas la vie à deux hommes qui l'attendent de votre humanité. Si le respect des dieux vous touche, recevez-nous dans votre vaisseau nous irons partout oÃÂč vous irez. Celui qui commandait répondit - Nous vous recevrons avec joie; nous n'ignorons pas ce qu'on doit faire pour des inconnus qui paraissent si malheureux. AussitÎt on les reçoit dans le vaisseau. A peine y furent-ils entrés, que, ne pouvant plus respirer, ils demeurÚrent immobiles; car ils avaient nagé longtemps et avec effort pour résister aux vagues. Peu à peu ils reprirent leurs forces on leur donna d'autres habits, parce que les leurs étaient appesantis par l'eau qui les avait pénétrés et qui coulait de tous cÎtés. Lorsqu'ils furent en état de parler, tous ces Phéniciens, empressés autour d'eux, voulaient savoir leurs aventures. Celui qui commandait leur dit - Comment avez-vous pu entrer dans cette Ãle d'oÃÂč vous sortez? Elle est, dit-on, possédée par une déesse cruelle, qui ne souffre jamais qu'on y aborde. Elle est mÃÂȘme bordée de rochers affreux, contre lesquels la mer va follement combattre, et on ne pourrait en approcher sans faire naufrage. Mentor répondit - Nous y avons été jetés. Nous sommes Grecs notre patrie est l'Ãle d'Ithaque, voisine de l'Epire, oÃÂč vous allez. Quand mÃÂȘme vous ne voudriez pas relùcher en Ithaque, qui est sur votre route, il nous suffirait que vous nous menassiez dans l'Epire; nous y trouverons des amis qui auront soin de nous faire faire le court trajet qui nous restera, et nous vous devrons à jamais la joie de revoir ce que nous avons de plus cher au monde. Ainsi c'était Mentor qui portait la parole, et Télémaque, gardant le silence, le laissait parler; car les fautes qu'il avait faites dans l'Ãle de Calypso augmentÚrent beaucoup sa sagesse. Il se défiait de lui-mÃÂȘme; il sentait le besoin de suivre toujours les sages conseils de Mentor, et, quand il ne pouvait lui parler pour lui demander ses avis, du moins il consultait ses yeux et tùchait de deviner toutes ses pensées. Le commandant phénicien, arrÃÂȘtant ses yeux sur Télémaque, croyait se souvenir de l'avoir vu; mais c'était un souvenir confus, qu'il ne pouvait démÃÂȘler. - Souffrez - lui dit-il - que je vous demande si vous vous souvenez de m'avoir vu autrefois, comme il me semble que je me souviens de vous avoir vu. Votre visage ne m'est point inconnu; il m'a d'abord frappé; mais je ne sais oÃÂč je vous ai vu votre mémoire aidera peut-ÃÂȘtre la mienne. Alors Télémaque lui répondit avec un étonnement mÃÂȘlé de joie - Je suis, en vous voyant, comme vous ÃÂȘtes à mon égard je vous ai vu, je vous reconnais; mais je ne puis me rappeler si c'est en Egypte ou à Tyr. Alors ce Phénicien, tel qu'un homme qui s'éveille le matin et qui rappelle peu à peu de loin le songe fugitif qui a disparu à son réveil, s'écria tout à coup - Vous ÃÂȘtes Télémaque, que Narbal prit en amitié lorsque nous revÃnmes d'Egypte. Je suis son frÚre, dont il vous aura sans doute parlé souvent. Je vous laissai entre ses mains aprÚs l'expédition d'Egypte il me fallut aller au-delà de toutes les mers dans la fameuse Bétique, auprÚs des Colonnes d'Hercule. Ainsi je ne fis que vous voir, et il ne faut pas s'étonner si j'ai eu tant de peine à vous reconnaÃtre d'abord. - Je vois bien - répondit Télémaque - que vous ÃÂȘtes Adoam. Je ne fis presque alors que vous entrevoir; mais je vous ai connu par les entretiens de Narbal. O quelle joie de pouvoir apprendre par vous des nouvelles d'un homme qui me sera toujours si cher! Est-il toujours à Tyr? Ne souffre-t-il pas quelque cruel traitement du soupçonneux et barbare Pygmalion? Adoam répondit en l'interrompant - Sachez, Télémaque, que la fortune favorable vous confie à un homme qui prendra toutes sortes de soins de vous. Je vous ramÚnerai dans l'Ãle d'Ithaque avant que d'aller en Epire, et le frÚre de Narbal n'aura pas moins d'amitié pour vous que Narbal mÃÂȘme. Ayant parlé ainsi, il remarqua que le vent qu'il attendait commençait à souffler il fit lever les ancres, mettre les voiles, et fendre la mer à force de rames. AussitÎt il prit à part Télémaque et Mentor pour les entretenir. "Je vais - lui dit-il - regardant Télémaque, satisfaire votre curiosité. Pygmalion n'est plus les justes dieux en ont délivré la terre. Comme il ne se fiait à personne, personne ne pouvait se fier à lui. Les bons se contentaient de gémir et de fuir ses cruautés, sans pouvoir se résoudre à lui faire aucun mal; les méchants ne croyaient pouvoir assurer leurs vies qu'en finissant la sienne; il n'y avait point de Tyrien qui ne fût chaque jour en danger d'ÃÂȘtre l'objet de ses défiances. Ses gardes mÃÂȘmes étaient plus exposés que les autres comme sa vie était entre leurs mains, il les craignait plus que tout le reste des hommes; sur le moindre soupçon, il les sacrifiait à sa sûreté. Ainsi, à force de chercher sa sûreté, il ne pouvait plus la trouver. Ceux qui étaient les dépositaires de sa vie étaient dans un péril continuel par sa défiance, et ils ne pouvaient se tirer d'un état si horrible qu'en prévenant, par la mort du tyran, ses cruels soupçons. L'impie Astarbé, dont vous avez ouï parler si souvent, fut la premiÚre à résoudre la perte du roi. Elle aima passionnément un jeune Tyrien fort riche nommé Joazar; elle espéra de le mettre sur le trÎne. Pour réussir dans ce dessein, elle persuada au roi que l'aÃné de ses deux fils, nommé PhadaÃl, impatient de succéder à son pÚre, avait conspiré contre lui elle trouva de faux témoins pour prouver la conspiration. Le malheureux roi fit mourir son fils innocent. Le second, nommé Baléazar, fut envoyé à Samos, sous prétexte d'apprendre les moeurs et les sciences de la GrÚce, mais en effet parce qu'Astarbé fit entendre au roi qu'il fallait l'éloigner, de peur qu'il ne prÃt des liaisons avec les mécontents. A peine fut-il parti, que ceux qui conduisaient le vaisseau, ayant été corrompus par cette femme cruelle, prirent leurs mesures pour faire naufrage pendant la nuit; ils se sauvÚrent en nageant jusqu'à des barques étrangÚres qui les attendaient, et ils jetÚrent le jeune prince au fond de la mer. Cependant les amours d'Astarbé n'étaient ignorées que de Pygmalion, et il s'imaginait qu'elle n'aimerait jamais que lui seul. Ce prince si défiant était ainsi plein d'une aveugle confiance pour cette méchante femme c'était l'amour qui l'aveuglait jusqu'à cet excÚs. En mÃÂȘme temps l'avarice lui fit chercher des prétextes pour faire mourir Joazar, dont Astarbé était si passionnée il ne songeait qu'à ravir les richesses de ce jeune homme. Mais, pendant que Pygmalion était en proie à la défiance, à l'amour et à l'avarice, Astarbé se hùta de lui Îter la vie. Elle crut qu'il avait peut-ÃÂȘtre découvert quelque chose de ses infùmes amours avec ce jeune homme. D'ailleurs elle savait que l'avarice seule suffirait pour porter le roi à une action cruelle contre Joazar; elle conclut qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour le prévenir. Elle voyait les principaux officiers du palais prÃÂȘts à tremper leurs mains dans le sang du roi; elle entendait parler tous les jours de quelque nouvelle conjuration; mais elle craignait de se confier à quelqu'un par qui elle serait trahie. Enfin il lui parut plus assuré d'empoisonner Pygmalion. Il mangeait le plus souvent tout seul avec elle, et apprÃÂȘtait lui-mÃÂȘme tout ce qu'il devait manger, ne pouvant se fier qu'à ses propres mains. Il se renfermait dans le lieu le plus reculé de son palais, pour mieux cacher sa défiance et pour n'ÃÂȘtre jamais observé quand il préparait ses repas. Il n'osait plus chercher aucun des plaisirs de la table; il ne pouvait se résoudre à manger d'aucune des choses qu'il ne savait pas apprÃÂȘter lui-mÃÂȘme. Ainsi, non seulement toutes les viandes cuites avec des ragoûts par les cuisiniers, mais encore le vin, le pain, le sel, le lait, et tous les autres aliments ordinaires ne pouvaient ÃÂȘtre de son usage il ne mangeait que des fruits qu'il avait cueillis lui-mÃÂȘme dans son jardin ou des légumes qu'il avait semés et qu'il faisait cuire. Au reste, il ne buvait jamais d'autre eau que celle qu'il puisait lui-mÃÂȘme dans une fontaine qui était renfermée dans un endroit de son palais dont il gardait toujours la clef. Quoiqu'il parût si rempli de confiance pour Astarbé, il ne laissait pas de se précautionner contre elle il la faisait toujours manger et boire avant lui de tout ce qui devait servir à son repas, afin qu'il ne pût point ÃÂȘtre empoisonné sans elle et qu'elle n'eût aucune espérance de vivre plus longtemps que lui. Mais elle prit du contrepoison, qu'une vieille femme, encore plus méchante qu'elle, et qui était la confidente de ses amours, lui avait fourni aprÚs quoi elle ne craignit plus d'empoisonner le roi. Voici comment elle y parvint. Dans le moment oÃÂč ils allaient commencer leur repas, cette vieille dont j'ai parlé fit tout à coup du bruit à une porte. Le roi, qui croyait toujours qu'on allait le tuer, se trouble et court à cette porte pour voir si elle est assez bien fermée. La vieille se retire le roi demeure interdit et ne sachant ce qu'il doit croire de ce qu'il a entendu; il n'ose pourtant ouvrir la porte pour s'éclaircir. Astarbé le rassure, le flatte, et le presse de manger; elle avait déjà jeté du poison dans sa coupe d'or pendant qu'il était allé à la porte. Pygmalion, selon sa coutume, la fit boire la premiÚre; elle but sans crainte, se fiant au contrepoison. Pygmalion but aussi, et peu de temps aprÚs il tomba dans une défaillance. Astarbé, qui le connaissait capable de la tuer sur le moindre soupçon, commença à déchirer ses habits, à arracher ses cheveux et à pousser des cris lamentables. Elle embrassait le roi mourant; elle le tenait serré entre ses bras; elle l'arrosait d'un torrent de larmes, car les larmes ne coûtaient rien à cette femme artificieuse. Enfin, quand elle vit que les forces du roi étaient épuisées et qu'il était comme agonisant, dans la crainte qu'il ne revÃnt et qu'il ne voulût la faire mourir avec lui, elle passa des caresses et des plus tendres marques d'amitié à la plus horrible fureur elle se jeta sur lui, et l'étouffa. Ensuite elle arracha de son doigt l'anneau royal, lui Îta le diadÚme, et fit entrer Joazar, à qui elle donna l'un et l'autre. Elle crut que tous ceux qui avaient été attachés à elle ne manqueraient pas de suivre sa passion et que son amant serait proclamé roi. Mais ceux qui avaient été les plus empressés à lui plaire étaient des esprits bas et mercenaires, qui étaient incapables d'une sincÚre affection; d'ailleurs ils manquaient de courage, et craignaient les ennemis qu'Astarbé s'était attirés; enfin ils craignaient encore plus la hauteur, la dissimulation et la cruauté de cette femme impie chacun, pour sa propre sûreté, désirait qu'elle pérÃt. Cependant tout le palais est plein d'un tumulte affreux; on entend partout les cris de ceux qui disent "Le roi est mort". Les uns sont effrayés; les autres courent aux armes tous paraissent en peine des suites, mais ravis de cette nouvelle. La renommée la fait voler de bouche en bouche dans toute la grande ville de Tyr, et il ne se trouve pas un seul homme qui regrette le roi; sa mort est la délivrance et la consolation de tout le peuple. Narbal, frappé d'un coup si terrible, déplora en homme de bien le malheur de Pygmalion, qui s'était trahi lui-mÃÂȘme en se livrant à l'impie Astarbé et qui avait mieux aimé ÃÂȘtre un tyran terrible et monstrueux que d'ÃÂȘtre, selon le devoir d'un roi, le pÚre de son peuple. Il songea au bien de l'Etat et sa hùta de rallier tous les gens de bien pour s'opposer à Astarbé, sous laquelle on aurait vu un rÚgne encore plus dur que celui qu'on voyait finir. Narbal savait que Baléazar ne fut point noyé quand on le jeta dans la mer. Ceux qui assurÚrent à Astarbé qu'il était mort parlÚrent ainsi croyant qu'il l'était; mais, à la faveur de la nuit, il s'était sauvé en nageant, et des pÃÂȘcheurs de CrÚte, touchés de compassion, l'avaient reçu dans leurs barques. Il n'avait pas osé retourner dans le royaume de son pÚre, soupçonnant qu'on avait voulu le faire périr et craignant autant la cruelle jalousie de Pygmalion que les artifices d'Astarbé. Il demeura longtemps errant et travesti sur les bords de la mer, en Syrie, oÃÂč les pÃÂȘcheurs crétois l'avaient laissé; il fut mÃÂȘme obligé de garder un troupeau pour gagner sa vie. Enfin il trouva moyen de faire savoir à Narbal l'état oÃÂč il était; il crut pouvoir confier son secret et sa vie à un homme d'une vertu si éprouvée. Narbal, maltraité par le pÚre, ne laissa pas d'aimer le fils et de veiller pour ses intérÃÂȘts mais il n'en prit soin que pour l'empÃÂȘcher de manquer jamais à ce qu'il devait à son pÚre, et il l'engagea à souffrir patiemment sa mauvaise fortune. Baléazar avait mandé à Narbal "Si vous jugez que je puisse vous aller trouver, envoyez-moi un anneau d'or, et je comprendrai aussitÎt qu'il sera temps de vous aller joindre." Narbal ne jugea point à propos, pendant la vie de Pygmalion, de faire venir Baléazar; il aurait tout hasardé pour la vie du prince et pour la sienne propre, tant il était difficile de se garantir des recherches rigoureuses de Pygmalion. Mais aussitÎt que ce malheureux roi eut fait une fin digne de ses crimes, Narbal se hùta d'envoyer l'anneau d'or à Baléazar. Baléazar partit aussitÎt et arriva aux portes de Tyr dans le temps que toute la ville était en trouble pour savoir qui succéderait à Pygmalion. Baléazar fut aisément reconnu par les principaux Tyriens et par tout le peuple. On l'aimait, non pour l'amour de feu roi son pÚre, qui était haï universellement, mais à cause de sa douceur et de sa modération. Ses longs malheurs mÃÂȘmes lui donnaient je ne sais quel éclat qui relevait toutes ses bonnes qualités et qui attendrissait tous les Tyriens en sa faveur. Narbal assembla les chefs du peuple, les vieillards qui formaient le conseil et les prÃÂȘtres de la grande déesse de Phénicie. Ils saluÚrent Baléazar comme leur roi et le firent proclamer par des hérauts. Le peuple répondit par mille acclamations de joie. Astarbé les entendit du fond du palais, oÃÂč elle était renfermée avec son lùche et infùme Joazar. Tous les méchants dont elle s'était servie pendant la vie de Pygmalion l'avaient abandonnée; car les méchants craignent les méchants, s'en défient et ne souhaitent point de les voir en crédit. Les hommes corrompus connaissent combien leurs semblables abuseraient de l'autorité et quelle serait leur violence. Mais pour les bons, les méchants s'en accommodent mieux, parce qu'au moins ils espÚrent de trouver en eux de la modération et de l'indulgence. Il ne restait plus autour d'Astarbé que certains complices de ses crimes les plus affreux, et qui ne pouvaient attendre que le supplice. On força le palais ces scélérats n'osÚrent pas résister longtemps et ne songÚrent qu'à s'enfuir. Astarbé, déguisée en esclave, voulut se sauver dans la foule; mais un soldat la reconnut elle fut prise, et on eut bien de la peine à empÃÂȘcher qu'elle ne fût déchirée par le peuple en fureur. Déjà on avait commencé à la traÃner dans la boue; mais Narbal la tira des mains de la populace. Alors elle demanda à parler à Baléazar, espérant de l'éblouir par ses charmes et de lui faire espérer qu'elle lui découvrirait des secrets importants. Baléazar ne put refuser de l'écouter. D'abord elle montra, avec sa beauté, une douceur et une modestie capable de toucher les coeurs les plus irrités. Elle flatta Baléazar par les louanges les plus délicates et les plus insinuantes; elle lui représenta combien Pygmalion l'avait aimée; elle le conjura par ses cendres d'avoir pitié d'elle; elle invoqua les dieux, comme si elle les eût sincÚrement adorés; elle versa des torrents de larmes; elle se jeta aux genoux du nouveau roi mais ensuite elle n'oublia rien pour lui rendre suspects et odieux tous ses serviteurs les plus affectionnés. Elle accusa Narbal d'ÃÂȘtre entré dans une conjuration contre Pygmalion et d'avoir essayé de suborner les peuples pour se faire roi au préjudice de Baléazar elle ajouta qu'il voulait empoisonner ce jeune prince. Elle inventa de semblables calomnies contre tous les autres Tyriens qui aiment la vertu; elle espérait de trouver dans le coeur de Baléazar la mÃÂȘme défiance et les mÃÂȘmes soupçons qu'elle avait vus dans celui du roi son pÚre. Mais Baléazar, ne pouvant plus souffrir la noire malignité de cette femme, l'interrompit et appela des gardes. On la mit en prison; les plus sages vieillards furent commis pour examiner toutes ses actions. On découvrit avec horreur qu'elle avait empoisonné et étouffé Pygmalion; toute la suite de sa vie parut un enchaÃnement continuel de crimes monstrueux. On allait la condamner au supplice qui est destiné à punir les grands crimes dans la Phénicie c'est d'ÃÂȘtre brûlé à petit feu; mais quand elle comprit qu'il ne lui restait plus aucune espérance, elle devint semblable à une Furie sortie de l'enfer; elle avala du poison qu'elle portait toujours sur elle pour se faire mourir, en cas qu'on voulût lui faire souffrir de longs tourments. Ceux qui la gardÚrent aperçurent qu'elle souffrait une violente douleur ils voulurent la secourir; mais elle ne voulut jamais leur répondre, et elle fit signe qu'elle ne voulait aucun soulagement. On lui parla des justes dieux, qu'elle avait irrités au lieu de témoigner la confusion et le repentir que ses fautes méritaient, elle regarda le ciel avec mépris et arrogance, comme pour insulter aux dieux. La rage et l'impiété étaient peintes sur son visage mourant on ne voyait plus aucun reste de cette beauté qui avait fait le malheur de tant d'hommes. Toutes ses grùces étaient effacées ses yeux éteints roulaient dans sa tÃÂȘte et jetaient des regards farouches; un mouvement convulsif agitait ses lÚvres et tenait sa bouche ouverte d'une horrible grandeur; tout son visage, tiré et rétréci, faisait des grimaces hideuses; une pùleur livide et une froideur mortelle avait saisi tout son corps. Quelquefois elle semblait se ranimer, mais ce n'était que pour pousser des hurlements. Enfin elle expira, laissant remplis d'horreur et d'effroi tous ceux qui la virent. Ses mùnes impies descendirent sans doute dans ces tristes lieux oÃÂč les cruelles Danaïdes puisent éternellement de l'eau dans des vases percés, oÃÂč Ixion tourne à jamais sa roue, oÃÂč Tantale, brûlant de soif, ne peut avaler l'eau qui s'enfuit de ses lÚvres, oÃÂč Sisyphe roule inutilement un rocher qui retombe sans cesse, et oÃÂč Titye sentira éternellement, dans ses entrailles toujours renaissantes, un vautour qui les ronge. Baléazar, délivré de ce monstre, rendit grùces aux dieux par d'innombrables sacrifices. Il a commencé son rÚgne par une conduite tout opposée à celle de Pygmalion. Il s'est appliqué à faire refleurir le commerce, qui languissait tous les jours de plus en plus il a pris les conseils de Narbal pour les principales affaires, et n'est pourtant point gouverné par lui; car il veut tout voir par lui-mÃÂȘme. Il écoute tous les différents avis qu'on veut lui donner et décide ensuite sur ce qui lui paraÃt le meilleur. Il est aimé des peuples. En possédant les coeurs, il possÚde plus de trésors que son pÚre n'en avait amassé par son avarice cruelle; car il n'y a aucune famille qui ne lui donnùt tout ce qu'elle a de bien, s'il se trouvait dans une pressante nécessité ainsi, ce qu'il leur laisse est plus à lui que s'il le leur Îtait. Il n'a pas besoin de se précautionner pour la sûreté de sa vie; car il a toujours autour de lui la plus sûre garde, qui est l'amour des peuples. Il n'y a aucun de ses sujets qui ne craigne de le perdre et qui ne hasardùt sa propre vie pour conserver celle d'un si bon roi. Il vit heureux, et tout son peuple est heureux avec lui il craint de charger trop ses peuples; ses peuples craignent de ne lui offrir pas une assez grande partie de leurs biens. Il les laisse dans l'abondance, et cette abondance ne les rend ni indociles ni insolents car ils sont laborieux, adonnés au commerce, fermes à conserver la pureté des anciennes lois. La Phénicie est remontée au plus haut point de sa grandeur et de sa gloire. C'est à son jeune roi qu'elle doit tant de prospérités. Narbal gouverne sous lui. O Télémaque, s'il vous voyait maintenant, avec quelle joie vous comblerait-il de présents! Quel plaisir serait-ce pour lui de vous renvoyer magnifiquement dans votre patrie! Ne suis-je pas heureux de faire ce qu'il voudrait pouvoir faire lui-mÃÂȘme et d'aller dans l'Ãle d'Ithaque mettre sur le trÎne le fils d'Ulysse, afin qu'il y rÚgne aussi sagement que Baléazar rÚgne à Tyr?" AprÚs qu'Adoam eut parlé ainsi, Télémaque, charmé de l'histoire que ce Phénicien venait de raconter et plus encore des marques d'amitié qu'il en recevait dans son malheur, l'embrassa tendrement. Ensuite Adoam lui demanda par quelle aventure il était entré dans l'Ãle de Calypso. Télémaque lui fit, à son tour, l'histoire de son départ de Tyr, de son passage dans l'Ãle de Chypre, de la maniÚre dont il avait retrouvé Mentor, de leur voyage en CrÚte, des jeux publics pour l'élection d'un roi aprÚs la fuite d'Idoménée, de la colÚre de Vénus, de leur naufrage, du plaisir avec lequel Calypso les avait reçus, de la jalousie de cette déesse contre une de ses nymphes, et de l'action de Mentor, qui avait jeté son ami dans la mer, dÚs qu'il vit le vaisseau phénicien. AprÚs ces entretiens, Adoam fit servir un magnifique repas, et, pour témoigner une plus grande joie, il rassembla tous les plaisirs dont on pouvait jouir. Pendant le repas, qui fut servi par de jeunes Phéniciens vÃÂȘtus de blanc et couronnés de fleurs, on brûla les plus exquis parfums de l'Orient. Tous les bancs de rameurs étaient pleins de joueurs de flûte. Achitoas les interrompait de temps en temps par les doux accords de sa voix et de sa lyre, dignes d'ÃÂȘtre entendus à la table des dieux et de ravir les oreilles d'Apollon mÃÂȘme Les Tritons, les Néréides, toutes les divinités qui obéissent à Neptune, les monstres marins mÃÂȘmes sortaient de leurs grottes humides et profondes pour venir en foule autour du vaisseau, charmés par cette mélodie. Une troupe de jeunes Phéniciens d'une rare beauté, et vÃÂȘtus de fin lin plus blanc que la neige, dansÚrent longtemps les danses de leurs pays, puis celles d'Egypte et enfin celles de la GrÚce. De temps en temps des trompettes faisaient retentir l'onde jusqu'aux rivages éloignés. Le silence de la nuit, le calme de la mer, la lumiÚre tremblante de la lune répandue sur la face des ondes, le sombre azur du ciel semé de brillantes étoiles, servaient à rendre ce spectacle encore plus beau. Télémaque, d'un naturel vif et sensible, goûtait tous ces plaisirs, mais il n'osait y livrer son coeur. Depuis qu'il avait éprouvé avec tant de honte, dans l'Ãle de Calypso, combien la jeunesse est prompte à s'enflammer, tous les plaisirs, mÃÂȘme les plus innocents, lui faisaient peur; tout lui était suspect. Il regardait Mentor; il cherchait sur son visage et dans ses yeux ce qu'il devait penser de tous ces plaisirs. Mentor était bien aise de le voir dans cet embarras, et ne faisait pas semblant de le remarquer. Enfin, touché de la modération de Télémaque, il lui dit en souriant - Je comprends ce que vous craignez vous ÃÂȘtes louable de cette crainte; mais il ne faut pas la pousser trop loin. Personne ne souhaitera jamais plus que moi que vous goûtiez des plaisirs, mais des plaisirs qui ne vous passionnent ni ne vous amollissent point. Il vous faut des plaisirs qui vous délassent et que vous goûtiez en vous possédant, mais non pas des plaisirs qui vous entraÃnent. Je vous souhaite des plaisirs doux et modérés, qui ne vous Îtent point la raison et qui ne vous rendent jamais semblable à une bÃÂȘte en fureur. Maintenant il est à propos de vous délasser de toutes vos peines. Goûtez avec complaisance pour Adoam les plaisirs qu'il vous offre; réjouissez-vous, Télémaque, réjouissez-vous. La sagesse n'a rien d'austÚre ni d'affecté c'est elle qui donne les vrais plaisirs; elle seule les sait assaisonner pour les rendre purs et durables. Elle sait mÃÂȘler les jeux et les ris avec les occupations graves et sérieuses; elle prépare le plaisir par le travail et elle délasse du travail par le plaisir. La sagesse n'a point de honte de paraÃtre enjouée quand il le faut. En disant ces paroles, Mentor prit une lyre et en joua avec tant d'art qu'Achitoas, jaloux, laissa tomber la sienne de dépit; ses yeux s'allumÚrent, son visage troublé changea de couleur tout le monde eût aperçu sa peine et sa honte, si la lyre de Mentor n'eût enlevé l'ùme de tous les assistants. A peine osait-on respirer, de peur de troubler le silence et de perdre quelque chose de ce chant divin on craignait toujours qu'il finirait trop tÎt. La voix de Mentor n'avait aucune douceur efféminée; mais elle était flexible, forte et elle passionnait jusqu'aux moindres choses. Il chanta d'abord les louanges de Jupiter, pÚre et roi des dieux et des hommes, qui, d'un signe de sa tÃÂȘte, ébranle l'univers. Puis il représenta Minerve qui sort de sa tÃÂȘte, c'est-à -dire la sagesse, que ce dieu forme au-dedans de lui-mÃÂȘme et qui sort de lui pour instruire les hommes dociles. Mentor chanta ces vérités d'un ton si religieux et si sublime, que toute l'assemblée crut ÃÂȘtre transportée au plus haut de l'Olympe, à la face de Jupiter, dont les regards sont plus perçants que son tonnerre. Ensuite il chanta le malheur du jeune Narcisse, qui, devenant follement amoureux de sa propre beauté, qu'il regardait sans cesse au bord d'une fontaine, se consuma lui-mÃÂȘme de douleur et fut changé en une fleur qui porte son nom. Enfin il chanta aussi la funeste mort du bel Adonis, qu'un sanglier déchira et que Vénus, passionnée pour lui, ne put ranimer en faisant au ciel des plaintes amÚres. Tous ceux qui l'écoutÚrent ne purent retenir leurs larmes, et chacun sentait je ne sais quel plaisir en pleurant. Quand il eut cessé de chanter, les Phéniciens étonnés se regardaient les uns et les autres. L'un disait "C'est Orphée c'est ainsi qu'avec une lyre il apprivoisait les bÃÂȘtes farouches et enlevait les bois et les rochers; c'est ainsi qu'il enchanta CerbÚre, qu'il suspendit les tourments d'Ixion et des Danaïdes et qu'il toucha l'inexorable Pluton, pour tirer des enfers la belle Eurydice." Un autre s'écriait "Non, c'est Linus, fils d'Apollon." Un autre répondit "Vous vous trompez, c'est Apollon lui-mÃÂȘme." Télémaque n'était guÚre moins surpris que les autres, car il n'avait jamais cru que Mentor sût, avec tant de perfection, chanter et jouer de la lyre. Achitoas, qui avait eu le loisir de cacher sa jalousie, commença à donner des louanges à Mentor; mais il rougit en le louant et il ne put achever son discours. Mentor, qui voyait son trouble, prit la parole, comme s'il eût voulu l'interrompre, et tùcha de le consoler en lui donnant toutes les louanges qu'il méritait. Achitoas ne fut point consolé; car il sentit que Mentor le surpassait encore plus par sa modestie que par les charmes de sa voix. Cependant Télémaque dit à Adoam - Je me souviens que vous m'avez parlé d'un voyage que vous fÃtes dans la Bétique depuis que nous fûmes partis d'Egypte. La Bétique est un pays dont on raconte tant de merveilles qu'à peine peut-on les croire. Daignez m'apprendre si tout ce qu'on en dit est vrai. - Je serai fort aise - répondit Adoam - de vous dépeindre ce fameux pays, digne de votre curiosité, et qui surpasse tout ce que la renommée en publie. AussitÎt il commença ainsi "Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez prÚs des Colonnes d'Hercule et de cet endroit oÃÂč la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tharsis d'avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l'ùge d'or. Les hivers y sont tiÚdes, et les rigoureux aquilons n'y soufflent jamais. L'ardeur de l'été y est toujours tempérée par des zéphyrs rafraÃchissants, qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour. Ainsi toute l'année n'est qu'un heureux hymen du printemps et de l'automne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins et d'autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d'or et d'argent dans ce beau pays; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l'or et l'argent parmi leurs richesses ils n'estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l'homme. Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé l'or et l'argent parmi eux employés aux mÃÂȘmes usages que le fer, par exemple, pour des socs de charrue. Comme ils ne faisaient aucun commerce au-dehors, ils n'avaient besoin d'aucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d'artisans car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes; encore mÃÂȘme la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à l'agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas d'exercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale. Les femmes filent cette belle laine, et en font des étoffes fines d'une merveilleuse blancheur; elles font le pain, apprÃÂȘtent à manger, et ce travail leur est facile, car on vit en ce pays de fruits ou de lait, et rarement de viande. Elles emploient le cuir de leurs moutons à faire une légÚre chaussure pour elles, pour leurs maris et pour leurs enfants; elles font des tentes, dont les unes sont de peaux cirées et les autres d'écorce d'arbres; elles font, elles lavent tous les habits de la famille, et tiennent les maisons dans un ordre et une propreté admirable. Leurs habits sont aisés à faire car, en ce doux climat, on ne porte qu'une piÚce d'étoffe fine et légÚre, qui n'est point taillée, et que chacun met à longs plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant la forme qu'il veut. Les hommes n'ont d'autres arts à exercer, outre la culture des terres et la conduite des troupeaux, que l'art de mettre le bois et le fer en oeuvre; encore mÃÂȘme ne se servent-ils guÚre du fer, excepté pour les instruments nécessaires au labourage. Tous les arts qui regardent l'architecture leur sont inutiles; car ils ne bùtissent jamais de maison. "C'est - disent-ils - s'attacher trop à la terre, que de s'y faire une demeure qui dure beaucoup plus que nous; il suffit de se défendre des injures de l'air." Pour tous les autres arts estimés chez les Grecs, chez les Egyptiens et chez tous les autres peuples bien policés, ils les détestent, comme des inventions de la vanité et de la mollesse." Quand on leur parle des peuples qui ont l'art de faire des bùtiments superbes, des meubles d'or et d'argent, des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses, des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments dont l'harmonie charme, ils répondent en ces termes "Ces peuples sont bien malheureux d'avoir employé tant de travail et d'industrie à se corrompre eux-mÃÂȘmes! Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possÚdent il tente ceux qui en sont privés de vouloir l'acquérir par l'injustice et par la violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu'à rendre les hommes mauvais? Les hommes de ces pays sont-ils plus sains et plus robustes que nous? Vivent-ils plus longtemps? Sont-ils plus unis entre eux? MÚnent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie? Au contraire, ils doivent ÃÂȘtre jaloux les uns des autres, rongés par une lùche et noire envie, toujours agités par l'ambition, par la crainte, par l'avarice, incapables des plaisirs purs et simples, puisqu'ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font dépendre tout leur bonheur." C'est ainsi, continuait Adoam, que parlent ces hommes sages, qui n'ont appris la sagesse qu'en étudiant la simple nature. Ils ont horreur de notre politesse; et il faut avouer que la leur est grande dans leur aimable simplicité. Ils vivent tous ensemble sans partager les terres; chaque famille est gouvernée par son chef, qui en est le véritable roi. Le pÚre de famille est en droit de punir chacun de ses enfants ou petits-enfants qui fait une mauvaise action; mais, avant que de le punir, il prend les avis du reste de la famille. Ces punitions n'arrivent presque jamais; car l'innocence des moeurs, la bonne foi, l'obéissance et l'horreur du vice habitent dans cette heureuse terre. Il semble qu'Astrée, qu'on dit qui est retirée dans le ciel, est encore ici-bas cachée parmi ces hommes. Il ne faut point de juges parmi eux, car leur propre conscience les juge. Tous les biens sont communs les fruits des arbres, les légumes de la terre, le lait des troupeaux sont des richesses si abondantes, que des peuples si sobres et si modérés n'ont pas besoin de les partager. Chaque famille, errante dans ce beau pays, transporte ses tentes d'un lieu en un autre, quand elle a consumé les fruits et épuisé les pùturages de l'endroit oÃÂč elle s'était mise. Ainsi, ils n'ont point d'intérÃÂȘts à soutenir les uns contre les autres, et ils s'aiment tous d'une amour fraternelle que rien ne trouble. C'est le retranchement des vaines richesses et des plaisirs trompeurs qui leur conserve cette paix, cette union et cette liberté. Ils sont tous libres et tous égaux. On ne voit parmi eux aucune distinction que celle qui vient de l'expérience des sages vieillards ou de la sagesse extraordinaire de quelques jeunes hommes qui égalent les vieillards consommés en vertu. La fraude, la violence, le parjure, les procÚs, les guerres ne font jamais entendre leur voix cruelle et empestée dans ce pays chéri des dieux. Jamais le sang humain n'a rougi cette terre; à peine y voit-on couler celui des agneaux. Quand on parle à ces peuples de batailles sanglantes, des rapides conquÃÂȘtes, des renversements d'Etats qu'on voit dans les autres nations, ils ne peuvent assez s'étonner. "Quoi! disent-ils, les hommes ne sont-ils pas assez mortels, sans se donner encore les uns aux autres une mort précipitée? La vie est si courte! Et il semble qu'elle leur paraisse trop longue! Sont-ils sur la terre pour se déchirer les uns les autres et pour se rendre mutuellement malheureux?" Au reste, ces peuples de la Bétique ne peuvent comprendre qu'on admire tant les conquérants qui subjuguent les grands empires. "Quelle folie - disent-ils - de mettre son bonheur à gouverner les autres hommes, dont le gouvernement donne tant de peine, si on veut les gouverner avec raison et suivant la justice! Mais pourquoi prendre plaisir à les gouverner malgré eux? C'est tout ce qu'un homme sage peut faire, que de vouloir s'assujettir à gouverner un peuple docile dont les dieux l'ont chargé, ou un peuple qui le prie d'ÃÂȘtre comme son pÚre et son pasteur. Mais gouverner les peuples contre leur volonté, c'est se rendre trÚs misérable, pour avoir le faux honneur de les tenir dans l'esclavage. Un conquérant est un homme que les dieux, irrités contre le genre humain, ont donné à la terre dans leur colÚre, pour ravager les royaumes, pour répandre partout l'effroi, la misÚre, le désespoir, et pour faire autant d'esclaves qu'il y a d'hommes libres. Un homme qui cherche la gloire ne la trouve-t-il pas assez en conduisant avec sagesse ce que les dieux ont mis dans ses mains! Croit-il ne pouvoir mériter des louanges qu'en devenant violent, injuste, hautain, usurpateur, tyrannique sur tous ses voisins? Il ne faut jamais songer à la guerre que pour défendre sa liberté. Heureux celui qui, n'étant point esclave d'autrui, n'a point la folle ambition de faire d'autrui son esclave! Ces grands conquérants, qu'on nous dépeint avec tant de gloire, ressemblent à ces fleuves débordés qui paraissent majestueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes qu'ils devraient seulement arroser." AprÚs qu'Adoam eut fait cette peinture de la Bétique, Télémaque, charmé, lui fit diverses questions curieuses. - Ces peuples - lui dit-il - boivent-ils du vin? - Ils n'ont garde d'en boire - reprit Adoam - car ils n'ont jamais voulu en faire. Ce n'est pas qu'ils manquent de raisins aucune terre n'en porte de plus délicieux; mais ils se contentent de manger le raisin comme les autres fruits, et ils craignent le vin comme le corrupteur des hommes. "C'est une espÚce de poison - disent-ils - qui met en fureur; il ne fait pas mourir l'homme, mais il le rend bÃÂȘte. Les hommes peuvent conserver leur santé et leur force sans vin; avec le vin, ils courent risque de ruiner leur santé et de perdre les bonnes moeurs." Télémaque disait ensuite - Je voudrais bien savoir quelles lois rÚglent les mariages dans cette nation. - Chaque homme - répondit Adoam - ne peut avoir qu'une femme, et il faut qu'il la garde tant qu'elle vit. L'honneur des hommes, en ce pays, dépend autant de leur fidélité à l'égard de leurs femmes, que l'honneur des femmes dépend, chez les autres peuples, de leur fidélité pour leurs maris. Jamais peuple ne fut si honnÃÂȘte, ni si jaloux de la pureté. Les femmes y sont belles et agréables, mais simples, modestes et laborieuses. Les mariages y sont paisibles, féconds, sans tache. Le mari et la femme semblent n'ÃÂȘtre plus qu'une seule personne en deux corps différents. Le mari et la femme partagent ensemble tous les soins domestiques le mari rÚgle toutes les affaires du dehors; la femme se renferme dans son ménage; elle soulage son mari; elle paraÃt n'ÃÂȘtre faite que pour lui plaire; elle gagne sa confiance et le charme moins par sa beauté que par sa vertu. Ce vrai charme de leur société dure autant que leur vie. La sobriété, la modération et les moeurs pures de ce peuple lui donnent une vie longue et exempte de maladies. On y voit des vieillards de cent et de six vingt ans, qui ont encore de la gaieté et de la vigueur. - Il me reste - ajoutait Télémaque - à savoir comment ils font pour éviter la guerre avec les autres peuples voisins. - La nature - dit Adoam - les a séparés des autres peuples d'un cÎté par la mer, et de l'autre par de hautes montagnes du cÎté du nord. D'ailleurs, les peuples voisins les respectent à cause de leur vertu. Souvent les autres peuples, ne pouvant s'accorder entre eux, les ont pris pour juges de leurs différends et leur ont confié les terres et les villes qu'ils disputaient entre eux. Comme cette sage nation n'a jamais fait aucune violence, personne ne se défie d'elle. Ils rient quand on leur parle des rois qui ne peuvent régler entre eux les frontiÚres de leurs Etats. "Peut-on craindre - disent-ils - que la terre manque aux hommes? Il y en aura toujours plus qu'ils n'en pourront cultiver. Tandis qu'il restera des terres libres et incultes, nous ne voudrions pas mÃÂȘme défendre les nÎtres contre des voisins qui viendraient s'en saisir." On ne trouve, dans tous les habitants de la Bétique, ni orgueil, ni hauteur, ni mauvaise foi, ni envie d'étendre leur domination. Ainsi leurs voisins n'ont jamais rien à craindre d'un tel peuple, et ils ne peuvent espérer de s'en faire craindre; c'est pourquoi ils les laissent en repos. Ce peuple abandonnerait son pays, ou se livrerait à la mort, plutÎt que d'accepter la servitude ainsi il est autant difficile à subjuguer qu'il est incapable de vouloir subjuguer les autres. C'est ce qui fait une paix profonde entre eux et leurs voisins. Adoam finit ce discours en racontant de quelle maniÚre les Phéniciens faisaient leur commerce dans la Bétique. "Ces peuples - disait-il - furent étonnés quand ils virent venir, au travers des ondes de la mer, des hommes étrangers qui venaient de si loin. Ils nous laissÚrent fonder une ville dans l'Ãle de GadÚs; ils nous reçurent mÃÂȘme chez eux avec bonté et nous firent part de tout ce qu'ils avaient, sans vouloir de nous aucun payement. De plus, il nous offrirent de nous donner libéralement tout ce qu'il leur resterait de leurs laines, aprÚs qu'ils en auraient fait leur provision pour leur usage; et en effet, ils nous en envoyÚrent un riche présent. C'est un plaisir pour eux que de donner aux étrangers leur superflu. Pour leurs mines, ils n'eurent aucune peine à nous les abandonner; elles leur étaient inutiles. Il leur paraissait que les hommes n'étaient guÚre sages d'aller chercher, par tant de travaux, dans les entrailles de la terre, ce qui ne peut les rendre heureux ni satisfaire à aucun vrai besoin. "Ne creusez point - nous disaient-ils - si avant dans la terre contentez-vous de la labourer; elle vous donnera de véritables biens qui vous nourriront; vous en tirerez des fruits qui valent mieux que l'or et que l'argent, puisque les hommes ne veulent de l'or et de l'argent que pour en acheter les aliments qui soutiennent leur vie." Nous avons souvent voulu leur apprendre la navigation et mener les jeunes hommes de leur pays dans la Phénicie; mais ils n'ont jamais voulu que leurs enfants apprissent à vivre comme nous. "Ils apprendraient - nous disaient-ils - à avoir besoin de toutes les choses qui vous sont devenues nécessaires ils voudraient les avoir; ils abandonneraient la vertu pour les obtenir par de mauvaises industries. Ils deviendraient comme un homme qui a de bonnes jambes, et qui, perdant l'habitude de marcher, s'accoutume enfin au besoin d'ÃÂȘtre toujours porté comme un malade." Pour la navigation, ils l'admirent à cause de l'industrie de cet art; mais ils croient que c'est un art pernicieux. "Si ces gens-là - disent-ils - ont suffisamment en leur pays ce qui est nécessaire à la vie, que vont-ils chercher en un autre? Ce qui suffit aux besoins de la nature ne leur suffit-il pas? Ils mériteraient de faire naufrage, puisqu'ils cherchent la mort au milieu des tempÃÂȘtes, pour assouvir l'avarice des marchands et pour flatter les passions des autres hommes." Télémaque était ravi d'entendre ces discours d'Adoam, et il se réjouissait qu'il y eût encore au monde un peuple qui, suivant la droite nature, fût si sage et si heureux tout ensemble. "O combien ces moeurs - disait-il - sont-elles éloignées des moeurs vaines et ambitieuses des peuples qu'on croit les plus sages! Nous sommes tellement gùtés, qu'à peine pouvons-nous croire que cette simplicité si naturelle puisse ÃÂȘtre véritable. Nous regardons les moeurs de ce peuple comme une belle fable, et il doit regarder les nÎtres comme un songe monstrueux." HuitiÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Vénus, toujours irritée contre Télémaque, demande sa perte à Jupiter; mais les destins ne permettant pas qu'il périsse, la déesse va solliciter de Neptune les moyens de l'éloigner d'Ithaque, oÃÂč le conduisait Adoam. AussitÎt Neptune envoie au pilote Acamas une divinité trompeuse qui lui enchante les sens et le fait entrer à pleines voiles dans le port de Salente, au moment oÃÂč il croyait arriver à Ithaque. Idoménée, roi de Salente, fait à Télémaque et à Mentor l'accueil le plus affectueux il se rend avec eux au temple de Jupiter, oÃÂč il avait ordonné un sacrifice pour le succÚs d'une guerre contre les Manduriens. Le sacrificateur, consultant les entrailles des victimes, fait tout espérer à Idoménée, et l'assure qu'il devra son bonheur à ses deux nouveaux hÎtes. Pendant que Télémaque et Adoam s'entretenaient de la sorte, oubliant le sommeil, et n'apercevant pas que la nuit était déjà au milieu de sa course, une divinité ennemie et trompeuse les éloignait d'Ithaque, que leur pilote Acamas cherchait en vain. Neptune, quoique favorable aux Phéniciens, ne pouvait supporter plus longtemps que Télémaque eût échappé à la tempÃÂȘte qui l'avait jeté contre les rochers de l'Ãle de Calypso. Vénus était encore plus irritée de voir ce jeune homme qui triomphait, ayant vaincu l'Amour et tous ses charmes. Dans le transport de sa douleur, elle quitta CythÚre, Paphos, Idalie, et tous les honneurs qu'on lui rend dans l'Ãle de Chypre elle ne pouvait plus demeurer dans ces lieux, oÃÂč Télémaque avait méprisé son empire. Elle monte vers l'éclatant Olympe, oÃÂč les dieux étaient assemblés auprÚs du trÎne de Jupiter. De ce lieu, ils aperçoivent les astres qui roulent sous leurs pieds; ils voient le globe de la terre comme un petit amas de boue; les mers immenses ne leur paraissent que comme des gouttes d'eau dont ce morceau de boue est un peu détrempé les plus grands royaumes ne sont à leurs yeux qu'un peu de sable, qui couvre la surface de cette boue; les peuples innombrables et les plus puissantes armées ne sont que comme des fourmis qui se disputent les uns aux autres un brin d'herbe sur ce morceau de boue. Les immortels rient des affaires les plus sérieuses qui agitent les faibles mortels, et elles leur paraissent des jeux d'enfants. Ce que les hommes appellent grandeur, gloire, puissance, profonde politique, ne paraÃt à ces suprÃÂȘmes divinités que misÚre et faiblesse. C'est dans cette demeure, si élevée au-dessus de la terre, que Jupiter a posé son trÎne immobile ses yeux percent jusque dans l'abÃme et éclairent jusque dans les derniers replis des coeurs. Ses regards doux et sereins répandent le calme et la joie dans tout l'univers; au contraire, quand il secoue sa chevelure, il ébranle le ciel et la terre. Les dieux mÃÂȘmes, éblouis des rayons de gloire qui l'environnent, ne s'en approchent qu'avec tremblement. Toutes les divinités célestes étaient dans ce moment auprÚs de lui. Vénus se présenta avec tous les charmes qui naissent dans son sein; sa robe flottante avait plus d'éclat que toutes les couleurs dont Iris se pare au milieu des sombres nuages, quand elle vient promettre aux mortels effrayés la fin des tempÃÂȘtes et leur annoncer le retour du beau temps. Sa robe était nouée par cette fameuse ceinture sur laquelle paraissent les grùces, les cheveux de la déesse étaient attachés par derriÚre négligemment avec une tresse d'or. Tous les dieux furent surpris de sa beauté, comme s'ils ne l'eussent jamais vue, et leurs yeux en furent éblouis, comme ceux des mortels le sont, quand Phébus, aprÚs une longue nuit, vient les éclairer par ses rayons. Ils se regardaient les uns les autres avec étonnement, et leurs yeux revenaient toujours sur Vénus; mais ils aperçurent que les yeux de cette déesse étaient baignés de larmes et qu'une douleur amÚre était peinte sur son visage. Cependant elle s'avançait vers le trÎne de Jupiter, d'une démarche douce et légÚre, comme le vol rapide d'un oiseau qui fend l'espace immense des airs. Il la regarda avec complaisance; il lui fit un doux souris et, se levant, il l'embrassa. - Ma chÚre fille - lui dit-il - quelle est votre peine? Je ne puis voir vos larmes sans en ÃÂȘtre touché ne craignez point de m'ouvrir votre coeur; vous connaissez ma tendresse et ma complaisance. Vénus lui répondit d'une voix douce, mais entrecoupée de profonds soupirs - O pÚre des dieux et des hommes, vous qui voyez tout, pouvez-vous ignorer ce qui fait ma peine? Minerve ne s'est pas contentée d'avoir renversé jusqu'aux fondements la superbe ville de Troie, que je défendais, et de s'ÃÂȘtre vengée de Pùris, qui avait préféré ma beauté à la sienne elle conduit par toutes les terres et par toutes les mers le fils d'Ulysse, ce cruel destructeur de Troie. Télémaque est accompagné par Minerve; c'est ce qui empÃÂȘche qu'elle ne paraisse ici en son rang avec les autres divinités. Elle a conduit ce jeune téméraire dans l'Ãle de Chypre pour m'outrager. Il a méprisé ma puissance il n'a pas daigné seulement brûler de l'encens sur mes autels; il a témoigné avoir horreur des fÃÂȘtes que l'on célÚbre en mon honneur; il a fermé son coeur à tous mes plaisirs. En vain Neptune, pour le punir, à ma priÚre, a irrité les vents et les flots contre lui Télémaque, jeté par un naufrage horrible dans l'Ãle de Calypso, a triomphé de l'Amour mÃÂȘme, que j'avais envoyé dans cette Ãle pour attendrir le coeur de ce jeune Grec. Ni sa jeunesse, ni les charmes de Calypso et de ses nymphes, ni les traits enflammés de l'Amour n'ont pu surmonter les artifices de Minerve. Elle l'a arraché de cette Ãle me voilà confondue; un enfant triomphe de moi! Jupiter, pour consoler Vénus, lui dit - Il est vrai, ma fille, que Minerve défend le coeur de ce jeune Grec contre toutes les flÚches de votre fils et qu'elle lui prépare une gloire que jamais jeune homme n'a méritée. Je suis fùché qu'il ait méprisé vos autels; mais je ne puis le soumettre à votre puissance. Je consens, pour l'amour de vous, qu'il soit encore errant par mer et par terre, qu'il vive loin de sa patrie, exposé à toutes sortes de maux et de dangers mais les destins ne permettent ni qu'il périsse, ni que sa vertu succombe dans les plaisirs dont vous flattez les hommes. Consolez-vous donc, ma fille; soyez contente de tenir dans votre empire tant d'autres héros et tant d'immortels. En disant ces paroles, il fit à Vénus un souris plein de grùce et de majesté. Un éclat de lumiÚre semblable aux plus perçants éclairs sortit de ses yeux! En baisant Vénus avec tendresse, il répandit une odeur d'ambroisie dont l'Olympe fut parfumé. La déesse ne put s'empÃÂȘcher d'ÃÂȘtre sensible à cette caresse du plus grand des dieux malgré ses larmes et sa douleur, on vit la joie se répandre sur son visage; elle baissa son voile pour cacher la rougeur de ses joues et l'embarras oÃÂč elle se trouvait. Toute l'assemblée des dieux applaudit aux paroles de Jupiter, et Vénus, sans perdre un moment, alla trouver Neptune pour concerter avec lui les moyens de se venger de Télémaque. Elle raconta à Neptune, ce que Jupiter lui avait dit. - Je savais déjà - répondit Neptune - l'ordre immuable des destins mais si nous ne pouvons abÃmer Télémaque dans les flots de la mer, du moins n'oublions rien pour le rendre malheureux et pour retarder son retour à Ithaque. Je ne puis consentir à faire périr le vaisseau phénicien dans lequel il est embarqué j'aime les Phéniciens; c'est mon peuple. Nulle autre nation de l'univers ne cultive comme eux mon empire. C'est par eux que la mer est devenue le lien de la société de tous les peuples de la terre. Ils m'honorent par de continuels sacrifices sur mes autels ils sont justes, sages et laborieux dans le commerce; ils répandent partout la commodité et l'abondance. Non, déesse, je ne puis souffrir qu'un de leurs vaisseaux fasse naufrage mais je ferai que le pilote perdra sa route et qu'il s'éloignera d'Ithaque, oÃÂč il veut aller. Vénus, contente de cette promesse, rit avec malignité et retourna dans son char volant sur les prés fleuris d'Idalie, oÃÂč les Grùces, les Jeux et les Ris témoignÚrent leur joie de la revoir, dansant autour d'elle sur les fleurs qui parfument ce charmant séjour. Neptune envoya aussitÎt une divinité trompeuse, semblable aux Songes, excepté que les Songes ne trompent que pendant le sommeil, au lieu que cette divinité enchante les sens de ceux qui veillent. Ce dieu malfaisant, environné d'une foule innombrable de mensonges ailés qui voltigent autour de lui, vint répandre une liqueur subtile et enchantée sur les yeux du pilote Acamas, qui considérait attentivement, à la clarté de la lune, le cours des étoiles, et le rivage d'Ithaque, dont il découvrait déjà assez prÚs de lui les rochers escarpés. Dans ce mÃÂȘme moment, les yeux du pilote ne lui montrÚrent plus rien de véritable. Un faux ciel et une terre feinte se présentÚrent à lui. Les étoiles parurent comme si elles avaient changé leur course et qu'elles fussent revenues sur leurs pas; tout l'Olympe semblait se mouvoir par des lois nouvelles. La terre mÃÂȘme était changée une fausse Ithaque se présentait toujours au pilote pour l'amuser, tandis qu'il s'éloignait de la véritable. Plus il s'avançait vers cette image trompeuse du rivage de l'Ãle, plus cette image reculait; elle fuyait toujours devant lui, et il ne savait que croire de cette fuite. Quelquefois il s'imaginait entendre déjà le bruit qu'on fait dans un port. Déjà il se préparait, selon l'ordre qu'il en avait reçu, à aller aborder secrÚtement dans une petite Ãle qui est auprÚs de la grande, pour dérober aux amants de Pénélope conjurés contre Télémaque le retour de celui-ci. Quelquefois il craignait les écueils dont cette cÎte de la mer est bordée, et il lui semblait entendre l'horrible mugissement des vagues qui vont se briser contre ces écueils; puis tout à coup il remarquait que la terre paraissait encore éloignée. Les montagnes n'étaient à ses yeux, dans cet éloignement, que comme de petits nuages qui obscurcissent quelquefois l'horizon pendant que le soleil se couche. Ainsi Acamas était étonné, et l'impression de la divinité trompeuse qui charmait ses yeux lui faisait éprouver un certain saisissement qui lui avait été jusqu'alors inconnu. Il était mÃÂȘme tenté de croire qu'il ne veillait pas et qu'il était dans l'illusion d'un songe. Cependant Neptune commanda au vent d'Orient de souffler pour jeter le navire sur les cÎtes de l'Hespérie. Le vent obéit avec tant de violence que le navire arriva bientÎt sur le rivage que Neptune avait marqué. Déjà l'aurore annonçait le jour; déjà les étoiles, qui craignent les rayons du soleil et qui en sont jalouses, allaient cacher dans l'Océan leurs sombres feux, quand le pilote s'écria - Enfin je n'en puis plus douter, nous touchons presque à l'Ãle d'Ithaque. Télémaque, réjouissez-vous; dans une heure vous pourrez revoir Pénélope, et peut-ÃÂȘtre trouver Ulysse remonté sur son trÎne. A ce cri, Télémaque, qui était immobile dans les bras du sommeil, s'éveille, se lÚve, monte au gouvernail, embrasse le pilote, et de ses yeux encore à peine ouverts regarde fixement la cÎte voisine. Il gémit, ne reconnaissant point les rivages de sa patrie. - Hélas! oÃÂč sommes-nous? - dit-il - ce n'est point là ma chÚre Ithaque. Vous vous ÃÂȘtes trompé, Acamas; vous connaissez mal cette cÎte, si éloignée de votre pays. - Non, non, - répondit Acamas - je ne puis me tromper en considérant les bords de cette Ãle. Combien de fois suis-je entré dans votre port! J'en connais jusques aux moindres rochers; le rivage de Tyr n'est guÚre mieux dans ma mémoire. Reconnaissez cette montagne qui avance; voyez ce rocher qui s'élÚve comme une tour; n'entendez-vous pas la vague qui se rompt contre ces autres rochers lorsqu'ils semblent menacer la mer par leur chute? Mais ne remarquez-vous pas le temple de Minerve qui fend la nue? Voilà la forteresse et la maison d'Ulysse votre pÚre. - Vous vous trompez, Î Acamas - répondit Télémaque - je vois au contraire une cÎte assez relevée, mais unie; j'aperçois une ville qui n'est point Ithaque. O dieux, est-ce ainsi que vous vous jouez des hommes? Pendant qu'il disait ces paroles, tout à coup les yeux d'Acamas furent changés. Le charme se rompit il vit le rivage tel qu'il était véritablement et reconnut son erreur. - Je l'avoue, Î Télémaque - s'écria-t-il - quelque divinité ennemie avait enchanté mes yeux; je croyais voir Ithaque, et son image tout entiÚre se présentait à moi; mais dans ce moment elle disparaÃt comme un songe. Je vois une autre ville, c'est sans doute Salente, qu'Idoménée, fugitif de CrÚte, vient de fonder dans l'Hespérie j'aperçois des murs qui s'élÚvent et qui ne sont pas encore achevés; je vois un port qui n'est pas encore entiÚrement fortifié. Pendant qu'Acamas remarquait les divers ouvrages nouvellement faits dans cette ville naissante et que Télémaque déplorait son malheur, le vent que Neptune faisait souffler les fit entrer à pleines voiles dans une rade, oÃÂč ils se trouvÚrent à l'abri et tout auprÚs du port. Mentor, qui n'ignorait ni la vengeance de Neptune ni le cruel artifice de Vénus, n'avait fait que sourire de l'erreur d'Acamas. Quand ils furent dans cette rade, Mentor dit à Télémaque - Jupiter vous éprouve; mais il ne veut pas votre perte au contraire, il ne vous éprouve que pour vous ouvrir le chemin de la gloire. Souvenez-vous des travaux d'Hercule; ayez toujours devant vos yeux ceux de votre pÚre. Quiconque ne sait pas souffrir n'a point un grand coeur. Il faut, par votre patience et par votre courage, lasser la cruelle fortune, qui se plaÃt à vous persécuter. Je crains moins pour vous les plus affreuses disgrùces de Neptune que je ne craignais les caresses flatteuses de la déesse qui vous retenait dans son Ãle. Que tardons-nous? Entrons dans ce port voici un peuple ami; c'est chez les Grecs que nous arrivons. Idoménée, si maltraité par la fortune, aura pitié des malheureux. AussitÎt ils entrÚrent dans le port de Salente, oÃÂč le vaisseau phénicien fut reçu sans peine, parce que les Phéniciens sont en paix et en commerce avec tous les peuples de l'univers. Télémaque regardait avec admiration cette ville naissante, semblable à une jeune plante, qui, ayant été nourrie par la douce rosée de la nuit, sent, dÚs le matin, les rayons du soleil qui viennent l'embellir; elle croÃt, elle ouvre ses tendres boutons, elle étend ses feuilles vertes, elle épanouit ses fleurs odoriférantes avec mille couleurs nouvelles; à chaque moment qu'on la voit, on y trouve un nouvel éclat. Ainsi fleurissait la nouvelle ville d'Idoménée sur le rivage de la mer; chaque jour, chaque heure, elle croissait avec magnificence et elle montrait de loin aux étrangers qui étaient sur la mer de nouveaux ornements d'architecture qui s'élevaient jusqu'au ciel. Toute la cÎte retentissait des cris des ouvriers et des coups de marteau; les pierres étaient suspendues en l'air par des grues avec des cordes. Tous les chefs animaient le peuple au travail, dÚs que l'aurore paraissait, et le roi Idoménée, donnant partout les ordres lui-mÃÂȘme, faisait avancer les ouvrages avec une incroyable diligence. A peine le vaisseau phénicien fut arrivé, que les Crétois donnÚrent à Télémaque et à Mentor toutes les marques d'amitié sincÚre. On se hùta d'avertir Idoménée de l'arrivée du fils d'Ulysse. - Le fils d'Ulysse - s'écria-t-il - d'Ulysse, ce cher ami, de ce sage héros par qui nous avons enfin renversé la ville de Troie! Qu'on le mÚne ici, et que je lui montre combien j'ai aimé son pÚre! AussitÎt on lui présente Télémaque, qui lui demande l'hospitalité, en lui disant son nom. Idoménée lui répondit avec un visage doux et riant - Quand mÃÂȘme on ne m'aurait pas dit qui vous ÃÂȘtes, je crois que je vous aurais reconnu. Voilà Ulysse lui-mÃÂȘme voilà ses yeux pleins de feu, et dont le regard était si ferme; voilà son air, d'abord froid et réservé, qui cachait tant de vivacité et de grùces; je reconnais mÃÂȘme ce sourire fin, cette action négligée, cette parole douce, simple et insinuante, qui persuadait sans qu'on eût le temps de s'en défier. Oui, vous ÃÂȘtes le fils d'Ulysse; mais vous serez aussi le mien. O mon fils, mon cher fils, quelle aventure vous mÚne sur ce rivage? Est-ce pour chercher votre pÚre? Hélas! je n'en ai aucune nouvelle. La fortune nous a persécutés, lui et moi il a eu le malheur de ne pouvoir retrouver sa patrie, et j'ai eu celui de retrouver la mienne pleine de la colÚre des dieux contre moi. Pendant qu'Idoménée disait ces paroles, il regardait fixement Mentor, comme un homme dont le visage ne lui était pas inconnu, mais dont il ne pouvait retrouver le nom. Cependant Télémaque lui répondait, les larmes aux yeux - O roi, pardonnez-moi la douleur que je ne saurais vous cacher dans un temps oÃÂč je ne devrais vous témoigner que de la joie et de la reconnaissance pour vos bontés. Par le regret que vous me témoignez de la perte d'Ulysse, vous m'apprenez vous-mÃÂȘme à sentir le malheur de ne pouvoir trouver mon pÚre. Il y a déjà longtemps que je le cherche dans toutes les mers. Les dieux irrités ne me permettent ni de le revoir, ni de savoir s'il a fait naufrage, ni de pouvoir retourner à Ithaque, oÃÂč Pénélope languit dans le désir d'ÃÂȘtre délivrée de ses amants. J'avais cru vous trouver dans l'Ãle de CrÚte j'y ai su votre cruelle destinée, et je ne croyais pas devoir approcher de l'Hespérie, oÃÂč vous avez fondé un nouveau royaume. Mais la fortune, qui se joue des hommes et qui me tient errant dans tous les pays loin d'Ithaque, m'a enfin jeté sur vos cÎtes. Parmi tous les maux qu'elle m'a faits, c'est celui que je supporte plus volontiers. Si elle m'éloigne de ma patrie, du moins elle me fait connaÃtre le plus généreux de tous les rois. A ces mots, Idoménée embrassa tendrement Télémaque et, le menant dans son palais, lui dit - Quel est donc ce prudent vieillard qui vous accompagne? Il me semble que je l'ai souvent vu autrefois. - C'est Mentor - répliqua Télémaque - Mentor, ami d'Ulysse, à qui il avait confié mon enfance. Qui pourrait vous dire tout ce que je lui dois? AussitÎt Idoménée s'avance et tend la main à Mentor - Nous nous sommes vus - dit-il autrefois. Vous souvenez-vous du voyage que vous fÃtes en CrÚte et des bons conseils que vous me donnùtes? Mais alors l'ardeur de la jeunesse et le goût des vains plaisirs m'entraÃnaient. Il a fallu que mes malheurs m'aient instruit pour m'apprendre ce que je ne voulais pas croire. Plût aux dieux que je vous eusse cru, Î sage vieillard! Mais je remarque avec étonnement que vous n'ÃÂȘtes presque point changé depuis tant d'années c'est la mÃÂȘme fraÃcheur de visage, la mÃÂȘme taille droite, la mÃÂȘme vigueur; vos cheveux seulement sont un peu blanchis. - Grand roi - répondit Mentor - si j'étais flatteur, je vous dirais de mÃÂȘme que vous avez conservé cette fleur de jeunesse qui éclatait sur votre visage avant le siÚge de Troie; mais j'aimerais mieux vous déplaire que de blesser la vérité. D'ailleurs je vois, par votre sage discours, que vous n'aimez pas la flatterie et qu'on ne hasarde rien en vous parlant avec sincérité. Vous ÃÂȘtes bien changé et j'aurais eu de la peine à vous reconnaÃtre. J'en conçois clairement la cause c'est que vous avez beaucoup souffert dans vos malheurs; mais vous avez bien gagné en souffrant, puisque vous avez acquis la sagesse. On doit se consoler aisément des rides qui viennent sur le visage, pendant que le coeur s'exerce et se fortifie dans la vertu. Au reste, sachez que les rois s'usent toujours plus que les autres hommes. Dans l'adversité, les peines de l'esprit et les travaux du corps les font vieillir avant le temps. Dans la prospérité, les délices d'une vie molle les usent bien plus encore que tous les travaux de la guerre rien n'est si malsain que les plaisirs oÃÂč l'on ne peut se modérer. De là vient que les rois, et en paix et en guerre, ont toujours des peines et des plaisirs qui font venir la vieillesse avant l'ùge oÃÂč elle doit venir naturellement. Une vie sobre, modérée, simple, exempte d'inquiétudes et de passions, réglée et laborieuse, retient dans les membres d'un homme sage la vive jeunesse, qui, sans ces précautions, est toujours prÃÂȘte à s'envoler sur les ailes du Temps. Idoménée, charmé du discours de Mentor, l'eût écouté longtemps, si on ne fût venu l'avertir pour un sacrifice qu'il devait faire à Jupiter. Télémaque et Mentor le suivirent, environnés d'une grande foule de peuple, qui considérait avec empressement et curiosité ces deux étrangers. Les Salentins se disaient les uns aux autres "Ces deux hommes sont bien différents. Le jeune a je ne sais quoi de vif et d'aimable; toutes les grùces de la beauté et de la jeunesse sont répandues sur son visage et sur tout son corps; mais cette beauté n'a rien de mou ni d'efféminé avec cette fleur si tendre de la jeunesse, il paraÃt vigoureux, robuste, endurci au travail. Mais cet autre, quoique bien plus ùgé, n'a encore rien perdu de sa force sa mine paraÃt d'abord moins haute, et son visage moins gracieux; mais, quand on le regarde de prÚs, on trouve dans sa simplicité des marques de sagesse et de vertu, avec une noblesse qui étonne. Quand les dieux sont descendus sur la terre pour se communiquer aux mortels, sans doute qu'ils ont pris de telles figures d'étrangers et de voyageurs." Cependant on arrive dans le temple de Jupiter, qu'Idoménée, du sang de ce dieu, avait orné avec beaucoup de magnificence. Il était environné d'un double rang de colonnes de marbre jaspé; les chapiteaux étaient d'argent; le temple était tout incrusté de marbre, avec des bas-reliefs qui représentaient Jupiter changé en taureau, le ravissement d'Europe et son passage en CrÚte au travers des flots ils semblaient respecter Jupiter, quoiqu'il fût sous une forme étrangÚre. On voyait ensuite la naissance et la jeunesse de Minos; enfin ce sage roi donnant, dans un ùge plus avancé, des lois à toute son Ãle pour la rendre à jamais florissante. Télémaque y remarqua aussi les principales aventures du siÚge de Troie, oÃÂč Idoménée avait acquis la gloire d'un grand capitaine. Parmi ces représentations de combats, il chercha son pÚre il le reconnut, prenant les chevaux de Rhésus, que DiomÚde venait de tuer; ensuite disputant avec Ajax les armes d'Achille devant tous les chefs de l'armée grecque assemblés; enfin sortant du cheval fatal pour verser le sang de tant de Troyens. Télémaque le reconnut d'abord à ces fameuses actions, dont il avait souvent ouï parler, et que Nestor mÃÂȘme lui avait racontées. Les larmes coulÚrent de ses yeux il changea de couleur; son visage parut troublé. Idoménée l'aperçut, quoique Télémaque se détournùt pour cacher son trouble. - N'ayez point de honte - lui dit Idoménée - de nous laisser voir combien vous ÃÂȘtes touché de la gloire et des malheurs de votre pÚre. Cependant le peuple s'assemblait en foule sous les vastes portiques formés par le double rang de colonnes qui environnent le temple. Il y avait deux troupes de jeunes garçons et de jeunes filles qui chantaient des vers à la louange du dieu qui tient dans ses mains la foudre. Ces enfants choisis de la figure la plus agréable avaient de longs cheveux flottant sur leurs épaules; leurs tÃÂȘtes étaient couronnées de roses et parfumées; ils étaient tous vÃÂȘtus de blanc. Idoménée faisait à Jupiter un sacrifice de cent taureaux, pour se le rendre favorable dans une guerre qu'il avait entreprise contre ses voisins. Le sang des victimes fumait de tous cÎtés on le voyait ruisseler dans les profondes coupes d'or et d'argent. Le vieillard Théophane, ami des dieux et prÃÂȘtre du temple, tenait, pendant le sacrifice, sa tÃÂȘte couverte d'un bout de sa robe de pourpre. Ensuite il consulta les entrailles des victimes, qui palpitaient encore; puis s'étant mis sur le trépied sacré "O dieux - s'écria-t-il - quels sont donc ces deux étrangers que le ciel envoie en ces lieux? Sans eux, la guerre entreprise nous serait funeste et Salente tomberait en ruine avant que d'achever d'ÃÂȘtre élevée sur ses fondements. Je vois un jeune héros que la Sagesse mÚne par la main. Il n'est pas permis à une bouche mortelle d'en dire davantage." En disant ces paroles, son regard était farouche et ses yeux étincelants; il semblait voir d'autres objets que ceux qui paraissaient devant lui; son visage était enflammé; il était troublé et hors de lui-mÃÂȘme; ses cheveux étaient hérissés, sa bouche écumante, ses bras levés et immobiles. Sa voix émue était plus forte qu'aucune voix humaine il était hors d'haleine, et ne pouvait tenir renfermé au-dedans de lui l'esprit divin qui l'agitait. "O heureux Idoménée! - s'écria-t-il encore - que vois-je! Quels malheurs évités! Quelle douce paix au-dedans! Mais au-dehors quels combats! Quelles victoires! O Télémaque, tes travaux surpassent ceux de ton pÚre; le fier ennemi gémit dans la poussiÚre sous ton glaive; les portes d'airain, les inaccessibles remparts tombent à tes pieds. O grande déesse, que son pÚre... O jeune homme, tu verras enfin..." A ces mots, la parole meurt dans sa bouche, et il demeure, comme malgré lui, dans un silence plein d'étonnement. Tout le peuple est glacé de crainte. Idoménée, tremblant, n'ose lui demander qu'il achÚve. Télémaque mÃÂȘme, surpris, comprend à peine ce qu'il vient d'entendre; à peine peut-il croire qu'il ait entendu ces hautes prédictions. Mentor est le seul que l'esprit divin n'a point étonné. - Vous entendez - dit-il à Idoménée - le dessein des dieux. Contre quelque nation que vous ayez à combattre, la victoire sera dans vos mains, et vous devrez au jeune fils de votre ami le bonheur de vos armes. N'en soyez point jaloux; profitez seulement de ce que les dieux vous donnent par lui. Idoménée, n'étant pas encore revenu de son étonnement, cherchait en vain des paroles; sa langue demeurait immobile. Télémaque, plus prompt, dit à Mentor - Tant de gloire promise ne me touche point; mais que peuvent donc signifier ces derniÚres paroles Tu reverras ...? Est-ce mon pÚre, ou seulement Ithaque? Hélas! que n'a-t-il achevé? Il m'a laissé plus en doute que je n'étais. O Ulysse, Î mon pÚre, serait-ce vous, vous-mÃÂȘme que je dois voir? Serait-il vrai? Mais je me flatte. Cruel oracle, tu prends plaisir à te jouer d'un malheureux encore une parole, et j'étais au comble du bonheur! Mentor lui dit - Respectez ce que les dieux découvrent, et n'entreprenez point de découvrir ce qu'ils veulent cacher. Une curiosité téméraire mérite d'ÃÂȘtre confondue. C'est par une sagesse pleine de bonté que les dieux cachent aux faibles hommes leur destinée dans une nuit impénétrable. Il est utile de prévoir ce qui dépend de nous, pour le bien faire; mais il n'est pas moins utile d'ignorer ce qui ne dépend pas de nos soins et ce que les dieux veulent faire de nous. Télémaque, touché de ces paroles, se retint avec beaucoup de peine. Idoménée, qui était revenu de son étonnement, commença de son cÎté à louer le grand Jupiter, qui lui avait envoyé le jeune Télémaque et le sage Mentor, pour le rendre victorieux de ses ennemis. AprÚs qu'on eut fait un magnifique repas, qui suivit le sacrifice, il parla ainsi en particulier aux deux étrangers "J'avoue que je ne connaissais point encore assez l'art de régner quand je revins en CrÚte, aprÚs le siÚge de Troie. Vous savez, chers amis, les malheurs qui m'ont privé de régner dans cette grande Ãle, puisque vous m'assurez que vous y avez été depuis que j'en suis parti. Encore trop heureux, si les coups les plus cruels de la fortune ont servi à m'instruire et à me rendre plus modéré! Je traversai les mers comme un fugitif que la vengeance des dieux et des hommes poursuit toute ma grandeur passée ne servait qu'à me rendre ma chute plus honteuse et plus insupportable. Je vins réfugier mes dieux pénates sur cette cÎte déserte, oÃÂč je ne trouvai que des terres incultes, couvertes de ronces et d'épines, des forÃÂȘts aussi anciennes que la terre, des rochers presque inaccessibles, oÃÂč se retiraient les bÃÂȘtes farouches. Je fus réduit à me réjouir de posséder, avec un petit nombre de soldats et de compagnons qui avaient bien voulu me suivre dans mes malheurs, cette terre sauvage et d'en faire ma patrie, ne pouvant plus espérer de revoir jamais cette Ãle fortunée oÃÂč les dieux m'avaient fait naÃtre pour y régner. "Hélas! - disais-je en moi-mÃÂȘme - quel changement! Quel exemple terrible ne suis-je point pour les rois! Il faudrait me montrer à tous ceux qui rÚgnent dans le monde, pour les instruire par mon exemple. Ils s'imaginent n'avoir rien à craindre, à cause de leur élévation au-dessus du reste des hommes hé! c'est leur élévation mÃÂȘme qui fait qu'ils ont tout à craindre! J'étais craint de mes ennemis et aimé de mes sujets; je commandais à une nation puissante et belliqueuse la renommée avait porté mon nom dans les pays les plus éloignés; je régnais dans une Ãle fertile et délicieuse; cent villes me donnaient chaque année un tribut de leurs richesses; ces peuples me reconnaissaient pour ÃÂȘtre du sang de Jupiter; né dans leur pays, ils m'aimaient comme le petit-fils du sage Minos, dont les lois les rendent si puissants et si heureux que manquait-il à mon bonheur, sinon d'en savoir jouir avec modération? Mais mon orgueil et la flatterie, que j'ai écoutée, ont renversé mon trÎne. Ainsi tomberont tous les rois qui se livreront à leurs désirs et aux conseils des esprits flatteurs. Pendant le jour, je tùchais de montrer un visage gai et plein d'espérance, pour soutenir le courage de ceux qui m'avaient suivi. "Faisons - leur disais-je - une nouvelle ville, qui nous console de tout ce que nous avons perdu. Nous sommes environnés de peuples qui nous ont donné un bel exemple pour cette entreprise. Nous voyons Tarente qui s'élÚve assez prÚs de nous c'est Phalante, avec ses Lacédémoniens, qui a fondé ce nouveau royaume. PhiloctÚte donne le nom de Pétilie à une grande ville qu'il bùtit sur la mÃÂȘme cÎte. Métaponte est encore une semblable colonie. Ferons-nous moins que tous ces étrangers errants comme nous? La fortune ne nous est pas plus rigoureuse. Pendant que je tùchais d'adoucir par ces paroles les peines de mes compagnons, je cachais au fond de mon coeur une douleur mortelle. C'était une consolation pour moi, que la lumiÚre du jour me quittùt et que la nuit vÃnt m'envelopper de ses ombres pour déplorer en liberté ma misérable destinée. Deux torrents de larmes amÚres coulaient de mes yeux, et le doux sommeil leur était inconnu. Le lendemain, je recommençais mes travaux avec une nouvelle ardeur. Voilà , Mentor, ce qui fait que vous m'avez trouvé si vieilli." AprÚs qu'Idoménée eut achevé de raconter ses peines, il demanda à Télémaque et à Mentor leur secours dans la guerre oÃÂč il se trouvait engagé. - Je vous renverrai - leur disait-il - à Ithaque, dÚs que la guerre sera finie. Cependant je ferai partir des vaisseaux vers toutes les cÎtes les plus éloignées, pour apprendre des nouvelles d'Ulysse. En quelque endroit des terres connues que la tempÃÂȘte ou la colÚre de quelque divinité l'ait jeté, je saurai bien l'en retirer. Plaise aux dieux qu'il soit encore vivant! Pour vous, je vous renverrai avec les meilleurs vaisseaux qui aient jamais été construits dans l'Ãle de CrÚte ils sont faits de bois coupé sur le véritable mont Ida, oÃÂč Jupiter naquit. Ce bois sacré ne saurait périr dans les flots; les vents et les rochers le craignent et le respectent. Neptune mÃÂȘme, dans son plus grand courroux, n'oserait soulever les vagues contre lui. Assurez-vous donc que vous retournerez heureusement à Ithaque sans peine et qu'aucune divinité ennemie ne pourra plus vous faire errer sur tant de mers; le trajet est court et facile. Renvoyez le vaisseau phénicien qui vous a portés jusqu'ici, et ne songez qu'à acquérir la gloire d'établir le nouveau royaume d'Idoménée pour réparer tous ses malheurs. C'est à ce prix, Î fils d'Ulysse, que vous serez jugé digne de votre pÚre. Quand mÃÂȘme les destinées rigoureuses l'auraient déjà fait descendre dans le sombre royaume de Pluton, toute la GrÚce charmée croira le revoir en vous. A ces mots, Télémaque interrompit Idoménée - Renvoyons - dit-il - le vaisseau phénicien. Que tardons-nous à prendre les armes pour attaquer vos ennemis? Ils sont devenus les nÎtres. Si nous avons été victorieux en combattant dans la Sicile pour Aceste, Troyen et ennemi de la GrÚce, ne serons-nous pas encore plus ardents et plus favorisés des dieux quand nous combattrons pour un des héros grecs qui ont renversé la ville de Priam? L'oracle que nous venons d'entendre ne nous permet pas d'en douter. NeuviÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Idoménée fait connaÃtre à Mentor le sujet de la guerre contre les Manduriens et les mesures qu'il a prises contre leurs incursions. Mentor lui montre l'insuffisance de ces moyens et lui en propose de plus efficaces. Pendant cet entretien les Manduriens se présentent aux portes de Salente avec une nombreuse armée composée de plusieurs voisins, qu'ils avaient mis dans leurs intérÃÂȘts. A cette vue, Mentor sort précipitamment de Salente et va seul proposer aux ennemis les moyens de terminer la guerre sans effusion de sang. BientÎt Télémaque le suit, impatient de connaÃtre l'issue de cette négociation. Tous deux offrent de rester comme otages auprÚs des Manduriens, pour répondre de la fidélité d'Idoménée aux conditions de paix qu'il propose. AprÚs quelque résistance, les Manduriens se rendent aux sages remontrances de Mentor, qui fait aussitÎt venir Idoménée pour conclure la paix en personne. Ce prince accepte sans balancer toutes les conditions proposées par Mentor. On se donne réciproquement des otages, et l'on offre en commun des sacrifices pour la confirmation de l'alliance aprÚs quoi Idoménée rentre dans la ville avec les rois et les principaux chefs alliés des Manduriens. Mentor, regardant d'un oeil doux et tranquille Télémaque, qui était déjà plein d'une noble ardeur pour les combats, prit ainsi la parole - Je suis bien aise, fils d'Ulysse, de voir en vous une si belle passion pour la gloire; mais souvenez-vous que votre pÚre n'en a acquis une si grande parmi les Grecs, au siÚge de Troie, qu'en se montrant le plus sage et le plus modéré d'entre eux. Achille, quoique invincible et invulnérable, quoiqu'il portùt la terreur et la mort partout oÃÂč il combattait, n'a pu prendre la ville de Troie il est tombé lui-mÃÂȘme au pied des murs de cette ville, et elle a triomphé du meurtrier d'Hector. Mais Ulysse, en qui la prudence conduisait la valeur, a porté la flamme et le fer au milieu des Troyens, et c'est à ses mains qu'on doit la chute de ses hautes et superbes tours qui menacÚrent pendant dix ans toute la GrÚce conjurée. Autant que Minerve est au-dessus de Mars, autant une valeur discrÚte et prévoyante surpasse-t-elle un courage bouillant et farouche. Commençons donc par nous instruire des circonstances de cette guerre qu'il faut soutenir. Je ne refuse aucun péril mais je crois, Î Idoménée, que vous devez nous expliquer premiÚrement si votre guerre est juste; ensuite, contre qui vous la faites; et enfin, quelles sont vos forces pour en espérer un heureux succÚs. Idoménée lui répondit - Quand nous arrivùmes sur cette cÎte, nous y trouvùmes un peuple sauvage qui errait dans les forÃÂȘts, vivant de sa chasse et des fruits que les arbres portent d'eux-mÃÂȘmes. Ces peuples, qu'on nomme les Manduriens, furent épouvantés, voyant nos vaisseaux et nos armes; ils se retirÚrent dans les montagnes. Mais, comme nos soldats furent curieux de voir le pays et voulurent poursuivre des cerfs, ils rencontrÚrent ces sauvages fugitifs. Alors les chefs de ces sauvages leur dirent "Nous avons abandonné les doux rivages de la mer pour vous les céder; il ne nous reste que des montagnes presque inaccessibles; du moins est-il juste que vous nous y laissiez en paix et en liberté. Nous vous trouvons errants, dispersés et plus faibles que nous; il ne tiendrait qu'à nous de vous égorger et d'Îter mÃÂȘme à vos compagnons la connaissance de votre malheur mais nous ne voulons point tremper nos mains dans le sang de ceux qui sont hommes aussi bien que nous. Allez; souvenez-vous que vous devez la vie à nos sentiments d'humanité. N'oubliez jamais que c'est d'un peuple que vous nommez grossier et sauvage que vous recevez cette leçon de modération et de générosité." Ceux d'entre les nÎtres qui furent ainsi renvoyés par ces Barbares revinrent dans le camp et racontÚrent ce qui leur était arrivé. Nos soldats en furent émus; ils eurent honte de voir que des Crétois dussent la vie à cette troupe d'hommes fugitifs, qui leur paraissaient ressembler plutÎt à des ours qu'à des hommes ils s'en allÚrent à la chasse en plus grand nombre que les premiers, et avec toutes sortes d'armes. BientÎt ils rencontrÚrent les sauvages et les attaquÚrent. Le combat fut cruel. Les traits volaient de part et d'autre, comme la grÃÂȘle tombe dans une campagne pendant un orage. Les sauvages furent contraints de se retirer dans leurs montagnes escarpées, oÃÂč les nÎtres n'osÚrent s'engager. Peu de temps aprÚs, ces peuples envoyÚrent vers moi deux de leurs plus sages vieillards, qui venaient me demander la paix. Ils m'apportÚrent des présents c'était des peaux des bÃÂȘtes farouches qu'ils avaient tuées et des fruits du pays. AprÚs m'avoir donné leurs présents, ils parlÚrent ainsi "O roi, nous tenons, comme tu vois, dans une main l'épée, et dans l'autre une branche d'olivier." En effet, ils tenaient l'une et l'autre dans leurs mains. "Voilà la paix et la guerre choisis. Nous aimerions mieux la paix c'est pour l'amour d'elle que nous n'avons point eu de honte de te céder le doux rivage de la mer, oÃÂč le soleil rend la terre fertile et produit tant de fruits délicieux. La paix est plus douce que tous ces fruits c'est pour elle que nous nous sommes retirés dans ces hautes montagnes toujours couvertes de glace et de neige, oÃÂč l'on ne voit jamais ni les fleurs du printemps, ni les riches fruits de l'automne. Nous avons horreur de cette brutalité, qui, sous de beaux noms d'ambition et de gloire, va follement ravager les provinces et répand le sang des hommes, qui sont tous frÚres. Si cette fausse gloire te touche, nous n'avons garde de te l'envier nous te plaignons et nous prions les dieux de nous préserver d'une fureur semblable. Si les sciences que les Grecs apprennent avec tant de soin et si la politesse dont ils se piquent ne leur inspirent que cette détestable injustice, nous nous croyons trop heureux de n'avoir point ces avantages. Nous ferons gloire d'ÃÂȘtre toujours ignorants et barbares, mais justes, humains, fidÚles, désintéressés, accoutumés à nous contenter de peu et à mépriser la vaine délicatesse qui fait qu'on a besoin d'avoir beaucoup. Ce que nous estimons, c'est la santé, la frugalité, la liberté, la vigueur de corps et d'esprit; c'est l'amour de la vertu, la crainte des dieux, le bon naturel pour nos proches, l'attachement à nos amis, la fidélité pour tout le monde, la modération dans la prospérité, la fermeté dans les malheurs, le courage pour dire toujours hardiment la vérité, l'horreur de la flatterie. Voilà quels sont les peuples que nous t'offrons pour voisins et pour alliés. Si les dieux irrités t'aveuglent jusqu'à te faire refuser la paix, tu apprendras, mais trop tard, que les gens qui aiment par modération la paix sont les plus redoutables dans la guerre." Pendant que ces vieillards me parlaient ainsi, je ne pouvais me lasser de les regarder. Ils avaient la barbe longue et négligée, les cheveux plus courts, mais blancs, les sourcils épais, les yeux vifs, un regard et une contenance ferme, une parole grave et pleine d'autorité, des maniÚres simples et ingénues. Les fourrures qui leur servaient d'habits, étant nouées sur l'épaule, laissaient voir des bras plus nerveux et des muscles mieux nourris que ceux de nos athlÚtes. Je répondis à ces deux envoyés que je désirais la paix. Nous réglùmes ensemble de bonne foi plusieurs conditions; nous prÃmes tous les dieux à témoin, et je renvoyai ces hommes chez eux avec des présents. Mais les dieux, qui m'avaient chassé du royaume de mes ancÃÂȘtres, n'étaient pas encore lassés de me persécuter. Nos chasseurs, qui ne pouvaient pas ÃÂȘtre sitÎt avertis de la paix que nous venions de faire, rencontrÚrent le mÃÂȘme jour une grande troupe de ces Barbares qui accompagnaient leurs envoyés, lorsqu'ils revenaient de notre camp; ils les attaquÚrent avec fureur, en tuÚrent une partie et poursuivirent le reste dans les bois. Voilà la guerre rallumée. Ces Barbares croient qu'ils ne peuvent plus se fier ni à nos promesses ni à nos serments. Pour ÃÂȘtre plus puissants contre nous, ils appellent à leur secours les Locriens, les Apuliens, les Lucaniens, les Bruttiens, les peuples de Crotone, de Nérite et de Brindes. Les Lucaniens viennent avec des chariots armés de faux tranchantes. Parmi les Apuliens, chacun est couvert de quelque peau de bÃÂȘte farouche qu'il a tuée; ils portent des massues pleines de gros noeuds et garnies de pointes de fer; ils sont presque de la taille des géants, et leurs corps se rendent si robustes par les exercices pénibles auxquels ils s'adonnent que leur seule vue épouvante. Les Locriens, venus de la GrÚce, sentent encore leur origine et sont plus humains que les autres; mais ils ont joint à l'exacte discipline des troupes grecques la vigueur des Barbares et l'habitude de mener une vie dure, ce qui les rend invincibles. Ils portent des boucliers légers, qui sont faits d'un tissu d'osier et couverts de peaux; leurs épées sont longues. Les Bruttiens sont légers à la course comme les cerfs et comme les daims. On croirait que l'herbe mÃÂȘme la plus tendre n'est point foulée sous leurs pieds à peine laissent-ils dans le sable quelque trace de leurs pas. On les voit tout à coup fondre sur leurs ennemis, et puis disparaÃtre avec une égale rapidité. Les peuples de Crotone sont adroits à tirer des flÚches. Un homme ordinaire parmi les Grecs ne pourrait bander un arc tel qu'on en voit communément chez les Crotoniates, et, si jamais ils s'appliquent à nos jeux, ils y remporteront les prix. Leurs flÚches sont trempées dans le suc de certaines herbes venimeuses, qui viennent, dit-on, des bords de l'Averne et dont le poison est mortel. Pour ceux de Nérite, de Brindes et de Messapie, ils n'ont en partage que la force du corps et une valeur sans art. Les cris qu'ils poussent jusqu'au ciel, à la vue de leurs ennemis, sont affreux. Ils se servent assez bien de la fronde et ils obscurcissent l'air par une grÃÂȘle de pierres lancées mais ils combattent sans ordre. Voilà , Mentor, ce que vous désiriez de savoir vous connaissez maintenant l'origine de cette guerre et quels sont nos ennemis. AprÚs cet éclaircissement, Télémaque, impatient de combattre, croyait n'avoir plus qu'à prendre les armes. Mentor le retint encore et parla ainsi à Idoménée - D'oÃÂč vient donc que les Locriens mÃÂȘmes, peuples sortis de la GrÚce, s'unissent aux Barbares contre les Grecs? D'oÃÂč vient que tant de colonies fleurissent sur cette cÎte de la mer, sans avoir les mÃÂȘmes guerres à soutenir que vous? O Idoménée, vous dites que les dieux ne sont pas encore las de vous persécuter; et moi, je dis qu'ils n'ont pas encore achevé de vous instruire. Tant de malheurs que vous avez soufferts ne vous ont pas encore appris ce qu'il faut faire pour prévenir la guerre. Ce que vous racontez vous-mÃÂȘme de la bonne foi de ces Barbares suffit pour montrer que vous auriez pu vivre en paix avec eux; mais la hauteur et la fierté attirent les guerres les plus dangereuses. Vous auriez pu leur donner des otages et en prendre d'eux. Il eût été facile d'envoyer avec leurs ambassadeurs quelques-uns de vos chefs pour les reconduire avec sûreté. Depuis cette guerre renouvelée, vous auriez dû encore les apaiser en leur représentant qu'on les avait attaqués faute de savoir l'alliance qui venait d'ÃÂȘtre jurée. Il fallait leur offrir toutes les sûretés qu'ils auraient demandées et établir des peines rigoureuses contre tous ceux de vos sujets qui auraient manqué à l'alliance. Mais qu'est-il arrivé depuis ce commencement de guerre? - Je crus - répondit Idoménée - que nous n'aurions pu sans bassesse rechercher ces Barbares, qui assemblÚrent à la hùte tous leurs hommes en ùge de combattre et qui implorÚrent le secours de tous les peuples voisins, auxquels ils nous rendirent suspects et odieux. Il me parut que le parti le plus assuré était de s'emparer promptement de certains passages dans les montagnes, qui étaient mal gardés. Nous les prÃmes sans peine, et par là nous nous sommes mis en état de désoler ces Barbares. J'y ai fait élever des tours, d'oÃÂč nos troupes peuvent accabler de traits tous les ennemis qui viendraient des montagnes dans notre pays. Nous pouvons entrer dans le leur et ravager, quand il nous plaira, leurs principales habitations. Par ce moyen, nous sommes en état de résister, avec des forces inégales, à cette multitude innombrable d'ennemis qui nous environnent. Au reste, la paix entre eux et nous est devenue trÚs difficile. Nous ne saurions leur abandonner ces tours sans nous exposer à leurs incursions, et ils les regardent comme des citadelles dont nous voulons nous servir pour les réduire en servitude. Mentor répondit ainsi à Idoménée "Vous ÃÂȘtes un sage roi, et vous voulez qu'on vous découvre la vérité sans aucun adoucissement. Vous n'ÃÂȘtes point comme ces hommes faibles qui craignent de la voir, et qui, manquant de courage pour se corriger, n'emploient leur autorité qu'à soutenir les fautes qu'ils ont faites. Sachez donc que ce peuple barbare vous a donné une merveilleuse leçon quand il est venu vous demander la paix. Etait-ce par faiblesse qu'il la demandait? Manquait-il de courage ou de ressources contre vous? Vous voyez bien que non, puisqu'il est si aguerri et soutenu par tant de voisins redoutables. Que n'imitiez-vous sa modération? Mais une mauvaise honte et une fausse gloire vous ont jeté dans ce malheur. Vous avez craint de rendre l'ennemi trop fier, et vous n'avez pas craint de le rendre trop puissant en réunissant tant de peuples contre vous par une conduite hautaine et injuste. A quoi servent ces tours que vous vantez tant, sinon à mettre tous vos voisins dans la nécessité de périr ou de vous faire périr vous-mÃÂȘme, pour se préserver d'une servitude prochaine? Vous n'avez élevé ces tours que pour votre sûreté, et c'est par ces tours que vous ÃÂȘtes dans un si grand péril. Le rempart le plus sûr d'un Etat est la justice, la modération, la bonne foi et l'assurance oÃÂč sont vos voisins que vous ÃÂȘtes incapable d'usurper leurs terres. Les plus fortes murailles peuvent tomber par divers accidents imprévus; la fortune est capricieuse et inconstante dans la guerre; mais l'amour et la confiance de vos voisins, quand ils ont senti votre modération, font que votre Etat ne peut ÃÂȘtre vaincu et n'est presque jamais attaqué. Quand mÃÂȘme un voisin injuste l'attaquerait, tous les autres, intéressés à sa conservation, prennent aussitÎt les armes pour le défendre. Cet appui de tant de peuples, qui trouvent leurs véritables intérÃÂȘts à soutenir les vÎtres, vous aurait rendu bien plus puissant que ces tours, qui rendent vos maux irrémédiables. Si vous aviez songé d'abord à éviter la jalousie de tous vos voisins, votre ville naissante fleurirait dans une heureuse paix, et vous seriez l'arbitre de toutes les nations de l'Hespérie. Retranchons-nous maintenant à examiner comment on peut réparer le passé par l'avenir. Vous avez commencé à me dire qu'il y a sur cette cÎte diverses colonies grecques. Ces peuples doivent ÃÂȘtre disposés à vous secourir. Ils n'ont oublié ni le grand nom de Minos, fils de Jupiter, ni vos travaux au siÚge de Troie, oÃÂč vous vous ÃÂȘtes signalé tant de fois entre les princes grecs pour la querelle commune de toute la GrÚce. Pourquoi ne songez-vous pas à mettre ces colonies dans votre parti?" - Elles sont toutes - répondit Idoménée - résolues à demeurer neutres. Ce n'est pas qu'elles n'eussent quelque inclination à me secourir; mais le trop grand éclat que cette ville a eu dÚs sa naissance les a épouvantées. Ces Grecs, aussi bien que les autres peuples, ont craint que nous n'eussions des desseins sur leur liberté. Ils ont pensé qu'aprÚs avoir subjugué les Barbares des montagnes nous pousserions plus loin notre ambition. En un mot, tout est contre nous. Ceux mÃÂȘmes qui ne nous font pas une guerre ouverte désirent notre abaissement, et la jalousie ne nous laisse aucun allié. - Etrange extrémité! - reprit Mentor - pour vouloir paraÃtre trop puissant, vous ruinez votre puissance, et pendant que vous ÃÂȘtes au-dehors l'objet de la crainte et de la haine de vos voisins, vous vous épuisez au-dedans par les efforts nécessaires pour soutenir une telle guerre. O malheureux, et doublement malheureux Idoménée, que le malheur mÃÂȘme n'a pu instruire qu'à demi! Aurez-vous encore besoin d'une seconde chute pour apprendre à prévoir les maux qui menacent les plus grands rois? Laissez-moi faire et racontez-moi seulement en détail quelles sont donc ces villes grecques qui refusent votre alliance. - La principale - lui répondit Idoménée - est la ville de Tarente. Phalantus l'a fondée depuis trois ans. Il ramassa dans la Laconie un grand nombre de jeunes hommes nés des femmes qui avaient oublié leurs maris absents pendant la guerre de Troie. Quand les maris revinrent, ces femmes ne songÚrent plus qu'à les apaiser et qu'à désavouer leurs fautes. Cette nombreuse jeunesse, qui était née hors du mariage, ne connaissant plus ni pÚre ni mÚre, vécut avec une licence sans bornes. La sévérité des lois réprima leurs désordres. Ils se réunirent sous Phalantus, chef hardi, intrépide, ambitieux, et qui sait gagner les coeurs par ses artifices. Il est venu sur ce rivage avec ces jeunes Laconiens; ils ont fait de Tarente une seconde Lacédémone. D'un autre cÎté, PhiloctÚte, qui a eu une si grande gloire au siÚge de Troie en y portant les flÚches d'Hercule, a élevé dans ce voisinage les murs de Pétilie, moins puissante à la vérité, mais plus sagement gouvernée que Tarente. Enfin nous avons ici prÚs la ville de Métaponte, que le sage Nestor a fondée avec ses Pyliens. - Quoi - reprit Mentor - vous avez Nestor dans l'Hespérie, et vous n'avez pas su l'engager dans vos intérÃÂȘts, Nestor, qui vous a vu tant de fois combattre contre les Troyens et dont vous aviez l'amitié! - Je l'aie perdue - répliqua Idoménée - par l'artifice de ces peuples, qui n'ont rien de barbare que le nom ils ont eu l'adresse de lui persuader que je voulais me rendre le tyran de l'Hespérie. - Nous le détromperons - dit Mentor. Télémaque le vit à Pylos, avant qu'il fût venu fonder sa colonie et avant que nous eussions entrepris nos grands voyages pour chercher Ulysse il n'aura pas encore oublié ce héros, ni les marques de tendresse qu'il donna à son fils Télémaque. Mais le principal est de guérir sa défiance c'est par les ombrages donnés à tous vos voisins que cette guerre s'est allumée, et c'est en dissipant ces vains ombrages que cette guerre peut s'éteindre. Encore un coup, laissez-moi faire. A ces mots, Idoménée, embrassant Mentor, s'attendrissait et ne pouvait parler. Enfin il prononça à peine ces paroles - O sage vieillard envoyé par les dieux pour réparer toutes mes fautes, j'avoue que je me serais irrité contre tout autre qui m'aurait parlé aussi librement que vous; j'avoue qu'il n'y a que vous seul qui puissiez m'obliger à rechercher la paix. J'avais résolu de périr ou de vaincre tous mes ennemis; mais il est juste de croire vos sages conseils plutÎt que ma passion. O heureux Télémaque, qui ne pourrez jamais vous égarer comme moi, puisque vous avez un tel guide! Mentor, vous ÃÂȘtes le maÃtre toute la sagesse des dieux est en vous; Minerve mÃÂȘme ne pourrait donner de plus salutaires conseils. Allez, promettez, concluez, donnez tout ce qui est à moi Idoménée approuvera tout ce que vous jugerez à propos de faire. Pendant qu'ils raisonnaient ainsi, on entendit tout à coup un bruit confus de chariots, de chevaux hennissants, d'hommes qui poussaient des hurlements épouvantables, et des trompettes qui remplissaient l'air d'un son belliqueux. On s'écrie "Voilà les ennemis, qui ont fait un grand détour pour éviter les passages gardés! Les voilà qui viennent assiéger Salente!" Les vieillards et les femmes paraissaient consternés. "Hélas! - disaient-ils - fallait-il quitter notre chÚre patrie, la fertile CrÚte, et suivre un roi malheureux au travers de tant de mers, pour fonder une ville qui sera mise en cendres comme Troie!" On voyait de dessus les murailles nouvellement bùties, dans la vaste campagne, briller au soleil les casques, les cuirasses et les boucliers des ennemis; les yeux en étaient éblouis. On voyait aussi les piques hérissées qui couvraient la terre comme elle est couverte par une abondante moisson, que CérÚs prépare dans les campagnes d'Enna en Sicile, pendant les chaleurs de l'été, pour récompenser le laboureur de toutes ses peines. Déjà on remarquait les chariots armés de faux tranchantes; on distinguait facilement chaque peuple venu à cette guerre. Mentor monta sur une haute tour pour les mieux découvrir. Idoménée et Télémaque le suivirent de prÚs. A peine y fut-il arrivé, qu'il aperçut d'un cÎté PhiloctÚte, et de l'autre Nestor avec Pisistrate son fils. Nestor était facile à reconnaÃtre à sa vieillesse vénérable. - Quoi donc! - s'écria Mentor - vous avez cru, Î Idoménée, que PhiloctÚte et Nestor se contentaient de ne vous point secourir les voilà qui ont pris les armes contre vous, et, si je ne me trompe, ces autres troupes, qui marchent en si bon ordre avec tant de lenteur, sont les troupes lacédémoniennes, commandées par Phalantus. Tout est contre vous n'y a aucun voisin de cette cÎte dont vous n'ayez fait un ennemi, sans vouloir le faire. En disant ces paroles, Mentor descend à la hùte de cette tour; il s'avance vers une porte de la ville du cÎté par oÃÂč les ennemis s'avançaient il la fait ouvrir, et Idoménée, surpris de la majesté avec laquelle il fait ces choses, n'ose pas mÃÂȘme lui demander quel est son dessein. Mentor fait signe de la main, afin que personne ne songe à le suivre. Il va au-devant des ennemis, étonnés de voir un seul homme qui se présente à eux. Il leur montra de loin une branche d'olivier en signe de paix, et, quand il fut à portée de se faire entendre, il leur demanda d'assembler tous les chefs. AussitÎt les chefs s'assemblÚrent, et il parla ainsi - O hommes généreux, assemblés de tant de nations qui fleurissent dans la riche Hespérie, je sais que vous n'ÃÂȘtes venus ici que pour l'intérÃÂȘt commun de la liberté. Je loue votre zÚle; mais souffrez que je vous représente un moyen facile de conserver la liberté et la gloire de tous vos peuples sans répandre le sang humain. O Nestor, sage Nestor, que j'aperçois dans cette assemblée, vous n'ignorez pas combien la guerre est funeste à ceux mÃÂȘmes qui l'entreprennent avec justice et sous la protection des dieux. La guerre est le plus grand des maux dont les dieux affligent les hommes. Vous n'oublierez jamais ce que les Grecs ont souffert pendant dix ans devant la malheureuse Troie. Quelles divisions entre les chefs! Quels caprices de la fortune! Quels carnages des Grecs par la main d'Hector! Quels malheurs, dans toutes les villes les plus puissantes, causés par la guerre, pendant la longue absence de leurs rois! Au retour, les uns ont fait naufrage au promontoire de Capharée; les autres ont trouvé une mort funeste dans le sein mÃÂȘme de leurs épouses. O dieux, c'est dans votre colÚre que vous armùtes les Grecs pour cette glorieuse expédition! O peuples hespériens, je prie les dieux de ne vous donner jamais une victoire si funeste. Troie est en cendres, il est vrai; mais il vaudrait mieux pour les Grecs qu'elle fût encore dans toute sa gloire et que le lùche Pùris jouÃt encore en paix de ses infùmes amours avec HélÚne. PhiloctÚte, si longtemps malheureux et abandonné dans l'Ãle de Lemnos, ne craignez-vous point de trouver de semblables malheurs dans une semblable guerre? Je sais que les peuples de la Laconie ont senti aussi les troubles causés par la longue absence des princes, des capitaines et des soldats qui allÚrent contre les Troyens. O Grecs, qui avez passé dans l'Hespérie, vous n'y avez tous passé que par une suite des malheurs qui ont été les suites de la guerre de Troie! AprÚs avoir parlé ainsi, Mentor s'avança vers les Pyliens, et Nestor, qui l'avait reconnu, s'avança aussi pour le saluer. - O Mentor - lui dit-il - c'est avec plaisir que je vous revois. Il y a bien des années que je vous vis, pour la premiÚre fois, dans la Phocide vous n'aviez que quinze ans, et je prévis dÚs lors que vous seriez aussi sage que vous l'avez été dans la suite. Mais par quelle aventure avez-vous été conduit en ces lieux? Quels sont donc les moyens que vous avez de finir cette guerre? Idoménée nous a contraints de l'attaquer. Nous ne demandions que la paix; chacun de nous avait un intérÃÂȘt pressant de la désirer; mais nous ne pouvions plus trouver aucune sûreté avec lui. Il a violé toutes ses promesses à l'égard de ses plus proches voisins. La paix avec lui ne serait point une paix; elle lui servirait seulement à dissiper notre ligue, qui est notre unique ressource. Il a montré à tous les peuples son dessein ambitieux de les mettre dans l'esclavage et il ne nous a laissé aucun moyen de défendre notre liberté qu'en tùchant de renverser son nouveau royaume. Par sa mauvaise foi nous sommes réduits à le faire périr ou à recevoir de lui le joug de la servitude. Si vous trouvez quelque expédient pour faire en sorte qu'on puisse se confier à lui et s'assurer d'une bonne paix, tous les peuples que vous voyez ici quitteront volontiers les armes, et nous avouerons avec joie que vous nous surpassez en sagesse. Mentor lui répondit - Sage Nestor, vous savez qu'Ulysse m'avait confié son fils Télémaque. Ce jeune homme, impatient de découvrir la destinée de son pÚre, passa chez vous à Pylos, et vous le reçûtes avec tous les soins qu'il pouvait attendre d'un fidÚle ami de son pÚre; vous lui donnùtes mÃÂȘme votre fils pour le conduire. Il entreprit ensuite de longs voyages sur la mer; il a vu la Sicile, l'Egypte, l'Ãle de Chypre, celle de CrÚte. Les vents, ou plutÎt les dieux, l'ont jeté sur cette cÎte comme il voulait retourner à Ithaque. Nous sommes arrivés ici tout à propos pour vous épargner les horreurs d'une cruelle guerre. Ce n'est plus Idoménée, c'est le fils du sage Ulysse, c'est moi qui vous réponds de toutes les choses qui vous seront promises. Pendant que Mentor parlait ainsi avec Nestor, au milieu des troupes confédérées, Idoménée et Télémaque avec tous les Crétois armés les regardaient du haut des murs de Salente; ils étaient attentifs pour remarquer comment les discours de Mentor seraient reçus, et ils auraient voulu pouvoir entendre les sages entretiens de ces deux vieillards. Nestor avait toujours passé pour le plus expérimenté et le plus éloquent de tous les rois de la GrÚce. C'était lui qui modérait, pendant le siÚge de Troie, le bouillant courroux d'Achille, l'orgueil d'Agamemnon, la fierté d'Ajax et le courage impétueux de DiomÚde. La douce persuasion coulait de ses lÚvres comme un ruisseau de miel sa voix seule se faisait entendre à tous ces héros; tous se taisaient dÚs qu'il ouvrait la bouche, et il n'y avait que lui qui pût apaiser dans le camp la farouche discorde. Il commençait à sentir les injures de la froide vieillesse; mais ses paroles étaient encore pleines de force et de douceur il racontait les choses passées, pour instruire la jeunesse par ses expériences; mais il les racontait avec grùce, quoique avec un peu de lenteur. Ce vieillard, admiré de toute la GrÚce, sembla avoir perdu toute son éloquence et toute sa majesté dÚs que Mentor parut avec lui. Sa vieillesse paraissait flétrie et abattue auprÚs de celle de Mentor, en qui les ans semblaient avoir respecté la force et la vigueur du tempérament. Les paroles de Mentor, quoique graves et simples, avaient une vivacité et une autorité qui commençait à manquer à l'autre. Tout ce qu'il disait était court, précis et nerveux. Jamais il ne faisait aucune redite; jamais il ne racontait que le fait nécessaire pour l'affaire qu'il fallait décider. S'il était obligé de parler plusieurs fois d'une mÃÂȘme chose, pour l'inculquer ou pour parvenir à la persuasion, c'était toujours par des tours nouveaux et par des comparaisons sensibles. Il avait mÃÂȘme je ne sais quoi de complaisant et d'enjoué, quand il voulait se proportionner aux besoins des autres et leur insinuer quelque vérité. Ces deux hommes si vénérables furent un spectacle touchant à tant de peuples assemblés. Pendant que tous les alliés ennemis de Salente se jetaient en foule les uns sur les autres pour les voir de plus prÚs et pour tùcher d'entendre leurs sages discours, Idoménée et tous les siens s'efforçaient de découvrir, par leurs regards avides et empressés, ce que signifiaient leurs gestes et l'air de leurs visages. Cependant Télémaque impatient se dérobe à la multitude qui l'environne il court à la porte par oÃÂč Mentor était sorti; il se la fait ouvrir avec autorité. BientÎt Idoménée, qui le croit à ses cÎtés, s'étonne de le voir qui court au milieu de la campagne et qui est déjà auprÚs de Nestor. Nestor le reconnaÃt, et se hùte, mais d'un pas pesant et tardif, de l'aller recevoir. Télémaque saute à son cou et le tient serré entre ses bras sans parler. Enfin il s'écrie - O mon pÚre! je ne crains pas de vous nommer ainsi; le malheur de ne retrouver point mon véritable pÚre et les bontés que vous m'avez fait sentir me donnent le droit de me servir d'un nom si tendre mon pÚre, mon cher pÚre, je vous revois! Ainsi puissé-je voir Ulysse! Si quelque chose pouvait me consoler d'en ÃÂȘtre privé, ce serait de trouver en vous un autre lui-mÃÂȘme. Nestor ne put, à ces paroles, retenir ses larmes, et il fut touché d'une secrÚte joie, voyant celles qui coulaient avec une merveilleuse grùce sur les joues de Télémaque. La beauté, la douceur et la noble assurance de ce jeune inconnu, qui traversait sans précaution tant de troupes ennemies, étonna tous les alliés. "N'est-ce pas - disaient-ils - le fils de ce vieillard qui est venu parler à Nestor? Sans doute, c'est la mÃÂȘme sagesse dans les deux ùges les plus opposés de la vie. Dans l'un, elle ne fait encore que fleurir; dans l'autre, elle porte avec abondance les fruits les plus mûrs." Mentor, qui avait pris plaisir à voir la tendresse avec laquelle Nestor venait de recevoir Télémaque, profita de cette heureuse disposition. - Voilà - lui dit-il - le fils d'Ulysse, si cher à toute la GrÚce et si cher à vous-mÃÂȘme, Î sage Nestor! Le voilà ; je vous le livre comme un otage et comme le gage le plus précieux qu'on puisse vous donner de la fidélité des promesses d'Idoménée. Vous jugez bien que je ne voudrais pas que la perte du fils suivÃt celle du pÚre et que la malheureuse Pénélope pût reprocher à Mentor qu'il a sacrifié son fils à l'ambition du nouveau roi de Salente. Avec ce gage, qui est venu de lui-mÃÂȘme s'offrir, et que les dieux, amateurs de la paix, vous envoient, je commence, Î peuples assemblés de tant de nations, à vous faire des propositions pour établir à jamais une paix solide. A ce nom de paix, on entend un bruit confus de rang en rang. Toutes ces différentes nations frémissaient de courroux et croyaient perdre tout le temps oÃÂč l'on retardait le combat; ils s'imaginaient qu'on ne faisait tous ces discours que pour ralentir leur fureur et pour aire échapper leur proie. Surtout les Manduriens souffraient impatiemment qu'Idoménée espérùt de les tromper encore une fois. Souvent ils entreprirent d'interrompre Mentor; car ils craignaient que ses discours pleins de sagesse ne détachassent leurs alliés. Ils commençaient à se défier de tous les Grecs qui étaient dans l'assemblée. Mentor, qui l'aperçut, se hùta d'augmenter cette défiance, pour jeter la division dans les esprits de tous ces peuples. - J'avoue - disait-il - que les Manduriens ont sujet de se plaindre et de demander quelque réparation des torts qu'ils ont soufferts; mais il n'est pas juste aussi que les Grecs, qui font sur cette cÎte des colonies, soient suspects et odieux aux anciens peuples du pays. Au contraire, les Grecs doivent ÃÂȘtre unis entre eux et se faire bien traiter par les autres; il faut seulement qu'ils soient modérés et qu'ils n'entreprennent jamais d'usurper les terres de leurs voisins. Je sais qu'Idoménée a eu le malheur de vous donner des ombrages; mais il est aisé de guérir toutes vos défiances. Télémaque et moi, nous nous offrons à ÃÂȘtre des otages qui vous répondent de la bonne foi d'Idoménée. Nous demeurerons entre vos mains jusqu'à ce que les choses qu'on vous promettra soient fidÚlement accomplies. Ce qui vous irrite, Î Manduriens - s'écria-t-il - c'est que les troupes des Crétois ont saisi les passages de vos montagnes par surprise et que par là ils sont en état d'entrer malgré vous, aussi souvent qu'il leur plaira, dans le pays oÃÂč vous vous ÃÂȘtes retirés pour leur laisser le pays uni qui est sur le rivage de la mer. Ces passages, que les Crétois ont fortifiés par de hautes tours pleines de gens armés, sont donc le véritable sujet de la guerre. Répondez-moi y en a-t-il encore quelque autre? Alors le chef des Manduriens s'avança et parla ainsi - Que n'avons-nous pas fait pour éviter cette guerre! Les dieux nous sont témoins que nous n'avons renoncé à la paix que quand la paix nous a échappé sans ressource par l'ambition inquiÚte des Crétois et par l'impossibilité oÃÂč ils nous ont mis de nous fier à leurs serments. Nation insensée, qui nous a réduits malgré nous à l'affreuse nécessité de prendre un parti de désespoir contre elle et de ne pouvoir plus chercher notre salut que dans sa perte! Tandis qu'ils conserveront ces passages, nous croirons toujours qu'ils veulent usurper nos terres et nous mettre en servitude. S'il était vrai qu'ils ne songeassent plus qu'à vivre en paix avec leurs voisins, ils se contenteraient de ce que nous leur avons cédé sans peine et ils ne s'attacheraient pas à conserver des entrées dans un pays contre la liberté duquel ils ne formeraient aucun dessein ambitieux. Mais vous ne les connaissez pas, Î sage vieillard. C'est par un grand malheur que nous avons appris à les connaÃtre. Cessez, Î homme aimé des dieux, de retarder une guerre juste et nécessaire, sans laquelle l'Hespérie ne pourrait jamais espérer une paix constante. O nation ingrate, trompeuse et cruelle, que les dieux irrités ont envoyée auprÚs de nous pour troubler notre paix et pour nous punir de nos fautes! Mais aprÚs nous avoir punis, Î dieux! vous nous vengerez; vous ne serez pas moins justes contre nos ennemis que contre nous. A ces paroles, toute l'assemblée parut émue; il semblait que Mars et Bellone allaient de rang en rang, rallumant dans les coeurs la fureur des combats, que Mentor tùchait d'éteindre. Il reprit ainsi la parole "Si je n'avais que des promesses à vous faire, vous pourriez refuser de vous y fier; mais je vous offre des choses certaines et présentes. Si vous n'ÃÂȘtes pas contents d'avoir pour otages Télémaque et moi, je vous ferai donner douze des plus nobles et des plus vaillants Crétois. Il est juste aussi que vous donniez de votre cÎté des otages; car Idoménée, qui désire sincÚrement la paix, la désire sans crainte et sans bassesse. Il désire la paix, comme vous dites vous-mÃÂȘmes que vous l'avez désirée, par sagesse et par modération, mais non par l'amour d'une vie molle, ou par faiblesse à la vue des dangers dont la guerre menace les hommes. Il est prÃÂȘt à périr ou à vaincre; mais il aime mieux la paix que la victoire la plus éclatante. Il aurait honte de craindre d'ÃÂȘtre vaincu; mais il craint d'ÃÂȘtre injuste, et il n'a point de honte de vouloir réparer ses fautes. Les armes à la main, il vous offre la paix; il ne veut point en imposer les conditions avec hauteur; car il ne fait aucun cas d'une paix forcée. Il veut une paix dont tous les partis soient contents, qui finisse toutes les jalousies, qui apaise tous les ressentiments et qui guérisse toutes les défiances. En un mot, Idoménée est dans les sentiments oÃÂč je suis sûr que vous voudriez qu'il fût. Il n'est question que de vous en persuader. La persuasion ne sera pas difficile, si vous voulez m'écouter avec un esprit dégagé et tranquille. Ecoutez donc, Î peuples remplis de valeur, et vous, Î chefs si sages et si unis, écoutez ce que je vous offre de la part d'Idoménée. Il n'est pas juste qu'il puisse entrer dans les terres de ses voisins; il n'est pas juste aussi que ses voisins puissent entrer dans les siennes. Il consent que les passages qu'on a fortifiés par de hautes tours soient gardés par des troupes neutres. Vous, Nestor, et vous, PhiloctÚte, vous ÃÂȘtes Grecs d'origine; mais en cette occasion vous vous ÃÂȘtes déclarés contre Idoménée ainsi vous ne pouvez ÃÂȘtre suspects d'ÃÂȘtre trop favorables à ses intérÃÂȘts. Ce qui vous touche, c'est l'intérÃÂȘt commun de la paix et de la liberté de l'Hespérie. Soyez vous-mÃÂȘmes les dépositaires et les gardiens de ces passages qui causent la guerre. Vous n'avez pas moins d'intérÃÂȘt à empÃÂȘcher que les anciens peuples d'Hespérie ne détruisent Salente, nouvelle colonie des Grecs, semblable à celles que vous avez fondées, qu'à empÃÂȘcher qu'Idoménée n'usurpe les terres de ses voisins. Tenez l'équilibre entre les uns et les autres. Au lieu de porter le fer et le feu chez un peuple que vous devez aimer, réservez-vous la gloire d'ÃÂȘtre les juges et les médiateurs. Vous me direz que ces conditions vous paraÃtraient merveilleuses, si vous pouviez vous assurer qu'Idoménée les accomplirait de bonne foi; mais je vais vous satisfaire. Il y aura, pour sûreté réciproque, les otages dont je vous ai parlé, jusqu'à ce que tous les passages soient mis en dépÎt dans vos mains. Quand le salut de l'Hespérie entiÚre, quand celui de Salente mÃÂȘme et d'Idoménée sera à votre discrétion, serez-vous contents? De qui pourrez-vous désormais vous défier? Sera-ce de vous-mÃÂȘmes? Vous n'osez vous fier à Idoménée, et Idoménée est si incapable de vous tromper qu'il veut se fier à vous. Oui, il veut vous confier le repos, la liberté, la vie de tout son peuple et de lui-mÃÂȘme. S'il est vrai que vous ne désiriez qu'une bonne paix, la voilà qui se présente à vous, et qui vous Îte tout prétexte de reculer. Encore une fois, ne vous imaginez pas que la crainte réduise Idoménée à vous faire ces offres; c'est la sagesse et la justice qui l'engagent à prendre ce parti, sans se mettre en peine si vous imputerez à faiblesse ce qu'il fait par vertu. Dans les commencements il a fait des fautes, et il met sa gloire à les reconnaÃtre par les offres dont il vous prévient. C'est faiblesse, c'est vanité, c'est ignorance grossiÚre de son propre intérÃÂȘt, que d'espérer de pouvoir cacher ses fautes en affectant de les soutenir avec fierté et avec hauteur. Celui qui avoue ses fautes à son ennemi, et qui offre de les réparer, montre par là qu'il est devenu incapable d'en commettre et que l'ennemi a tout à craindre d'une conduite si sage et si ferme, à moins qu'il ne fasse la paix. Gardez-vous bien de souffrir qu'il vous mette à son tour dans le tort. Si vous refusez la paix et la justice qui viennent à vous, la paix et la justice seront vengées. Idoménée, qui devait craindre de trouver les dieux irrités contre lui, les tournera pour lui contre vous. Télémaque et moi nous combattrons pour la bonne cause. Je prends tous les dieux du ciel et des enfers à témoin des justes propositions que je viens de vous faire." En achevant ces mots, Mentor leva son bras pour montrer à tant de peuples le rameau d'olivier qui était dans sa main le signe pacifique. Les chefs, qui le regardaient de prÚs, furent étonnés et éblouis du feu divin qui éclatait dans ses yeux. Il parut avec une majesté et une autorité qui est au-dessus de tout ce qu'on voit dans les plus grands d'entre les mortels. Le charme de ses paroles douces et fortes enlevait les coeurs; elles étaient semblables à ces paroles enchantées qui tout à coup, dans le profond silence de la nuit, arrÃÂȘtent au milieu de l'Olympe la lune et les étoiles, calment la mer irritée, font taire les vents et les flots et suspendent le cours des fleuves rapides. Mentor était, au milieu de ces peuples furieux, comme Bacchus lorsqu'il était environné des tigres, qui, oubliant leur cruauté, venaient, par la puissance de sa douce voix, lécher ses pieds et se soumettre par leurs caresses. D'abord il se fit un profond silence dans toute l'armée. Les chefs se regardaient les uns les autres, ne pouvant résister à cet homme ni comprendre qui il était. Toutes les troupes, immobiles, avaient les yeux attachés sur lui. On n'osait parler, de peur qu'il n'eût encore quelque chose à dire et qu'on ne l'empÃÂȘchùt d'ÃÂȘtre entendu. Quoiqu'on ne trouvùt rien à ajouter aux choses qu'il avait dites, on aurait souhaité qu'il eût parlé plus longtemps. Tout ce qu'il avait dit demeurait comme gravé dans tous les coeurs. En parlant, il se faisait aimer, il se faisait croire; chacun était avide et comme suspendu, pour recueillir jusques aux moindres paroles qui sortaient de sa bouche. Enfin, aprÚs un assez long silence, on entendit un bruit sourd qui se répandait peu à peu. Ce n'était plus ce bruit confus des peuples qui frémissaient dans leur indignation; c'était, au contraire, un murmure doux et favorable. On découvrait déjà sur les visages je ne sais quoi de serein et de radouci. Les Manduriens, si irrités, sentaient que les armes leur tombaient des mains. Le farouche Phalantus, avec ses Lacédémoniens, fut surpris de trouver ses entrailles de fer attendries. Les autres commencÚrent à soupirer aprÚs cette heureuse paix qu'on venait leur montrer. PhiloctÚte, plus sensible qu'un autre par l'expérience de ses malheurs, ne put retenir ses larmes. Nestor, ne pouvant parler, dans le transport oÃÂč le discours de Mentor venait de le mettre, embrassa tendrement Mentor sans pouvoir parler; et tous ces peuples à la fois, comme si c'eût été un signal, s'écriÚrent aussitÎt "O sage vieillard, vous nous désarmez! La paix! La paix! " Nestor, un moment aprÚs, voulut commencer un discours; mais toutes les troupes, impatientes, craignirent qu'il ne voulût représenter quelque difficulté. " La paix! La paix! " s'écriÚrent-elles encore une fois. On ne put leur imposer silence qu'en faisant crier avec eux tous les chefs de l'armée " La paix! La paix! " Nestor, voyant bien qu'il n'était pas libre de faire un discours suivi, se contenta de dire - Vous voyez, Î Mentor, ce que peut la parole d'un homme de bien. Quand la sagesse et la vertu parlent, elles calment toutes les passions. Nos justes ressentiments se changent en amitié et en désir d'une paix durable. Nous l'acceptons telle que vous l'offrez. En mÃÂȘme temps, tous les chefs tendirent les mains en signe de consentement. Mentor courut vers la porte de la ville pour la faire ouvrir et pour mander à Idoménée de sortir de Salente sans précaution. Cependant Nestor embrassait Télémaque, disant - O aimable fils du plus sage de tous les Grecs, puissiez-vous ÃÂȘtre aussi sage et plus heureux que lui! N'avez-vous rien découvert sur sa destinée? Le souvenir de votre pÚre, à qui vous ressemblez, a servi à étouffer notre indignation. Phalante, quoique dur et farouche, quoiqu'il n'eût jamais vu Ulysse, ne laissa pas d'ÃÂȘtre touché de ses malheurs et de ceux de son fils. Déjà on pressait Télémaque de raconter ses aventures, lorsque Mentor revint avec Idoménée et toute la jeunesse crétoise qui le suivait. A la vue d'Idoménée, les alliés sentirent que leur courroux se rallumait; mais les paroles de Mentor éteignirent ce feu prÃÂȘt à éclater. - Que tardons-nous - dit-il - à conclure cette sainte alliance, dont les dieux seront les témoins et les défenseurs? Qu'ils la vengent, si jamais quelque impie ose la violer, et que tous les maux horribles de la guerre, loin d'accabler les peuples fidÚles et innocents, retombent sur la tÃÂȘte parjure et exécrable de l'ambitieux qui foulera aux pieds les droits sacrés de cette alliance. Qu'il soit détesté des dieux et des hommes; qu'il ne jouisse jamais du fruit de sa perfidie; que les Furies infernales, sous les figures les plus hideuses, viennent exciter sa rage et son désespoir; qu'il tombe mort sans aucune espérance de sépulture; que son corps soit la proie des chiens et des vautours, et qu'il soit aux enfers, dans le profond abÃme du Tartare, tourmenté à jamais plus rigoureusement que Tantale, Ixion, et les Danaïdes! Mais plutÎt que cette paix soit inébranlable comme les rochers d'Atlas, qui soutiennent le ciel; que tous les peuples la révÚrent et goûtent ses fruits, de génération en génération; que les noms de ceux qui l'auront jurée soient avec amour et vénération dans la bouche de nos derniers neveux; que cette paix, fondée sur la justice et sur la bonne foi, soit le modÚle de toutes les paix qui se feront à l'avenir chez toutes les nations de la terre, et que tous les peuples qui voudront se rendre heureux en se réunissant songent à imiter les peuples de l'Hespérie! A ces paroles, Idoménée et les autres rois jurent la paix aux conditions marquées. On donne de part et d'autres douze otages. Télémaque veut ÃÂȘtre du nombre des otages donnés par Idoménée; mais on ne peut consentir que Mentor en soit, parce que les alliés veulent qu'il demeure auprÚs d'Idoménée, pour répondre de sa conduite et de celle de ses conseillers, jusqu'à l'entiÚre exécution des choses promises. On immola, entre la ville et l'armée ennemie, cent génisses blanches comme la neige et autant de taureaux de mÃÂȘme couleur, dont les cornes étaient dorées et ornées de festons. On entendait retentir jusque dans les montagnes voisines le mugissement affreux des victimes qui tombaient sous le couteau sacré. Le sang fumant ruisselait de toutes parts. On faisait couler avec abondance un vin exquis pour les libations. Les aruspices consultaient les entrailles qui palpitaient encore. Les sacrificateurs brûlaient sur les autels un encens qui formait un épais nuage et dont la bonne odeur parfumait toute la campagne. Cependant les soldats des deux partis, cessant de se regarder d'un oeil ennemi, commençaient à s'entretenir sur leurs aventures. Ils se délassaient déjà de leurs travaux et goûtaient par avance les douceurs de la paix. Plusieurs de ceux qui avaient suivi Idoménée au siÚge de Troie reconnurent ceux de Nestor qui avaient combattu dans la mÃÂȘme guerre. Ils s'embrassaient avec tendresse et se racontaient mutuellement tout ce qui leur était arrivé depuis qu'ils avaient ruiné la superbe ville qui était l'ornement de toute l'Asie. Déjà ils se couchaient sur l'herbe, se couronnaient de fleurs et buvaient ensemble le vin qu'on apportait de la ville dans de grands vases, pour célébrer une si heureuse journée. Tout à coup Mentor dit aux rois et aux capitaines assemblés - Désormais, sous divers noms et sous divers chefs, vous ne ferez plus qu'un seul peuple. C'est ainsi que les justes dieux, amateurs des hommes, qu'ils ont formés, veulent ÃÂȘtre le lien éternel de leur parfaite concorde. Tout le genre humain n'est qu'une famille dispersée sur la face de toute la terre. Tous les peuples sont frÚres et doivent s'aimer comme tels. Malheur à ces impies qui cherchent une gloire cruelle dans le sang de leurs frÚres, qui est leur propre sang! La guerre est quelquefois nécessaire, il est vrai; mais c'est la honte du genre humain, qu'elle soit inévitable en certaines occasions. O rois, ne dites point qu'on doit la désirer pour acquérir de la gloire la vraie gloire ne se trouve point hors de l'humanité. Quiconque préfÚre sa propre gloire aux sentiments de l'humanité est un monstre d'orgueil, et non pas un homme il ne parviendra mÃÂȘme qu'à une fausse gloire; car la vraie ne se trouve que dans la modération et dans la bonté. On pourra le flatter pour contenter sa vanité folle; mais on dira toujours de lui en secret, quand on voudra parler sincÚrement "Il a d'autant moins mérité la gloire, qu'il l'a désirée avec une passion injuste. Les hommes ne doivent point l'estimer, puisqu'il a si peu estimé les hommes et qu'il a prodigué leur sang par une brutale vanité." Heureux le roi qui aime son peuple, qui en est aimé, qui se confie en ses voisins et qui a leur confiance; qui, loin de leur faire la guerre, les empÃÂȘche de l'avoir entre eux et qui fait envier à toutes les nations étrangÚres le bonheur qu'ont ses sujets de l'avoir pour roi! Songez donc à vous rassembler de temps en temps, Î vous qui gouvernez les puissantes villes de l'Hespérie. Faites de trois ans en trois ans une assemblée générale, oÃÂč tous les rois qui sont ici présents se trouvent pour renouveler l'alliance par un nouveau serment, pour raffermir l'amitié promise et pour délibérer sur tous les intérÃÂȘts communs. Tandis que vous serez unis, vous aurez au-dedans de ce beau pays la paix, la gloire et l'abondance; au-dehors vous serez toujours invincibles. Il n'y a que la Discorde, sortie de l'enfer pour tourmenter les hommes, qui puisse troubler la félicité que les dieux vous préparent. Nestor lui répondit - Vous voyez, par la facilité avec laquelle nous faisons la paix, combien nous sommes éloignés de vouloir faire la guerre par une vaine gloire ou par l'injuste avidité de nous agrandir au préjudice de nos voisins. Mais que peut-on faire quand on se trouve auprÚs d'un prince violent, qui ne connaÃt point d'autre loi que son intérÃÂȘt et qui ne perd aucune occasion d'envahir les terres des autres Etats? Ne croyez pas que je parle d'Idoménée; non, je n'ai plus de lui cette pensée c'est Adraste, roi des Dauniens, de qui nous avons tout à craindre. Il méprise les dieux, et croit que tous les hommes qui sont sur la terre ne sont nés que pour servir à sa gloire par leur servitude. Il ne veut point de sujets dont il soit le roi et le pÚre il veut des esclaves et des adorateurs; il se fait rendre les honneurs divins. Jusqu'ici l'aveugle fortune a favorisé ses plus injustes entreprises. Nous nous étions hùtés de venir attaquer Salente, pour nous défaire du plus faible de nos ennemis, qui ne commençait qu'à s'établir dans cette cÎte, afin de tourner ensuite nos armes contre cet autre ennemi plus puissant. Il a déjà pris plusieurs villes de nos alliés. Ceux de Crotone ont perdu contre lui deux batailles. Il se sert de toutes sortes de moyens pour contenter son ambition la force et l'artifice, tout lui est égal, pourvu qu'il accable ses ennemis. Il a amassé de grands trésors; ses troupes sont disciplinées et aguerries; ses capitaines sont expérimentés. Il est bien servi; il veille lui-mÃÂȘme sans cesse sur tous ceux qui agissent par ses ordres il punit sévÚrement les moindres fautes, et récompense avec libéralité les services qu'on lui rend. Sa valeur soutient et anime celle de toutes ses troupes. Ce serait un roi accompli, si la justice et la bonne foi réglaient sa conduite; mais il ne craint ni les dieux, ni le reproche de sa conscience. Il compte mÃÂȘme pour rien la réputation; il la regarde comme un vain fantÎme qui ne doit arrÃÂȘter que les esprits faibles. Il ne compte pour un bien solide et réel que l'avantage de posséder de grandes richesses, d'ÃÂȘtre craint et de fouler à ses pieds tout le genre humain. BientÎt son armée paraÃtra sur nos terres, et, si l'union de tant de peuples ne nous met en état de lui résister, toute espérance de liberté nous sera Îtée. C'est l'intérÃÂȘt d'Idoménée, aussi bien que le nÎtre, de s'opposer à ce voisin, qui ne peut souffrir rien de libre dans son voisinage. Si nous étions vaincus, Salente serait menacée du mÃÂȘme malheur. Hùtons-nous donc tous ensemble de le prévenir. Pendant que Nestor parlait ainsi, on s'avançait vers la ville; car Idoménée avait prié tous les rois et tous les principaux chefs d'y entrer pour y passer la nuit. DixiÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Les alliés proposent à Idoménée d'entrer dans leur ligue contre les Dauniens. Ce prince y consent et leur promet des troupes. Mentor le désapprouve de s'ÃÂȘtre engagé si légÚrement dans une nouvelle guerre, au moment oÃÂč il avait besoin d'une longue paix pour consolider, par de sages établissements, sa ville et son royaume à peine fondés. Idoménée reconnaÃt sa faute, et, aidé des conseils de Mentor, il amÚne les alliés à se contenter d'avoir dans leur armée Télémaque avec cent jeunes Crétois. Sur le point de partir, et faisant ses adieux à Mentor, Télémaque ne peut s'empÃÂȘcher de témoigner quelque surprise de la conduite d'Idoménée. Mentor profite de cette occasion pour faire sentir à Télémaque combien il est dangereux d'ÃÂȘtre injuste en se laissant aller à une critique rigoureuse contre ceux qui gouvernent. AprÚs le départ des alliés, Mentor examine en détail la ville et le royaume de Salente, l'état de son commerce et toutes les parties de l'administration. Il fait faire à Idoménée de sages rÚglements pour le commerce et pour la police, il lui fait partager le peuple en sept classes, dont il distingue les rangs par la diversité des habits. Il retranche le luxe et les arts inutiles, pour appliquer les artisans aux arts nécessaires, au commerce, et surtout à l'agriculture, qu'il remet en honneur; enfin, il ramÚne tout à une noble et frugale simplicité. Heureux effets de cette réforme. Cependant toute l'armée des alliés dressait ses tentes, et la campagne était déjà couverte de riches pavillons de toutes sortes de couleurs, oÃÂč les Hespériens fatigués attendaient le sommeil. Quand les rois, avec leur suite, furent entrés dans la ville, ils parurent étonnés qu'en si peu de temps on eût pu faire tant de bùtiments magnifiques et que l'embarras d'une si grande guerre n'eût point empÃÂȘché cette ville naissante de croÃtre et de s'embellir tout à coup. On admira la sagesse et la vigilance d'Idoménée, qui avait fondé un si beau royaume, et chacun concluait que, la paix étant faite avec lui, les alliés seraient bien puissants s'il entrait dans leur ligue contre les Dauniens. On proposa à Idoménée d'y entrer; il ne put rejeter une si juste proposition, et il promit des troupes. Mais, comme Mentor n'ignorait rien de tout ce qui est nécessaire pour rendre un Etat florissant, il comprit que les forces d'Idoménée ne pouvaient pas ÃÂȘtre aussi grandes qu'elles le paraissaient. Il le prit en particulier et lui parla ainsi - Vous voyez que nos soins ne vous ont pas été inutiles. Salente est garantie des malheurs qui la menaçaient. Il ne tient plus qu'à vous d'en élever jusqu'au ciel la gloire et d'égaler la sagesse de Minos, votre aïeul, dans le gouvernement de vos peuples. Je continue à vous parler librement, supposant que vous le voulez et que vous détestez toute flatterie. Pendant que ces rois ont loué votre magnificence, je pensais en moi-mÃÂȘme à la témérité de votre conduite. A ce mot de "témérité", Idoménée changea de visage, ses yeux se troublÚrent, il rougit, et peu s'en fallut qu'il n'interrompÃt Mentor pour lui témoigner son ressentiment. Mentor lui dit d'un ton modeste et respectueux, mais libre et hardi - Ce mot de "témérité" vous choque, je le vois bien tout autre que moi aurait eu tort de s'en servir; car il faut respecter les rois et ménager leur délicatesse, mÃÂȘme en les reprenant. La vérité par elle-mÃÂȘme les blesse assez, sans y ajouter des termes forts. Mais j'ai cru que vous pourriez souffrir que je vous parlasse sans adoucissement pour vous découvrir votre faute. Mon dessein a été de vous accoutumer à entendre nommer les choses par leur nom et à comprendre que, quand les autres vous donneront des conseils sur votre conduite, ils n'oseront jamais vous dire tout ce qu'ils penseront. Il faudra, si vous voulez n'y ÃÂȘtre point trompé, que vous compreniez toujours plus qu'ils ne vous diront sur les choses qui vous seront désavantageuses. Pour moi, je veux bien adoucir mes paroles selon votre besoin; mais il vous est utile qu'un homme sans intérÃÂȘt et sans conséquence vous parle en secret un langage dur. Nul autre n'osera jamais vous le parler vous ne verrez la vérité qu'à demi et sous de belles enveloppes. A ces mots, Idoménée, déjà revenu de sa premiÚre promptitude, parut honteux de sa délicatesse. - Vous voyez - dit-il à Mentor - ce que fait l'habitude d'ÃÂȘtre flatté. Je vous dois le salut de mon nouveau royaume; il n'y a aucune vérité que je ne me croie heureux d'entendre de votre bouche mais ayez pitié d'un roi que la flatterie avait empoisonné et qui n'a pu, mÃÂȘme dans ses malheurs, trouver des hommes assez généreux pour lui dire la vérité. Non, je n'ai jamais trouvé personne qui m'ait assez aimé pour vouloir me déplaire en me disant la vérité tout entiÚre. En disant ces paroles, les larmes lui vinrent aux yeux, et il embrassait tendrement Mentor. Alors ce sage vieillard lui dit "C'est avec douleur que je me vois contraint de vous dire des choses dures mais puis-je vous trahir en vous cachant la vérité? Mettez-vous en ma place. Si vous avez été trompé jusqu'ici, c'est que vous avez bien voulu l'ÃÂȘtre; c'est que vous avez craint des conseillers trop sincÚres. Avez-vous cherché les gens les plus désintéressés et les plus propres à vous contredire? Avez-vous pris soin de faire parler les hommes les moins empressés à vous plaire, les plus désintéressés dans leur conduite, les plus capables de condamner vos passions et vos sentiments injustes? Quand vous avez trouvé des flatteurs, les avez-vous écartés? Vous en ÃÂȘtes-vous défié? Non, non, vous n'avez point fait ce que font ceux qui aiment la vérité et qui méritent de la connaÃtre. Voyons si vous aurez maintenant le courage de vous laisser humilier par la vérité qui vous condamne. Je disais donc que ce qui vous attire tant de louanges ne mérite que d'ÃÂȘtre blùmé. Pendant que vous aviez au-dehors tant d'ennemis qui menaçaient votre royaume encore mal établi, vous ne songiez au-dedans de votre nouvelle ville qu'à y faire des ouvrages magnifiques. C'est ce qui vous a coûté tant de mauvaises nuits, comme vous me l'avez avoué vous-mÃÂȘme. Vous avez épuisé vos richesses; vous n'avez songé ni à augmenter votre peuple, ni à cultiver les terres fertiles de cette cÎte. Ne fallait-il pas regarder ces deux choses comme les deux fondements essentiels de votre puissance avoir beaucoup de bons hommes, et des terres bien cultivées pour les nourrir? Il fallait une longue paix dans ces commencements, pour favoriser la multiplication de votre peuple. Vous ne deviez songer qu'à l'agriculture et à l'établissement des plus sages lois. Une vaine ambition vous a poussé jusques au bord du précipice. A force de vouloir paraÃtre grand, vous avez pensé ruiner votre véritable grandeur. Hùtez-vous de réparer ces fautes; suspendez tous vos grands ouvrages; renoncez à ce faste, qui ruinerait votre nouvelle ville; laissez en paix respirer vos peuples; appliquez-vous à les mettre dans l'abondance, pour faciliter les mariages. Sachez que vous n'ÃÂȘtes roi qu'autant que vous avez des peuples à gouverner et que votre puissance doit se mesurer, non par l'étendue des terres que vous occuperez, mais par le nombre des hommes qui habiteront ces terres et qui seront attachés à vous obéir. Possédez une bonne terre, quoique médiocre en étendue; couvrez-la de peuples innombrables, laborieux et disciplinés; faites que ces peuples vous aiment vous ÃÂȘtes plus puissant, plus heureux, plus rempli de gloire que tous les conquérants qui ravagent tant de royaumes." - Que ferai-je donc à l'égard de ces rois? - répondit Idoménée - leur avouerai-je ma faiblesse? Il est vrai que j'ai négligé l'agriculture, et mÃÂȘme le commerce, qui m'est si facile sur cette cÎte je n'ai songé qu'à faire une ville magnifique. Faudra-t-il donc, mon cher Mentor, me déshonorer dans l'assemblée de tant de rois et découvrir mon imprudence? S'il le faut, je le veux; je le ferai sans hésiter, quoi qu'il m'en coûte; car vous m'avez appris qu'un vrai roi, qui est fait pour ses peuples et qui se doit tout entier à eux, doit préférer le salut de son royaume à sa propre réputation. - Ce sentiment est digne du pÚre des peuples - reprit Mentor - c'est à cette bonté, et non à la vaine magnificence de votre ville, que je reconnais en vous le coeur d'un vrai roi. Mais il faut ménager votre honneur, pour l'intérÃÂȘt mÃÂȘme de votre royaume. Laissez-moi faire je vais faire entendre à ces rois que vous ÃÂȘtes engagé à rétablir Ulysse, s'il est encore vivant, ou du moins son fils, dans la puissance royale, à Ithaque, et que vous voulez en chasser par force tous les amants de Pénélope. Ils n'auront pas de peine à comprendre que cette guerre demande des troupes nombreuses. Ainsi, ils consentiront que vous ne leur donniez d'abord qu'un faible secours contre les Dauniens. A ces mots, Idoménée parut comme un homme qu'on soulage d'un fardeau accablant. - Vous sauvez, cher ami - dit-il à Mentor - mon honneur et la réputation de cette ville naissante, dont vous cacherez l'épuisement à tous mes voisins. Mais quelle apparence de dire que je veux envoyer des troupes à Ithaque pour y rétablir Ulysse, ou du moins Télémaque, son fils, pendant que Télémaque lui-mÃÂȘme est engagé à aller à la guerre contre les Dauniens? - Ne soyez pas en peine - répliqua Mentor - je ne dirai rien que de vrai. Les vaisseaux que vous enverrez pour l'établissement de votre commerce iront sur la cÎte d'Epire; ils feront à la fois deux choses l'une, de rappeler sur votre cÎte les marchands étrangers, que les trop grands impÎts éloignaient de Salente; l'autre, de chercher des nouvelles d'Ulysse. S'il est encore vivant, il faut qu'il ne soit pas loin de ces mers qui divisent la GrÚce d'avec l'Italie, et on assure qu'on l'a vu chez les Phéaciens. Quand mÃÂȘme il n'y aurait plus aucune espérance de le revoir, vos vaisseaux rendront un signalé service à son fils ils répandront dans Ithaque et dans tous les pays voisins la terreur du nom du jeune Télémaque, qu'on croyait mort comme son pÚre. Les amants de Pénélope seront étonnés d'apprendre qu'il est prÃÂȘt à revenir avec le secours d'un puissant allié; les Ithaciens n'oseront secouer le joug; Pénélope sera consolée, et refusera toujours de choisir un nouvel époux. Ainsi vous servirez Télémaque, pendant qu'il sera en votre place avec les alliés de cette cÎte d'Italie contre les Dauniens. A ces mots, Idoménée s'écria - Heureux le roi qui est soutenu par de sages conseils! Un ami sage et fidÚle vaut mieux à un roi que des armées victorieuses. Mais doublement heureux le roi qui sent son bonheur et qui en sait profiter par le bon usage des sages conseils! Car souvent il arrive qu'on éloigne de sa confiance les hommes sages et vertueux, dont on craint la vertu, pour prÃÂȘter l'oreille à des flatteurs, dont on ne craint point la trahison. Je suis moi-mÃÂȘme tombé dans cette faute, et je vous raconterai tous les malheurs qui me sont venus par un faux ami, qui flattait mes passions dans l'espérance que je flatterais à mon tour les siennes. Mentor fit aisément entendre aux rois alliés qu'Idoménée devait se charger des affaires de Télémaque, pendant que celui-ci irait avec eux. Ils se contentÚrent d'avoir dans leur armée le jeune fils d'Ulysse avec cent jeunes Crétois, qu'Idoménée lui donna pour l'accompagner; c'était la fleur de la jeune noblesse, que ce roi avait emmenée de CrÚte. Mentor lui avait conseillé de les envoyer dans cette guerre. - Il faut - disait-il - avoir soin, pendant la paix, de multiplier le peuple; mais, de peur que toute la nation ne s'amollisse et ne tombe dans l'ignorance de la guerre, il faut envoyer dans les guerres étrangÚres la jeune noblesse. Ceux-là suffisent pour entretenir toute la nation dans une émulation de gloire, dans l'amour des armes, dans le mépris des fatigues et de la mort mÃÂȘme, enfin dans l'expérience de l'art militaire. Les rois alliés partirent de Salente contents d'Idoménée et charmés de la sagesse de Mentor ils étaient pleins de joie de ce qu'ils emmenaient avec eux Télémaque. Celui-ci ne put modérer sa douleur quand il fallut se séparer de son ami. Pendant que les rois alliés se faisaient leurs adieux et juraient à Idoménée qu'ils garderaient avec lui une éternelle alliance, Mentor tenait Télémaque serré entre ses bras et se sentait arrosé de ses larmes. - Je suis insensible - disait Télémaque - à la joie d'aller acquérir de la gloire, et je ne suis touché que de la douleur de notre séparation. Il me semble que je vois encore ce temps infortuné, oÃÂč les Egyptiens m'arrachÚrent d'entre vos bras et m'éloignÚrent de vous sans me laisser aucune espérance de vous revoir. Mentor répondait à ces paroles avec douceur, pour le consoler. - Voici - lui disait-il - une séparation bien différente elle est volontaire, elle sera courte; vous allez chercher la victoire. Il faut, mon fils, que vous m'aimiez d'un amour moins tendre et plus courageux accoutumez-vous à mon absence. Vous ne m'aurez pas toujours il faut que ce soit la sagesse et la vertu, plutÎt que la présence de Mentor, qui vous inspire ce que vous devez faire. En disant ces mots, la déesse, cachée sous la figure de Mentor, couvrait Télémaque de son égide; elle répandait au-dedans de lui l'esprit de sagesse et de prévoyance, la valeur intrépide et la douce modération, qui se trouvent si rarement ensemble. "Allez - disait Mentor - au milieu des plus grands périls, toutes les fois qu'il sera utile que vous y alliez. Un prince se déshonore encore plus en évitant les dangers dans les combats qu'en n'allant jamais à la guerre. Il ne faut point que le courage de celui qui commande aux autres puisse ÃÂȘtre douteux. S'il est nécessaire à un peuple de conserver son chef ou son roi, il lui est encore plus nécessaire de ne le voir point dans une réputation douteuse sur la valeur. Souvenez-vous que celui qui commande doit ÃÂȘtre le modÚle de tous les autres; son exemple doit animer toute l'armée. Ne craignez donc aucun danger, Î Télémaque, et périssez dans les combats plutÎt que de faire douter de votre courage. Les flatteurs qui auront le plus d'empressement pour vous empÃÂȘcher de vous exposer au péril dans les occasions nécessaires seront les premiers à dire en secret que vous manquez de coeur, s'ils vous trouvent facile à arrÃÂȘter dans ces occasions. Mais aussi n'allez pas chercher les périls sans utilité. La valeur ne peut ÃÂȘtre une vertu qu'autant qu'elle est réglée par la prudence autrement, c'est un mépris insensé de la vie et une ardeur brutale. La valeur emportée n'a rien de sûr celui qui ne se possÚde point dans les dangers est plutÎt fougueux que brave; il a besoin d'ÃÂȘtre hors de lui pour se mettre au-dessus de la crainte, parce qu'il ne peut la surmonter par la situation naturelle de son coeur. En cet état, s'il ne fuit pas, du moins il se trouble; il perd la liberté de son esprit, qui lui serait nécessaire pour donner de bons ordres, pour profiter des occasions, pour renverser les ennemis, et pour servir sa patrie. S'il a toute l'ardeur d'un soldat, il n'a point le discernement d'un capitaine. Encore mÃÂȘme n'a-t-il pas le vrai courage d'un simple soldat; car le soldat doit conserver dans le combat la présence d'esprit et la modération nécessaire pour obéir. Celui qui s'expose témérairement trouble l'ordre et la discipline des troupes, donne un exemple de témérité et expose souvent l'armée entiÚre à de grands malheurs. Ceux qui préfÚrent leur vaine ambition à la sûreté de la cause commune méritent des chùtiments, et non des récompenses. Gardez-vous donc bien, mon cher fils, de chercher la gloire avec impatience. Le vrai moyen de la trouver est d'attendre tranquillement l'occasion favorable. La vertu se fait d'autant plus révérer, qu'elle se montre plus simple, plus modeste, plus ennemie de tout faste. C'est à mesure que la nécessité de s'exposer au péril augmente, qu'il faut aussi de nouvelles ressources de prévoyance et de courage qui aillent toujours croissant. Au reste, souvenez-vous qu'il ne faut s'attirer l'envie de personne. De votre cÎté, ne soyez point jaloux du succÚs des autres. Louez-les pour tout ce qui mérite quelque louange; mais louez avec discernement; disant le bien avec plaisir, cachez le mal, et n'y pensez qu'avec douleur. Ne décidez point devant ces anciens capitaines qui ont toute l'expérience que vous ne pouvez avoir écoutez-les avec déférence; consultez-les, priez les plus habiles de vous instruire, et n'ayez point de honte d'attribuer à leurs instructions tout ce que vous ferez de meilleur. Enfin n'écoutez jamais les discours par lesquels on voudra exciter votre défiance ou votre jalousie contre les autres chefs. Parlez-leur avec confiance et ingénuité. Si vous croyez qu'ils aient manqué à votre égard, ouvrez-leur votre coeur, expliquez-leur toutes vos raisons. S'ils sont capables de sentir la noblesse de cette conduite, vous les charmerez et vous tirerez d'eux tout ce que vous aurez sujet d'en attendre. Si au contraire ils ne sont pas assez raisonnables pour entrer dans vos sentiments, vous serez instruit par vous-mÃÂȘme de ce qu'il y aura en eux d'injuste à souffrir; vous prendrez vos mesures pour ne vous plus commettre jusqu'à ce que la guerre finisse, et vous n'aurez rien à vous reprocher. Mais surtout ne dites jamais à certains flatteurs, qui sÚment la division, les sujets de peine que vous croirez avoir contre les chefs de l'armée oÃÂč vous serez. Je demeurerai ici, continua Mentor, pour secourir Idoménée dans le besoin oÃÂč il est de travailler au bonheur de ses peuples, et pour achever de lui faire réparer les fautes que ses mauvais conseils et les flatteurs lui ont fait commettre dans l'établissement de son nouveau royaume." Alors Télémaque ne put s'empÃÂȘcher de témoigner à Mentor quelque surprise et mÃÂȘme quelque mépris pour la conduite d'Idoménée. Mais Mentor l'en reprit d'un ton sévÚre. "Etes-vous étonné - lui dit-il - de ce que les hommes les plus estimables sont encore hommes et montrent encore quelques restes des faiblesses de l'humanité parmi les piÚges innombrables et les embarras inséparables de la royauté? Idoménée, il est vrai, a été nourri dans des idées de faste et de hauteur; mais quel philosophe pourrait se défendre de la flatterie, s'il avait été en sa place? Il est vrai qu'il s'est laissé trop prévenir par ceux qui ont eu sa confiance; mais les plus sages rois sont souvent trompés, quelques précautions qu'ils prennent pour ne l'ÃÂȘtre pas. Un roi ne peut se passer de ministres qui le soulagent et en qui il se confie, puisqu'il ne peut tout faire. D'ailleurs, un roi connaÃt beaucoup moins que les particuliers les hommes qui l'environnent on est toujours masqué auprÚs de lui; on épuise toutes sortes d'artifices pour le tromper. Hélas! cher Télémaque, vous ne l'éprouverez que trop. On ne trouve point dans les hommes ni les vertus ni les talents qu'on y cherche. On a beau les étudier et les approfondir, on s'y mécompte tous les jours. On ne vient mÃÂȘme jamais à bout de faire des meilleurs hommes ce qu'on aurait besoin d'en faire pour le bien public. Ils ont leurs entÃÂȘtements, leurs incompatibilités, leurs jalousies. On ne les persuade, ni on ne les corrige guÚre. Plus on a de peuples à gouverner, plus il faut de ministres pour faire par eux ce qu'on ne peut faire soi-mÃÂȘme; et plus on a besoin d'hommes à qui on confie l'autorité, plus on est exposé à se tromper dans de tels choix. Tel critique aujourd'hui impitoyablement les rois, qui gouvernerait demain beaucoup moins bien qu'eux et qui ferait les mÃÂȘmes fautes, avec d'autres infiniment plus grandes, si on lui confiait la mÃÂȘme puissance. La condition privée, quand on y joint un peu d'esprit pour bien parler, couvre tous les défauts naturels, relÚve des talents éblouissants, et fait paraÃtre un homme digne de toutes les places dont il est éloigné. Mais c'est l'autorité qui met tous les talents à une rude épreuve et qui découvre de grands défauts. La grandeur est comme certains verres qui grossissent tous les objets tous les défauts paraissent croÃtre dans ces hautes places, oÃÂč les moindres choses ont de grandes conséquences et oÃÂč les plus légÚres fautes ont de violents contrecoups. Le monde entier est occupé à observer un seul homme à toute heure et à le juger en toute rigueur. Ceux qui le jugent n'ont aucune expérience de l'état oÃÂč il est ils n'en sentent point les difficultés, et ils ne veulent plus qu'il soit homme, tant ils exigent de perfection de lui. Un roi, quelque bon et sage qu'il soit, est encore homme. Son esprit a des bornes, et sa vertu en a aussi. Il a de l'humeur, des passions, des habitudes, dont il n'est pas tout à fait le maÃtre. Il est obsédé par des gens intéressés et artificieux; il ne trouve point les secours qu'il cherche. Il tombe chaque jour dans quelque mécompte, tantÎt par ses passions et tantÎt par celles de ses ministres. A peine a-t-il réparé une faute, qu'il retombe dans une autre. Telle est la condition des rois les plus éclairés et les plus vertueux. Les plus longs et les meilleurs rÚgnes sont trop courts et trop imparfaits pour réparer à la fin ce qu'on a gùté, sans le vouloir, dans les commencements. La royauté porte avec elle toutes ces misÚres l'impuissance humaine succombe sous un fardeau si accablant. Il faut plaindre les rois et les excuser. Ne sont-ils pas à plaindre d'avoir à gouverner tant d'hommes, dont les besoins sont infinis et qui donnent tant de peines à ceux qui veulent les bien gouverner? Pour parier franchement, les hommes sont fort à plaindre d'avoir à ÃÂȘtre gouvernés par un roi, qui n'est qu'homme, semblable à eux; car il faudrait les dieux pour redresser les hommes. Mais les rois ne sont pas moins à plaindre, n'étant qu'hommes, c'est-à -dire faibles et imparfaits, d'avoir à gouverner cette multitude innombrable d'hommes corrompus et trompeurs." Télémaque répondit avec vivacité - Idoménée a perdu par sa faute le royaume de ses ancÃÂȘtres en CrÚte, et, sans vos conseils, il en aurait perdu un second à Salente. "J'avoue - reprit Mentor - qu'il a fait de grandes fautes; mais cherchez dans la GrÚce et dans tous les autres pays les mieux policés un roi qui n'en ait point fait d'inexcusables. Les plus grands hommes ont, dans leur tempérament et dans le caractÚre de leur esprit, des défauts qui les entraÃnent, et les plus louables sont ceux qui ont le courage de connaÃtre et de réparer leurs égarements. Pensez-vous qu'Ulysse, le grand Ulysse, votre pÚre, qui est le modÚle des rois de la GrÚce, n'ait pas aussi ses faiblesses et ses défauts? Si Minerve ne l'eût conduit pas à pas, combien de fois aurait-il succombé dans les périls et dans les embarras oÃÂč la fortune s'est jouée de lui! Combien de fois Minerve l'a-t-elle retenu ou redressé, pour le conduire toujours à la gloire par le chemin de la vertu! N'attendez pas mÃÂȘme, quand vous le verrez régner avec tant de gloire à Ithaque, de le trouver sans imperfections vous lui en verrez, sans doute. La GrÚce, l'Asie, et toutes les Ãles des mers l'ont admiré malgré ces défauts; mille qualités merveilleuses les font oublier. Vous serez trop heureux de pouvoir l'admirer aussi et de l'étudier sans cesse comme votre modÚle. Accoutumez-vous donc, Î Télémaque, à n'attendre des plus grands hommes que ce que l'humanité est capable de faire. La jeunesse, sans expérience, se livre à une critique présomptueuse, qui la dégoûte de tous les modÚles qu'elle a besoin de suivre et qui la jette dans une indocilité incurable. Non seulement vous devez aimer, respecter, imiter votre pÚre, quoiqu'il ne soit point parfait; mais encore vous devez avoir une haute estime pour Idoménée, malgré tout ce que j'ai repris en lui. Il est naturellement sincÚre, droit, équitable, libéral, bienfaisant; sa valeur est parfaite; il déteste la fraude quand il la connaÃt et qu'il suit librement la véritable pente de son coeur. Tous ses talents extérieurs sont grands et proportionnés à sa place. Sa simplicité à avouer son tort, sa douceur, sa patience pour se laisser dire par moi les choses les plus dures, son courage contre lui-mÃÂȘme pour réparer publiquement ses fautes et pour se mettre par là au-dessus de toute la critique des hommes montrent une ùme véritablement grande. Le bonheur ou le conseil d'autrui peuvent préserver de certaines fautes un homme trÚs médiocre; mais il n'y a qu'une vertu extraordinaire qui puisse engager un roi, si longtemps séduit par la flatterie, à réparer son tort. Il est bien plus glorieux de se relever ainsi que de n'ÃÂȘtre jamais tombé. Idoménée a fait les fautes que presque tous les rois font; mais presque aucun roi ne fait, pour se corriger, ce qu'il vient de faire. Pour moi, je ne pouvais me lasser de l'admirer dans les moments mÃÂȘmes oÃÂč il me permettait de le contredire. Admirez-le aussi, mon cher Télémaque c'est moins pour sa réputation que pour votre utilité que je vous donne ce conseil." Mentor fit sentir à Télémaque, par ce discours, combien il est dangereux d'ÃÂȘtre injuste en se laissant aller à une critique rigoureuse contre les autres hommes, et surtout contre ceux qui sont chargés des embarras et des difficultés du gouvernement. Ensuite il lui dit - Il est temps que vous partiez; adieu je vous attendrai. O mon cher Télémaque, souvenez-vous que ceux qui craignent les dieux n'ont rien à craindre des hommes. Vous vous trouverez dans les plus extrÃÂȘmes périls; mais sachez que Minerve ne vous abandonnera point. A ces mots, Télémaque crut sentir la présence de la déesse, et il eût mÃÂȘme reconnu que c'était elle qui parlait pour le remplir de confiance, si la déesse n'eût rappelé l'idée de Mentor en lui disant - N'oubliez pas, mon fils, tous les soins que j'ai pris, pendant votre enfance, pour vous rendre sage et courageux comme votre pÚre. Ne faites rien qui ne soit digne de ses grands exemples et des maximes de vertu que j'ai tùché de vous inspirer. Le soleil se levait déjà et dorait le sommet des montagnes, quand les rois sortirent de Salente pour rejoindre leurs troupes. Ces troupes, campées autour de la ville, se mirent en marche sous leurs commandants. On voyait de tous cÎtés briller le fer des piques hérissées; l'éclat des boucliers éblouissait les yeux; un nuage de poussiÚre s'élevait jusqu'aux nues. Idoménée, avec Mentor, conduisait dans la campagne les rois alliés et s'éloignait des murs de la ville. Enfin ils se séparÚrent aprÚs s'ÃÂȘtre donné de part et d'autre les marques d'une vraie amitié, et les alliés ne doutÚrent plus que la paix ne fût durable, lorsqu'ils connurent la bonté du coeur d'Idoménée, qu'on leur avait représenté bien différent de ce qu'il était c'est qu'on jugeait de lui, non par ses sentiments naturels, mais par les conseils flatteurs et injustes auxquels il s'était livré. AprÚs que l'armée fut partie, Idoménée mena Mentor dans tous les quartiers de la ville. - Voyons - disait Mentor - combien vous avez d'hommes et dans la ville et dans la campagne voisine faisons-en le dénombrement. Examinons aussi combien vous avez de laboureurs parmi ces hommes. Voyons combien vos terres portent, dans les années médiocres, de blé, de vin, d'huile, et des autres choses utiles nous saurons par cette voie si la terre fournit de quoi nourrir tous ses habitants et si elle produit encore de quoi faire un commerce utile de son superflu avec les pays étrangers. Examinons aussi combien vous avez de vaisseaux et de matelots. C'est par là qu'il faut juger de votre puissance. Il alla visiter le port et entra dans chaque vaisseau. Il s'informa des pays oÃÂč chaque vaisseau allait pour le commerce quelles marchandises il y apportait; celles qu'il prenait au retour; quelle était la dépense du vaisseau pendant la navigation; les prÃÂȘts que les marchands se faisaient les uns aux autres; les sociétés qu'ils faisaient entre eux, pour savoir si elles étaient équitables et fidÚlement observées; enfin les hasards des naufrages et les autres malheurs du commerce, pour prévenir la ruine des marchands, qui, par l'avidité du gain, entreprennent souvent des choses qui sont au-delà de leurs forces. Il voulut qu'on punÃt sévÚrement toutes les banqueroutes, parce que celles qui sont exemptes de mauvaise foi ne le sont presque jamais de témérité. En mÃÂȘme temps il fit des rÚgles pour faire en sorte qu'il fût aisé de ne faire jamais banqueroute il établit des magistrats à qui les marchands rendaient compte de leurs effets, de leurs profits, de leur dépense et de leurs entreprises. Il ne leur était jamais permis de risquer le bien d'autrui, et ils ne pouvaient mÃÂȘme risquer que la moitié du leur. De plus, ils faisaient en société les entreprises qu'ils ne pouvaient faire seuls, et la police de ces sociétés était inviolable par la rigueur des peines imposées à ceux qui ne les suivraient pas. D'ailleurs, la liberté du commerce était entiÚre bien loin de le gÃÂȘner par des impÎts, on promettait une récompense à tous les marchands qui pourraient attirer à Salente le commerce de quelque nouvelle nation. Ainsi les peuples y accoururent bientÎt en foule de toutes parts. Le commerce de cette ville était semblable au flux et reflux de la mer. Les trésors y entraient comme les flots viennent l'un sur l'autre. Tout y était apporté et tout en sortait librement. Tout ce qui entrait était utile; tout ce qui sortait laissait, en sortant, d'autres richesses en sa place. La justice sévÚre présidait dans le port au milieu de tant de nations. La franchise, la bonne foi, la candeur semblaient, du haut de ces superbes tours, appeler les marchands des terres les plus éloignées chacun de ces marchands, soit qu'il vÃnt des rives orientales oÃÂč le soleil sort chaque jour du sein des ondes, soit qu'il fût parti de cette grande mer oÃÂč le soleil, lassé de son cours, va éteindre ses feux, vivait paisiblement en sûreté dans Salente comme dans sa patrie. Pour le dedans de la ville, Mentor visita tous les magasins, toutes les boutiques d'artisans et toutes les places publiques. Il défendit toutes les marchandises de pays étrangers qui pouvaient introduire le luxe et la mollesse. Il régla les habits, la nourriture, les meubles, la grandeur et l'ornement des maisons, pour toutes les conditions différentes. Il bannit tous les ornements d'or et d'argent, et il dit à Idoménée "Je ne connais qu'un seul moyen pour rendre votre peuple modeste dans sa dépense, c'est que vous lui en donniez vous-mÃÂȘme l'exemple. Il est nécessaire que vous ayez une certaine majesté dans votre extérieur; mais votre autorité sera assez marquée par vos gardes et par les principaux officiers qui vous environnent. Contentez-vous d'un habit de laine trÚs fine, teinte en pourpre; que les principaux de l'Etat, aprÚs vous, soient vÃÂȘtus de la mÃÂȘme laine, et que toute la différence ne consiste que dans la couleur et dans une légÚre broderie d'or, que vous aurez sur le bord de votre habit. Les différentes couleurs serviront à distinguer les différentes conditions, sans avoir besoin ni d'or, ni d'argent, ni de pierreries. Réglez les conditions par la naissance. Mettez au premier rang ceux qui ont une noblesse plus ancienne et plus éclatante. Ceux qui auront le mérite et l'autorité des emplois seront assez contents de venir aprÚs ces anciennes et illustres familles, qui sont dans une si longue possession des premiers honneurs. Les hommes qui n'ont pas la mÃÂȘme noblesse leur céderont sans peine, pourvu que vous ne les accoutumiez point à se méconnaÃtre dans une trop prompte et trop haute fortune et que vous donniez des louanges à la modération de ceux qui seront modestes dans la prospérité. La distinction la moins exposée à l'envie est celle qui vient d'une longue suite d'ancÃÂȘtres. Pour la vertu, elle sera assez excitée et on aura assez d'empressement à servir l'Etat, pourvu que vous donniez des couronnes et des statues aux belles actions et que ce soit un commencement de noblesse pour les enfants de ceux qui les auront faites. Les personnes du premier rang aprÚs vous seront vÃÂȘtues de blanc, avec une frange d'or au bas de leurs habits. Ils auront au doigt un anneau d'or, et au cou une médaille d'or avec votre portrait. Ceux du second rang seront vÃÂȘtus de bleu ils porteront une frange d'argent, avec l'anneau, et point de médaille; les troisiÚmes, de vert, sans anneau et sans frange, mais avec la médaille; les quatriÚmes, d'un jaune d'aurore; les cinquiÚmes, d'un rouge pùle ou de rose; les sixiÚmes, de gris-de-lin; et les septiÚmes, qui seront les derniers du peuple, d'une couleur mÃÂȘlée de jaune et de blanc. Voilà les habits de sept conditions différentes pour les hommes libres. Tous les esclaves seront vÃÂȘtus de gris-brun. Ainsi, sans aucune dépense, chacun sera distingué suivant sa condition, et on bannira de Salente tous les arts qui ne servent qu'à entretenir le faste. Tous les artisans qui seraient employés à ces arts pernicieux serviront ou aux arts nécessaires, qui sont en petit nombre, ou au commerce, ou à l'agriculture. On ne souffrira jamais aucun changement, ni pour la nature des étoffes, ni pour la forme des habits car il est indigne que des hommes, destinés à une vie sérieuse et noble, s'amusent à inventer des parures affectées, ni qu'ils permettent que leurs femmes, à qui ces amusements seraient moins honteux, tombent jamais dans cet excÚs." Mentor, semblable à un habile jardinier, qui retranche dans ses arbres fruitiers le bois inutile, tùchait ainsi de retrancher le faste inutile qui corrompait les moeurs il ramenait toutes choses à une noble et frugale simplicité. Il régla de mÃÂȘme la nourriture des citoyens et des esclaves. - Quelle honte - disait-il - que les hommes les plus élevés fassent consister leur grandeur dans les ragoûts, par lesquels ils amollissent leurs ùmes et ruinent insensiblement la santé de leur corps! Ils doivent faire consister leur bonheur dans leur modération, dans leur autorité pour faire du bien aux autres hommes, et dans la réputation que leurs bonnes actions doivent leur procurer. La sobriété rend la nourriture la plus simple trÚs agréable. C'est elle qui donne, avec la santé la plus vigoureuse, les plaisirs les plus purs et les plus constants. Il faut donc borner vos repas aux viandes les meilleures, mais apprÃÂȘtées sans aucun ragoût. C'est un art pour empoisonner les hommes, que celui d'irriter leur appétit au-delà de leur vrai besoin. Idoménée comprit bien qu'il avait eu tort de laisser les habitants de sa nouvelle ville amollir et corrompre leurs moeurs, en violant toutes les lois de Minos sur la sobriété; mais le sage Mentor lui fit remarquer que les lois mÃÂȘmes, quoique renouvelées, seraient inutiles, si l'exemple du roi ne leur donnait une autorité qui ne pouvait venir d'ailleurs. AussitÎt Idoménée régla sa table, oÃÂč il n'admit que du pain excellent, du vin du pays, qui est fort et agréable, mais en fort petite quantité, avec des viandes simples, telles qu'il en mangeait avec les autres Grecs au siÚge de Troie. Personne n'osa se plaindre d'une rÚgle que le roi s'imposait lui-mÃÂȘme et chacun se corrigea ainsi de la profusion et de la délicatesse oÃÂč l'on commençait à se plonger pour les repas. Mentor retrancha ensuite la musique molle et efféminée, qui corrompait toute la jeunesse. Il ne condamna pas avec une moindre sévérité la musique bachique, qui n'enivre guÚre moins que le vin et qui produit des moeurs pleines d'emportement et d'impudence. Il borna toute la musique aux fÃÂȘtes dans les temples, pour y chanter les louanges des dieux et des héros qui ont donné l'exemple des plus rares vertus. Il ne permit aussi que pour les temples les grands ornements d'architecture, tels que les colonnes, les frontons, les portiques; il donna des modÚles d'une architecture simple et gracieuse, pour faire, dans un médiocre espace, une maison gaie et commode pour une famille nombreuse, en sorte qu'elle fût tournée à un aspect sain, que les logements en fussent dégagés les uns des autres, que l'ordre et la propreté s'y conservassent facilement et que l'entretien fût de peu de dépense. Il voulut que chaque maison un peu considérable eût un salon et un petit péristyle, avec de petites chambres pour toutes les personnes libres. Mais il défendit trÚs sévÚrement la multitude superflue et la magnificence des logements. Ces divers modÚles de maisons, suivant la grandeur des familles, servirent à embellir à peu de frais une partie de la ville et à la rendre réguliÚre; au lieu que l'autre partie, déjà achevée suivant le caprice et le faste des particuliers, avait, malgré sa magnificence, une disposition moins agréable et moins commode. Cette nouvelle ville fut bùtie en trÚs peu de temps, parce que la cÎte voisine de la GrÚce fournit de bons architectes et qu'on fit venir un trÚs grand nombre de maçons de l'Epire et de plusieurs autres pays, à condition qu'aprÚs avoir achevé leurs travaux ils s'établiraient autour de Salente, y prendraient des terres à défricher, et serviraient à peupler la campagne. La peinture et la sculpture parurent à Mentor des arts qu'il n'est pas permis d'abandonner; mais il voulut qu'on souffrÃt dans Salente peu d'hommes attachés à ces arts. Il établit une école oÃÂč présidaient des maÃtres d'un goût exquis, qui examinaient les jeunes élÚves. Il ne faut - disait-il - rien de bas et de faible dans ces arts qui ne sont pas absolument nécessaires. Par conséquent, on n'y doit admettre que de jeunes gens d'un génie qui promette beaucoup, et qui tendent à la perfection. Les autres sont nés pour des arts moins nobles, et ils seront employés plus utilement aux besoins ordinaires de la république. Il ne faut - disait-il - employer les sculpteurs et les peintres que pour conserver la mémoire des grands hommes et des grandes actions. C'est dans les bùtiments publics ou dans les tombeaux qu'on doit conserver des représentations de tout ce qui a été fait avec une vertu extraordinaire pour le service de la patrie. Au reste, la modération et la frugalité de Mentor n'empÃÂȘchÚrent pas qu'il n'autorisùt tous les grands bùtiments destinés aux courses de chevaux et de chariots, aux combats de lutteurs, à ceux du ceste et à tous les autres exercices qui cultivent les corps pour les rendre plus adroits et plus vigoureux. Il retrancha un nombre prodigieux de marchands qui vendaient des étoffes façonnées des pays éloignés, des broderies d'un prix excessif, des vases d'or et d'argent avec des figures de dieux, d'hommes et d'animaux, enfin des liqueurs et des parfums. Il voulut mÃÂȘme que les meubles de chaque maison fussent simples et faits de maniÚre à durer longtemps, en sorte que les Salentins, qui se plaignaient hautement de leur pauvreté, commencÚrent à sentir combien ils avaient de richesses superflues mais c'étaient des richesses trompeuses qui les appauvrissaient, et ils devenaient effectivement riches à mesure qu'ils avaient le courage de s'en dépouiller. "C'est s'enrichir, disaient-ils eux-mÃÂȘmes, que de mépriser de telles richesses, qui épuisent l'Etat, et que de diminuer ses besoins, en les réduisant aux vraies nécessités de la nature." Mentor se hùta de visiter les arsenaux et tous les magasins, pour savoir si les armes et toutes les autres choses nécessaires à la guerre étaient en bon état car il faut, disait-il, ÃÂȘtre toujours prÃÂȘt à faire la guerre, pour n'ÃÂȘtre jamais réduit au malheur de la faire. Il trouva que plusieurs choses manquaient partout. AussitÎt on assembla des ouvriers pour travailler sur le fer, sur l'acier et sur l'airain. On voyait s'élever des fournaises ardentes, des tourbillons de fumée et de flammes semblables à ces feux souterrains que vomit le mont Etna. Le marteau résonnait sur l'enclume, qui gémissait sous les coups redoublés. Les montagnes voisines et les rivages de la mer en retentissaient; on eût cru ÃÂȘtre dans cette Ãle oÃÂč Vulcain, animant les Cyclopes, forge des foudres pour le pÚre des dieux, et, par une sage prévoyance, on voyait, dans une profonde paix, tous les préparatifs de la guerre. Ensuite Mentor sortit de la ville avec Idoménée, et trouva une grande étendue de terres fertiles qui demeuraient incultes; d'autres n'étaient cultivées qu'à demi, par la négligence et par la pauvreté des laboureurs, qui, manquant d'hommes, manquaient aussi de courage et de forces de corps pour mettre l'agriculture dans sa perfection. Mentor, voyant cette campagne désolée, dit au roi "La terre ne demande ici qu'à enrichir ses habitants; mais les habitants manquent à la terre. Prenons donc tous ces artisans superflus qui sont dans la ville, et dont les métiers ne serviraient qu'à dérégler les moeurs, pour leur faire cultiver ces plaines et ces collines. Il est vrai que c'est un malheur que tous ces hommes exercés à des arts qui demandent une vie sédentaire ne soient point exercés au travail mais voici un moyen d'y remédier. Il faut partager entre eux les terres vacantes et appeler à leur secours des peuples voisins, qui feront sous eux le plus rude travail. Ces peuples le feront, pourvu qu'on leur promette des récompenses convenables sur les fruits des terres mÃÂȘmes qu'ils défricheront ils pourront, dans la suite, en posséder une partie et ÃÂȘtre ainsi incorporés à votre peuple, qui n'est pas assez nombreux. Pourvu qu'ils soient laborieux et dociles aux lois, vous n'aurez point de meilleurs sujets, et ils accroÃtront votre puissance. Vos artisans de la ville, transplantés dans la campagne, élÚveront leurs enfants au travail et au goût de la vie champÃÂȘtre. De plus, tous les maçons des pays étrangers, qui travaillent à bùtir votre ville, se sont engagés à défricher une partie de vos terres et à se faire laboureurs, incorporés à votre peuple, dÚs qu'ils auront achevé leurs ouvrages de la ville. Ces ouvriers sont ravis de s'engager à passer leur vie sous une domination qui est maintenant si douce. Comme ils sont robustes et laborieux, leur exemple servira pour exciter au travail les artisans transplantés de la ville à la campagne, avec lesquels ils seront mÃÂȘlés. Dans la suite, tout le pays sera peuplé de familles vigoureuses et adonnées à l'agriculture. Au reste, ne soyez point en peine de la multiplication de ce peuple il deviendra bientÎt innombrable, pourvu que vous facilitiez les mariages. La maniÚre de les faciliter est bien simple presque tous les hommes ont l'inclination de se marier; il n'y a que la misÚre qui les en empÃÂȘche. Si vous ne les chargez point d'impÎts, ils vivront sans peine avec leurs femmes et leurs enfants; car la terre n'est jamais ingrate elle nourrit toujours de ses fruits ceux qui la cultivent soigneusement; elle ne refuse ses biens qu'à ceux qui craignent de lui donner leurs peines. Plus les laboureurs ont d'enfants, plus ils sont riches, si le prince ne les appauvrit pas; car leurs enfants, dÚs leur plus tendre jeunesse, commencent à les secourir. Les plus jeunes conduisent les moutons dans les pùturages; les autres, qui sont plus grands, mÚnent déjà les grands troupeaux; les plus ùgés labourent avec leur pÚre. Cependant la mÚre de toute la famille prépare un repas simple à son époux et à ses chers enfants, qui doivent revenir fatigués du travail de la journée; elle a soin de traire ses vaches et ses brebis, et on voit couler des ruisseaux de lait; elle fait un grand feu, autour duquel toute la famille innocente et paisible prend plaisir à chanter tout le soir en attendant le doux sommeil; elle prépare des fromages, des chùtaignes et des fruits, conservés dans la mÃÂȘme fraÃcheur que si on venait de les cueillir. Le berger revient avec sa flûte et chante à la famille assemblée les nouvelles chansons qu'il a apprises dans les hameaux voisins. Le laboureur rentre avec sa charrue, et ses boeufs fatigués marchent, le cou penché, d'un pas lent et tardif, malgré l'aiguillon qui les presse. Tous les maux du travail finissent avec la journée. Les pavots que le sommeil, par l'ordre des dieux, répand sur la terre apaisent tous les noirs soucis par leurs charmes et tiennent toute la nature dans un doux enchantement; chacun s'endort, sans prévoir les peines du lendemain. Heureux ces hommes sans ambition, sans défiance, sans artifice, pourvu que les dieux leur donnent un bon roi, qui ne trouble point leur joie innocente. Mais quelle horrible inhumanité, que de leur arracher, pour des desseins pleins de faste et d'ambition, les doux fruits de leur terre, qu'ils ne tiennent que de la libérale nature et de la sueur de leur front! La nature seule tirerait de son sein fécond tout ce qu'il faudrait pour un nombre infini d'hommes modérés et laborieux; mais c'est l'orgueil et la mollesse de certains hommes qui en mettent tant d'autres dans une affreuse pauvreté. - Que ferai-je - disait Idoménée - si ces peuples, que je répandrai dans ces fertiles campagnes, négligent de les cultiver? - Faites - lui répondait Mentor - tout le contraire de ce qu'on fait communément. Les princes avides et sans prévoyance ne songent qu'à charger d'impÎts ceux d'entre leurs sujets qui sont les plus vigilants et les plus industrieux pour faire valoir leurs biens c'est qu'ils espÚrent en ÃÂȘtre payés plus facilement; en mÃÂȘme temps, ils chargent moins ceux que la paresse rend plus misérables. Renversez ce mauvais ordre, qui accable les bons, qui récompense le vice et qui introduit une négligence aussi funeste au roi mÃÂȘme qu'à tout l'Etat. Mettez des taxes, des amendes, et mÃÂȘme, s'il le faut, d'autres peines rigoureuses sur ceux qui négligeront leurs champs, comme vous puniriez des soldats qui abandonneraient leurs postes dans la guerre au contraire, donnez des grùces et des exemptions aux familles qui, se multipliant, augmentent à proportion la culture de leurs terres. BientÎt les familles se multiplieront et tout le monde s'animera au travail! il deviendra mÃÂȘme honorable la profession de laboureur ne sera plus méprisée, n'étant plus accablée de tant de maux. On reverra la charrue en honneur, maniée par des mains victorieuses, qui auraient défendu la patrie. Il ne sera pas moins beau de cultiver l'héritage reçu de ses ancÃÂȘtres, pendant une heureuse paix, que de l'avoir défendu généreusement pendant les troubles de la guerre. Toute la campagne refleurira CérÚs se couronnera d'épis dorés; Bacchus, foulant à ses pieds les raisins, fera couler, du penchant des montagnes, des ruisseaux de vin plus doux que le nectar; les creux vallons retentiront des concerts des bergers, qui, le long des clairs ruisseaux, joindront leurs voix avec leurs flûtes, pendant que leurs troupeaux bondissants paÃtront sur l'herbe et parmi les fleurs, sans craindre les loups. Ne serez-vous pas trop heureux, Î Idoménée, d'ÃÂȘtre la source de tant de biens et de faire vivre, à l'ombre de votre nom, tant de peuples dans un si aimable repos? Cette gloire n'est-elle pas plus touchante que celle de ravager la terre, de répandre partout, et presque autant chez soi, au milieu des victoires, que chez les étrangers vaincus, le carnage, le trouble, l'horreur, la langueur, la consternation, la cruelle faim et le désespoir? O heureux le roi assez aimé des dieux, et d'un coeur assez grand, pour entreprendre d'ÃÂȘtre ainsi les délices des peuples et de montrer à tous les siÚcles, dans son rÚgne, un si charmant spectacle! La terre entiÚre, loin de se défendre de sa puissance par des combats, viendrait à ses pieds le prier de régner sur elle." doménée lui répondit "Mais quand les peuples seront ainsi dans la paix et dans l'abondance, les délices les corrompront et ils tourneront contre moi les forces que je leur aurai données. - Ne craignez point - dit Mentor - cet inconvénient c'est un prétexte qu'on allÚgue toujours pour flatter les princes prodigues, qui veulent accabler leurs peuples d'impÎts. Le remÚde est facile. Les lois que nous venons d'établir pour l'agriculture rendront leur vie laborieuse; et, dans leur abondance, ils n'auront que le nécessaire, parce que nous retranchons tous les arts qui fournissent le superflu. Cette abondance mÃÂȘme sera diminuée par la facilité des mariages et par la grande multiplication des familles. Chaque famille, étant nombreuse et ayant peu de terre, aura besoin de la cultiver par un travail sans relùche. C'est la mollesse et l'oisiveté qui rendent les peuples insolents et rebelles. Ils auront du pain, à la vérité, et assez largement, mais ils n'auront que du pain, et des fruits de leur propre terre, gagnés à la sueur de leur visage. Pour tenir votre peuple dans cette modération, il faut régler, dÚs à présent, l'étendue de terre que chaque famille pourra posséder. Vous savez que nous avons divisé tout votre peuple en sept classes, suivant les différentes conditions il ne faut permettre à chaque famille, dans chaque classe, de pouvoir posséder que l'étendue de terre absolument nécessaire pour nourrir le nombre de personnes dont elle sera composée. Cette rÚgle étant inviolable, les nobles ne pourront point faire des acquisitions sur les pauvres tous auront des terres; mais chacun en aura fort peu, et sera excité par là à la bien cultiver. Si, dans une longue suite de temps, les terres manquaient ici, on ferait des colonies, qui augmenteraient cet Etat. Je crois mÃÂȘme que vous devez prendre garde à ne laisser jamais le vin devenir trop commun dans votre royaume. Si on a planté trop de vignes, il faut qu'on les arrache le vin est la source des plus grands maux parmi les peuples; il cause les maladies, les querelles, les séditions, l'oisiveté, le dégoût du travail, le désordre des familles. Que le vin soit donc réservé comme une espÚce de remÚde, ou comme une liqueur trÚs rare, qui n'est employée que pour les sacrifices ou pour les fÃÂȘtes extraordinaires. Mais n'espérez point de faire observer une rÚgle si importante, si vous n'en donnez vous-mÃÂȘme l'exemple. D'ailleurs il faut faire garder inviolablement les lois de Minos pour l'éducation des enfants. Il faut établir des écoles publiques, oÃÂč l'on enseigne la crainte des dieux, l'amour de la patrie, le respect des lois, la préférence de l'honneur aux plaisirs et à la vie mÃÂȘme. Il faut avoir des magistrats qui veillent sur les familles et sur les moeurs des particuliers. Veillez vous-mÃÂȘme, vous qui n'ÃÂȘtes roi, c'est-à -dire pasteur du peuple, que pour veiller nuit et jour sur votre troupeau par là vous préviendrez un nombre infini de désordres et de crimes; ceux que vous ne pourrez prévenir, punissez-les d'abord sévÚrement. C'est une clémence, que de faire d'abord des exemples qui arrÃÂȘtent le cours de l'iniquité. Par un peu de sang répandu à propos, on en épargne beaucoup pour la suite, et on se met en état d'ÃÂȘtre craint, sans user souvent de rigueur. Mais quelle détestable maxime que de ne croire trouver sa sûreté que dans l'oppression de ses peuples! Ne les point faire instruire, ne les point conduire à la vertu, ne s'en faire jamais aimer, les pousser par la terreur jusqu'au désespoir, les mettre dans l'affreuse nécessité ou de ne pouvoir jamais respirer librement, ou de secouer le joug de votre tyrannique domination, est-ce là le vrai moyen de régner sans trouble? Est-ce là le vrai chemin qui mÚne à la gloire? Souvenez-vous que les pays oÃÂč la domination du souverain est plus absolue sont ceux oÃÂč les souverains sont moins puissants. Ils prennent, ils ruinent tout, ils possÚdent seuls tout l'Etat; mais aussi tout l'Etat languit les campagnes sont en friche et presque désertes; les villes diminuent chaque jour; le commerce tarit. Le roi, qui ne peut ÃÂȘtre roi tout seul, et qui n'est grand que par ses peuples, s'anéantit lui-mÃÂȘme peu à peu par l'anéantissement insensible des peuples dont il tire ses richesses et sa puissance. Son Etat s'épuise d'argent et d'hommes cette derniÚre perte est la plus grande et la plus irréparable. Son pouvoir absolu fait autant d'esclaves qu'il a de sujets. On le flatte, on fait semblant de l'adorer, on tremble au moindre de ses regards; mais attendez la moindre révolution cette puissance monstrueuse, poussée jusqu'à un excÚs trop violent, ne saurait durer; elle n'a aucune ressource dans le coeur des peuples elle a lassé et irrité tous les corps de l'Etat; elle contraint tous les membres de ce corps de soupirer aprÚs un changement. Au premier coup qu'on lui porte, l'idole se renverse, se brise et est foulée aux pieds. Le mépris, la haine, la crainte, le ressentiment, la défiance, en un mot toutes les passions se réunissent contre une autorité si odieuse. Le roi, qui, dans sa vaine prospérité, ne trouvait pas un seul homme assez hardi pour lui dire la vérité, ne trouvera, dans son malheur, aucun homme qui daigne ni l'excuser ni le défendre contre ses ennemis." AprÚs ces discours, Idoménée, persuadé par Mentor, se hùta de distribuer les terres vacantes, de les remplir de tous les artisans inutiles et d'exécuter tout ce qui avait été résolu. Il réserva seulement pour les maçons les terres qu'il leur avait destinées et qu'ils ne pouvaient cultiver qu'aprÚs la fin de leurs travaux pour la ville. Déjà la réputation du gouvernement doux et modéré d'Idoménée attire en foule de tous cÎtés des peuples qui viennent s'incorporer au sien et chercher leur bonheur sous une si aimable domination. Déjà ces campagnes, si longtemps couvertes de ronces et d'épines, promettent de riches moissons et des fruits jusqu'alors inconnus. La terre ouvre son sein au tranchant de la charrue et prépare ses richesses pour récompenser le laboureur l'espérance reluit de tous cÎtés. On voit dans les vallons et sur les collines les troupeaux de moutons, qui bondissent sur l'herbe, et les grands troupeaux de boeufs et de génisses, qui font retentir les hautes montagnes de leurs mugissements ces troupeaux servent à engraisser les campagnes. C'est Mentor qui a trouvé le moyen d'avoir ces troupeaux Mentor conseilla à Idoménée de faire avec les PeucÚtes, peuples voisins, un échange de toutes les choses superflues qu'on ne voulait plus souffrir dans Salente avec ces troupeaux, qui manquaient aux Salentins. En mÃÂȘme temps la ville et les villages d'alentour étaient pleins d'une belle jeunesse, qui avait langui longtemps dans la misÚre et qui n'avaient osé se marier, de peur d'augmenter leurs maux. Quand ils virent qu'Idoménée prenait des sentiments d'humanité et qu'il voulait ÃÂȘtre leur pÚre, ils ne craignirent plus la faim et les autres fléaux par lesquels le ciel afflige la terre. On n'entendait plus que des cris de joie, que les chansons des bergers et des laboureurs qui célébraient leurs hyménées. On aurait cru voir le dieu Pan avec une foule de Satyres et de Faunes mÃÂȘlés parmi les Nymphes et dansant, au son de la flûte, à l'ombre des bois. Tout était tranquille et riant; mais la joie était modérée, et les plaisirs ne servaient qu'à délasser des longs travaux ils en étaient plus vifs et plus purs. Les vieillards, étonnés de voir ce qu'ils n'avaient osé espérer dans la suite d'un si long ùge, pleuraient par un excÚs de joie mÃÂȘlée de tendresse, ils levaient leurs mains tremblantes vers le ciel - Bénissez - disaient-ils - Î grand Jupiter, le roi qui vous ressemble et qui est le plus grand don que vous nous ayez fait. Il est né pour le bien des hommes rendez-lui tous les biens que nous recevons de lui. Nos arriÚre-neveux, venus de ces mariages qu'il favorise, lui devront tout, jusqu'à leur naissance, et il sera véritablement le pÚre de tous ses sujets. Les jeunes hommes et les jeunes filles qu'ils épousaient ne faisaient éclater leur joie qu'en chantant les louanges de celui de qui cette joie si douce leur était venue. Les bouches, et encore plus les coeurs étaient sans cesse remplis de son nom. On se croyait heureux de le voir; on craignait de le perdre sa perte eût été la désolation de chaque famille. Alors Idoménée avoua à Mentor qu'il n'avait jamais senti de plaisir aussi touchant que celui d'ÃÂȘtre aimé et de rendre tant de gens heureux. - Je ne l'aurais jamais cru - disait-il - il me semblait que toute la grandeur des princes ne consistait qu'à se faire craindre, que le reste des hommes était fait pour eux, et tout ce que j'avais ouï dire des rois qui avaient été l'amour et les délices de leurs peuples me paraissait une pure fable; j'en reconnais maintenant la vérité. Mais il faut que je vous raconte comment on avait empoisonné mon coeur, dÚs ma plus tendre enfance, sur l'autorité des rois. C'est ce qui a causé tous les malheurs de ma vie. Alors Idoménée commença cette narration. OnziÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Idoménée raconte à Mentor la cause de tous ses malheurs, son aveugle confiance en Protésilas et les artifices de ce favori pour le dégoûter du sage et vertueux PhiloclÚs; comment, s'étant laissé prévenir contre celui-ci au point de le croire coupable d'une horrible conspiration, il envoya secrÚtement Timocrate pour le tuer, dans une expédition dont il était chargé. Timocrate, ayant manqué son coup, fut arrÃÂȘté par PhiloclÚs, auquel il dévoila toute la trahison de Prolésitas. PhiloclÚs se retira aussitÎt dans l'Ãle de Samos, aprÚs avoir remis le commandement de sa flotte à PolymÚne, conformément aux ordres d'Idoménée. Ce prince découvrit enfin les artifices de Prolésilas; mais il ne put se résoudre à le perdre, et continua mÃÂȘme de se livrer aveuglément à lui, laissant le fidÚle PhiloclÚs pauvre et déshonoré dans sa retraite. Mentor fait ouvrir les yeux à Idoménée sur l'injustice de cette conduite; il l'oblige à faire conduire Prolésilas et Timocrate dans l'Ãle de Samos et à rappeler PhiloclÚs, pour le remettre en honneur. Hégésippe, chargé de cet ordre, l'exécute avec joie. Il arrive avec les deux traÃtres à Samos, oÃÂč il revoit son ami PhiloclÚs content d'y mener une vie pauvre et solitaire. Celui-ci ne consent qu'avec beaucoup de peine à retourner parmi les siens; mais, aprÚs avoir reconnu que les dieux le veulent, il s'embarque avec Hégésippe et arrive à Salente, oÃÂč Idoménée, entiÚrement changé par les sages avis de Mentor, lui fait l'accueil le plus honorable et concerte avec lui les moyens d'affermir son gouvernement. "Protésilas, qui est un peu plus ùgé que moi, fut celui de tous les jeunes gens que j'aimai le plus. Son naturel vif et hardi était selon mon goût il entra dans mes plaisirs; il flatta mes passions, il me rendit suspect un autre jeune homme, que j'aimais aussi, et qui se nommait PhiloclÚs. Celui-ci avait la crainte des dieux, et l'ùme grande, mais modérée; il mettait la grandeur, non à s'élever, mais à se vaincre et à ne faire rien de bas. Il me parlait librement sur mes défauts, et, lors mÃÂȘme qu'il n'osait me parler, son silence et la tristesse de son visage me faisaient assez entendre ce qu'il voulait me reprocher. Dans les commencements cette sincérité me plaisait, et je lui protestais souvent que je l'écouterais avec confiance toute ma vie, pour me préserver des flatteurs. Il me disait tout ce que je devais faire pour marcher sur les traces de mon aïeul Minos et pour rendre mon royaume heureux. Il n'avait pas une aussi profonde sagesse que vous, Î Mentor; mais ses maximes étaient bonnes, je le reconnais maintenant. Peu à peu les artifices de Protésilas, qui était jaloux et plein d'ambition, me dégoûtÚrent de PhiloclÚs. Celui-ci était sans empressement et laissait l'autre prévaloir; il se contentait de me dire toujours la vérité, lorsque je voulais l'entendre. C'était mon bien, et non sa fortune qu'il cherchait. Protésilas me persuada insensiblement que c'était un esprit chagrin et superbe, qui critiquait toutes mes actions, qui ne me demandait rien, parce qu'il avait la fierté de ne vouloir rien tenir de moi et d'aspirer à la réputation d'un homme qui est au-dessus de tous les honneurs. Il ajouta que ce jeune homme, qui me parlait si librement sur mes défauts, en parlait aux autres avec la mÃÂȘme liberté, qu'il laissait entendre qu'il ne m'estimait guÚre, et qu'en rabaissant ainsi ma réputation il voulait, par l'éclat d'une vertu austÚre, s'ouvrir le chemin à la royauté. D'abord, je ne pus croire que PhiloclÚs voulût me détrÎner il y a dans la véritable vertu une candeur et une ingénuité que rien ne peut contrefaire et à laquelle on ne se méprend point, pourvu qu'on y soit attentif. Mais la fermeté de PhiloclÚs contre mes faiblesses commençait à me lasser. Les complaisances de Protésilas et son industrie inépuisable pour m'inventer de nouveaux plaisirs me faisaient sentir encore plus impatiemment l'austérité de l'autre. Cependant Protésilas, ne pouvant souffrir que je ne crusse pas tout ce qu'il me disait contre son ennemi, prit le parti de ne m'en parler plus et de me persuader par quelque chose de plus fort que toutes les paroles. Voici comment il acheva de me tromper. Il me conseilla d'envoyer PhiloclÚs commandé les vaisseaux qui devaient attaquer ceux de Carpathie, et, pour m'y déterminer, il me dit "Vous savez que je ne suis pas suspect dans les louanges que je lui donne j'avoue qu'il a du courage et du génie pour la guerre; il vous servira mieux qu'un autre, et je préfÚre l'intérÃÂȘt de votre service à tous mes ressentiments contre lui." Je fus ravi de trouver cette droiture et cette équité dans le coeur de Protésilas, à qui j'avais confié l'administration de mes plus grandes affaires. Je l'embrassai dans un transport de joie, et je me crus trop heureux d'avoir donné toute ma confiance à un homme qui me paraissait ainsi au-dessus de toute passion et de tout intérÃÂȘt. Mais, hélas! que les princes sont dignes de compassion! Cet homme me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-mÃÂȘme il savait que les rois sont d'ordinaire défiants et inappliqués défiants, par l'expérience continuelle qu'ils ont des artifices des hommes corrompus dont ils sont environnés; inappliqués, parce que les plaisirs les entraÃnent et qu'ils sont accoutumés à avoir des gens chargés de penser pour eux, sans qu'ils en prennent eux-mÃÂȘmes la peine. Il comprit donc qu'il n'aurait pas grande peine à me mettre en défiance et en jalousie contre un homme qui ne manquerait pas de faire de grandes actions, surtout l'absence lui donnant une entiÚre facilité de lui tendre des piÚges. PhiloclÚs, en partant, prévit ce qui lui pouvait arriver. "Souvenez-vous - me dit-il - que je ne pourrai plus me défendre, que vous n'écouterez que mon ennemi, et qu'en vous servant au péril de ma vie je courrai risque de n'avoir d'autre récompense que votre indignation." "Vous vous trompez - lui dis-je - Protésilas ne parle point de vous comme vous parlez de lui; il vous loue, il vous estime, il vous croit digne des plus importants emplois; s'il commençait à me parler contre vous, il perdrait ma confiance. Ne craignez rien, allez, et ne songez qu'à me bien servir." Il partit et me laissa dans une étrange situation. Il faut vous l'avouer, Mentor je voyais clairement combien il m'était nécessaire d'avoir plusieurs hommes que je consultasse, et que rien n'était plus mauvais, ni pour ma réputation, ni pour le succÚs des affaires, que de me livrer à un seul. J'avais éprouvé que les sages conseils de PhiloclÚs m'avaient garanti de plusieurs fautes dangereuses, oÃÂč la hauteur de Protésilas m'aurait fait tomber. Je sentais bien qu'il y avait dans PhiloclÚs un fond de probité et de maximes équitables, qui ne se faisait point sentir de mÃÂȘme dans Protésilas; mais j'avais laissé prendre à Protésilas un certain ton décisif, auquel je ne pouvais presque plus résister. J'étais fatigué de me trouver toujours entre deux hommes que je ne pouvais accorder, et, dans cette lassitude, j'aimais mieux, par faiblesse, hasarder quelque chose aux dépens des affaires, et respirer en liberté. Je n'eusse osé me dire à moi-mÃÂȘme une si honteuse raison du parti que je venais de prendre; mais cette honteuse raison, que je n'osais développer, ne laissait pas d'agir secrÚtement au fond de mon coeur et d'ÃÂȘtre le vrai motif de tout ce que je faisais. PhiloclÚs surprit les ennemis, remporta une pleine victoire, et se hùtait de revenir pour prévenir les mauvais offices qu'il avait à craindre mais Protésilas, qui n'avait pas encore eu le temps de me tromper, lui écrivit que je désirais qu'il fÃt une descente dans l'Ãle de Carpathie, pour profiter de la victoire. En effet il m'avait persuadé que je pourrais facilement faire la conquÃÂȘte de cette Ãle. Mais il fit en sorte que plusieurs choses nécessaires manquÚrent à PhiloclÚs dans cette entreprise, et il l'assujettit à certains ordres, qui causÚrent divers contretemps dans l'exécution. Cependant il se servit d'un domestique trÚs corrompu que j'avais auprÚs de moi et qui observait jusques aux moindres choses pour lui en rendre compte, quoiqu'ils parussent ne se voir guÚre et n'ÃÂȘtre jamais d'accord en rien. Ce domestique, nommé Timocrate, me vint dire un jour, en grand secret, qu'il avait découvert une affaire trÚs dangereuse. "PhiloclÚs - me dit-il - veut se servir de votre armée navale pour se faire roi de l'Ãle de Carpathie les chefs des troupes sont attachés à lui; tous les soldats sont gagnés par ses largesses et plus encore par la licence pernicieuse oÃÂč il laisse vivre les troupes. Il est enflé de sa victoire. Voilà une lettre qu'il écrit à un de ses amis sur son projet de se faire roi on n'en peut plus douter aprÚs une preuve si évidente." Je lus cette lettre, et elle me parut de la main de PhiloclÚs. Mais on avait parfaitement imité son écriture, et c'était Protésilas qu'il l'avait faite avec Timocrate. Cette lettre me jeta dans une étrange surprise je la relisais sans cesse, et ne pouvais me persuader qu'elle fût de PhiloclÚs, repassant dans mon esprit troublé toutes les marques touchantes qu'il m'avait données de son désintéressement et de sa bonne foi. Cependant que pouvais-je faire? Quel moyen de résister à une lettre oÃÂč je croyais ÃÂȘtre sûr de reconnaÃtre l'écriture de PhiloclÚs? Quand Timocrate vit que je ne pouvais plus résister à son artifice, il le poussa plus loin. "Oserai-je - me dit-il en hésitant - vous faire remarquer un mot qui est dans cette lettre? PhiloclÚs dit à son ami qu'il peut parler en confiance à Protésilas sur une chose qu'il ne désigne que par un chiffre assurément Protésilas est entré dans le dessein de PhiloclÚs, et ils se sont raccommodés à vos dépens. Vous savez que c'est Protésilas qui vous a pressé d'envoyer PhiloclÚs contre les Carpathiens. Depuis un certain temps il a cessé de vous parler contre lui, comme il le faisait souvent autrefois. Au contraire, il le loue, il l'excuse en toute occasion ils se voyaient depuis quelque temps avec assez d'honnÃÂȘteté. Sans doute Protésilas a pris avec PhiloclÚs des mesures pour partager avec lui la conquÃÂȘte de Carpathie. Vous voyez mÃÂȘme qu'il a voulu qu'on fÃt cette entreprise contre toutes les rÚgles et qu'il s'expose à faire périr votre armée navale, pour contenter son ambition. Croyez-vous qu'il voulût servir ainsi à celle de PhiloclÚs, s'ils étaient encore mal ensemble? Non, non, on ne peut plus douter que ces deux hommes ne soient réunis pour s'élever ensemble à une grande autorité, et peut-ÃÂȘtre pour renverser le trÎne oÃÂč vous régnez. En vous parlant ainsi, je sais que je m'expose à leur ressentiment, si, malgré mes avis sincÚres, vous leur laissez encore votre autorité dans les mains mais qu'importe, pourvu que je vous dise la vérité?" Ces derniÚres paroles de Timocrate firent une grande impression sur moi je ne doutai plus de la trahison de PhiloclÚs, et je me défiai de Protésilas comme de son ami. Cependant Timocrate me disait sans cesse "Si vous attendez que PhiloclÚs ait conquis l'Ãle de Carpathie, il ne sera plus temps d'arrÃÂȘter ses desseins; hùtez-vous de vous en assurer pendant que vous le pouvez." J'avais horreur de la profonde dissimulation des hommes; je ne savais plus à qui me fier. AprÚs avoir découvert la trahison de PhiloclÚs, je ne voyais plus d'hommes sur la terre dont la vertu pût me rassurer. J'étais résolu de faire au plus tÎt périr ce perfide; mais je craignais Protésilas, et je ne savais comment faire à son égard. Je craignais de le trouver coupable, et je craignais aussi de me fier à lui. Enfin, dans mon trouble, je ne pus m'empÃÂȘcher de lui dire que PhiloclÚs m'était devenu suspect. Il en parut surpris, il me représenta sa conduite droite et modérée; il m'exagéra ses services; en un mot, il fit tout ce qu'il fallait pour me persuader qu'il était trop bien avec lui. D'un autre cÎté, Timocrate ne perdait pas un moment pour me faire remarquer cette intelligence et pour m'obliger à perdre PhiloclÚs, pendant que je pouvais encore m'assurer de lui. Voyez, mon cher Mentor, combien les rois sont malheureux et exposés à ÃÂȘtre le jouet des autres hommes, lors mÃÂȘme que les autres hommes paraissent tremblants à leurs pieds. Je crus faire un coup d'une profonde politique et déconcerter Protésilas en envoyant secrÚtement à l'armée navale Timocrate, pour faire mourir PhiloclÚs. Protésilas poussa jusqu'au bout sa dissimulation et me trompa d'autant mieux qu'il parut plus naturellement comme un homme qui se laissait tromper. Timocrate partit donc et trouva PhiloclÚs assez embarrassé dans sa descente il manquait de tout; car Protésilas, ne sachant si la lettre supposée pourrait faire périr son ennemi, voulait avoir en mÃÂȘme temps une autre ressource prÃÂȘte par le mauvais succÚs d'une entreprise dont il m'avait fait tant espérer et qui ne manquerait pas de m'irriter contre PhiloclÚs. Celui-ci soutenait cette guerre si difficile par son courage, par son génie et par l'amour que les troupes avaient pour lui quoique tout le monde reconnût dans l'armée que cette descente était téméraire et funeste pour les Crétois, chacun travaillait à la faire réussir, comme s'il eût vu sa vie et son bonheur attachés au succÚs; chacun était content de hasarder sa vie à toute heure sous un chef si sage et s' appliqué à se faire aimer. Timocrate avait tout à craindre en voulant faire périr ce chef au milieu d'une armée qui l'aimait avec tant de passion; mais l'ambition furieuse est aveugle Timocrate ne trouvait rien de difficile pour contenter Protésilas, avec lequel il s'imaginait me gouverner absolument aprÚs la mort de PhiloclÚs; Protésilas ne pouvait souffrir un homme de bien, dont la seule vue était un reproche secret de ses crimes et qui pouvait, en m'ouvrant les yeux, renverser ses projets. Timocrate s'assura de deux capitaines qui étaient sans cesse auprÚs de PhiloclÚs; il leur promit de ma part de grandes récompenses, et ensuite il dit à PhiloclÚs qu'il était venu pour lui dire de ma part des choses secrÚtes, qu'il ne devait lui confier qu'en présence de ces deux capitaines. PhiloclÚs se renferma avec eux et avec Timocrate. Alors Timocrate donna un coup de poignard à PhiloclÚs. Le coup glissa et n'enfonça guÚre avant; PhiloclÚs, sans s'étonner, lui arracha le poignard, s'en servit contre lui et contre les deux autres. En mÃÂȘme temps il cria on accourut; on enfonça la porte; on dégagea PhiloclÚs des mains de ces trois hommes, qui, étant troublés, l'avaient attaqué faiblement. Ils furent pris, et on les aurait d'abord déchirés, tant l'indignation de l'armée était grande, si PhiloclÚs n'eût arrÃÂȘté la multitude. Ensuite il prit Timocrate en particulier et lui demanda avec douceur ce qui l'avait obligé à commettre une action si noire. Timocrate, qui craignait qu'on ne le fÃt mourir, se hùta de montrer l'ordre que je lui avais donné par écrit de tuer PhiloclÚs; et, comme les traÃtres sont toujours lùches, il ne songea qu'à sauver sa vie en découvrant à PhiloclÚs toute la trahison de Protésilas. PhiloclÚs, effrayé de voir tant de malice dans les hommes, prit un parti plein de modération il déclara à toute l'armée que Timocrate était innocent; il le mit en sûreté, le renvoya en CrÚte, déféra le commandement de l'armée à PolymÚne, que j'avais nommé, dans mon ordre écrit de ma main, pour commander quand on aurait tué PhiloclÚs. Enfin il exhorta les troupes à la fidélité qu'elles me devaient et passa, pendant la nuit, dans une légÚre barque, qui le conduisit dans l'Ãle de Samos, oÃÂč il vit tranquillement dans la pauvreté et dans la solitude, travaillant à faire des statues pour gagner sa vie, ne voulant plus entendre parler des hommes trompeurs et injustes, mais surtout des rois, qu'il croit les plus malheureux et les plus aveugles de tous les hommes." En cet endroit Mentor arrÃÂȘta Idoménée - Hé bien? - dit-il - fûtes-vous longtemps à découvrir la vérité? - Non - répondit Idoménée - je compris peu a peu les artifices de Protésilas et de Timocrate ils se brouillÚrent mÃÂȘme; car les méchants ont bien de la peine à demeurer unis. Leur division acheva de me montrer le fond de l'abÃme oÃÂč ils m'avaient jeté. - Hé bien - reprit Mentor - ne prÃtes-vous point le parti de vous défaire de l'un et de l'autre? - Hélas! - reprit Idoménée - est-ce, mon cher Mentor, que vous ignorez la faiblesse et l'embarras des princes? Quand ils sont une fois livrés à des hommes corrompus et hardis qui ont l'art de se rendre nécessaires, ils ne peuvent plus espérer aucune liberté. Ceux qu'ils méprisent le plus sont ceux qu'ils traitent le mieux et qu'ils comblent de bienfaits. J'avais horreur de Protésilas, et je lui laissais toute l'autorité. Etrange illusion! je me savais bon gré de le connaÃtre, et je n'avais pas la force de reprendre l'autorité que je lui avais abandonnée. D'ailleurs, je le trouvais commode, complaisant, industrieux pour flatter mes passions, ardent pour mes intérÃÂȘts. Enfin j'avais une raison pour m'excuser en moi-mÃÂȘme de ma faiblesse; c'est que je ne connaissais point de véritable vertu faute d'avoir su choisir des gens de bien qui conduisissent mes affaires, je croyais qu'il n'y en avait point sur la terre et que la probité était un beau fantÎme. "Qu'importe - disais-je - de faire un grand éclat pour sortir des mains d'un homme corrompu et pour tomber dans celles de quelque autre, qui ne sera ni plus désintéressé, ni plus sincÚre que lui?" Cependant l'armée navale commandée par PolymÚne revint. Je ne songeai plus à la conquÃÂȘte de l'Ãle de Carpathie, et Protésilas ne put dissimuler si profondément, que je ne découvrisse combien il était affligé de savoir que PhiloclÚs était en sûreté dans Samos." Mentor interrompit encore Idoménée, pour lui demander s'il avait continué, aprÚs une si noire trahison, à confier toutes ses affaires à Protésilas. "J'étais - lui répondit Idoménée - trop ennemi des affaires et trop inappliqué pour pouvoir me tirer de ses mains il aurait fallu renverser l'ordre que j'avais établi pour ma commodité et instruire un nouvel homme; c'est ce que je n'eus jamais la force d'entreprendre. J'aimai mieux fermer les yeux pour ne pas voir les artifices de Protésilas. Je me consolais seulement en faisant entendre à certaines personnes de confiance que je n'ignorais pas sa mauvaise foi. Ainsi je m'imaginais n'ÃÂȘtre trompé qu'à demi, puisque je savais que j'étais trompé. Je faisais mÃÂȘme de temps en temps sentir à Protésilas que je supportais son joug avec impatience. Je prenais souvent plaisir à le contredire, à blùmer publiquement quelque chose qu'il avait fait, à décider contre son sentiment; mais, comme il connaissait ma hauteur et ma paresse, il ne s'embarrassait point de tous mes chagrins. Il revenait opiniùtrement à la charge il usait tantÎt de maniÚres pressantes, tantÎt de souplesse et d'insinuation; surtout, quand il s'apercevait que j'étais peiné comme lui, il redoublait ses soins pour me fournir de nouveaux amusements propres à m'amollir ou pour m'embarquer dans quelque affaire oÃÂč il eût occasion de se rendre nécessaire et de faire valoir son zÚle pour ma réputation. Quoique je fusse en garde contre lui, cette maniÚre de flatter mes passions m'entraÃnait toujours il me soulageait dans mes embarras; il faisait trembler tout le monde par mon autorité. Enfin je ne pus me résoudre à le perdre. Mais, en le maintenant dans sa place, je mis tous les gens de bien hors d'état de me représenter mes véritables intérÃÂȘts. Depuis ce moment on n'entendit plus dans mes conseils aucune parole libre; la vérité s'éloigna de moi; l'erreur, qui prépare la chute des rois, me punit d'avoir sacrifié PhiloclÚs à la cruelle ambition de Protésilas; ceux mÃÂȘmes qui avaient le plus de zÚle pour l'Etat et pour ma personne se crurent dispensés de me détromper aprÚs un si terrible exemple. Moi-mÃÂȘme, mon cher Mentor, je craignais que la vérité ne perçùt le nuage et qu'elle ne parvÃnt jusqu'à moi malgré les flatteurs; car, n'ayant plus la force de la suivre, sa lumiÚre m'était importune. Je sentais en moi-mÃÂȘme qu'elle m'eût causé de cruels remords, sans pouvoir me tirer d'un si funeste engagement. Ma mollesse et l'ascendant que Protésilas avait pris insensiblement sur moi me plongeaient dans une espÚce de désespoir de rentrer jamais en liberté. Je ne voulais ni voir un si honteux état, ni le laisser voir aux autres. Vous savez, cher Mentor, la vaine hauteur et la fausse gloire dans laquelle on élÚve les rois ils ne veulent jamais avoir tort. Pour couvrir une faute, il en faut faire cent. PlutÎt que d'avouer qu'on s'est trompé et que de se donner la peine de revenir de son erreur, il faut se laisser tromper toute la vie. Voilà l'état des princes faibles et inappliqués c'était précisément le mien, lorsqu'il fallut que je partisse pour le siÚge de Troie. En partant, je laissai Protésilas maÃtre des affaires il les conduisit, en mon absence, avec hauteur et inhumanité. Tout le royaume de CrÚte gémissait sous sa tyrannie; mais personne n'osait me mander l'oppression des peuples; on savait que je craignais de voir la vérité et que j'abandonnais à la cruauté de Protésilas tous ceux qui entreprenaient de parler contre lui. Mais moins on osait éclater, plus le mal était violent. Dans la suite il me contraignit de chasser le vaillant Mérione, qui m'avait suivi avec tant de gloire au siÚge de Troie. Il en était devenu jaloux, comme de tous ceux que j'aimais et qui montraient quelque vertu. Il faut que vous sachiez, mon cher Mentor, que tous mes malheurs sont venus de là . Ce n'est pas tant la mort de mon fils qui causa la révolte des Crétois, que la vengeance des dieux, irrités contre mes faiblesses, et la haine des peuples, que Protésilas m'avait attirée. Quand je répandis le sang de mon fils, les Crétois, lassés d'un gouvernement rigoureux, avaient épuisé toute leur patience, et l'horreur de cette derniÚre action ne fit que montrer au-dehors ce qui était depuis longtemps dans le fond des coeurs. Timocrate me suivit au siÚge de Troie et rendait compte secrÚtement par ses lettres à Protésilas de tout ce qu'il pouvait découvrir. Je sentais bien que j'étais en captivité; mais je tùchais de n'y penser pas, désespérant d'y remédier. Quand les Crétois, à mon arrivée, se révoltÚrent, Protésilas et Timocrate furent les premiers à s'enfuir. Ils m'auraient sans doute abandonné, si je n'eusse été contraint de m'enfuir presque aussitÎt qu'eux. Comptez, mon cher Mentor, que les hommes insolents pendant la prospérité sont toujours faibles et tremblants dans la disgrùce. La tÃÂȘte leur tourne aussitÎt que l'autorité absolue leur échappe. On les voit aussi rampants qu'ils ont été hautains, et c'est en un moment qu'ils passent d'une extrémité à l'autre." Mentor dit à Idoménée - Mais d'oÃÂč vient donc que, connaissant à fond ces deux méchants hommes, vous les gardez encore auprÚs de vous comme je les vois? Je ne suis pas surpris qu'ils vous aient suivi, n'ayant rien de meilleur à faire pour leurs intérÃÂȘts; je comprends mÃÂȘme que vous avez fait une action généreuse de leur donner un asile dans votre nouvel établissement mais pourquoi vous livrer encore à eux aprÚs tant de cruelles expériences? - Vous ne savez pas - répondit Idoménée - combien toutes les expériences sont inutiles aux princes amollis et inappliqués, qui vivent sans réflexion. Ils sont mécontents de tout, et ils n'ont le courage de rien redresser. Tant d'années d'habitude étaient des chaÃnes de fer, qui me liaient à ces deux hommes, et ils m'obsédaient à toute heure. Depuis que je suis ici, ils m'ont jeté dans toutes les dépenses excessives que vous avez vues; ils ont épuisé cet Etat naissant, ils m'ont attiré cette guerre, qui allait m'accabler sans vous. J'aurais bientÎt éprouvé à Salente les mÃÂȘmes malheurs que j'ai sentis en CrÚte; mais vous m'avez enfin ouvert les yeux et vous m'avez inspiré le courage qui me manquait pour me mettre hors de servitude. Je ne sais ce que vous avez fait en moi; mais, depuis que vous ÃÂȘtes ici, je me sens un autre homme. Mentor demanda ensuite à Idoménée quelle était la conduite de Protésilas dans ce changement des affaires. "Rien n'est plus artificieux - répondit Idoménée - que ce qu'il a fait depuis votre arrivée. D'abord il n'oublia rien pour jeter indirectement quelque défiance dans mon esprit. Il ne disait rien contre vous; mais je voyais diverses gens qui venaient m'avertir que ces deux étrangers étaient fort à craindre. "L'un - disait-on - est le fils du trompeur Ulysse; l'autre est un homme caché et d'un esprit profond ils sont accoutumés à errer de royaume en royaume; qui sait s'ils n'ont point formé quelque dessein sur celui-ci? Ces aventuriers racontent eux-mÃÂȘmes qu'ils ont causé de grands troubles dans tous les pays oÃÂč ils ont passé voici un Etat naissant et mal affermi; les moindres mouvements pourraient le renverser." Protésilas ne disait rien, mais il tùchait de me faire entrevoir le danger et l'excÚs de toutes ces réformes que vous me faisiez entreprendre. Il me prenait par mon propre intérÃÂȘt. "Si vous mettez - me disait-il - les peuples dans l'abondance, ils ne travailleront plus; ils deviendront fiers, indociles, et seront toujours prÃÂȘts à se révolter il n'y a que la faiblesse et la misÚre qui les rendent souples et qui les empÃÂȘchent de résister à l'autorité." Souvent il tùchait de reprendre son ancienne autorité pour m'entraÃner, et il la couvrait d'un prétexte de zÚle pour mon service. "En voulant soulager les peuples - me disait-il - vous rabaissez la puissance royale, et par là vous faites au peuple mÃÂȘme un tort irréparable; car il a besoin qu'on le tienne bas pour son propre repos." A tout cela je répondais que je saurais bien tenir les peuples dans leur devoir en me faisant aimer d'eux, en ne relùchant rien de mon autorité, quoique je les soulageasse, en punissant avec fermeté tous les coupables, enfin en donnant aux enfants une bonne éducation et à tout le peuple une exacte discipline pour le tenir dans une vie simple, sobre et laborieuse. "Hé quoi! - disais-je - ne peut-on pas soumettre un peuple sans le faire mourir de faim? Quelle inhumanité! Quelle politique brutale! Combien voyons-nous de peuples traités doucement et trÚs fidÚles à leurs princes! Ce qui cause les révoltes, c'est l'ambition et l'inquiétude des grands d'un Etat, quand on leur a donné trop de licence et qu'on a laissé leurs passions s'étendre sans bornes; c'est la multitude des grands et des petits qui vivent dans la mollesse, dans le luxe et dans l'oisiveté; c'est la trop grande abondance d'hommes adonnés à la guerre, qui ont négligé toutes les occupations utiles qu'il faut prendre dans les temps de paix; enfin c'est le désespoir des peuples maltraités; c'est la dureté, la hauteur des rois et leur mollesse, qui les rend incapables de veiller sur tous les membres de l'Etat pour prévenir les troubles. Voilà ce qui cause les révoltes, et non pas le pain qu'on laisse manger en paix au laboureur, aprÚs qu'il l'a gagné à la sueur de son visage." Quand Protésilas a vu que j'étais inébranlable dans ces maximes, il a pris un parti tout opposé à sa conduite passée il a commencé à suivre ces maximes qu'il n'avait pu détruire; il a fait semblant de les goûter, d'en ÃÂȘtre convaincu, de m'avoir obligation de l'avoir éclairé là -dessus. Il va au-devant de tout ce que je puis souhaiter pour soulager les pauvres; il est le premier à me représenter leurs besoins et à crier contre les dépenses excessives. Vous savez mÃÂȘme qu'il vous loue, qu'il vous témoigne de la confiance et qu'il n'oublie rien pour vous plaire. Pour Timocrate, il commence à n'ÃÂȘtre plus si bien avec Protésilas; il a songé à se rendre indépendant Protésilas en est jaloux, et c'est en partie par leurs différends que j'ai découvert leur perfidie." Mentor, souriant, répondit ainsi à Idoménée - Quoi donc! vous avez été faible jusqu'à vous laisser tyranniser pendant tant d'années par deux traÃtres dont vous connaissiez la trahison! - Ah! vous ne savez pas - répondit Idoménée - ce que peuvent les hommes artificieux sur un roi faible et inappliqué, qui s'est livré à eux pour toutes ses affaires. D'ailleurs, je vous ai déjà dit que Protésilas entre maintenant dans toutes vos vues pour le bien public. Mentor reprit ainsi le discours d'un air grave "Je ne vois que trop combien les méchants prévalent sur les bons auprÚs des rois vous en ÃÂȘtes un terrible exemple. Mais vous dites que je vous ai ouvert les yeux sur Protésilas, et ils sont encore fermés pour laisser le gouvernement de vos affaires à cet homme indigne de vivre. Sachez que les méchants ne sont point des hommes incapables de faire le bien; ils le font indifféremment, de mÃÂȘme que le mal, quand il peut servir à leur ambition. Le mal ne leur coûte rien à faire, parce qu'aucun sentiment de bonté ni aucun principe de vertu ne les retient; mais aussi ils font le bien sans peine, parce que leur corruption les porte à le faire pour paraÃtre bons et pour tromper le reste des hommes. A proprement parler, ils ne sont pas capables de la vertu, quoiqu'ils paraissent la pratiquer, mais ils sont capables d'ajouter à tous leurs autres vices le plus horrible des vices, qui est l'hypocrisie. Tant que vous voudrez absolument faire le bien, Protésilas sera prÃÂȘt à le faire avec vous, pour conserver l'autorité; mais si peu qu'il sente en vous de facilité à vous relùcher, il n'oubliera rien pour vous faire retomber dans l'égarement et pour reprendre en liberté son naturel trompeur et féroce. Pouvez-vous vivre avec honneur et en repos, pendant qu'un tel homme vous obsÚde à toute heure et que vous savez le sage et le fidÚle PhiloclÚs pauvre et déshonoré dans l'Ãle de Samos? Vous reconnaissez bien, Î Idoménée, que les hommes trompeurs et hardis qui sont présents entraÃnent les princes faibles; mais vous devriez ajouter que les princes ont encore un autre malheur, qui n'est pas moindre, c'est celui d'oublier facilement la vertu et les services d'un homme éloigné. La multitude des hommes qui environnent les princes est cause qu'il n'y en a aucun qui fasse une impression profonde sur eux ils ne sont frappés que de ce qui est présent et qui les flatte; tout le reste s'efface bientÎt. Surtout la vertu les touche peu, parce que la vertu, loin de les flatter, les contredit et les condamne dans leurs faiblesses. Faut-il s'étonner s'ils ne sont point aimés, puisqu'ils ne sont pas aimables et qu'ils n'aiment rien que leur grandeur et leur plaisir?" AprÚs avoir dit ces paroles, Mentor persuada à Idoménée qu'il fallait au plus tÎt chasser Protésilas et Timocrate, pour rappeler PhiloclÚs. L'unique difficulté qui arrÃÂȘtait le roi, c'est qu'il craignait la sévérité de PhiloclÚs. "J'avoue - disait-il - que je ne puis m'empÃÂȘcher de craindre un peu son retour, quoique je l'aime et que je l'estime. Je suis, depuis ma tendre jeunesse, accoutumé à des louanges, à des empressements et à des complaisances, que je ne saurais espérer de trouver dans cet homme. DÚs que je faisais quelque chose qu'il n'approuvait pas, son air triste me marquait assez qu'il me condamnait. Quand il était en particulier avec moi, ses maniÚres étaient respectueuses et modérées, mais sÚches. - Ne voyez-vous pas - lui répondit Mentor - que les princes gùtés par la flatterie trouvent sec et austÚre tout ce qui est libre et ingénu? Ils vont mÃÂȘme jusqu'à s'imaginer qu'on n'est pas zélé pour leur service et qu'on n'aime pas leur autorité, dÚs qu'on n'a point l'ùme servile et qu'on n'est pas prÃÂȘt à les flatter dans l'usage le plus injuste de leur puissance. Toute parole libre et généreuse leur paraÃt hautaine, critique et séditieuse. Ils deviennent si délicats, que tout ce qui n'est point flatteur les blesse et les irrite. Mais allons plus loin. Je suppose que PhiloclÚs est effectivement sec et austÚre son austérité ne vaut-elle pas mieux que la flatterie pernicieuse de vos conseillers? Ou trouverez-vous un homme sans défauts, et le défaut de vous dire trop hardiment la vérité n'est-il pas celui que vous devez le moins craindre? Que dis-je? n'est-ce pas un défaut nécessaire pour corriger les vÎtres et pour vaincre le dégoût de la vérité, oÃÂč la flatterie vous a fait tomber? Il vous faut un homme qui n'aime que la vérité et vous, qui vous aime mieux que vous ne savez vous aimer vous-mÃÂȘme, qui vous dise la vérité malgré vous, qui force tous vos retranchements, et cet homme nécessaire, c'est PhiloclÚs. Souvenez-vous qu'un prince est trop heureux quand il naÃt un seul homme sous son rÚgne avec cette générosité; qu'il est le plus précieux trésor de l'Etat, et que la plus grande punition qu'il doit craindre des dieux est de perdre un tel homme, s'il s'en rend indigne, faute de savoir s'en servir. Pour les défauts des gens de bien, il faut les savoir connaÃtre et ne laisser pas de se servir d'eux. Redressez-les; ne vous livrez jamais aveuglément à leur zÚle indiscret; mais écoutez-les favorablement; honorez leur vertu; montrez au public que vous savez la distinguer; surtout gardez-vous bien d'ÃÂȘtre plus longtemps comme vous avez été jusqu'ici. Les princes gùtés comme vous l'étiez, se contentant de mépriser les hommes corrompus, ne laissent pas de les employer avec confiance et de les combler de bienfaits; d'un autre cÎté, ils se piquent de connaÃtre aussi les hommes vertueux mais ils ne leur donnent que de vains éloges, n'osant ni leur confier les emplois, ni les admettre dans leur commerce familier, ni répandre des bienfaits sur eux." Alors Idoménée dit qu'il était honteux d'avoir tant tardé à délivrer l'innocence opprimée et à punir ceux qui l'avaient trompé. Mentor n'eut mÃÂȘme aucune peine à déterminer le roi à perdre son favori; car, aussitÎt qu'on est parvenu à rendre les favoris suspects et importuns à leurs maÃtres, les princes, lassés et embarrassés, ne cherchent plus qu'à s'en défaire; leur amitié s'évanouit, les services sont oubliés; la chute des favoris ne leur coûte rien, pourvu qu'ils ne les voient plus. AussitÎt le roi ordonna en secret à Hégésippe, qui était un des principaux officiers de sa maison, de prendre Protésilas et Timocrate, de les conduire en sûreté dans l'Ãle de Samos, de les y laisser et de ramener PhiloclÚs de ce lieu d'exil. Hégésippe, surpris de cet ordre, ne put s'empÃÂȘcher de pleurer de joie. - C'est maintenant - dit-il au roi - que vous allez charmer vos sujets. Ces deux hommes ont causé tous vos malheurs et tous ceux de vos peuples il y a vingt ans qu'ils font gémir tous les gens de bien et qu'à peine ose-t-on mÃÂȘme gémir, tant leur tyrannie est cruelle; ils accablent tous ceux qui entreprennent d'aller à vous par un autre canal que le leur. Ensuite Hégésippe découvrait au roi un grand nombre de perfidies et d'inhumanités commises par ces deux hommes, dont le roi n'avait jamais entendu parler, parce que personne n'osait les accuser. Il lui raconta mÃÂȘme ce qu'il avait découvert d'une conjuration secrÚte pour faire périr Mentor. Le roi eut horreur de tout ce qu'il voyait. Hégésippe se hùta d'aller prendre Protésilas dans sa maison, elle était moins grande, mais plus commode et plus riante que celle du roi; l'architecture était de meilleur goût; Protésilas l'avait ornée avec une dépense tirée du sang des misérables. Il était alors dans un salon de marbre auprÚs de ses bains, couché négligemment sur un lit de pourpre avec une broderie d'or; il paraissait las et épuisé de ses travaux; ses yeux et ses sourcils montraient je ne sais quoi d'agité, de sombre et de farouche. Les plus grands de l'Etat étaient autour de lui rangés sur des tapis, composant leurs visages sur celui de Protésilas, dont ils observaient jusqu'au moindre clin d'oeil. A peine ouvrait-il la bouche, que tout le monde se récriait pour admirer ce qu'il allait dire. Un des principaux de la troupe lui racontait avec des exagérations ridicules ce que Protésilas lui-mÃÂȘme avait fait pour le roi. Un autre lui assurait que Jupiter, ayant trompé sa mÚre, lui avait donné la vie et qu'il était fils du pÚre des dieux. Un poÚte venait de lui chanter des vers, oÃÂč il assurait que Protésilas, instruit par les Muses, avait égalé Apollon pour tous les ouvrages d'esprit. Un autre poÚte, encore plus lùche et plus impudent, l'appelait dans ses vers l'inventeur des beaux-arts et le pÚre des peuples, qu'il rendait heureux; il le dépeignait tenant en main la corne d'abondance. Protésilas écoutait toutes ces louanges d'un air sec, distrait et dédaigneux, comme un homme qui sait bien qu'il en mérite encore de plus grandes et qui fait trop de grùce de se laisser louer. Il y avait un flatteur qui prit la liberté de lui parler à l'oreille, pour lui dire quelque chose de plaisant contre la police que Mentor tùchait d'établir. Protésilas sourit; toute l'assemblée se mit à rire, quoique la plupart ne pussent point encore savoir ce qu'on avait dit. Mais Protésilas reprenant bientÎt son air sévÚre et hautain, chacun rentra dans la crainte et dans le silence. Plusieurs nobles cherchaient le moment oÃÂč Protésilas pourrait se tourner vers eux et les écouter; ils paraissaient émus et embarrassés c'est qu'ils avaient à lui demander des grùces. Leur posture suppliante parlait pour eux; ils paraissaient aussi soumis qu'une mÚre aux pieds des autels, lorsqu'elle demande aux dieux la guérison de son fils unique. Tous paraissaient contents, attendris, pleins d'admiration pour Protésilas, quoique tous eussent contre lui, dans le coeur, une rage implacable. Dans ce moment, Hégésippe entre, saisit l'épée de Protésilas et lui déclare, de la part du roi, qu'il va l'emmener dans l'Ãle de Samos. A ces paroles, toute l'arrogance de ce favori tomba, comme un rocher qui se détache du sommet d'une montagne escarpée. Le voilà qui se jette tremblant et troublé aux pieds d'Hégésippe; il pleure, il hésite, il bégaie, il tremble; il embrasse les genoux de cet homme, qu'il ne daignait pas, une heure auparavant, honorer d'un de ses regards. Tous ceux qui l'encensaient, le voyant perdu sans ressource, changÚrent leurs flatteries en des insultes sans pitié. Hégésippe ne voulut lui laisser le temps ni de faire ses derniers adieux à sa famille, ni de prendre certains écrits secrets. Tout fut saisi et porté au roi. Timocrate fut arrÃÂȘté dans le mÃÂȘme temps, et sa surprise fut extrÃÂȘme; car il croyait qu'étant brouillé avec Protésilas il ne pouvait ÃÂȘtre enveloppé dans sa ruine. Ils partent dans un vaisseau qu'on avait préparé. On arrive à Samos. Hégésippe y laisse ces deux malheureux, et, pour mettre le comble à leur malheur, il les laisse ensemble. Là , ils se reprochent avec fureur, l'un à l'autre, les crimes qu'ils ont faits et qui sont cause de leur chute ils se trouvent sans espérance de revoir Salente, condamnés à vivre loin de leurs femmes et de leurs enfants, je ne dis pas loin de leurs amis, car ils n'en avaient point. On les menait dans une terre inconnue, oÃÂč ils ne devaient plus avoir d'autre ressource pour vivre que leur travail, eux qui avaient passé tant d'années dans les délices et dans le faste. Semblables à deux bÃÂȘtes farouches, ils étaient toujours prÃÂȘts à se déchirer l'un l'autre. Cependant Hégésippe demanda en quel lieu de l'Ãle demeurait PhiloclÚs. On lui dit qu'il demeurait assez loin de la ville, sur une montagne oÃÂč une grotte lui servait de maison. Tout le monde lui parla avec admiration de cet étranger. "Depuis qu'il est dans cette Ãle, lui disait-on, il n'a offensé personne chacun est touché de sa patience, de son travail, de sa tranquillité, n'ayant rien, il paraÃt toujours content. Quoiqu'il soit ici loin des affaires, sans biens et sans autorité, il ne laisse pas d'obliger ceux qui le méritent, et il a mille industries pour faire plaisir à tous ses voisins." Hégésippe s'avance vers cette grotte il la trouve vide et ouverte; car la pauvreté et la simplicité des moeurs de PhiloclÚs faisaient qu'il n'avait, en sortant, aucun besoin de fermer sa porte. Une natte de jonc grossier lui servait de lit. Rarement il allumait du feu, parce qu'il ne mangeait rien de cuit il se nourrissait, pendant l'été, de fruits nouvellement cueillis, et, en hiver, de dattes et de figues sÚches. Une claire fontaine, qui faisait une nappe d'eau en tombant d'un rocher, le désaltérait. Il n'avait dans sa grotte que les instruments nécessaires à la sculpture et quelques livres, qu'il lisait à certaines heures, non pour orner son esprit, ni pour contenter sa curiosité, mais pour s'instruire en se délassant de ses travaux et pour apprendre à ÃÂȘtre bon. Pour la sculpture, il ne s'y appliquait que pour exercer son corps, fuir l'oisiveté et gagner sa vie sans avoir besoin de personne. Hégésippe, en entrant dans la grotte, admira les ouvrages qui étaient commencés. Il remarqua un Jupiter, dont le visage serein était si plein de majesté, qu'on le reconnaissait aisément pour le pÚre des dieux et des hommes. D'un autre cÎté paraissait Mars avec une fierté rude et menaçante. Mais ce qui était le plus touchant, c'était une Minerve qui animait les arts son visage était noble et doux, sa taille grande et libre; elle était dans une action si vive, qu'on aurait pu croire qu'elle allait marcher. Hégésippe, ayant pris plaisir à voir ces statues, sortit de la grotte et vit de loin, sous un grand arbre, PhiloclÚs, qui lisait sur le gazon il va vers lui, et PhiloclÚs, qui l'aperçoit, ne sait que croire. "N'est-ce point là - dit-il en lui-mÃÂȘme - Hégésippe, avec qui j'ai si longtemps vécu en CrÚte? Mais quelle apparence qu'il vienne dans une Ãle si éloignée? Ne serait-ce point son ombre, qui viendrait, aprÚs sa mort, des rives du Styx?" Pendant qu'il était dans ce doute, Hégésippe arriva si proche de lui, qu'il ne put s'empÃÂȘcher de le reconnaÃtre et de l'embrasser. Est-ce donc vous - dit-il - mon cher et ancien ami? Quel hasard, quelle tempÃÂȘte vous a jeté sur ce rivage? Pourquoi avez-vous abandonné l'Ãle de CrÚte? Est-ce une disgrùce semblable à la mienne qui vous a arraché à notre patrie? Hégésippe lui répondit - Ce n'est point une disgrùce; au contraire. c'est la faveur des d'eux qui me mÚne ici. AussitÎt il lui raconta la longue tyrannie de Protésilas, ses intrigues avec Timocrate, les malheurs oÃÂč ils avaient précipité Idoménée, la chute de ce prince, sa fuite sur les cÎtes d'Italie, la fondation de Salente, l'arrivée de Mentor et de Télémaque, les sages maximes dont Mentor avait rempli l'esprit du roi, et la disgrùce des deux traÃtres. Il ajouta qu'il les avait menés à Samos, pour y souffrir l'exil qu'ils avaient fait souffrir à PhiloclÚs, et il finit en lui disant qu'il avait ordre de le conduire à Salente, oÃÂč le roi, qui connaissait son innocence, voulait lui confier ses affaires et le combler de biens. "Voyez-vous - lui répondit PhiloclÚs - cette grotte, plus propre à cacher les bÃÂȘtes sauvages qu'à ÃÂȘtre habitée par des hommes? J'y ai goûté, depuis tant d'années, plus de douceur et de repos que dans les palais dorés de l'Ãle de CrÚte. Les hommes ne me trompent plus, car je ne vois plus les hommes; je n'entends plus leurs discours flatteurs et empoisonnés; je n'ai plus besoin d'eux mes mains, endurcies au travail, me donnent facilement la nourriture simple qui m'est nécessaire; il ne me faut, comme vous voyez, qu'une légÚre étoffe pour me couvrir. N'ayant plus de besoins, jouissant d'un calme profond et d'une douce liberté, dont la sagesse de mes livres m'apprend à faire un bon usage, qu'irais-je encore chercher parmi les hommes jaloux, trompeurs et inconstants? Non, non, mon cher Hégésippe, ne m'enviez point mon bonheur. Protésilas s'est trahi lui-mÃÂȘme, voulant trahir le roi et me perdre; mais il ne m'a fait aucun mal. Au contraire, il m'a fait le plus grand des biens il m'a délivré du tumulte et de la servitude des affaires; je lui dois ma chÚre solitude et tous les plaisirs innocents que j'y goûte. Retournez, Î Hégésippe, retournez vers le roi, aidez-lui à supporter les misÚres de la grandeur, et faites auprÚs de lui ce que vous voudriez que je fisse. Puisque ses yeux, si longtemps fermés à la vérité, ont été enfin ouverts par cet homme sage que vous nommez Mentor, qu'il le retienne auprÚs de lui. Pour moi, aprÚs mon naufrage, il ne me convient pas de quitter le port oÃÂč la tempÃÂȘte m'a heureusement jeté, pour me remettre à la merci des vents. O que les rois sont à plaindre! O que ceux qui les servent sont dignes de compassion! S'ils sont méchants, combien font-ils souffrir les hommes et quels tourments leur sont préparés dans le noir Tartare! S'ils sont bons, quelles difficultés n'ont-ils pas à vaincre, quels piÚges à éviter, quels maux à souffrir! Encore une fois, Hégésippe, laissez-moi dans mon heureuse pauvreté." Pendant que PhiloclÚs parlait ainsi avec beaucoup de véhémence, Hégésippe le regardait avec étonnement. Il l'avait vu autrefois en CrÚte, lorsqu'il gouvernait les plus grandes affaires, maigre, languissant et épuisé c'est que son naturel ardent et austÚre le consumait dans le travail. Il ne pouvait voir sans indignation le vice impuni; il voulait dans les affaires une certaine exactitude qu'on n'y trouve jamais ainsi ses emplois détruisaient sa santé délicate. Mais, à Samos, Hégésippe le voyait gras et vigoureux; malgré les ans, la jeunesse fleurie s'était renouvelée sur son visage; une vie sobre, tranquille et laborieuse lui avait fait comme un nouveau tempérament. - Vous ÃÂȘtes surpris de me voir si changé - dit alors PhiloclÚs en souriant - c'est ma solitude qui m'a donné cette fraÃcheur et cette santé parfaite mes ennemis m'ont donné ce que je n'aurais jamais pu trouver dans la plus grande fortune. Voulez-vous que je perde les vrais biens pour courir aprÚs les faux et pour me replonger dans mes anciennes misÚres? Ne soyez pas plus cruel que Protésilas; du moins ne m'enviez pas le bonheur que je tiens de lui. Alors Hégésippe lui représenta, mais inutilement, tout ce qu'il crut propre à le toucher. - Etes-vous donc - lui disait-il - insensible au plaisir de revoir vos proches et vos amis, qui soupirent aprÚs votre retour et que la seule espérance de vous embrasser comble de joie? Mais vous, qui craignez les dieux et qui aimez votre devoir, comptez-vous pour rien de servir votre roi, de l'aider dans tous les biens qu'il veut faire et de rendre tant de peuples heureux? Est-il permis de s'abandonner à une philosophie sauvage, de se préférer à tout le reste du genre humain, et d'aimer mieux son repos que le bonheur de ses concitoyens? Au reste, on croira que c'est par ressentiment que vous ne voulez plus voir le roi. S'il vous a voulu faire du mal, c'est qu'il ne vous a point connu ce n'est pas le véritable, le bon, le juste PhiloclÚs qu'il a voulu faire périr; c'était un homme bien différent de vous qu'il voulait punir. Mais maintenant qu'il vous connaÃt et qu'il ne vous prend plus pour un autre, il sent toute son ancienne amitié revivre dans son coeur il vous attend; déjà il vous tend les bras pour vous embrasser; dans son impatience, il compte les jours et les heures. Aurez-vous le coeur assez dur pour ÃÂȘtre inexorable à votre roi et à tous vos plus tendres amis? PhiloclÚs, qui avait d'abord été attendri en reconnaissant Hégésippe, reprit son air austÚre en écoutant ce discours. Semblable à un rocher contre lequel les vents combattent en vain et oÃÂč toutes les vagues vont se briser en gémissant, il demeurait immobile, et les priÚres ni les raisons ne trouvaient aucune ouverture pour entrer dans son coeur. Mais, au moment oÃÂč Hégésippe commençait à désespérer de le vaincre, PhiloclÚs, ayant consulté les dieux, découvrit par le vol des oiseaux, par les entrailles des victimes et par divers autres présages, qu'il devait suivre Hégésippe. Alors il ne résista plus il se prépara à partir; mais ce ne fut pas sans regretter le désert oÃÂč il avait passé tant d'années. - Hélas! - disait-il - faut-il que je vous quitte, Î aimable grotte, oÃÂč le sommeil paisible venait toutes les nuits me délasser des travaux du jour! Ici les Parques me filaient, au milieu de ma pauvreté, des jours d'or et de soie. Il se prosterna en pleurant, pour adorer la Naïade qui l'avait si longtemps désaltéré par son onde claire, et les Nymphes qui habitaient dans toutes les montagnes voisines. Echo entendit ses regrets et, d'une triste voix, les répéta à toutes les divinités champÃÂȘtres. Ensuite PhiloclÚs vint à la ville avec Hégésippe pour s'embarquer. Il crut que le malheureux Protésilas, plein de honte et de ressentiment, ne voudrait point le voir mais il se trompait; car les hommes corrompus n'ont aucune pudeur et ils sont toujours prÃÂȘts à toutes sortes de bassesses. PhiloclÚs se cachait modestement, de peur d'ÃÂȘtre vu par ce misérable il craignait d'augmenter sa misÚre en lui montrant la prospérité d'un ennemi qu'on allait élever sur ses ruines. Mais Protésilas cherchait avec empressement PhiloclÚs il voulait lui faire pitié et l'engager à demander au roi qu'il pût retourner à Salente. PhiloclÚs était trop sincÚre pour lui promettre de travailler à le faire rappeler; car il savait mieux que personne combien son retour eût été pernicieux mais il lui parla fort doucement, lui témoigna de la compassion, tùcha de le consoler, l'exhorta à apaiser les dieux par des moeurs pures et par une grande patience dans ses maux. Comme il avait appris que le roi avait Îté à Protésilas tous ses biens injustement acquis, il lui promit deux choses, qu'il exécuta fidÚlement dans la suite l'une fut de prendre soin de sa femme et de ses enfants, qui étaient demeurés à Salente dans une affreuse pauvreté, exposés à l'indignation publique; l'autre était d'envoyer à Protésilas, dans cette Ãle éloignée, quelque secours d'argent pour adoucir sa misÚre. Cependant les voiles s'enflent d'un vent favorable. Hégésippe, impatient, se hùte de faire partir PhiloclÚs. Protésilas les voit embarquer ses yeux demeurent attachés et immobiles sur le rivage; ils suivent le vaisseau qui fend les ondes et que le vent éloigne toujours. Lors mÃÂȘme qu'il ne peut plus le voir, il en repeint encore l'image dans son esprit. Enfin, troublé furieux, livré à son désespoir, il s'arrache les cheveux, se roule sur le sable, reproche aux dieux leur rigueur, appelle en vain à son secours la cruelle mort, qui, sourde à ses priÚres, ne daigne le délivrer de tant de maux, et qu'il n'a pas le courage de se donner lui-mÃÂȘme. Cependant le vaisseau, favorisé de Neptune et des vents, arriva bientÎt à Salente. On vint dire au roi qu'il entrait déjà dans le port aussitÎt il courut au-devant de PhiloclÚs avec Mentor; il l'embrassa tendrement, lui témoigna un sensible regret de l'avoir persécuté avec tant d'injustice. Cet aveu, bien loin de paraÃtre une faiblesse dans un roi, fut regardé par tous les Salentins comme l'effort d'une grande ùme, qui s'élÚve au-dessus de ses propres fautes en les avouant avec courage pour les réparer. Tout le monde pleurait de joie de revoir l'homme de bien qui avait aimé le peuple et d'entendre le roi parler avec tant de sagesse et de bonté. PhiloclÚs, avec un air respectueux et modeste, recevait les caresses du roi et avait impatience de se dérober aux acclamations du peuple; il suivit le roi au palais. BientÎt Mentor et lui furent dans la mÃÂȘme confiance que s'ils avaient passé leur vie ensemble, quoiqu'ils ne se fussent jamais vus c'est que les dieux, qui ont refusé aux méchante des yeux pour connaÃtre les bons, ont donné aux bons de quoi se connaÃtre les uns les autres. Ceux qui ont le goût de la vertu ne peuvent ÃÂȘtre ensemble sans ÃÂȘtre unis par la vertu qu'ils aiment. BientÎt PhiloclÚs demanda au roi de se retirer auprÚs de Salente, dans une solitude oÃÂč il continua à vivre pauvrement comme il avait vécu à Samos. Le roi allait avec Mentor le voir presque tous les jours dans son désert. C'est là qu'on examinait les moyens d'affermir les lois et de donner une forme solide au gouvernement pour le bonheur public. Les deux principales choses qu'on examina furent l'éducation des enfants et la maniÚre de vivre pendant la paix. Pour les enfants, Mentor disait - Ils appartiennent moins à leurs parents qu'à la république; ils sont les enfants du peuple, ils en sont l'espérance et la force; il n'est pas temps de les corriger quand ils se sont corrompus. C'est peu que de les exclure des emplois, lorsqu'on voit qu'ils s'en sont rendus indignes; il vaut bien mieux prévenir le mal que d'ÃÂȘtre réduit à le punir. Le roi, ajoutait-il, qui est le pÚre de tout son peuple, est encore plus particuliÚrement le pÚre de toute la jeunesse, qui est la fleur de toute la nation. C'est dans la fleur qu'il faut préparer les fruits que le roi ne dédaigne donc pas de veiller et de faire veiller sur l'éducation qu'on donne aux enfants. Qu'il tienne ferme pour faire observer les lois de Minos, qui ordonnent qu'on élÚve les enfants dans le mépris de la douleur et de la mort; qu'on mette l'honneur à fuir les délices et les richesses; que l'injustice, le mensonge, l'ingratitude et la mollesse passent pour des vices infùmes; qu'on leur apprenne, dÚs leur tendre enfance, à chanter les louanges de héros qui ont été aimés des dieux, qui ont fait des actions généreuses pour leurs patries et qui ont fait éclater leur courage dans les combats. Que le charme de la musique saisisse leurs ùmes pour rendre leurs moeurs douces et pures; qu'ils apprennent à ÃÂȘtre tendres pour leurs amis, fidÚles à leurs alliés, équitables pour tous les hommes, mÃÂȘme pour leurs plus cruels ennemis; qu'ils craignent moins la mort et les tourments que le moindre reproche de leurs consciences. Si, de bonne heure, on remplit les enfants de ces grandes maximes et qu'on les fasse entrer dans leur coeur par la douceur du chant, il y en aura peu qui ne s'enflamment de l'amour de la gloire et de la vertu. Mentor ajoutait qu'il était capital d'établir des écoles publiques pour accoutumer la jeunesse aux plus rudes exercices du corps et pour éviter la mollesse et l'oisiveté, qui corrompent les plus beaux naturels; il voulait une grande variété de jeux et de spectacles qui animassent tout le peuple, mais surtout qui exerçassent les corps pour les rendre adroits, souples et vigoureux il ajoutait des prix pour exciter une noble émulation. Mais ce qu'il souhaitait le plus pour les bonnes moeurs, c'est que les jeunes gens se mariassent de bonne heure et que leurs parents, sans aucune vue d'intérÃÂȘt, leur laissassent choisir des femmes agréables de corps et d'esprit, auxquelles ils pussent s'attacher. Mais pendant qu'on préparait ainsi les moyens de conserver la jeunesse pure, innocente, laborieuse, docile et passionnée pour la gloire, PhiloclÚs, qui aimait la guerre, disait à Mentor - En vain vous occuperez les jeunes gens à tous ces exercices, si vous les laissez languir dans une paix continuelle, oÃÂč ils n'auront aucune expérience de la guerre, ni aucun besoin de s'éprouver sur la valeur. Par là vous affaiblirez insensiblement la nation; les courages s'amolliront; les délices corrompront les moeurs d'autres peuples belliqueux n'auront aucune peine à les vaincre, et, pour avoir voulu éviter les maux que la guerre entraÃne aprÚs elle, ils tomberont dans une affreuse servitude. Mentor lui répondit "Les maux de la guerre sont encore plus horribles que vous ne pensez. La guerre épuise un Etat et le met toujours en danger de périr, lors mÃÂȘme qu'on remporte les plus grandes victoires. Avec quelques avantages qu'on la commence, on n'est jamais sûr de la finir sans ÃÂȘtre exposé aux plus tragiques renversements de fortune. Avec quelque supériorité de forces qu'on s'engage dans un combat, le moindre mécompte, une terreur panique, un rien vous arrache la victoire qui était déjà dans vos mains et la transporte chez vos ennemis. Quand mÃÂȘme on tiendrait dans son camp la victoire comme enchaÃnée, on se détruirait soi-mÃÂȘme en détruisant ses ennemis; on dépeuple son pays; on laisse les terres presque incultes; on trouble le commerce; mais, ce qui est bien pis, on affaiblit les meilleures lois et on laisse corrompre les moeurs la jeunesse ne s'adonne plus aux lettres; le pressant besoin fait qu'on souffre une licence pernicieuse dans les troupes; la justice, la police, tout souffre de ce désordre. Un roi qui verse le sang de tant d'hommes et qui cause tant de malheurs pour acquérir un peu de gloire ou pour étendre les bornes de son royaume est indigne de la gloire qu'il cherche et mérite de perdre ce qu'il possÚde, pour avoir voulu usurper ce qui ne lui appartient pas. Mais voici le moyen d'exercer le courage d'une nation en temps de paix. Vous avez déjà vu les exercices du corps que nous établissons, les prix qui exciteront l'émulation, les maximes de gloire et de vertu dont remplira les ùmes des enfants, presque dÚs le berceau, par le chant des grandes actions des héros; ajoutez à ces secours celui d'une vie sobre et laborieuse. Mais ce n'est pas tout aussitÎt qu'un peuple allié de votre nation aura une guerre, il faut y envoyer la fleur de votre jeunesse, surtout ceux en qui on remarquera le génie de la guerre et qui seront les plus propres à profiter de l'expérience. Par là vous conserverez une haute réputation chez vos alliés votre alliance sera recherchée, on craindra de la perdre; sans avoir la guerre chez vous et à vos dépens, vous aurez toujours une jeunesse aguerrie et intrépide. Quoique vous ayez la paix chez vous, vous ne laisserez pas de traiter avec de grands honneurs ceux qui auront le talent de la guerre car le vrai moyen d'éloigner la guerre et de conserver une longue paix, c'est de cultiver les armes; c'est d'honorer les hommes excellents dans cette profession; c'est d'en avoir toujours qui s'y soient exercés dans les pays étrangers et qui connaissent les forces, la discipline militaire et les maniÚres de faire la guerre des peuples voisins; c'est d'ÃÂȘtre également incapable et de faire la guerre par ambition et de la craindre par mollesse. Alors étant toujours prÃÂȘt à la faire pour la nécessité, on parvient à ne l'avoir presque jamais. Pour les alliés, quand ils sont prÃÂȘts à se faire la guerre les uns aux autres, c'est à vous à vous rendre médiateur. Par là vous acquérez une gloire plus solide et plus sûre que celle des conquérants; vous gagnez l'amour et l'estime des étrangers; ils ont tous besoin de vous vous régnez sur eux par la confiance, comme vous régnez sur vos sujets par l'autorité; vous demeurez le dépositaire des secrets, l'arbitre des traités, le maÃtre des coeurs; votre réputation vole dans tous les pays les plus éloignés; votre nom est comme un parfum délicieux qui s'exhale de pays en pays chez les peuples les plus éloignés. En cet état, qu'un peuple voisin vous attaque contre les rÚgles de la justice, il vous trouve aguerri, préparé; mais, ce qui est bien plus fort, il vous trouve aimé et secouru tous vos voisins s'alarment pour vous et sont persuadés que votre conservation fait la sûreté publique. Voilà un rempart bien plus assuré que toutes les murailles des villes et que toutes les places les mieux fortifiées; voilà la véritable gloire. Mais qu'il y a peu de rois qui sachent la chercher, et qui ne s'en éloignent point! Ils courent aprÚs une ombre trompeuse et laissent derriÚre eux le vrai honneur, faute de le connaÃtre." AprÚs que Mentor eut parlé ainsi, PhiloclÚs étonné le regardait; puis il jetait les yeux sur le roi et était charmé de voir avec quelle avidité Idoménée recueillait au fond de son coeur toutes les paroles qui sortaient, comme un fleuve de sagesse, de la bouche de cet étranger. Minerve, sous la figure de Mentor, établissait ainsi dans Salente toutes les meilleures lois et les plus utiles maximes de gouvernement, moins pour faire fleurir le royaume d'Idoménée que pour montrer à Télémaque, quand il reviendrait, un exemple sensible de ce qu'un sage gouvernement peut faire pour rendre les peuples heureux et pour donner à un bon roi une gloire durable. DouziÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Télémaque, pendant son séjour chez les alliés, gagne l'affection de leurs principaux chefs et celle mÃÂȘme de PhiloctÚte, d'abord indisposé contre lui à cause d'Ulysse, son pÚre. PhiloctÚte lui raconte ses aventures et l'origine de sa haine contre Ulysse il lui montre les funestes effets de la passion de l'amour par l'histoire tragique de la mort d'Hercule. Il lui apprend comment il obtint de ce héros les flÚches fatales sans lesquelles la ville de Troie ne pouvait ÃÂȘtre prise; comment il fut puni d'avoir trahi le secret de la mort d'Hercule par tous les maux qu'il eut à souffrir dans l'Ãle de Lemnos; enfin, comment Ulysse se servit de NéoptolÚme pour l'engager à se rendre au siÚge de Troie, oÃÂč il fut guéri de sa blessure par les fils d'Esculape. Cependant Télémaque montrait son courage dans les périls de la guerre. En partant de Salente, il s'appliqua à gagner l'affection des vieux capitaines, dont la réputation et l'expérience étaient au comble. Nestor, qui l'avait déjà vu à Pylos, et qui avait toujours aimé Ulysse, le traitait comme s'il eût été son propre fils. Il lui donnait des instructions qu'il appuyait de divers exemples; il lui racontait toutes les aventures de sa jeunesse, et tout ce qu'il avait vu faire de plus remarquable aux héros de l'ùge passé. La mémoire de ce sage vieillard, qui avait vécu trois ùges d'hommes, était comme une histoire des anciens temps gravée sur le marbre ou sur l'airain. PhiloctÚte n'eut pas d'abord la mÃÂȘme inclination que Nestor pour Télémaque la haine qu'il avait nourrie si longtemps dans son coeur contre Ulysse l'éloignait de son fils, et il ne pouvait voir qu'avec peine tout ce qu'il semblait que les dieux préparaient en faveur de ce jeune homme, pour le rendre égal aux héros qui avaient renversé la ville de Troie. Mais enfin la modération de Télémaque vainquit tous les ressentiments de PhiloctÚte; il ne put se défendre d'aimer cette vertu douce et modeste. Il prenait souvent Télémaque, et lui disait Mon fils car je ne crains plus de vous nommer ainsi, votre pÚre et moi, je l'avoue, nous avons été longtemps ennemis l'un de l'autre j'avoue mÃÂȘme qu'aprÚs que nous eûmes fait tomber la superbe ville de Troie, mon coeur n'était point encore apaisé, et, quand je vous ai vu, j'ai senti de la peine à aimer la vertu dans le fils d'Ulysse. Je me le suis souvent reproché. Mais enfin la vertu, quand elle est douce, simple, ingénue et modeste, surmonte tout. Ensuite PhiloctÚte s'engagea insensiblement à lui raconter ce qui avait allumé dans son coeur tant de haine contre Ulysse. "Il faut - dit-il - reprendre mon histoire de plus haut. Je suivais partout le grand Hercule, qui a délivré la terre de tant de monstres et devant qui les autres héros n'étaient que comme sont les faibles roseaux auprÚs d'un grand chÃÂȘne, ou comme les moindres oiseaux en présence de l'aigle. Ses malheurs et les miens vinrent d'une passion qui cause tous les désastres les plus affreux, c'est l'amour. Hercule, qui avait vaincu tant de monstres, ne pouvait vaincre cette passion honteuse, et le cruel enfant Cupidon se jouait de lui. Il ne pouvait se ressouvenir sans rougir de honte qu'il avait autrefois oublié sa gloire jusqu'à filer auprÚs d'Omphale, reine de Lydie, comme le plus lùche et le plus efféminé de tous les hommes, tant il avait été entraÃné par un amour aveugle. Cent fois il m'a avoué que cet endroit de sa vie avait terni sa vertu et presque effacé la gloire de tous ses travaux. Cependant, Î Dieux! telle est la faiblesse et l'inconstance des hommes ils se promettent tout d'eux-mÃÂȘmes et ne résistent à rien. Hélas! le grand Hercule retomba dans les piÚges de l'amour, qu'il avait si souvent détesté il aima Déjanire. Trop heureux, s'il eût été constant dans cette passion pour une femme qui fut son épouse! Mais bientÎt la jeunesse d'Iole, sur le visage de laquelle les grùces étaient peintes, ravirent son coeur. Déjanire brûla de jalousie; elle se ressouvint de cette fatale tunique que le Centaure Nessus lui avait laissée en mourant, comme un moyen assuré de réveiller l'amour d'Hercule, toutes les fois qu'il paraÃtrait la négliger pour en aimer quelque autre. Cette tunique, pleine du sang venimeux du Centaure, renfermait le poison des flÚches dont ce monstre avait été percé vous savez que les flÚches d'Hercule, qui tua ce perfide Centaure, avaient été trempées dans le sang de l'hydre de Lerne et que ce sang empoisonnait ces flÚches, en sorte que toutes les blessures qu'elles faisaient étaient incurables. Hercule, s'étant revÃÂȘtu de cette tunique, sentit bientÎt le feu dévorant qui se glissait jusque dans la moelle de ses os il poussait des cris horribles, dont le mont Oeta résonnait, et faisait retentir toutes les profondes vallées; la mer mÃÂȘme en paraissait émue; les taureaux les plus furieux qui auraient mugi dans leurs combats n'auraient pas fait un bruit aussi affreux. Le malheureux Lichas, qui lui avait apporté de la part de Déjanire cette tunique, ayant osé s'approcher de lui, Hercule, dans le transport de sa douleur, le prit, le fit pirouetter comme un frondeur fait avec sa fronde tourner la pierre qu'il veut jeter loin de lui. Ainsi Lichas, lancé du haut de la montagne par la puissante main d'Hercule, tombait dans les flots de la mer, oÃÂč il fut changé tout à coup en un rocher qui garde encore la figure humaine et qui, étant toujours battu par les vagues irritées, épouvante de loin les sages pilotes. AprÚs ce malheur de Lichas, je crus que je ne pouvais plus me fier à Hercule; je songeais à me cacher dans les cavernes les plus profondes. Je le voyais déraciner sans peine d'une main les hauts sapins et les vieux chÃÂȘnes, qui, depuis plusieurs siÚcles, avaient méprisé les vents et les tempÃÂȘtes. De l'autre main il tùchait en vain d'arracher de dessus son dos la fatale tunique elle s'était collée sur sa peau, et comme incorporée à ses membres. A mesure qu'il la déchirait, il déchirait aussi sa peau et sa chair; son sang ruisselait et trempait la terre. Enfin, sa vertu surmontant sa douleur, il s'écria "Tu vois, Î mon cher PhiloctÚte, les maux que les dieux me font souffrir; ils sont justes c'est moi qui les ai offensés; j'ai violé l'amour conjugal. AprÚs avoir vaincu tant d'ennemis, je me suis lùchement laissé vaincre par l'amour d'une beauté étrangÚre je péris, et je suis content de périr pour apaiser les dieux. Mais, hélas! cher ami, oÃÂč est-ce que tu fuis? L'excÚs de la douleur m'a fait commettre, il est vrai, contre ce misérable Lichas une cruauté que je me reproche! il n'a pas su quel poison il me présentait; il n'a point mérité ce que je lui ai fait souffrir; mais crois-tu que je puisse oublier l'amitié que je te dois et vouloir t'arracher la vie? Non, non, je ne cesserai point d'aimer PhiloctÚte. PhiloctÚte recevra dans son sein mon ùme prÃÂȘte à s'envoler c'est lui qui recueillera mes cendres. OÃÂč es-tu donc, Î mon cher PhiloctÚte, PhiloctÚte, la seule espérance qui me reste ici-bas?" A ces mots, je me hùte de courir vers lui; il me tend les bras et veut m'embrasser mais il se retient, dans la crainte d'allumer dans mon sein le feu cruel dont il est lui-mÃÂȘme brûlé. "Hélas! - dit-il - cette consolation mÃÂȘme ne m'est plus permise." En parlant ainsi, il assemble tous ces arbres qu'il vient d'abattre; il en fait un bûcher sur le sommet de la montagne; il monte tranquillement sur le bûcher; il étend la peau du lion de Némée, qui avait si longtemps couvert ses épaules, lorsqu'il allait d'un bout de la terre à l'autre abattre les monstres et délivrer les malheureux, il s'appuie sur sa massue, et il m'ordonne d'allumer le feu du bûcher. Mes mains, tremblantes et saisies d'horreur, ne purent lui refuser ce cruel office; car la vie n'était plus pour lui un présent des dieux, tant elle lui était funeste! Je craignis mÃÂȘme que l'excÚs de ses douleurs ne le transportùt jusqu'à faire quelque chose d'indigne de cette vertu qui avait étonné l'univers. Comme il vit que la flamme commençait à prendre au bûcher "C'est maintenant - s'écria-t-il - mon cher PhiloctÚte, que j'éprouve ta véritable amitié; car tu aimes mon honneur plus que ma vie. Que les dieux te le rendent! Je te laisse ce que j'ai de plus précieux sur la terre, ces flÚches trempées dans le sang de l'hydre de Lerne. Tu sais que les blessures qu'elles font sont incurables; par elles tu seras invincible, comme je l'ai été, et aucun mortel n'osera combattre contre toi. Souviens-toi que je meurs fidÚle à notre amitié, et n'oublie jamais combien tu m'as été cher. Mais, s'il est vrai que tu sois touché de mes maux, tu peux me donner une derniÚre consolation promets-moi de ne découvrir jamais à aucun mortel ni ma mort, ni le lieu oÃÂč tu auras caché mes cendres." Je le lui promis, hélas! je le jurai mÃÂȘme, en arrosant son bûcher de mes larmes. Un rayon de joie parut dans ses yeux; mais tout à coup un tourbillon de flammes qui l'enveloppa étouffa sa voix et le déroba presque à ma vue. Je le voyais encore un peu néanmoins au travers des flammes, avec un visage aussi serein que s'il eût été couronné de fleurs et couvert de parfums, dans la joie d'un festin délicieux, au milieu de tous ses amis. Le feu consuma bientÎt tout ce qu'il y avait de terrestre et de mortel en lui. BientÎt il ne lui resta rien de tout ce qu'il avait reçu, dans sa naissance, de sa mÚre AlcmÚne; mais il conserva, par l'ordre de Jupiter, cette nature subtile et immortelle, cette flamme céleste qui est le vrai principe de vie et qu'il avait reçue du pÚre des dieux. Ainsi il alla avec eux, sous les voûtes dorées du brillant Olympe, boire le nectar, oÃÂč les dieux lui donnÚrent pour épouse l'aimable Hébé, qui est la déesse de la jeunesse et qui versait le nectar dans la coupe du grand Jupiter, avant que GanymÚde eût reçu cet honneur. Pour moi, je trouvai une source inépuisable de douleurs dans ces flÚches qu'il m'avait données pour m'élever au-dessus de tous les héros. BientÎt les rois ligués entreprirent de venger Ménélas de l'infùme Pùris, qui avait enlevé HélÚne, et de renverser l'empire de Priam. L'oracle d'Apollon leur fit entendre qu'ils ne devaient point espérer de finir heureusement cette guerre, à moins qu'ils n'eussent les flÚches d'Hercule. Ulysse votre pÚre, qui était toujours le plus éclairé et le plus industrieux dans tous les conseils, se chargea de me persuader d'aller avec eux au siÚge de Troie et d'y apporter ces flÚches qu'il croyait que j'avais. Il y avait déjà longtemps qu'Hercule ne paraissait plus sur la terre on n'entendait plus parler d'aucun nouvel exploit de ce héros; les monstres et les scélérats recommençaient à paraÃtre impunément. Les Grecs ne savaient que croire de lui les uns disaient qu'il était mort; d'autres soutenaient qu'il était allé jusque sous l'Ourse glacée dompter les Scythes. Mais Ulysse soutint qu'il était mort et entreprit de me le faire avouer. il me vint trouver dans un temps oÃÂč je ne pouvais encore me consoler d'avoir perdu le grand Alcide. Il eut une extrÃÂȘme peine à m'aborder; car je ne pouvais plus voir les hommes je ne pouvais souffrir qu'on m'arrachùt de ces déserts du mont Oeta, oÃÂč j'avais vu périr mon ami; je ne songeais qu'à me repeindre l'image de ce héros et qu'à pleurer à la vue de ces tristes lieux. Mais la douce et puissante persuasion était sur les lÚvres de votre pÚre il parut presque aussi affligé que moi il versa des larmes; il sut gagner insensiblement mon coeur et attirer ma confiance; il m'attendrit pour les rois grecs, qui allaient combattre pour une juste cause et qui ne pouvaient réussir sans moi. Il ne put jamais néanmoins m'arracher le secret de la mort d'Hercule, que j'avais juré de ne dire jamais; mais il ne doutait point qu'il ne fût mort, et il me pressait de lui découvrir le lieu oÃÂč j'avais caché ses cendres. Hélas! j'eus horreur de faire un parjure en lui disant un secret que j'avais promis aux dieux de ne dire jamais; mais j'eus la faiblesse d'éluder mon serment, n'osant le violer; les dieux m'en ont puni je frappai du pied la terre à l'endroit oÃÂč j'avais mis les cendres d'Hercule. Ensuite j'allai joindre les rois ligués, qui me reçurent avec la mÃÂȘme joie qu'ils auraient reçu Hercule mÃÂȘme. Comme je passais dans l'Ãle de Lemnos, je voulus montrer à tous les Grecs ce que mes flÚches pouvaient faire. Me préparant à percer un daim qui s'élançait dans un bois, je laissai, par mégarde, tomber la flÚche de l'arc sur mon pied, et elle me fit une blessure que je ressens encore. AussitÎt j'éprouvai les mÃÂȘmes douleurs qu'Hercule avait souffertes; je remplissais nuit et jour l'Ãle de mes cris un sang noir et corrompu, coulant de ma plaie, infectait l'air et répandait dans le camp des Grecs une puanteur capable de suffoquer les hommes les plus vigoureux. Toute l'armée eut horreur de me voir dans cette extrémité; chacun conclut que c'était un supplice qui m'était envoyé par les justes dieux. Ulysse, qui m'avait engagé dans cette guerre, fut le premier à m'abandonner. J'ai reconnu, depuis, qu'il l'avait fait parce qu'il préférait l'intérÃÂȘt commun de la GrÚce et la victoire à toutes les raisons d'amitié ou de bienséance particuliÚre on ne pouvait plus sacrifier dans le camp, tant l'horreur de ma plaie, son infection et la violence de mes cris troublaient toute l'armée, Mais au moment oÃÂč je me vis abandonné de tous les Grecs par le conseil d'Ulysse, cette politique me parut pleine de la plus horrible inhumanité et de la plus noire trahison. Hélas! j'étais aveugle, et je ne voyais pas qu'il était juste que les plus sages hommes fussent contre moi, de mÃÂȘme que les dieux que j'avais irrités. Je demeurai, presque pendant tout le siÚge de Troie, seul, sans secours, sans espérance, sans soulagement, livré à d'horribles douleurs, dans cette Ãle déserte et sauvage oÃÂč je n'entendais que le bruit des vagues de la mer qui se brisaient contre les rochers. Je trouvai, au milieu de cette solitude, une caverne vide dans un rocher qui élevait vers le ciel deux pointes semblables à deux tÃÂȘtes de ce rocher sortait une fontaine claire. Cette caverne était la retraite des bÃÂȘtes farouches, à la fureur desquelles j'étais exposé nuit et jour. J'amassai quelques feuilles pour me coucher. Il ne me restait, pour tout bien, qu'un pot de bois grossiÚrement travaillé et quelques habits déchirés, dont j'enveloppais ma plaie pour arrÃÂȘter le sang et dont je me servais aussi pour la nettoyer. Là , abandonné des hommes et livré à la colÚre des dieux, je passais mon temps à percer de mes flÚches les colombes et les autres oiseaux qui volaient autour de ce rocher. Quand j'avais tué quelque oiseau pour ma nourriture, il fallait que je me traÃnasse contre terre avec douleur pour aller ramasser ma proie ainsi mes mains me préparaient de quoi me nourrir. Il est vrai que les Grecs, en partant, me laissÚrent quelques provisions; mais elles durÚrent peu. J'allumais du feu avec des cailloux. Cette vie, toute affreuse qu'elle est, m'eût paru douce loin des hommes ingrats et trompeurs, si la douleur ne m'eût accablé et si je n'eusse sans cesse repassé dans mon esprit ma triste aventure. "Quoi! - disais-je - tirer un homme de sa patrie, comme le seul homme qui puisse venger la GrÚce, et puis l'abandonner dans cette Ãle déserte pendant son sommeil!" Car ce fut pendant mon sommeil que les Grecs partirent. Jugez quelle fut ma surprise et combien je versai de larmes à mon réveil, quand je vis les vaisseaux fendre les ondes. Hélas! cherchant de tous cÎtés dans cette Ãle sauvage et horrible, je ne trouvai que la douleur. Dans cette Ãle, il n'y a ni port, ni commerce, ni hospitalité, ni hommes qui y abordent volontairement. On n'y voit que les malheureux que les tempÃÂȘtes y ont jetés, et on n'y peut espérer de société que par des naufrages encore mÃÂȘme ceux qui venaient en ce lieu n'osaient me prendre pour me ramener; ils craignaient la colÚre des dieux et celle des Grecs. Depuis dix ans je souffrais la honte, la douleur, la faim; je nourrissais une plaie qui me dévorait; l'espérance mÃÂȘme était éteinte dans mon coeur. Tout à coup, revenant de chercher des plantes médicinales pour ma plaie, j'aperçus dans mon antre un jeune homme beau et gracieux, mais fier, et d'une taille de héros. Il me sembla que je voyais Achille, tant il en avait les traits, les regards et la démarche; son ùge seul me fit comprendre que ce ne pouvait ÃÂȘtre lui. Je remarquai sur son visage tout ensemble la compassion et l'embarras il fut touché de voir avec quelle peine et quelle lenteur je me traÃnais; les cris perçants et douloureux dont je faisais retentir les échos de tout ce rivage attendrirent son coeur. "O étranger! - lui dis-je d'assez loin - quel malheur t'a conduit dans cette Ãle inhabitée? Je reconnais l'habit grec, cet habit qui m'est encore si cher. O qu'il me tarde d'entendre ta voix et de trouver sur tes lÚvres cette langue que j'ai apprise dÚs l'enfance et que je ne puis plus parler à personne depuis si longtemps dans cette solitude! Ne sois point effrayé de voir un homme si malheureux tu dois en avoir pitié." A peine NéoptolÚme m'eut dit "Je suis Grec", que je m'écriai "O douce parole, aprÚs tant d'années de silence et de douleur sans consolation! O mon fils, quel malheur, quelle tempÃÂȘte, ou plutÎt quel vent favorable t'a conduit ici pour finir mes maux?" Il me répondit - Je suis de l'Ãle de Scyros, j'y retourne; on dit que je suis fils d'Achille tu sais tout. Des paroles si courtes ne contentaient pas ma curiosité; je lui dis "O fils d'un pÚre que j'ai tant aimé, cher nourrisson de LycomÚde, comment viens-tu donc ici? D'oÃÂč viens-tu?" Il me répondit qu'il venait du siÚge de Troie. "Tu n'étais pas - lui dis-je - de la premiÚre expédition?" "Et toi - me dit-il - en étais-tu?" Alors je lui répondis "Tu ne connais, je le vois bien, ni le nom de PhiloctÚte, ni ses malheurs. Hélas! infortuné que je suis! mes persécuteurs m'insultent dans ma misÚre la GrÚce ignore ce que je souffre; ma douleur augmente. Les Atrides m'ont mis en cet état; que les dieux le leur rendent!" Ensuite je lui racontai de quelle maniÚre les Grecs m'avaient abandonné. AussitÎt qu'il eut écouté mes plaintes, il me fit les siennes. "AprÚs la mort d'Achille", me dit-il... D'abord je l'interrompis, en lui disant "Quoi! Achille est mort! Pardonne-moi, mon fils, si je trouble ton récit par les larmes que je dois à ton pÚre." NéoptolÚme me répondit "Vous me consolez en m'interrompant; qu'il m'est doux de voir PhiloctÚte pleurer mon pÚre!" NéoptolÚme, reprenant son discours, me dit "AprÚs la mort d'Achille, Ulysse et Phénix me vinrent chercher, assurant qu'on ne pouvait sans moi renverser la ville de Troie. Ils n'eurent aucune peine à m'emmener; car la douleur de la mort d'Achille et le désir d'hériter de sa gloire dans cette célÚbre guerre m'engageaient assez à les suivre. J'arrive à Sigée; l'armée s'assemble autour de moi chacun jure qu'il revoit Achille; mais, hélas! il n'était plus. Jeune et sans expérience, je croyais pouvoir tout espérer de ceux qui me donnaient tant de louanges. D'abord je demande aux Atrides les armes de mon pÚre; ils me répondent cruellement "Tu auras le reste de ce qui lui appartenait; mais pour ses armes, elles sont destinées à Ulysse." AussitÎt je me trouble, je pleure, je m'emporte; mais Ulysse, sans s'émouvoir, me disait "Jeune homme, tu n'étais pas avec nous dans les périls de ce long siÚge, tu n'as pas mérité de telles armes, et tu parles déjà trop fiÚrement jamais tu ne les auras." Dépouillé injustement par Ulysse, je m'en retourne dans l'Ãle de Scyros, moins indigné contre Ulysse que contre les Atrides. Que quiconque est leur ennemi puisse ÃÂȘtre l'ami des dieux! O PhiloctÚte, j'ai tout dit." Alors je demandai à NéoptolÚme comment Ajax Télamonien n'avait pas empÃÂȘché cette injustice. "Il est mort", me répondit-il. "Il est mort? - m'écriai-je - et Ulysse ne meurt point! Au contraire, il fleurit dans l'armée!" Ensuite je lui demandai des nouvelles d'Antiloque, fils du sage Nestor, et de Patrocle, si chéri par Achille. "Ils sont morts aussi", me dit-il. AussitÎt je m'écriai encore "Quoi, morts! Hélas! Que me dis-tu? La cruelle guerre moissonne les bons, et épargne les méchants. Ulysse est donc en vie? Thersite y est aussi sans doute? Voilà ce que font les dieux; et nous les louerions encore!" Pendant que j'étais dans cette fureur contre votre pÚre, NéoptolÚme continuait à me tromper; il ajouta ces tristes paroles "Loin de l'armée grecque, oÃÂč le mal prévaut sur le bien, je vais vivre content dans la sauvage Ãle de Scyros. Adieu je pars. Que les dieux vous guérissent!" AussitÎt je lui dis "O mon fils, je te conjure par les mùnes de ton pÚre, par ta mÚre, par tout ce que tu as de plus cher sur la terre, de ne me laisser pas seul dans ces maux que tu vois. Je n'ignore pas combien je te serai à charge; mais il y aurait de la honte à m'abandonner jette-moi à la proue, à la poupe, dans la sentine mÃÂȘme, partout oÃÂč je t'incommoderai le moins. Il n'y a que les grands coeurs qui sachent combien il y a de gloire à ÃÂȘtre bon. Ne me laisse point en un désert oÃÂč il n'y a aucun vestige d'homme; mÚne-moi dans ta patrie, ou dans l'Eubée, qui n'est pas loin du mont Oeta, de Trachine et des bords agréables du fleuve Sperchius rends-moi à mon pÚre. Hélas! je crains qu'il ne soit mort. Je lui avais mandé de m'envoyer un vaisseau ou il est mort, ou bien ceux qui m'avaient promis de le lui dire ne l'ont pas fait. J'ai recours à toi, Î mon fils! Souviens-toi de la fragilité des choses humaines. Celui qui est dans la prospérité doit craindre d'en abuser et secourir les malheureux." Voilà ce que l'excÚs de la douleur me faisait dire à NéoptolÚme; il me promit de m'emmener. Alors je m'écriai encore "O heureux jour! Î aimable NéoptolÚme, digne de la gloire de son pÚre! Chers compagnons de ce voyage, souffrez que je dise adieu à cette triste demeure. Voyez oÃÂč j'ai vécu, comprenez ce que j'ai souffert nul autre n'eût pu le souffrir; mais la nécessité m'avait instruit, et elle apprend aux hommes ce qu'ils ne pourraient jamais savoir autrement. Ceux qui n'ont jamais souffert ne savent rien; ils ne connaissent ni les biens ni les maux; ils ignorent les hommes; ils s'ignorent eux-mÃÂȘmes." AprÚs avoir parlé ainsi, je pris mon arc et mes flÚches. NéoptolÚme me pria de souffrir qu'il les baisùt, ces armes si célÚbres et consacrées par l'invincible Hercule. Je lui répondis "Tu peux tout; c'est toi, mon fils, qui me rends aujourd'hui la lumiÚre, ma patrie, mon pÚre accablé de vieillesse, mes amis, moi-mÃÂȘme tu peux toucher ces armes et te vanter d'ÃÂȘtre le seul d'entre les Grecs qui ait mérité de les toucher." AussitÎt NéoptolÚme entre dans ma grotte pour admirer mes armes. Cependant une douleur cruelle me saisit, elle me trouble, je ne sais plus ce que je fais; je demande un glaive tranchant pour couper mon pied; je m'écrie "O mort tant désirée, que ne viens-tu? O jeune homme, brûle-moi tout à l'heure comme je brûlai le fils de Jupiter. O terre! Î terre! reçois un mourant qui ne peut plus se relever." De ce transport de douleur, je tombe soudainement, selon ma coutume, dans un assoupissement profond; une grande sueur commença à me soulager; un sang noir et corrompu coula de ma plaie. Pendant mon sommeil, il eût été facile à NéoptolÚme d'emporter mes armes et de partir; mais il était fils d'Achille et n'était pas né pour tromper. En m'éveillant, je reconnus son embarras il soupirait comme un homme qui ne sait pas dissimuler, et qui agit contre son coeur. "Me veux-tu surprendre! - lui dis-je - qu'y a-t-il donc?" "Il faut - me répondit-il - que vous me suiviez au siÚge de Troie." Je repris aussitÎt "Ah! qu'as-tu dit, mon fils? Rends-moi cet arc je suis trahi. Ne m'arrache pas la vie. Hélas! il ne répond rien; il me regarde tranquillement; rien ne le touche. O rivages! Î promontoires de cette Ãle! O bÃÂȘtes farouches! Î rochers escarpés! c'est à vous que je me plains, car je n'ai que vous à qui je puisse me plaindre vous ÃÂȘtes accoutumés à mes gémissements. Faut-il que je sois trahi par le fils d'Achille? Il m'enlÚve l'arc sacré d'Hercule; il veut me traÃner dans le camp des Grecs pour triompher de moi; il ne voit pas que c'est triompher d'un mort, d'une ombre, d'une image vaine. O s'il m'eût attaqué dans ma force!... Mais encore à présent, ce n'est que par surprise. Que ferai-je? Rends, mon fils, rends sois semblable à ton pÚre, semblable à toi-mÃÂȘme. Que dis-tu?... Tu ne dis rien! O rocher sauvage! je reviens à toi, nu, misérable, abandonné, sans nourriture; je mourrai seul dans cet antre n'ayant plus mon arc pour tuer des bÃÂȘtes, les bÃÂȘtes me dévoreront; n'importe. Mais mon fils, tu ne parais pas méchant quelque conseil te pousse; rends mes armes, va-t-en." NéoptolÚme, les larmes aux yeux, disait tout bas "Plût aux dieux que je ne fusse jamais parti de Scyros!" Cependant je m'écrie "Ah! que vois-je! n'est-ce pas Ulysse?" AussitÎt j'entends sa voix, et il me répond "Oui, c'est moi". Si le sombre royaume de Pluton se fût entrouvert et que j'eusse vu le noir Tartare, que les dieux mÃÂȘmes craignent d'entrevoir, je n'aurais pas été saisi, je l'avoue, d'une plus grande horreur. Je m'écriai encore "O terre de Lemnos, je te prends à témoin. O soleil, tu le vois, et tu le souffres!" Ulysse me répondit sans s'émouvoir "Jupiter le veut, et je l'exécute." "Oses-tu - lui disais-je - nommer Jupiter? Vois-tu ce jeune homme, qui n'était point né pour la fraude, et qui souffre en exécutant ce que tu l'obliges de faire?" "Ce n'est pas pour vous tromper - me dit Ulysse - ni pour vous nuire, que nous venons; c'est pour vous délivrer, vous guérir, vous donner la gloire de renverser Troie et vous ramener dans votre patrie. C'est vous, et non pas Ulysse, qui ÃÂȘtes l'ennemi de PhiloctÚte." Alors je dis à votre pÚre tout ce que la fureur pouvait m'inspirer. "Puisque tu m'as abandonné sur ce rivage - lui disais-je - que ne m'y laisses-tu en paix? Va chercher la gloire des combats et tous les plaisirs; jouis de ton bonheur avec les Atrides laisse-moi ma misÚre et ma douleur. Pourquoi m'enlever? Je ne suis plus rien; je suis déjà mort. Pourquoi ne crois-tu pas encore aujourd'hui, comme tu le croyais autrefois, que je ne saurais partir, que mes cris et l'infection de ma plaie troubleraient les sacrifices? O Ulysse, auteur de mes maux, que les dieux puissent te...! Mais les dieux ne m'écoutent point; au contraire, ils excitent mon ennemi. O terre de ma patrie, que je ne reverrai jamais!... O dieux, s'il en reste encore quelqu'un d'assez juste pour avoir pitié de moi, punissez, punissez Ulysse; alors je me croirai guéri." Pendant que je parlais ainsi, votre pÚre, tranquille, me regardait avec un air de compassion, comme un homme qui, loin d'ÃÂȘtre irrité, supporte et excuse le trouble d'un malheureux, que la fortune a irrité. Je le voyais semblable à un rocher, qui, sur le sommet d'une montagne, se joue de la fureur des vents et laisse épuiser leur rage, pendant qu'il demeure immobile. Ainsi votre pÚre, demeurant dans le silence, attendait que ma colÚre fût épuisée; car il savait qu'il ne faut attaquer les passions des hommes, pour les réduire à la raison, que quand elles commencent à s'affaiblir par une espÚce de lassitude. Ensuite il me dit ces paroles "O PhiloctÚte, qu'avez-vous fait de votre raison et de votre courage? Voici le moment de s'en servir. Si vous refusez de nous suivre pour remplir les grands desseins de Jupiter sur vous, adieu vous ÃÂȘtes indigne d'ÃÂȘtre le libérateur de la GrÚce et le destructeur de Troie. Demeurez à Lemnos; ces armes que j'emporte me donneront une gloire qui vous était destinée. NéoptolÚme, partons; il est inutile de lui parler la compassion pour un seul homme ne doit pas nous faire abandonner le salut de la GrÚce entiÚre." Alors je me sentis comme une lionne à qui on vient d'arracher ses petits elle remplit les forÃÂȘts de ses rugissements. "O caverne - disais-je - jamais je ne te quitterai; tu seras mon tombeau. O séjour de ma douleur, plus de nourriture, plus d'espérance! Qui me donnera un glaive pour me percer? O si les oiseaux de proie pouvaient m'enlever!... Je ne les percerai plus de mes flÚches! O arc précieux, arc consacré par les mains du fils de Jupiter! O cher Hercule, s'il te reste encore quelque sentiment, n'es-tu pas indigné? Cet arc n'est plus dans les mains de ton fidÚle ami; il est dans les mains impures et trompeuses d'Ulysse. Oiseaux de proie, bÃÂȘtes farouches, ne fuyez plus cette caverne mes mains n'ont plus de flÚches. Misérable, je ne puis vous nuire venez m'enlever, ou plutÎt que la foudre de l'impitoyable Jupiter m'écrase!" Votre pÚre, ayant tenté tous les autres moyens pour me persuader, jugea enfin que le meilleur était de me rendre mes armes il fit signe à NéoptolÚme, qui me les rendit aussitÎt. Alors je lui dis "Digne fils d'Achille, tu montres que tu l'es. Mais laisse-moi percer mon ennemi." AussitÎt je voulus tirer une flÚche contre votre pÚre; mais NéoptolÚme m'arrÃÂȘta, en me disant "La colÚre vous trouble et vous empÃÂȘche de voir l'indigne action que vous voulez faire." Pour Ulysse, il paraissait aussi tranquille contre mes flÚches que contre mes injures. Je me sentis touché de cette intrépidité et de cette patience. J'eus honte d'avoir voulu, dans ce premier transport, me servir de mes armes pour tuer celui qui me les avait fait rendre; mais comme mon ressentiment n'était pas encore apaisé, j'étais inconsolable de devoir mes armes à un homme que je haïssais tant. Cependant NéoptolÚme me disait "Sachez que le divin Hélénus, fils de Priam, étant sorti de la ville de Troie par l'ordre et par l'inspiration des dieux, nous a dévoilé l'avenir. La malheureuse Troie tombera - a-t-il dit - mais elle ne peut tomber qu'aprÚs qu'elle aura été attaquée par celui qui tient les flÚches d'Hercule; cet homme ne peut guérir que quand il sera devant les murailles de Troie; les enfants d'Esculape le guériront." En ce moment je sentis mon coeur partagé j'étais touché de la naïveté de NéoptolÚme et de la bonne foi avec laquelle il m'avait rendu mon arc; mais je ne pouvais me résoudre à voir encore le jour, s'il fallait céder à Ulysse, et une mauvaise honte me tenait en suspens. "Me verra-t-on - disais-je en moi-mÃÂȘme - avec Ulysse et avec les Atrides? Que croira-t-on de moi?" Pendant que j'étais dans cette incertitude, tout à coup j'entends une voix plus qu'humaine je vois Hercule dans un nuage éclatant; il était environné de rayons de gloire. Je reconnus facilement ses traits un peu rudes, son corps robuste et ses maniÚres simples; mais il avait une hauteur et une majesté qui n'avaient jamais paru si grandes en lui quand il domptait les monstres. Il me dit "Tu entends, tu vois Hercule. J'ai quitté le haut Olympe pour t'annoncer les ordres de Jupiter. Tu sais par quels travaux j'ai acquis l'immortalité il faut que tu ailles avec le fils d'Achille, pour marcher sur mes traces dans le chemin de la gloire. Tu guériras; tu perceras de mes flÚches Pùris, auteur de tant de maux. AprÚs la prise de Troie, tu enverras de riches dépouilles à Péan, ton pÚre, sur le mont Oeta; ces dépouilles seront mises sur mon tombeau comme un monument de la victoire due à mes flÚches. Et toi, Î fils d'Achille, je te déclare que tu ne peux vaincre sans PhiloctÚte, ni PhiloctÚte sans toi. Allez donc comme deux lions qui cherchent ensemble leur proie. J'enverrai Esculape à Troie pour guérir PhiloctÚte. Surtout, Î Grecs, aimez et observez la religion le reste meurt; elle ne meurt jamais." AprÚs avoir entendu ces paroles, je m'écriai "O heureux jour, douce lumiÚre, tu te montres enfin aprÚs tant d'années! Je t'obéis, je pars aprÚs avoir salué ces lieux. Adieu, cher antre. Adieu, nymphes de ces prés humides. Je n'entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu, rivage oÃÂč tant de fois j'ai souffert les injures de l'air. Adieu, promontoire, oÃÂč Echo répéta tant de fois mes gémissements. Adieu, douces fontaines qui me fûtes si amÚres. Adieu, Î terre de Lemnos laisse-moi partir heureusement, puisque je vais oÃÂč m'appelle la volonté des dieux et de mes amis." Ainsi nous partÃmes nous arrivùmes au siÚge de Troie. Machaon et Podalire, par la divine science de leur pÚre Esculape, me guérirent, ou du moins me mirent dans l'état oÃÂč vous me voyez. Je ne souffre plus; j'ai retrouvé toute ma vigueur mais je suis un peu boiteux. Je fis tomber Pùris comme un timide faon de biche qu'un chasseur perce de ses traits. BientÎt Ilion fut réduite en cendres; vous savez le reste. J'avais néanmoins encore je ne sais quelle aversion pour le sage Ulysse, par le ressouvenir de mes maux, et sa vertu ne pouvait apaiser ce ressentiment mais la vue d'un fils qui lui ressemble, et que je ne puis m'empÃÂȘcher d'aimer, m'attendrit le coeur pour le pÚre mÃÂȘme." TreiziÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Télémaque, pendant son séjour chez les alliés, trouve de grandes difficultés pour se ménager parmi tant de rois jaloux les uns des autres. Il entre en différend avec Phalante, chef des Lacédémoniens, pour quelques prisonniers faits sur les Dauniens, et que chacun prétendait lui appartenir. Pendant que la cause se discute dans l'assemblée des rois alliés, Hippias, frÚre de Phalante, va prendre les prisonniers pour les emmener à Tarente. Télémaque irrité attaque Hippias avec fureur et le terrasse dans un combat singulier. Mais bientÎt, honteux de son emportement, il ne songe qu'au moyen de le réparer. Cependant Adraste, roi des Dauniens, informé du trouble et de la consternation occasionnés dans l'armée des alliés par le différend de Télémaque et d'Hippias, va les attaquer à l'improviste. AprÚs avoir surpris cent de leurs vaisseaux pour transporter ses troupes dans leur camp, il y met d'abord le feu, commence l'attaque par le quartier de Phalante, tue son frÚre Hippias, et Phalante lui-mÃÂȘme tombe percé de coups. A la premiÚre nouvelle de ce désordre, Télémaque, revÃÂȘtu de ses armes divines, s'élance hors du camp, rassemble autour de lui l'armée des alliés et dirige les mouvements avec tant de sagesse qu'il repousse en peu de temps l'ennemi victorieux. Il eût mÃÂȘme remporté une victoire complÚte, si une tempÃÂȘte survenue n'eût séparé les deux armées. AprÚs le combat, Télémaque visite les blessés et leur procure tous les soulagements dont ils peuvent avoir besoin. Il prend un soin particulier de Phalante et des funérailles d'Hippias, dont il va lui-mÃÂȘme porter les cendres à Phalante dans une urne d'or. Pendant que PhiloctÚte avait raconté ainsi ses aventures, Télémaque avait demeuré comme suspendu et immobile. Ses yeux étaient attachés sur ce grand homme qui parlait. Toutes les passions différentes qui avaient agité Hercule, PhiloctÚte, Ulysse, NéoptolÚme, paraissaient tour à tour sur le visage naïf de Télémaque, à mesure qu'elles étaient représentées dans la suite de cette narration. Quelquefois il s'écriait et interrompait PhiloctÚte sans y penser; quelquefois il paraissait rÃÂȘveur comme un homme qui pense profondément à la suite des affaires. Quand PhiloctÚte dépeignit l'embarras de NéoptolÚme, qui ne savait point dissimuler, Télémaque parut dans le mÃÂȘme embarras, et, dans ce moment, on l'aurait pris pour NéoptolÚme. Cependant l'armée des alliés marchait en bon ordre contre Adraste, roi des Dauniens, qui méprisait les dieux et qui ne cherchait qu'à tromper les hommes. Télémaque trouva de grandes difficultés pour se ménager parmi tant de rois jaloux les uns des autres. Il fallait ne se rendre suspect à aucun et se faire aimer de tous. Son naturel était bon et sincÚre, mais peu caressant; il ne s'avisait guÚre de ce qui pouvait faire plaisir aux autres il n'était point attaché aux richesses, mais il ne savait point donner. Ainsi, avec un coeur noble et porté au bien. Il ne paraissait ni obligeant, ni sensible à l'amitié, ni libéral, ni reconnaissant des soins qu'on prenait pour lui, ni attentif à distinguer le mérite. Il suivait son goût sans réflexion. Sa mÚre Pénélope l'avait nourri, malgré Mentor, dans une hauteur et une fierté qui ternissaient tout ce qu'il y avait de plus aimable en lui. Il se regardait comme étant d'une autre nature que le reste des hommes; les autres ne lui semblaient mis sur la terre par les dieux que pour lui plaire, pour le servir, pour prévenir tous ses désirs et pour rapporter tout à lui comme à une divinité. Le bonheur de le servir était, selon lui, une assez haute récompense pour ceux qui le servaient. Il ne fallait jamais rien trouver d'impossible quand il s'agissait de le contenter, et les moindres retardements irritaient son naturel ardent. Ceux qui l'auraient vu ainsi dans son naturel auraient jugé qu'il était incapable d'aimer autre chose que lui-mÃÂȘme, qu'il n'était sensible qu'à sa gloire et à son plaisir; mais cette indifférence pour les autres et cette attention continuelle sur lui-mÃÂȘme ne venaient que du transport continuel oÃÂč il était jeté par la violence de ses passions. Il avait été flatté par sa mÚre dÚs le berceau, et il était un grand exemple du malheur de ceux qui naissent dans l'élévation. Les rigueurs de la fortune, qu'il sentit dÚs sa premiÚre jeunesse, n'avaient pu modérer cette impétuosité et cette hauteur. Dépourvu de tout, abandonné, exposé à tant de maux, il n'avait rien perdu de sa fierté; elle se relevait toujours, comme la palme souple se relÚve sans cesse d'elle-mÃÂȘme, quelque effort qu'on fasse pour l'abaisser. Pendant que Télémaque était avec Mentor, ces défauts ne paraissaient point, et ils se diminuaient tous les jours. Semblable à un coursier fougueux qui bondit dans les vastes prairies, que ni les rochers escarpés, ni les précipices, ni les torrents n'arrÃÂȘtent, qui ne connaÃt que la voix et la main d'un seul homme capable de le dompter, Télémaque, plein d'une noble ardeur, ne pouvait ÃÂȘtre retenu que par le seul Mentor. Mais aussi un de ses regards l'arrÃÂȘtait tout à coup dans sa plus grande impétuosité il entendait d'abord ce que signifiait ce regard; il rappelait d'abord dans son coeur tous les sentiments de vertu. La sagesse rendait en un moment son visage doux et serein. Neptune, quand il élÚve son trident et qu'il menace les flots soulevés, n'apaise point plus soudainement les noires tempÃÂȘtes. Quand Télémaque se trouva seul, toutes ces passions, suspendues comme un torrent arrÃÂȘté par une forte digue, reprirent leur cours il ne put souffrir l'arrogance des Lacédémoniens et de Phalante, qui était à leur tÃÂȘte. Cette colonie, qui était venue fonder Tarente, était composée de jeunes hommes nés pendant le siÚge de Troie, qui n'avaient eu aucune éducation leur naissance illégitime, le dérÚglement de leurs mÚres, la licence dans laquelle ils avaient été élevés, leur donnait je ne sais quoi de farouche et de barbare. Ils ressemblaient plutÎt à une troupe de brigands qu'à une colonie grecque. Phalante, en toute occasion, cherchait à contredire Télémaque; souvent il l'interrompait dans les assemblées, méprisant ses conseils comme ceux d'un jeune homme sans expérience il en faisait des railleries, le traitant de faible et d'efféminé; il faisait remarquer aux chefs de l'armée ses moindres fautes. Il tùchait de semer partout la jalousie et de rendre la fierté de Télémaque odieuse à tous les alliés. Un jour, Télémaque ayant fait sur les Dauniens quelques prisonniers, Phalante prétendit que ces captifs devaient lui appartenir, parce que c'était lui, disait-il, qui, à la tÃÂȘte des Lacédémoniens, avait défait cette troupe d'ennemis et que Télémaque, trouvant les Dauniens déjà vaincus et mis en fuite, n'avait eu d'autre peine que celle de leur donner la vie et de les mener dans le camp. Télémaque soutenait, au contraire, que c'était lui qui avait empÃÂȘché Phalante d'ÃÂȘtre vaincu et qui avait remporté la victoire sur les Dauniens. Ils allÚrent tous deux défendre leur cause dans l'assemblée des rois alliés. Télémaque s'y emporta jusqu'à menacer Phalante; ils se fussent battus sur-le-champ, si on ne les eût arrÃÂȘtés. Phalante avait un frÚre nommé Hippias, célÚbre dans toute l'armée par sa valeur, par sa force et par son adresse. Pollux, disaient les Tarentins, ne combattait pas mieux du ceste; Castor n'eût pu le surpasser pour conduire un cheval; il avait presque la taille et la force d'Hercule. Toute l'armée le craignait; car il était encore plus querelleur et plus brutal qu'il n'était fort et vaillant. Hippias, ayant vu avec quelle hauteur Télémaque avait menacé son frÚre, va à la hùte prendre les prisonniers pour les emmener à Tarente, sans attendre le jugement de l'assemblée. Télémaque, à qui on vint le dire en secret, sortit en frémissant de rage. Tel qu'un sanglier écumant, qui cherche le chasseur par lequel il a été blessé, on le voyait errer dans le camp, cherchant des yeux son ennemi et branlant le dard dont il le voulait percer. Enfin il le rencontre, et, en le voyant, sa fureur se redouble. Ce n'était plus ce sage Télémaque instruit par Minerve sous la figure de Mentor; c'était un frénétique ou un l'on furieux. AussitÎt il crie à Hippias - ArrÃÂȘte, Î le plus lùche de tous les hommes! arrÃÂȘte; nous allons voir si tu pourras m'enlever les dépouilles de ceux que j'ai vaincus. Tu ne les conduiras point à Tarente; va, descends tout à l'heure dans les rives sombres du Styx. Il dit, et il lança son dard; mais il le lança avec tant de fureur, qu'il ne put mesurer son coup; le dard ne toucha point Hippias. AussitÎt Télémaque prend son épée, dont la garde était d'or, et que LaÃrte lui avait donnée, quand il partit d'Ithaque, comme un gage de sa tendresse. LaÃrte s'en était servi avec beaucoup de gloire, pendant qu'il était jeune, et elle avait été teinte du sang de plusieurs fameux capitaines des Epirotes, dans une guerre oÃÂč LaÃrte fut victorieux. A peine Télémaque eut tiré cette épée, qu'Hippias, qui voulait profiter de l'avantage de sa force, se jeta pour l'arracher des mains du jeune fils d'Ulysse. L'épée se rompt dans leurs mains; ils se saisissent et se serrent l'un l'autre. Les voilà comme deux bÃÂȘtes cruelles qui cherchent à se déchirer le feu brille dans leurs yeux; ils se raccourcissent, ils s'allongent, ils s'abaissent, ils se relÚvent, ils s'élancent, ils sont altérés de sang. Les voilà aux prises, pied contre pied, main contre main ces deux corps entrelacés semblaient n'en faire qu'un. Mais Hippias, d'un ùge plus avancé, semblait devoir accabler Télémaque, dont la tendre jeunesse était moins nerveuse. Déjà Télémaque, hors d'haleine, sentait ses genoux chancelants. Hippias, le voyant ébranlé, redoublait ses efforts. C'était fait du fils d'Ulysse; il allait porter la peine de sa témérité et de son emportement, si Minerve, qui veillait de loin sur lui et qui ne le laissait dans cette extrémité de péril que pour l'instruire, n'eût déterminé la victoire en sa faveur. Elle ne quitta point le palais de Salente; mais elle envoya Iris, la prompte messagÚre des dieux. Celle-ci, volant d'une aile légÚre, fendit les espaces immenses des airs, laissant aprÚs elle une longue trace de lumiÚre, qui peignait un nuage de mille diverses couleurs. Elle ne se reposa que sur le rivage de la mer oÃÂč était campée l'armée innombrable des alliés elle voit de loin la querelle, l'ardeur et les efforts des deux combattants; elle frémit à la vue du danger oÃÂč était le jeune Télémaque; elle s'approche, enveloppée d'un nuage clair, qu'elle avait formé de vapeurs subtiles. Dans le moment oÃÂč Hippias, sentant toute sa force, se crut victorieux, elle couvrit le jeune nourrisson de Minerve de l'égide, que la sage déesse lui avait confiée. AussitÎt Télémaque, dont les forces étaient épuisées, commence à se ranimer. A mesure qu'il se ranime, Hippias se trouble; il sent je ne sais quoi de divin qui l'étonne et qui l'accable. Télémaque le presse et l'attaque, tantÎt dans une situation, tantÎt dans une autre; il l'ébranle, il ne lui laisse aucun moment pour se rassurer; enfin il le jette par terre et tombe sur lui. Un grand chÃÂȘne du mont Ida, que la hache a coupé par mille coups, dont toute la forÃÂȘt a retenti, ne fait pas un plus horrible bruit en tombant la terre en gémit; tout ce qui l'environne en est ébranlé. Cependant la sagesse était revenue avec la force au dedans de Télémaque. A peine Hippias fut-il tombé sous lui, que le fils d'Ulysse comprit la faute qu'il avait faite d'attaquer ainsi le frÚre d'un des rois alliés qu'il était venu secourir il rappela en lui-mÃÂȘme, avec confusion, les sages conseils de Mentor; il eut honte de sa victoire et comprit combien il avait mérité d'ÃÂȘtre vaincu. Cependant Phalante, transporté de fureur, accourait au secours de son frÚre il eut percé Télémaque d'un dard qu'il portait, s'il n'eût craint de percer aussi Hippias, que Télémaque tenait sous lui dans la poussiÚre. Le fils d'Ulysse eût pu sans peine Îter la vie à son ennemi; mais sa colÚre était apaisée, et il ne songeait plus qu'à réparer sa faute en montrant de la modération. Il se lÚve en disant - O Hippias, il me suffit de vous avoir appris à ne mépriser jamais ma jeunesse; vivez j'admire votre force et votre courage. Les dieux m'ont protégé; cédez à leur puissance ne songeons plus qu'à combattre ensemble contre les Dauniens. Pendant que Télémaque parlait ainsi. Hippias se relevait couvert de poussiÚre et de sang, plein de honte et de rage. Phalante n'osait Îter la vie à celui qui venait de la donner si généreusement à son frÚre; il était en suspens et hors de lui-mÃÂȘme. Tous les rois alliés accourent ils mÚnent d'un cÎté Télémaque, de l'autre Phalante et Hippias, qui, ayant perdu sa fierté, n'osait lever les yeux. Toute l'armée ne pouvait assez s'étonner que Télémaque, dans un ùge si tendre, oÃÂč les hommes n'ont point encore toute leur force, eût pu renverser Hippias, semblable en force et en grandeur à ces géants, enfants de la Terre, qui osÚrent autrefois chasser de l'Olympe les immortels. Mais le fils d'Ulysse était bien éloigné de jouir du plaisir de cette victoire. Pendant qu'on ne pouvait se lasser de l'admirer, il se retira dans sa tente, honteux de sa faute et ne pouvant plus se supporter lui-mÃÂȘme. Il gémissait de sa promptitude il reconnaissait combien il était injuste et déraisonnable dans ses emportements; il trouvait je ne sais quoi de vain, de faible et de bas dans cette hauteur démesurée et injuste. Il reconnaissait que la véritable grandeur n'est que dans la modération, la justice, la modestie et l'humanité il le voyait; mais il n'osait espérer de se corriger aprÚs tant de rechutes; il était aux prises avec lui-mÃÂȘme, et on l'entendait rugir comme un lion furieux. Il demeura deux jours renfermé seul dans sa tente, ne pouvant se résoudre à rentrer dans aucune société et se punissant soi-mÃÂȘme. - Hélas! - disait-il - oserai-je revoir Mentor? Suis-je le fils d'Ulysse, le plus sage et le plus patient des hommes? Suis-je venu porter la division et le désordre dans l'armée des alliés? Est-ce leur sang ou celui des Dauniens, leurs ennemis, que je dois répandre? J'ai été téméraire; je n'ai pas mÃÂȘme su lancer mon dard; je me suis exposé dans un combat avec Hippias à forces inégales; je n'en devais attendre que la mort, avec la honte d'ÃÂȘtre vaincu. Mais qu'importe? je ne serais plus, non, je ne serais plus ce téméraire Télémaque, ce jeune insensé, qui ne profite d'aucun conseil ma honte finirait avec ma vie. Hélas! si je pouvais au moins espérer de ne plus faire ce que je suis désolé d'avoir fait! Trop heureux, trop heureux! Mais peut-ÃÂȘtre qu'avant la fin du jour je ferai et voudrai faire encore les mÃÂȘmes fautes, dont j'ai maintenant tant de honte et d'horreur. O funeste victoire! O louanges que je ne puis souffrir, et qui sont de cruels reproches de ma folie! Pendant qu'il était seul inconsolable, Nestor et PhiloctÚte le vinrent trouver. Nestor voulut lui remontrer le tort qu'il avait; mais ce sage vieillard, reconnaissant bientÎt la désolation du jeune homme, changea ses graves remontrances en des paroles de tendresse, pour adoucir son désespoir. Les princes alliés étaient arrÃÂȘtés par cette querelle, et ils ne pouvaient marcher vers les ennemis qu'aprÚs avoir réconcilié Télémaque avec Phalante et Hippias. On craignait à toute heure que les troupes des Tarentins n'attaquassent les cent jeunes Crétois qui avaient suivi Télémaque dans cette guerre tout était dans le trouble pour la faute du seul Télémaque, et Télémaque, qui voyait tant de maux présents et de périls pour l'avenir, dont il était l'auteur, s'abandonnait à une douleur mÚre. Tous les princes étaient dans un extrÃÂȘme embarras; ils n'osaient faire marcher l'armée, de peur que, dans la marche, les Crétois de Télémaque et les Tarentins de Phalante ne combattissent les uns contre les autres. On avait bien de la peine à les retenir au-dedans du camp, oÃÂč ils étaient gardés de prÚs. Nestor et PhiloctÚte allaient et venaient sans cesse de la tente de Télémaque à celle de l'implacable Phalante, qui ne respirait que la vengeance. La douce éloquence de Nestor et l'autorité du grand PhiloctÚte ne pouvaient modérer ce coeur farouche, qui était encore sans cesse irrité par les discours pleins de rage de son frÚre Hippias. Télémaque était bien plus doux; mais il était abattu par une douleur que rien ne pouvait consoler. Pendant que les princes étaient dans cette agitation, toutes les troupes étaient consternées; tout le camp paraissait comme une maison désolée qui vient de perdre un pÚre de famille, l'appui de tous ses proches et la douce espérance de ses petits enfants. Dans ce désordre et cette consternation de l'armée, on entend tout à coup un bruit effroyable de chariots, d'armes, de hennissements de chevaux, de cris d'hommes, les uns vainqueurs et animés au carnage, les autres ou fuyants, ou mourants, ou blessés. Un tourbillon de poussiÚre forme un épais nuage qui couvre le ciel et qui enveloppe tout le camp. BientÎt à la poussiÚre se joint une fumée épaisse qui troublait l'air et qui Îtait la respiration. On entendait un bruit sourd, semblable à celui des tourbillons de flamme que le mont Etna vomit du fond de ses entrailles embrasées, lorsque Vulcain, avec ses Cyclopes, y forge des foudres pour le pÚre des dieux. L'épouvante saisit les coeurs. Adraste, vigilant et infatigable, avait surpris les alliés; il leur avait caché sa marche, et il était instruit de la leur. Pendant deux nuits, il avait fait une incroyable diligence pour faire le tour d'une montagne presque inaccessible, dont les alliés avaient saisi tous les passages. Tenant les défilés, ils se croyaient en pleine sûreté et prétendaient mÃÂȘme pouvoir, par ces passages qu'ils occupaient, tomber sur l'ennemi derriÚre la montagne, quand quelques troupes qu'ils attendaient leur seraient venues. Adraste, qui répandait l'argent à pleines mains pour savoir le secret de ses ennemis, avait appris leur résolution; car Nestor et PhiloctÚte, ces deux capitaines d'ailleurs si sages et si expérimentés, n'étaient pas assez secrets dans leurs entreprises. Nestor, dans ce déclin de l'ùge, se plaisait trop à raconter ce qui pouvait lui attirer quelque louange; PhiloctÚte naturellement parlait moins; mais il était prompt, et, si peu qu'on excitùt sa vivacité, on lui faisait dire ce qu'il avait résolu de taire. Les gens artificieux avaient trouvé la clef de son coeur, pour en tirer les plus importants secrets. On n'avait qu'à l'irriter alors, fougueux et hors de lui-mÃÂȘme, il éclatait par des menaces; il se vantait d'avoir des moyens sûrs de parvenir à ce qu'il voulait. Si peu qu'on parût douter de ces moyens, il se hùtait de les expliquer inconsidérément, et le secret le plus intime échappait du fond de son coeur. Semblable à un vase précieux, mais fÃÂȘlé, d'oÃÂč s'écoulent toutes les liqueurs les plus délicieuses, le coeur de ce grand capitaine ne pouvait rien garder. Les traÃtres, corrompus par l'argent d'Adraste, ne manquaient pas de se jouer de la faiblesse de ces deux rois. Ils flattaient sans cesse Nestor par de vaines louanges; ils lui rappelaient ses victoires passées, admiraient sa prévoyance, ne se lassaient jamais d'applaudir. D'un autre cÎté, ils tendaient des piÚges continuels à l'humeur impatiente de PhiloctÚte; ils ne lui parlaient que de difficultés, de contre-temps, de dangers, d'inconvénients, de fautes irrémédiables. AussitÎt que ce naturel prompt était enflammé, la sagesse l'abandonnait et il n'était plus le mÃÂȘme homme. Télémaque, malgré les défauts que nous avons vus, était bien plus prudent pour garder un secret il y était accoutumé par ses malheurs et par la nécessité oÃÂč il avait été dÚs son enfance de se cacher aux amants de Pénélope. Il savait taire un secret sans dire aucun mensonge. Il n'avait point mÃÂȘme un certain air réservé et mystérieux qu'ont d'ordinaire les gens secrets; il ne paraissait point chargé du poids du secret qu'il devait garder; on le trouvait toujours libre, naturel, ouvert, comme un homme qui a son coeur sur les lÚvres. Mais, en disant tout ce qu'on pouvait dire sans conséquence, il savait s'arrÃÂȘter précisément et sans affectation aux choses qui pouvaient donner quelque soupçon et entamer son secret par là son coeur était impénétrable et inaccessible. Ses meilleurs amis mÃÂȘme ne savaient que ce qu'il croyait utile de leur découvrir pour en tirer de sages conseils, et il n'y avait que le seul Mentor pour lequel il n'avait aucune réserve. Il se confiait à d'autres amis mais à divers degrés, et à proportion de ce qu'il avait éprouvé leur amitié et leur sagesse. Télémaque avait souvent remarqué que les résolutions du conseil se répandaient un peu trop dans le camp; il en avait averti Nestor et PhiloctÚte. Mais ces deux hommes si expérimentés ne firent pas assez d'attention à un avis si salutaire la vieillesse n'a plus rien de souple, la longue habitude la tient comme enchaÃnée; elle n'a presque plus de ressource contre ses défauts. Semblables aux arbres dont le tronc rude et noueux s'est durci par le nombre des années et ne peut plus se redresser, les hommes, à un certain ùge, ne peuvent presque plus se plier eux-mÃÂȘmes contre certaines habitudes qui ont vieilli avec eux et qui sont entrées jusque dans la moelle de leurs os. Souvent ils les connaissent, mais trop tard; ils en gémissent en vain, et la tendre jeunesse est le seul ùge oÃÂč l'homme peut encore tout sur lui-mÃÂȘme pour se corriger. Il y avait dans l'armée un Dolope, nommé Eurymaque, flatteur, insinuant, sachant s'accommoder à tous les goûts et à toutes les inclinations des princes, inventif et industrieux pour trouver de nouveaux moyens de leur plaire. A l'entendre, rien n'était jamais difficile. Lui demandait-on son avis? Il devinait celui qui serait le plus agréable. Il était plaisant, railleur contre les faibles, complaisant pour ceux qu'il craignait, habile pour assaisonner une louange délicate, qui fût bien reçue des hommes les plus modestes. Il était grave avec les graves, enjoué avec ceux qui étaient d'une humeur enjouée; il ne lui coûtait rien de prendre toutes sortes de formes. Les hommes sincÚres et vertueux, qui sont toujours les mÃÂȘmes et qui s'assujettissent aux rÚgles de la vertu, ne sauraient jamais ÃÂȘtre aussi agréables aux princes que leurs passions dominent. Eurymaque savait la guerre; il était capable d'affaire; c'était un aventurier qui s'était donné à Nestor et qui avait gagné sa confiance. Il tirait du fond de son coeur, un peu vain et sensible aux louanges, tout ce qu'il en voulait savoir. Quoique PhiloctÚte ne se confiùt point à lui, la colÚre et l'impatience faisaient en lui ce que la confiance faisait en Nestor. Eurymaque n'avait qu'à le contredire en l'irritant, il découvrait tout. Cet homme avait reçu de grandes sommes d'Adraste pour lui mander tous les desseins des alliés. Le roi des Dauniens avait dans l'armée un certain nombre de transfuges, qui devaient l'un aprÚs l'autre s'échapper du camp des alliés et retourner au sien. A mesure qu'il y avait quelque affaire importante à faire savoir à Adraste, Eurymaque faisait partir un de ces transfuges. La tromperie ne pouvait pas ÃÂȘtre facilement découverte, parce que ces transfuges ne portaient point de lettres. Si on les surprenait on ne trouvait rien qui pût rendre Eurymaque suspect. Cependant Adraste prévenait toutes les entreprises des alliés. A peine une résolution était-elle prise dans le conseil, que les Dauniens faisaient précisément ce qui était nécessaire pour en empÃÂȘcher le succÚs. Télémaque ne se lassait point d'en chercher la cause et d'exciter la défiance de Nestor et de PhiloctÚte; mais ce soin était inutile ils étaient aveuglés. On avait résolu, dans le conseil, d'attendre les troupes nombreuses qui devaient venir, et on avait fait avancer secrÚtement pendant la nuit cent vaisseaux pour conduire plus promptement ces troupes depuis une cÎte de mer trÚs rude, oÃÂč elles devaient arriver, jusqu'au lieu oÃÂč l'armée campait. Cependant on se croyait en sûreté, parce qu'on tenait avec des troupes les détroits de la montagne voisine, qui est une cÎte presque inaccessible de l'Apennin. L'armée était campée sur les bords du fleuve GalÚse, assez prÚs de la mer. Cette campagne délicieuse est abondante en pùturages et en tous les fruits qui peuvent nourrir une armée. Adraste était derriÚre la montagne et on comptait qu'il ne pouvait passer mais comme il sut que les alliés étaient encore faibles, qu'ils attendaient un grand secours, que les vaisseaux attendaient l'arrivée des troupes qui devaient venir, et que l'armée était divisée par la querelle de Télémaque avec Phalante, il se hùta de faire un grand tour. Il vint en diligence jour et nuit sur le bord de la mer et passa par des chemins qu'on avait toujours crus absolument impraticables. Ainsi la hardiesse et le travail obstiné surmontent les plus grands obstacles; ainsi il n'y a presque rien d'impossible à ceux qui savent oser et souffrir; ainsi ceux qui s'endorment, comptant que les choses difficiles sont impossibles, méritent d'ÃÂȘtre surpris et accablés. Adraste surprit au point du jour les cent vaisseaux qui appartenaient aux alliés. Comme ces vaisseaux étaient mal gardés et qu'on ne se défiait de rien, il s'en saisit sans résistance et s'en servit pour transporter ses troupes avec une incroyable diligence à l'embouchure du GalÚse; puis il remonta en diligence le long du fleuve. Ceux qui étaient dans les postes avancés autour du camp, vers la riviÚre, crurent que ces vaisseaux leur amenaient les troupes qu'on attendait; on poussa d'abord de grands cris de joie. Adraste et ses soldats descendirent avant qu'on pût les reconnaÃtre ils tombent sur les alliés, qui ne se défient de rien; ils les trouvent dans un camp tout ouvert, sans ordre, sans chefs, sans armes. Le cÎté du camp qu'il attaqua d'abord fut celui des Tarentins, oÃÂč commandait Phalante. Les Dauniens y entrÚrent avec tant de vigueur, que cette jeunesse lacédémonienne, étant surprise, ne put résister. Pendant qu'ils cherchent leurs armes et qu'ils s'embarrassent les uns les autres dans cette confusion, Adraste fait mettre le feu au camp. AussitÎt la flamme s'élÚve des pavillons et monte jusqu'aux nues le bruit du feu est semblable à celui d'un torrent qui inonde toute une campagne et qui entraÃne par sa rapidité les grands chÃÂȘnes avec leurs profondes racines, les moissons, les granges, les étables et les troupeaux. Le vent pousse impétueusement la flamme de pavillon en pavillon, et bientÎt tout le camp est comme une vieille forÃÂȘt qu'une étincelle de feu a embrasée. Phalante, qui voit le péril de plus prÚs qu'un autre, ne peut y remédier. Il comprend que toutes les troupes vont périr dans cet incendie, si on ne se hùte d'abandonner le camp; mais il comprend aussi combien le désordre de cette retraite est à craindre devant un ennemi victorieux; il commence à faire sortir sa jeunesse lacédémonienne encore à demi désarmée. Mais Adraste ne les laisse point respirer d'un cÎté, une troupe d'archers adroits perce de flÚches innombrables les soldats de Phalante; de l'autre, des frondeurs jettent une grÃÂȘle de grosses pierres. Adraste lui-mÃÂȘme, l'épée à la main, marchant à la tÃÂȘte d'une troupe choisie des plus intrépides Dauniens, poursuit, à la lueur du feu, les troupes qui s'enfuient. Il moissonne par le fer tranchant tout ce qui a échappé au feu; il nage dans le sang et il ne peut s'assouvir de carnage les lions et les tigres n'égalent point sa furie quand ils égorgent les bergers avec leurs troupeaux. Les troupes de Phalante succombent, et le courage les abandonne la pùle Mort, conduite par une Furie infernale, dont la tÃÂȘte est hérissée de serpents, glace le sang de leurs veines leurs membres engourdis se roidissent, et leurs genoux chancelants leur Îtent mÃÂȘme l'espérance de la fuite. Phalante, à qui la honte et le désespoir donnent encore un reste de force et de vigueur, élÚve les mains et les yeux vers le ciel il voit tomber à ses pieds son frÚre Hippias, sous les coups de la main foudroyante d'Adraste. Hippias, étendu par terre, se roule dans la poussiÚre; un sang noir et bouillonnant sort, comme un ruisseau, de la profonde blessure qui lui traverse le cÎté; ses yeux se ferment à la lumiÚre, son ùme furieuse s'enfuit avec tout son sang. Phalante lui-mÃÂȘme, tout couvert du sang de son frÚre, et ne pouvant le secourir, se voit enveloppé par une foule d'ennemis qui s'efforcent de le renverser; son bouclier est percé de mille traits; il est blessé en plusieurs endroits de son corps; il ne peut plus rallier ses troupes fugitives; les dieux le voient, et ils n'en ont aucune pitié. Jupiter, au milieu de toutes les divinités célestes, regardait du haut de l'Olympe ce carnage des alliés. En mÃÂȘme temps il consultait les immuables destinées et voyait tous les chefs dont la trame devait ce jour-là ÃÂȘtre tranchée par le ciseau de la Parque. Chacun des dieux était attentif pour découvrir sur le visage de Jupiter quelle serait sa volonté. Mais le pÚre des dieux et des hommes leur dit d'une voix douce et majestueuse - Vous voyez en quelle extrémité sont réduits les alliés; vous voyez Adraste qui renverse tous ses ennemis; mais ce spectacle est bien trompeur la gloire et la prospérité des méchants est courte; Adraste, impie et odieux par sa mauvaise foi, ne remportera point une entiÚre victoire. Ce malheur n'arrive aux alliés que pour leur apprendre à se corriger et à mieux garder le secret de leurs entreprises. Ici la sage Minerve prépare une nouvelle gloire à son jeune Télémaque, dont elle fait ses délices. Alors Jupiter cessa de parler. Tous les dieux en silence continuaient à regarder le combat. Cependant Nestor et PhiloctÚte furent avertis qu'une partie du camp était déjà brûlée, que la flamme, poussée par le vent, s'avançait toujours, que leurs troupes étaient en désordre et que Phalante ne pouvait plus soutenir l'effort des ennemis. A peine ces funestes paroles frappent leurs oreilles, et déjà ils courent aux armes, assemblent les capitaines et ordonnent qu'on se hùte de sortir du camp pour éviter cet incendie. Télémaque, qui était abattu et inconsolable, oublie sa douleur il prend ses armes, dons précieux de la sage Minerve, qui, paraissant sous la figure de Mentor, fit semblant de les avoir reçues d'un excellent ouvrier de Salente, mais qui les avait fait faire à Vulcain dans les cavernes fumantes du mont Etna. Ses armes étaient polies comme une glace, et brillantes comme les rayons du soleil. On y voyait Neptune et Pallas qui disputaient entre eux à qui aurait la gloire de donner son nom à une ville naissante. Neptune de son trident frappait la terre, et on en voyait sortir un cheval fougueux le feu sortait de ses yeux, et l'écume de sa bouche; ses crins flottaient au gré du vent; ses jambes souples et nerveuses se repliaient avec vigueur et légÚreté. Il ne marchait point, il sautait à force de reins, mais avec tant de souplesse, qu'il ne laissait aucune trace de ses pas; on croyait l'entendre hennir. De l'autre cÎté, Minerve donnait aux habitants de sa nouvelle ville l'olive, fruit de l'arbre qu'elle avait planté le rameau, auquel pendait son fruit, représentait la douce paix avec l'abondance, préférable aux troubles de la guerre dont ce cheval était l'image. La déesse demeurait victorieuse par ses dons simples et utiles, et la superbe AthÚnes portait son nom. On voyait aussi Minerve assemblant autour d'elle tous les beaux-arts, qui étaient des enfants tendres et ailés; ils se réfugiaient autour d'elle, étant épouvantés des fureurs brutales de Mars, qui ravage tout, comme les agneaux bÃÂȘlants se réfugient sous leur mÚre à la vue d'un loup affamé, qui, d'une gueule béante et enflammée, s'élance pour les dévorer. Minerve, d'un visage dédaigneux et irrité, confondait par l'excellence de ses ouvrages la folle témérité d'Arachné, qui avait osé disputer avec elle pour la perfection des tapisseries. On voyait cette malheureuse, dont tous les membres exténués se défiguraient et se changeaient en araignée. D'un autre cÎté paraissait encore Minerve, qui, dans la guerre des géants, servait de conseil à Jupiter mÃÂȘme et soutenait tous les autres dieux étonnés. Enfin elle était représentée avec sa lance et son égide, sur les bords du Xanthe et du Simoïs, menant Ulysse par la main, ranimant les troupes fugitives des Grecs, soutenant les efforts des plus vaillants capitaines troyens et du redoutable Hector mÃÂȘme, enfin introduisant Ulysse dans cette fatale machine, qui devait en une seule nuit renverser l'empire de Priam. D'un autre cÎté, ce bouclier représentait CérÚs dans les fertiles campagnes d'Enne, qui sont au milieu de la Sicile. On voyait la déesse qui rassemblait les peuples épars çà et là , cherchant leur nourriture par la chasse ou cueillant les fruits sauvages qui tombaient des arbres. Elle montrait à ces hommes grossiers l'art d'adoucir la terre et de tirer de son sein fécond leur nourriture. Elle leur présentait une charrue et y faisait atteler des boeufs. On voyait la terre s'ouvrir en sillons par le tranchant de la charrue; puis on apercevait les moissons dorées, qui couvraient ces fertiles campagnes le moissonneur, avec sa faux, coupait les doux fruits de la terre et se payait de toutes ses peines. Le fer, destiné ailleurs à tout détruire, ne paraissait employé en ce lieu qu'à préparer l'abondance et qu'à faire naÃtre tous les plaisirs. Les nymphes, couronnées de fleurs, dansaient ensemble dans une prairie, sur le bord d'une riviÚre, auprÚs d'un bocage Pan jouait de la flûte, les faunes et les satyres folùtres sautaient dans un coin. Bacchus y paraissait aussi, couronné de lierre, appuyé d'une main sur son thyrse et tenant de l'autre une vigne ornée de pampre et de plusieurs grappes de raisin. C'était une beauté molle, avec je ne sais quoi de noble, de passionné et de languissant il était tel qu'il parut à la malheureuse Ariadne, lorsqu'il la trouva seule, abandonnée et abÃmée dans la douleur, sur un rivage inconnu. Enfin, on voyait de toutes parts un peuple nombreux, des vieillards qui allaient porter dans les temples les prémices de leurs fruits; de jeunes hommes qui revenaient vers leurs épouses, lassés du travail de la journée les femmes allaient au-devant d'eux, menant par la main leurs petits enfants, qu'elles caressaient. On voyait aussi des bergers qui paraissaient chanter, et quelques-uns dansaient au son du chalumeau. Tout représentait la paix, l'abondance, les délices; tout paraissait riant et heureux. On voyait mÃÂȘme dans les pùturages les loups se jouer au milieu des moutons; le lion et le tigre, ayant quitté leur férocité, paissaient avec les tendres agneaux; un petit berger les menait ensemble sous sa houlette; et cette aimable peinture rappelait tous les charmes de l'ùge d'or. Télémaque, s'étant revÃÂȘtu de ces armes divines, au lieu de prendre son baudrier ordinaire, prit la terrible égide, que Minerve lui avait envoyée, en la confiant à Iris, prompte messagÚre des dieux. Iris lui avait enlevé son baudrier sans qu'il s'en aperçût et lui avait donné en la place cette égide, redoutable aux dieux mÃÂȘmes. En cet état, il court hors du camp pour en éviter les flammes; il appelle à lui, d'une voix forte, tous les chefs de l'armée, et cette voix ranime déjà tous les alliés éperdus. Un feu divin étincelle dans les yeux du jeune guerrier. Il paraÃt toujours doux, toujours libre et tranquille, toujours appliqué à donner les ordres, comme pourrait faire un sage vieillard appliqué à régler sa famille et à instruire ses enfants. Mais il est prompt et rapide dans l'exécution, semblable à un fleuve impétueux qui, non seulement roule avec précipitation ses flots écumeux, mais qui entraÃne encore dans sa course les plus pesants vaisseaux dont il est chargé. PhiloctÚte, Nestor, les chefs des Manduriens et des autres nations, sentent dans le fils d'Ulysse je ne sais quelle autorité à laquelle il faut que tout cÚde l'expérience des vieillards leur manque; le conseil et la sagesse sont Îtés à tous les commandants; la jalousie mÃÂȘme, si naturelle aux hommes, s'éteint dans les coeurs; tous se taisent, tous admirent Télémaque; tous se rangent pour lui obéir, sans y faire de réflexion, et comme s'ils y eussent été accoutumés. Il s'avance, et monte sur une colline, d'oÃÂč il observe la disposition des ennemis; puis tout à coup il juge qu'il faut se hùter de les surprendre dans le désordre oÃÂč ils se sont mis en brûlant le camp des alliés. Il fait le tour en diligence, et tous les capitaines les plus expérimentés le suivent. Il attaque les Dauniens par-derriÚre, dans un temps oÃÂč ils croyaient l'armée des alliés enveloppée dans les flammes de l'embrasement. Cette surprise les trouble ils tombent sous la main de Télémaque, comme les feuilles, dans les derniers jours de l'automne, tombent des forÃÂȘts, quand un fier aquilon, ramenant l'hiver, fait gémir les troncs des vieux arbres et en agite toutes les branches. La terre est couverte des hommes que Télémaque fait tomber. De son dard il perça le coeur d'IphiclÚs, le plus jeune des enfants d'Adraste. Celui-ci osa se présenter contre lui au combat, pour sauver la vie de son pÚre, qui pensa ÃÂȘtre surpris par Télémaque. Le fils d'Ulysse et IphiclÚs étaient tous deux beaux, vigoureux, pleins d'adresse et de courage, de la mÃÂȘme taille, de la mÃÂȘme douceur, du mÃÂȘme ùge; tous deux chéris de leurs parents mais IphiclÚs était comme une fleur qui s'épanouit dans un champ et qui doit ÃÂȘtre coupée par le tranchant de la faux du moissonneur. Ensuite Télémaque renverse Euphorion, le plus célÚbre de tous les Lydiens venus en Etrurie. Enfin, son glaive perce CléomÚne, nouveau marié, qui avait promis à son épouse de lui porter les riches dépouilles des ennemis, et qui ne devait jamais la revoir. Adraste frémit de rage, voyant la mort de son cher fils, celle de plusieurs capitaines, et la victoire qui échappe de ses mains. Phalante, presque abattu à ses pieds, est comme une victime à demi égorgée, qui se dérobe au couteau sacré et qui s'enfuit loin de l'autel; il ne fallait plus à Adraste qu'un moment pour achever la perte du Lacédémonien. Phalante, noyé dans son sang et dans celui des soldats qui combattent avec lui, entend les cris de Télémaque, qui s'avance pour le secourir. En ce moment la vie lui est rendue; un nuage qui couvrait déjà ses yeux se dissipe. Les Dauniens, sentant cette attaque imprévue, abandonnent Phalante pour aller repousser un plus dangereux ennemi. Adraste est tel qu'un tigre à qui des bergers assemblés arrachent sa proie, qu'il était prÃÂȘt à dévorer. Télémaque le cherche dans la mÃÂȘlée et veut finir tout à coup la guerre, en délivrant les alliés de leur implacable ennemi. Mais Jupiter ne voulait pas donner au fils d'Ulysse une victoire si prompte et si facile Minerve mÃÂȘme voulait qu'il eût à souffrir des maux plus longs, pour mieux apprendre à gouverner les hommes. L'impie Adraste fut donc conservé par le pÚre des dieux, afin que Télémaque eût le temps d'acquérir plus de gloire et plus de vertu. Un nuage que Jupiter assembla dans les airs sauva les Dauniens; un tonnerre effroyable déclara la volonté des dieux on aurait cru que les voûtes éternelles du haut Olympe allaient s'écrouler sur les tÃÂȘtes des faibles mortels; les éclairs fendaient la nue de l'un à l'autre pÎle, et, dans l'instant oÃÂč ils éblouissaient les yeux par leurs feux perçants, on retombait dans les affreuses ténÚbres de la nuit. Une pluie abondante qui tomba dans l'instant servit encore à séparer les deux armées. Adraste profita du secours des dieux, sans ÃÂȘtre touché de leur pouvoir, et mérita, par cette ingratitude, d'ÃÂȘtre réservé à une plus cruelle vengeance. Il se hùta de faire passer ses troupes entre le camp à demi brûlé et un marais, qui s'étendait jusqu'à la riviÚre il le fit avec tant d'industrie et de promptitude, que cette retraite montra combien il avait de ressource et de présence d'esprit. Les alliés, animés par Télémaque, voulaient le poursuivre, mais à la faveur de cet orage, il leur échappa, comme un oiseau, d'une aile légÚre, échappe aux filets des chasseurs. Les alliés ne songÚrent plus qu'à rentrer dans leur camp et qu'à réparer leurs pertes. En rentrant dans le camp, ils virent ce que la guerre a de plus lamentable les malades et les blessés, n'ayant pu se traÃner hors des tentes, n'avaient pu se garantir du feu ils paraissaient à demi brûlés, poussant vers le ciel, d'une voix plaintive et mourante, des cris douloureux. Le coeur de Télémaque en fut percé il ne put retenir ses larmes; il détourna plusieurs fois ses yeux, étant saisi d'horreur et de compassion; il ne pouvait voir sans frémir ces corps encore vivants, et dévoués à une longue et cruelle mort ils paraissaient semblables à la chair des victimes qu'on a brûlées sur les autels, et dont l'odeur se répand de tous cÎtés. - Hélas! - s'écriait Télémaque - voilà donc les maux que la guerre entraÃne aprÚs elle! Quelle fureur aveugle pousse les malheureux mortels! Ils ont si peu de jours à vivre sur la terre; ces jours sont si misérables pourquoi précipiter une mort déjà si prochaine? Pourquoi ajouter tant de désolations affreuses à l'amertume dont les dieux ont rempli cette vie si courte? Les hommes sont tous frÚres, et ils s'entre-déchirent les bÃÂȘtes farouches sont moins cruelles qu'eux. Les lions ne font point la guerre aux lions, ni les tigres aux tigres; ils n'attaquent que les animaux d'espÚce différente l'homme seul, malgré sa raison, fait ce que les animaux sans raison ne firent jamais. Mais encore pourquoi ces guerres? N'y a-t-il pas assez de terres dans l'univers pour en donner à tous les hommes plus qu'ils n'en peuvent cultiver? Combien y a-t-il de terres désertes! Le genre humain ne saurait les remplir. Quoi donc! une fausse gloire, un vain titre de conquérant, qu'un prince veut acquérir, allume la guerre dans des pays immenses! Ainsi un seul homme, donné au monde par la colÚre des dieux, sacrifie brutalement tant d'autres hommes à sa vanité il faut que tout périsse, que tout nage dans le sang, que tout soit dévoré par les flammes, que ce qui échappe au fer et au feu ne puisse échapper à la faim, encore plus cruelle, afin qu'un seul homme, qui se joue de la nature humaine entiÚre, trouve dans cette destruction générale son plaisir et sa gloire. Quelle gloire monstrueuse! Peut-on trop abhorrer et trop mépriser des hommes qui ont tellement oublié l'humanité? Non, non bien loin d'ÃÂȘtre des demi-dieux, ce ne sont pas mÃÂȘme des hommes, et ils doivent ÃÂȘtre en exécration à tous les siÚcles dont ils ont cru ÃÂȘtre admirés. O que les rois doivent prendre garde aux guerres qu'ils entreprennent! Elles doivent ÃÂȘtre justes; ce n'est pas assez il faut qu'elles soient nécessaires pour le bien public. Le sang d'un peuple ne doit ÃÂȘtre versé que pour sauver ce peuple dans les besoins extrÃÂȘmes. Mais les conseils flatteurs, les fausses idées de gloire, les vaines jalousies, l'injuste avidité qui se couvre de beaux prétextes, enfin les engagements insensibles entraÃnent presque toujours les rois dans des guerres oÃÂč ils se rendent malheureux, oÃÂč ils hasardent tout sans nécessité, et oÃÂč ils font autant de mal à leurs sujets qu'à leurs ennemis. Ainsi raisonnait Télémaque. Mais il ne se contentait pas de déplorer les maux de la guerre; il tùchait de les adoucir. On le voyait aller dans les tentes secourir lui-mÃÂȘme les malades et les mourants; il leur donnait de l'argent et des remÚdes; il les consolait et les encourageait par des discours pleins d'amitié; il envoyait visiter ceux qu'il ne pouvait visiter lui-mÃÂȘme. Parmi les Crétois qui étaient avec lui, il y avait deux vieillards, dont l'un se nommait Traumaphile et l'autre Nosophuge. Traumaphile avait été au siÚge de Troie avec Idoménée, et avait appris des enfants d'Esculape l'art divin de guérir les plaies. Il répandait dans les blessures les plus profondes et les plus envenimées une liqueur odoriférante, qui consumait les chairs mortes et corrompues, sans avoir besoin de faire aucune incision, et qui formait promptement de nouvelles chairs plus saines et plus belles que les premiÚres. Pour Nosophuge, il n'avait jamais vu les enfants d'Esculape; mais il avait eu, par le moyen de Mérione, un livre sacré et mystérieux, qu'Esculape avait donné à ses enfants. D'ailleurs Nosophuge était ami des dieux; il avait composé des hymnes en l'honneur des enfants de Latone; il offrait tous les jours le sacrifice d'une brebis blanche et sans tache à Apollon, par lequel il était souvent inspiré. A peine avait-il vu un malade, qu'il connaissait à ses yeux, à la couleur de son teint, à la conformation de son corps et à sa respiration, la cause de sa maladie. TantÎt il donnait des remÚdes qui faisaient suer, et il montrait, par le succÚs des sueurs, combien la transpiration, facilitée ou diminuée, déconcerte ou rétablit toute la machine du corps; tantÎt il donnait, pour les maux de langueur, certains breuvages qui fortifiaient peu à peu les parties nobles et qui rajeunissaient les hommes en adoucissant leur sang. Mais il assurait que c'était faute de vertu et de courage que les hommes avaient si souvent besoin de la médecine. - C'est une honte - disait-il - pour les hommes qu'ils aient tant de maladies; car les bonnes moeurs produisent la santé. Leur intempérance - disait-il encore - change en poisons mortels les aliments destinés à conserver la vie. Les plaisirs pris sans modération abrÚgent plus les jours des hommes que les remÚdes ne peuvent les prolonger. Les pauvres sont moins souvent malades faute de nourriture que les riches ne le deviennent pour en prendre trop. Les aliments qui flattent trop le goût et qui font manger au-delà du besoin empoisonnent au lieu de nourrir. Les remÚdes sont eux-mÃÂȘmes de véritables maux qui usent la nature, et dont il ne faut se servir que dans les pressants besoins. Le grand remÚde, qui est toujours innocent, et toujours d'un usage utile, c'est la sobriété, c'est la tempérance dans tous les plaisirs, c'est la tranquillité de l'esprit, c'est l'exercice du corps. Par là on fait un sang doux et tempéré et on dissipe toutes les humeurs superflues. Ainsi le sage Nosophuge était moins admirable par ses remÚdes que par le régime qu'il conseillait pour prévenir les maux et pour rendre les remÚdes inutiles. Ces deux hommes étaient envoyés par Télémaque visiter tous les malades de l'armée. Ils en guérirent beaucoup par leurs remÚdes, mais ils en guérirent bien davantage par le soin qu'ils prirent pour les faire servir à propos; car ils s'appliquaient à les tenir proprement, à empÃÂȘcher le mauvais air par cette propreté et à leur faire garder un régime de sobriété exacte dans leur convalescence. Tous les soldats, touchés de ces secours, rendaient grùces aux dieux d'avoir envoyé Télémaque dans l'armée des alliés. - Ce n'est pas un homme - disaient-ils - c'est sans doute quelque divinité bienfaisante sous une figure humaine. Du moins, si c'est un homme, il ressemble moins au reste des hommes qu'aux dieux; il n'est sur la terre que pour faire du bien, il est encore plus aimable par sa douceur et par sa bonté que par sa valeur. O si nous pouvions l'avoir pour roi! Mais les dieux le réservent pour quelque peuple plus heureux qu'ils chérissent, et chez lequel ils veulent renouveler l'ùge d'or. Télémaque, pendant qu'il allait la nuit visiter les quartiers du camp, par précaution contre les ruses d'Adraste, entendait ces louanges, qui n'étaient point suspectes de flatterie, comme celles que les flatteurs donnent souvent en face aux princes, supposant qu'ils n'ont ni modestie, ni délicatesse, et qu'il n'y a qu'à les louer sans mesure pour s'emparer de leur faveur. Le fils d'Ulysse ne pouvait goûter que ce qui était vrai; il ne pouvait souffrir d'autres louanges que celles qu'on lui donnait en secret, loin de lui, et qu'il avait véritablement méritées. Son coeur n'était pas insensible à celles-là il sentait ce plaisir si doux et si pur que les dieux ont attaché à la seule vertu, et que les méchants, faute de l'avoir éprouvé, ne peuvent ni concevoir, ni croire; mais il ne s'abandonnait point à ce plaisir aussitÎt revenaient en foule dans son esprit toutes les fautes qu'il avait faites; il n'oubliait point sa hauteur naturelle et son indifférence pour les hommes; il avait une honte secrÚte d'ÃÂȘtre né si dur, et de paraÃtre si humain. Il renvoyait à la sage Minerve toute la gloire qu'on lui donnait, et qu'il ne croyait pas mériter. - C'est vous - disait-il - Î grande déesse, qui m'avez donné Mentor pour m'instruire et pour corriger mon mauvais naturel; c'est vous qui me donnez la sagesse de profiter de mes fautes pour me défier de moi-mÃÂȘme; c'est vous qui retenez mes passions impétueuses; c'est vous qui me faites sentir le plaisir de soulager les malheureux sans vous je serais haï et digne de l'ÃÂȘtre; sans vous je ferais des fautes irréparables; je serais comme un enfant, qui ne sentant pas sa faiblesse, quitte sa mÚre et tombe dÚs le premier pas. Nestor et PhiloctÚte étaient étonnés de voir Télémaque devenu si doux, si attentif à obliger les hommes, si officieux, si secourable, si ingénieux pour prévenir les besoins ils ne savaient que croire; ils ne reconnaissaient plus en lui le mÃÂȘme homme. Ce qui les surprit davantage fut le soin qu'il prit des funérailles d'Hippias. Il alla lui-mÃÂȘme retirer son corps sanglant et défiguré de l'endroit oÃÂč il était caché sous un monceau de corps morts; il versa sur lui des larmes pieuses; il dit "O grande ombre, tu le sais maintenant, combien j'ai estimé ta valeur! Il est vrai que ta fierté m'avait irrité mais tes défauts venaient d'une jeunesse ardente; je sais combien cet ùge a besoin qu'on lui pardonne. Nous eussions dans la suite été sincÚrement unis; j'avais tort de mon cÎté. O dieux, pourquoi me le ravir avant que j'aie pu le forcer à m'aimer?" Ensuite Télémaque fit laver le corps dans des liqueurs odoriférantes; puis on prépara par son ordre un bûcher. Les grands pins, gémissant sous les coups de hache, tombent en roulant du haut des montagnes. Les chÃÂȘnes, ces vieux enfants de la terre, qui semblaient menacer le ciel, les hauts peupliers, les ormeaux, dont les tÃÂȘtes sont si vertes et si ornées d'un épais feuillage, les hÃÂȘtres, qui sont l'honneur des forÃÂȘts, viennent tomber sur le bord du fleuve GalÚse. Là s'élÚve avec ordre un bûcher, qui ressemble à un bùtiment régulier; la flamme commence à paraÃtre, un tourbillon de fumée monte jusqu'au ciel. Les Lacédémoniens s'avancent d'un pas lent et lugubre, tenant leurs piques renversées et leurs yeux baissés; la douleur amÚre est peinte sur ces visages si farouches, et les larmes coulent abondamment. Puis on voyait venir Phérécyde, vieillard moins abattu par le nombre des années que par la douleur de survivre à Hippias, qu'il avait élevé depuis son enfance. Il levait vers le ciel ses mains et ses yeux noyés de larmes. Depuis la mort d'Hippias, il refusait toute nourriture; le doux sommeil n'avait pu appesantir ses paupiÚres, ni suspendre un moment sa cuisante peine; il marchait d'un pas tremblant, suivant la foule, et ne sachant oÃÂč il allait. Nulle parole ne sortait de sa bouche, car son coeur était trop serré; c'était un silence de désespoir et d'abattement; mais, quand il vit le bûcher allumé, il parut tout à coup furieux, et il s'écria - O Hippias, Hippias, je ne te verrai plus! Hippias n'est plus, et je vis encore! O mon cher Hippias, c'est moi cruel, moi impitoyable, qui t'ai appris à mépriser la mort! Je croyais que tes mains fermeraient mes yeux et que tu recueillerais mon dernier soupir. O dieux cruels, vous prolongez ma vie pour me faire voir la mort d'Hippias! O cher enfant que j'ai nourri, et qui m'as coûté tant de soins, je ne te verrai plus; mais je verrai ta mÚre, qui mourra de tristesse en me reprochant ta mort; je verrai ta jeune épouse frappant sa poitrine, arrachant ses cheveux, et j'en serai cause! O chÚre ombre! appelle-moi sur les rives du Styx; la lumiÚre m'est odieuse c'est toi seul, mon cher Hippias, que je veux revoir. Hippias, Hippias, Î mon cher Hippias! je ne vis encore que pour rendre à tes cendres le dernier devoir. Cependant on voyait le corps du jeune Hippias étendu, qu'on portait dans un cercueil orné de pourpre, d'or et d'argent. La mort, qui avait éteint ses yeux, n'avait pu effacer toute sa beauté, et les grùces étaient encore à demi peintes sur son visage pùle. On voyait flotter autour de son cou, plus blanc que la neige, mais penché sur l'épaule, ses longs cheveux noirs, plus beaux que ceux d'Atys ou de GanymÚde, qui allaient ÃÂȘtre réduits en cendres. On remarquait dans le cÎté la blessure profonde, par oÃÂč tout son sang s'était écoulé et qui l'avait fait descendre dans le royaume sombre de Pluton. Télémaque, triste et abattu, suivait de prÚs le corps et lui jetait des fleurs. Quand on fut arrivé au bûcher, le jeune fils d'Ulysse ne put voir la flamme pénétrer les étoffes qui enveloppaient le corps sans répandre de nouvelles larmes. - Adieu - dit-il - Î magnanime Hippias! car je n'ose te nommer mon ami apaise-toi, Î ombre qui as mérité tant de gloire! Si je ne t'aimais, j'envierais ton bonheur; tu es délivré des misÚres oÃÂč nous sommes encore, et tu en es sorti par le chemin le plus glorieux. Hélas! que je serais heureux de finir de mÃÂȘme! Que le Styx n'arrÃÂȘte point ton ombre; que les Champs Elysées lui soient ouverts; que la renommée conserve ton nom dans tous les siÚcles, et que tes cendres reposent en paix! A peine eut-il dit ces paroles, entremÃÂȘlées de soupirs, que toute l'armée poussa un cri on s'attendrissait sur Hippias, dont on racontait les grandes actions, et la douleur de sa mort, rappelant toutes ses bonnes qualités, faisait oublier les défauts qu'une jeunesse impétueuse et une mauvaise éducation lui avaient donnés. Mais on était encore plus touché des sentiments tendres de Télémaque. - Est-ce donc là - disait-on - ce jeune Grec si fier, si hautain, si dédaigneux, si intraitable! Le voilà devenu doux, humain, tendre. Sans doute Minerve, qui a tant aimé son pÚre, l'aime aussi; sans doute elle lui a fait le plus précieux don que les d'eux puissent faire aux hommes, en lui donnant, avec sa sagesse, un coeur sensible à l'amitié. Le corps était déjà consumé par les flammes, Télémaque lui-mÃÂȘme arrosa de liqueurs parfumées les cendres encore fumantes; puis il les mit dans une urne d'or, qu'il couronna de fleurs, et il porta cette urne à Phalante. Celui-ci était étendu, percé de diverses blessures, et, dans son extrÃÂȘme faiblesse, il entrevoyait prÚs de lui les portes sombres des enfers. Déjà Traumaphile et Nosophuge, envoyés par le fils d'Ulysse, lui avaient donné tous les secours de leur art ils rappelaient peu à peu son ùme prÃÂȘte à s'envoler; de nouveaux esprits le ranimaient insensiblement; une force douce et pénétrante, un baume de vie s'insinuait de veine en veine jusqu'au fond de son coeur; une chaleur agréable le dérobait aux mains glacées de la mort. En ce moment, la défaillance cessant, la douleur succéda; il commença à sentir la perte de son frÚre, qu'il n'avait point été jusqu'alors en état de sentir. - Hélas! - disait-il - pourquoi prend-on de si grands soins de me faire vivre? Ne me vaudrait-il pas mieux mourir et suivre mon cher Hippias? Je l'ai vu périr tout auprÚs de moi. O Hippias, la douceur de ma vie, mon frÚre, mon cher frÚre, tu n'es plus! Je ne pourrai donc plus ni te voir, ni t'entendre, ni t'embrasser, ni te dire mes peines, ni te consoler dans les tiennes! O dieux ennemis des hommes, il n'y a plus d'Hippias pour moi est-il possible? Mais n'est-ce point un songe? Non, il n'est que trop vrai. O Hippias, je t'ai perdu; je t'ai vu mourir, et il faut que je vive encore autant qu'il sera nécessaire pour te venger je veux immoler à tes mùnes le cruel Adraste teint de ton sang. Pendant que Phalante parlait ainsi, les deux hommes divins tùchaient d'apaiser sa douleur, de peur qu'elle n'augmentùt ses maux et n'empÃÂȘchùt l'effet des remÚdes. Tout à coup il aperçoit Télémaque qui se présente à lui. D'abord son coeur fut combattu par deux passions contraires. Il conservait un ressentiment de tout ce qui s'était passé entre Télémaque et Hippias la douleur de la perte d'Hippias rendait ce ressentiment encore plus vif. D'un autre cÎté, il ne pouvait ignorer qu'il devait la conservation de sa vie à Télémaque, qui l'avait tiré sanglant et à demi mort des mains d'Adraste. Mais, quand il vit l'urne d'or oÃÂč étaient renfermées les cendres si chÚres de son frÚre Hippias, il versa un torrent de larmes; il embrasse d'abord Télémaque sans pouvoir lui parler, et lui dit enfin d'une voix languissante et entrecoupée de sanglots - Digne fils d'Ulysse, votre vertu me force à vous aimer; je vous dois ce reste de vie qui va s'éteindre; mais je vous dois quelque chose qui m'est bien plus cher. Sans vous, le corps de mon frÚre aurait été la proie des vautours; sans vous, son ombre, privée de la sépulture, errerait malheureusement sur les rives du Styx, toujours repoussée par l'impitoyable Charon. Faut-il que je doive tant à un homme que j'ai tant haï! O dieux, récompensez-le, et délivrez-moi d'une vie si malheureuse! Pour vous, Î Télémaque, rendez-moi les derniers devoirs, que vous avez rendus à mon frÚre, afin que rien ne manque à votre gloire. A ces paroles, Phalante demeura épuisé et abattu d'un excÚs de douleur. Télémaque se tint auprÚs de lui sans oser lui parler, et attendant qu'il reprÃt ses forces. BientÎt Phalante, revenant de cette défaillance, prit l'urne des mains de Télémaque, la baisa plusieurs fois, l'arrosa de ses larmes, et dit - O chÚres, Î précieuses cendres, quand est-ce que les miennes seront renfermées avec vous dans cette mÃÂȘme urne? O ombre d'Hippias, je te suis dans les enfers Télémaque nous vengera tous deux. Cependant le mal de Phalante diminua de jour en jour par les soins de deux hommes qui avaient la science d'Esculape. Télémaque était sans cesse avec eux auprÚs du malade, pour les rendre plus attentifs à avancer sa guérison, et toute l'armée admirait bien plus la bonté de coeur avec laquelle il secourait son plus grand ennemi que la valeur et la sagesse qu'il avait montrées en sauvant, dans la bataille, l'armée des alliés. En mÃÂȘme temps, Télémaque se montrait infatigable dans les plus rudes travaux de la guerre il dormait peu, et son sommeil était souvent interrompu ou par les avis qu'il recevait à toutes les heures de la nuit comme du jour, ou par la visite de tous les quartiers du camp, qu'il ne faisait jamais deux fois de suite aux mÃÂȘmes heures, pour mieux surprendre ceux qui n'étaient pas assez vigilants. Il revenait souvent dans sa tente couvert de sueur et de poussiÚre. Sa nourriture était simple; il vivait comme les soldats, pour leur donner l'exemple de la sobriété et de la patience. L'armée ayant peu de vivres dans ce campement, il jugea à propos d'arrÃÂȘter les murmures des soldats en souffrant lui-mÃÂȘme volontairement les mÃÂȘmes incommodités qu'eux. Son corps, loin de s'affaiblir dans une vie si pénible, se fortifiait et s'endurcissait chaque jour il commençait à n'avoir plus ces grùces si tendres qui sont comme la fleur de la premiÚre jeunesse; son teint devenait plus brun et moins délicat, ses membres moins mous et plus nerveux. Appendice au livre XIII ... comme les rayons de soleil. Sur le bouclier était gravée la fameuse histoire du siÚge de ThÚbes. On voyait d'abord le malheureux Lagus, qui, ayant appris par la réponse de l'oracle d'Apollon, que son fils, qui venait de naÃtre, serait le meurtrier de son pÚre, livra aussitÎt l'enfant à un berger pour l'exposer aux bÃÂȘtes farouches et aux oiseaux de proie. Puis on remarquait le berger qui portait l'enfant sur la montagne de Cithéron, entre la Béotie et la Phocide. Cet enfant semblait crier et sentir sa déplorable destinée. Il avait je ne sais quoi de naïf, de tendre et de gracieux, qui rend l'enfance si aimable. Le berger qui le portait sur des rochers affreux paraissait le faire à regret et ÃÂȘtre touché de compassion des larmes coulaient de ses yeux; il était incertain et embarrassé. Puis il perçait les pieds de l'enfant avec son épée, les traversait d'une branche d'osier, et le suspendait à un arbre, ne pouvant se résoudre ni à le sauver contre l'ordre de son maÃtre, ni à le livrer à une mort certaine. AprÚs quoi il partit, de peur de voir mourir ce petit innocent qu'il aimait. Cependant l'enfant faute de nourriture... Déjà ses pieds, par lesquels tout son corps était suspendu, étaient enflés et livides. Phorbas, berger de Polybe, roi de Corynthe, qui faisait paÃtre dans ce désert les grands troupeaux du roi, entendit les cris de ce petit enfant. Il accourt, il le détache, il le donne à un autre berger, afin qu'il le porte à la reine Mérope, qui n'a point d'enfant. Elle est touchée de sa beauté, elle le nomme Oedipe à cause de l'enflure de ses pieds percés, le nourrit comme son propre fils, le croyant un enfant envoyé des dieux. Toutes ces diverses actions paraissaient chacune en leur place. Enfin on voyait Oedipe déjà grand, qui, ayant appris que Polybe n'était pas son pÚre, allait de pays en pays pour découvrir sa naissance. L'oracle lui déclara qu'il trouverait son pÚre dans la Phocide. Il y va, il y trouve le peuple agité par une grande sédition. Dans ce trouble, il tua Lagus, son pÚre, sans le connaÃtre. BientÎt on le voit encore qui se présente à ThÚbes. Il explique l'énigme du Sphinx. Il tue le monstre, il épouse la reine Jocaste, sa mÚre, qu'il ne connaÃt point et qui croit Oedipe fils de Polybe. Une horrible peste, signe de la colÚre des dieux, suit de prÚs un mariage si détestable. Là Vulcain avait pris plaisir à représenter les enfants qui expiraient dans le sein de leurs mÚres, tout un peuple languissant, la mort et la douleur peinte sur les visages. Mais ce qui était de plus affreux était de voir Oedipe, qui, aprÚs avoir longtemps cherché la cause du courroux des dieux, découvre qu'il en est lui-mÃÂȘme la cause. On voyait sur le visage de Jocaste la honte et la crainte d'éclaircir ce qu'elle ne voulait pas connaÃtre, sur celui d'Oedipe la douleur et le désespoir. Il s'arrache les yeux, et il paraÃt conduit comme un aveugle par sa fille Antigone. On voit qu'il reproche aux dieux les crimes dans lesquels ils l'ont laissé tomber. Ensuite on le voyait s'exiler lui-mÃÂȘme pour se punir, et ne pouvant plus vivre avec les hommes. En partant, il laissait son royaume aux deux fils qu'il avait eus de Jocaste, Etéocle et Polynice, à condition qu'ils régneraient tour à tour chacun leur année. Mais la discorde des frÚres paraissait encore plus horrible que les malheurs d'Oedipe. Etéocle paraissait sur le trÎne, refusant d'en descendre pour y faire monter à son tour Polynice. Celui-ci, ayant eu recours à Adraste, roi d'Argos, dont il épousa la fille Argia, s'avançait vers ThÚbes avec des troupes innombrables. On voyait partout des combats autour de la ville assiégée. Tous les héros de la GrÚce étaient assemblés dans cette guerre, et elle ne paraissait pas moins sanglante que celle de Troie. On y reconnaissait l'infortuné mari d'Eriphyle. C'était le célÚbre devin AmphiaraĂƒÂŒs, qui prévit son malheur et qui ne sut s'en garantir. Il se cache pour n'aller point au siÚge de ThÚbes, sachant qu'il ne peut espérer de revenir de cette guerre, s'il s'y engage. Eriphyle était la seule à qui il eût osé confier son secret, Eriphyle son épouse, qu'il aimait plus que sa vie et dont il se croyait tendrement aimé. Séduite par un collier qu'Adraste, roi d'Argos, lui donna, elle trahit son époux AmphiaraĂƒÂŒs. On la voyait qui découvrait le lieu oÃÂč il s'était caché. Adraste le menait malgré lui à ThÚbes. BientÎt, en y arrivant, il paraissait englouti dans la terre qui s'entrouvrait tout à coup pour l'abÃmer. Parmi tant de combats oÃÂč Mars exerçait sa fureur, on remarquait avec horreur celui des deux frÚres Etéocle et Polynice. Il paraissait sur leurs visages je ne sais quoi d'odieux et de funeste le crime de leur naissance était comme écrit sur leurs fronts. Il était facile de juger qu'ils étaient dévoués aux furies infernales et à la vengeance des dieux. Les dieux les sacrifiaient pour servir d'exemple à tous les frÚres dans la suite de tous les siÚcles et pour montrer ce que fait l'impie discorde quand elle peut séparer des coeurs qui doivent ÃÂȘtre si étroitement unis. On voyait ces deux frÚres pleins de rage qui s'entre-déchiraient. Chacun oubliait de défendre sa vie pour arracher celle de son frÚre. Ils étaient tous deux sanglants et percés de coups mortels, tous deux mourants, sans que leur fureur pût se ralentir, tous deux tombés par terre et prÃÂȘts à rendre le dernier soupir; mais ils se traÃnaient encore l'un contre l'autre pour avoir le plaisir de mourir dans un dernier effort de cruauté et de vengeance. Tous les autres combats paraissaient suspendus par celui-là . Les deux armées étaient consternées et saisies d'horreur à la vue de ces deux monstres. Mars lui-mÃÂȘme détournait ses yeux cruels pour ne pas voir un tel spectacle. Enfin, on voyait la flamme du bûcher sur lequel on mettait les corps de ces deux frÚres dénaturés; mais Î chose incroyable! la flamme se partageait en deux la mort mÃÂȘme n'avait pu finir la haine implacable qui était entre Etéocle et Polynice; ils ne pouvaient brûler ensemble, et leurs cendres, encore sensibles aux maux qu'ils s'étaient faits l'un à l'autre, ne purent jamais se mÃÂȘler. Voilà ce que Vulcain avait représenté, avec un art divin, sur les armes que Minerve avait données à Télémaque. Le bouclier représentait CérÚs dans les campagnes d'Enne... QuatorziÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Télémaque, persuadé par divers songes que son pÚre Ulysse n'est plus sur la terre, exécute le dessein, qu'il avait conçu depuis longtemps, de l'aller chercher dans les enfers. Il se dérobe du camp pendant la nuit, et se rend à la fameuse caverne d'Achérontia. Il s'y enfonce courageusement et arrive bientÎt au bord du Styx, oÃÂč Charon le reçoit dans sa barque. Il va se présenter devant Pluton, qui lui permet de chercher son pÚre dans les enfers. Il traverse d'abord le Tartare, oÃÂč il voit les tourments que souffrent les ingrats, les parjures, les impies, les hypocrites, et surtout les mauvais rois. Il entre ensuite dans les Champs Elysées, oÃÂč il contemple avec délices la félicité dont jouissent les hommes justes, et surtout les bons rois, qui, pendant leur vie, ont sagement gouverné les hommes. Il est reconnu par Arcésius, son bisaïeul, qui l'assure qu'Ulysse est vivant et qu'il reprendra bientÎt l'autorité dans Ithaque, oÃÂč son fils doit régner aprÚs lui. Arcésius donne à Télémaque les plus sages instructions sur l'art de régner. Il lui fait remarquer combien la récompense des bons rois, qui ont principalement excellé par la justice et par la vertu, surpasse la gloire de ceux qui ont excellé par la valeur. AprÚs cet entretien, Télémaque sort du ténébreux empire de Pluton et retourne promptement au camp des alliés. Cependant Adraste, dont les troupes avaient été considérablement affaiblies dans le combat, s'était retiré derriÚre la montagne d'Aulon, pour attendre divers secours et pour tùcher de surprendre encore une fois ses ennemis, semblable à un lion affamé, qui, ayant été repoussé d'une bergerie, s'en retourne dans les sombres forÃÂȘts et rentre dans sa caverne, oÃÂč il aiguise ses dents et ses griffes, attendant le moment favorable pour égorger tous les troupeaux. Télémaque, ayant pris soin de mettre une exacte discipline dans tout le camp, ne songea plus qu'à exécuter un dessein qu'il avait conçu, et qu'il cacha à tous les chefs de l'armée. Il y avait déjà longtemps qu'il était agité, pendant toutes les nuits, par des songes qui lui représentaient son pÚre Ulysse. Cette chÚre image revenait toujours sur la fin de la nuit, avant que l'aurore vÃnt chasser du ciel, par ses feux naissants, les inconstantes étoiles, et de dessus la terre le doux sommeil, suivi des songes voltigeants. TantÎt il croyait voir Ulysse nu, dans une Ãle fortunée, sur la rive d'un fleuve, dans une prairie ornée de fleurs, et environné de nymphes qui lui jetaient des habits pour se couvrir; tantÎt il croyait l'entendre parler dans un palais tout éclatant d'or et d'ivoire, oÃÂč des hommes couronnés de fleurs l'écoutaient avec plaisir et admiration. Souvent Ulysse lui apparaissait tout à coup dans des festins, oÃÂč la joie éclatait parmi les délices et oÃÂč l'on entendait les tendres accords d'une voix avec une lyre, plus douces que la lyre d'Apollon et que les voix de toutes les Muses. Télémaque, en s'éveillant, s'attristait de ces songes si agréables. - O mon pÚre, Î mon cher pÚre Ulysse - s'écriait-il - les songes les plus affreux me seraient plus doux! Ces images de félicité me font comprendre que vous ÃÂȘtes déjà descendu dans le séjour des ùmes bienheureuses, que les dieux récompensent de leur vertu par une éternelle tranquillité je crois voir les Champs Elysées. O qu'il est cruel de n'espérer plus! Quoi donc! Î mon cher pÚre, je ne vous verrai jamais! Jamais je n'embrasserai celui qui m'aimait tant et que je cherche avec tant de peine! Jamais je n'entendrai parler cette bouche, d'oÃÂč sortait la sagesse! Jamais je ne baiserai ces mains, ces chÚres mains, ces mains victorieuses, qui ont abattu tant d'ennemis! Elles ne puniront point les insensés amants de Pénélope, et Ithaque ne se relÚvera jamais de sa ruine! O dieux ennemis de mon pÚre, vous m'envoyez ces songes funestes pour arracher toute espérance de mon coeur c'est m'arracher la vie. Non, je ne puis plus vivre dans cette incertitude. Que dis-je? Hélas! je ne suis que trop certain que mon pÚre n'est plus. Je vais chercher son ombre jusque dans les enfers Thésée y est bien descendu, Thésée, cet impie qui voulait outrager les divinités infernales, et moi, j'y vais conduit par la piété. Hercule y descendit je ne suis pas Hercule; mais il est beau d'oser l'imiter. Orphée a bien touché, par le récit de ses malheurs, le coeur de ce dieu qu'on dépeint comme inexorable il obtint de lui qu'Eurycide retournùt parmi les vivants. Je suis plus digne de compassion qu'Orphée; car ma perte est plus grande qui pourrait comparer une jeune fille, semblable à cent autres, avec le sage Ulysse, admiré de toute la GrÚce? Allons! mourons, s'il le faut. Pourquoi craindre la mort, quand on souffre tant dans la vie? O Pluton, Î Proserpine, j'éprouverai bientÎt si vous ÃÂȘtes aussi impitoyables qu'on le dit. O mon pÚre, aprÚs avoir parcouru en vain les terres et les mers pour vous trouver, je vais enfin voir si vous n'ÃÂȘtes point dans la sombre demeure des morts. Si les dieux me refusent de vous posséder sur la terre et à la lumiÚre du soleil, peut-ÃÂȘtre ne me refuseront-ils pas de voir au moins votre ombre dans le royaume de la nuit. En disant ces paroles, Télémaque arrosait son lit de ses larmes aussitÎt il se levait et cherchait, par la lumiÚre, à soulager la douleur cuisante que ces songes lui avaient causée; mais c'était une flÚche qui avait percé son coeur et qu'il portait partout avec lui. Dans cette peine, il entreprit de descendre aux enfers par un lieu célÚbre, qui n'était pas éloigné du camp. On l'appelait Achérontia, à cause qu'il y avait en ce lieu une caverne affreuse, de laquelle on descendait sur les rives de l'Achéron, par lequel les dieux mÃÂȘmes craignent de jurer. La ville était sur un rocher, posée comme un nid sur le haut d'un arbre au pied de ce rocher on trouvait la caverne, de laquelle les timides mortels n'osaient approcher; les bergers avaient soin d'en détourner leurs troupeaux. La vapeur soufrée du marais stygien, qui s'exhalait sans cesse par cette ouverture, empestait l'air. Tout autour il ne croissait ni herbe, ni fleurs; on n'y sentait jamais les doux zéphyrs, ni les grùces naissantes du printemps, ni les riches dons de l'automne la terre aride y languissait; on y voyait seulement quelques arbustes dépouillés et quelques cyprÚs funestes. Au loin mÃÂȘme, tout à l'entour, CérÚs refusait aux laboureurs ses moissons dorées; Bacchus semblait en vain y promettre ses doux fruits; les grappes de raisin se desséchaient au lieu de mûrir. Les Naïades tristes ne faisaient point couler une onde pure leurs flots étaient toujours amers et troublés. Les oiseaux ne chantaient jamais dans cette terre hérissée de ronces et d'épines et n'y trouvaient aucun bocage pour se retirer; ils allaient chanter leurs amours sous un ciel plus doux. On n'entendait que le croassement des corbeaux et la voix lugubre des hiboux; l'herbe mÃÂȘme y était amÚre et les troupeaux qui la paissaient ne sentaient point la douce joie qui les fait bondir. Le taureau fuyait la génisse, et le berger, tout abattu, oubliait sa musette et sa flûte. De cette caverne sortait, de temps en temps, une fumée noire et épaisse, qui faisait une espÚce de nuit au milieu du jour. Les peuples voisins redoublaient alors leurs sacrifices pour apaiser les divinités infernales; mais souvent les hommes, à la fleur de leur ùge et dÚs leur plus tendre jeunesse, étaient les seules victimes que ces divinités cruelles prenaient plaisir à immoler par une funeste contagion. C'est là que Télémaque résolut de chercher le chemin de la sombre demeure de Pluton. Minerve, qui veillait sans cesse sur lui et qui le couvrait de son égide, lui avait rendu Pluton favorable. Jupiter mÃÂȘme, à la priÚre de Minerve, avait ordonné à Mercure, qui descend chaque jour aux enfers pour livrer à Charon un certain nombre de morts, de dire au roi des ombres qu'il laissùt entrer le fils d'Ulysse dans son empire. Télémaque se dérobe du camp pendant la nuit; il marche à la clarté de la lune et il invoque cette puissante divinité, qui, étant dans le ciel le brillant astre de la nuit, et sur la terre la chaste Diane, est aux enfers la redoutable Hécate. Cette divinité écouta favorablement ses voeux parce que son coeur était pur et qu'il était conduit par l'amour pieux qu'un fils doit à son pÚre. A peine fut-il auprÚs de l'entrée de la caverne, qu'il entendit l'empire souterrain mugir. La terre tremblait sous ses pas; le ciel s'arma d'éclairs et de feux, qui semblaient tomber sur la terre. Le jeune fils d'Ulysse sentit son coeur ému et tout son corps était couvert d'une sueur glacée; mais son courage se soutint il leva les yeux et les mains au ciel. - Grands dieux - s'écria-t-il - j'accepte ces présages, que je crois heureux; achevez votre ouvrage. Il dit, et, redoublant ses pas, il se présente hardiment. AussitÎt la fumée épaisse qui rendait l'entrée de la caverne funeste à tous les animaux, dÚs qu'ils en approchaient, se dissipa; l'odeur empoisonnée cessa pour un peu de temps. Télémaque entre seul; car quel autre mortel eût osé le suivre? Deux Crétois, qui l'avaient accompagné jusqu'à une certaine distance de la caverne et auxquels il avait confié son dessein, demeurÚrent tremblants et à demi morts assez loin de là , dans un temple, faisant des voeux et n'espérant plus de revoir Télémaque. Cependant le fils d'Ulysse, l'épée à la main, s'enfonce dans les ténÚbres horribles. BientÎt il aperçoit une faible et sombre lueur, telle qu'on la voit pendant la nuit sur la terre il remarque les ombres légÚres qui voltigent autour de lui, et il les écarte avec son épée. Ensuite il voit les tristes bords du fleuve marécageux dont les eaux bourbeuses et dormantes ne font que tournoyer. Il découvre sur ce rivage une foule innombrable de morts privés de la sépulture, qui se présentent en vain à l'impitoyable Charon. Ce dieu, dont la vieillesse éternelle est toujours triste et chagrine, mais pleine de vigueur, les menace, les repousse et admet d'abord dans sa barque le jeune Grec. En entrant, Télémaque entend les gémissements d'une ombre qui ne pouvait se consoler. - Quel est donc - lui dit-il - votre malheur? Qui étiez-vous sur la terre? - J'étais - lui répondit cette ombre - Nabopharsan, roi de la superbe Babylone. Tous les peuples de l'Orient tremblaient au seul bruit de mon nom; je me faisais adorer par les Babyloniens dans un temple de marbre, oÃÂč j'étais représenté par une statue d'or, devant laquelle on brûlait nuit et jour les plus précieux parfums de l'Ethiopie. Jamais personne n'osa me contredire sans ÃÂȘtre aussitÎt puni. On inventait chaque jour de nouveaux plaisirs pour me rendre la vie plus délicieuse. J'étais encore jeune et robuste. Hélas! que de prospérités ne me restait-il pas encore à goûter sur le trÎne! Mais une femme que j'aimais et qui ne m'aimait pas m a bien fait sentir que je n'étais pas dieu elle m'a empoisonné; je ne suis plus rien. On mit hier, avec pompe, mes cendres dans une urne d'or; on pleura; on s'arracha les cheveux; on fit semblant de vouloir se jeter dans les flammes de mon bûcher, pour mourir avec moi; on va encore gémir au pied du superbe tombeau oÃÂč l'on a mis mes cendres mais personne ne me regrette, ma mémoire est en horreur mÃÂȘme dans ma famille; et, ici-bas, je souffre déjà d'horribles traitements. Télémaque, touché de ce spectacle, lui dit - Etiez-vous véritablement heureux pendant votre rÚgne? Sentiez-vous cette douce paix sans laquelle le coeur demeure toujours serré et flétri au milieu des délices? - Non - répondit le Babylonien - je ne sais mÃÂȘme ce que vous voulez dire. Les sages vantent cette paix comme l'unique bien pour moi, je ne l'ai jamais sentie, mon coeur était sans cesse agité de désirs nouveaux, de crainte et d'espérance. Je tùchais de m'étourdir moi-mÃÂȘme par l'ébranlement de mes passions; j'avais soin d'entretenir cette ivresse pour la rendre continuelle le moindre intervalle de raison tranquille m'eût été trop amer. Voilà la paix dont j'ai joui toute autre me paraÃt une fable et un songe; voilà les biens que je regrette. En parlant ainsi, le Babylonien pleurait comme un homme lùche qui a été amolli par les prospérités et qui n'est point accoutumé à supporter constamment un malheur. Il avait auprÚs de lui quelques esclaves, qu'on avait fait mourir pour honorer ses funérailles Mercure les avait livrés à Charon avec leur roi et leur avait donné une puissance absolue sur ce roi qu'ils avaient servi sur la terre. Ces ombres d'esclaves ne craignaient plus l'ombre de Nabopharsan elles la tenaient enchaÃnée, et lui faisaient les plus cruelles indignités. L'un lui disait "N'étions-nous pas hommes aussi bien que toi? Comment étais-tu assez insensé pour te croire un dieu? Et ne fallait-il pas te souvenir que tu étais de la race des autres hommes?" Un autre, pour lui insulter, disait - Tu avais raison de ne vouloir pas qu'on te prÃt pour un homme; car tu étais un monstre sans humanité. Un autre lui disait - Hé bien! oÃÂč sont maintenant tes flatteurs? Tu n'as plus rien à donner, malheureux; tu ne peux plus faire aucun mal; te voilà devenu esclave de tes esclaves mÃÂȘmes les dieux ont été lents à faire justice; mais enfin ils la font. A ces dures paroles, Nabopharsan se jetait le visage contre terre, arrachant ses cheveux dans un excÚs de rage et de désespoir. Mais Charon disait aux esclaves - Tirez-le par sa chaÃne relevez-le malgré lui il n'aura pas mÃÂȘme la consolation de cacher sa honte; il faut que toutes les ombres du Styx en soient témoins, pour justifier les dieux, qui ont souffert si longtemps que cet impie régnùt sur la terre. Ce n'est encore là , Î Babylonien, que le commencement de tes douleurs; prépare-toi à ÃÂȘtre jugé par l'inflexible Minos, juge des enfers. Pendant ce discours du terrible Charon, la barque touchait déjà le rivage de l'empire de Pluton toutes les ombres accouraient pour considérer cet homme vivant, qui paraissait au milieu de ces morts dans la barque. Mais, dans le moment oÃÂč Télémaque mit pied à terre, elles s'enfuirent, semblables aux ombres de la nuit que la moindre clarté du jour dissipe. Charon, montrant au jeune Grec un front moins ridé et des yeux moins farouches qu'à l'ordinaire, lui dit - Mortel chéri des dieux, puisqu'il t'est donné d'entrer dans ce royaume de la nuit, inaccessible aux autres vivants, hùte-toi d'aller oÃÂč les destins t'appellent va, par ce chemin sombre, au palais de Pluton, que tu trouveras sur son trÎne; il te permettra d'entrer dans les lieux dont il m'est défendu de te découvrir le secret. AussitÎt Télémaque s'avance à grands pas il voit de tous cÎtés voltiger des ombres, plus nombreuses que les grains de sable qui couvrent les rivages de la mer; et, dans l'agitation de cette multitude infinie, il est saisi d'une horreur divine, observant le profond silence de ces vastes lieux. Ses cheveux se dressent sur sa tÃÂȘte quand il aborde le noir séjour de l'impitoyable Pluton; il sent ses genoux chancelants; la voix lui manque, et c'est avec peine qu'il peut prononcer au dieu ces paroles - Vous voyez, Î terrible divinité, le fils du malheureux Ulysse je viens vous demander si mon pÚre est descendu dans votre empire ou s'il est encore errant sur la terre. Pluton était sur un trÎne d'ébÚne; son visage était pùle et sévÚre; ses yeux, creux et étincelants; son visage, ridé et menaçant la vue d'un homme vivant lui était odieuse, comme la lumiÚre offense les yeux des animaux qui ont accoutumé de ne sortir de leurs retraites que pendant la nuit. A son cÎté paraissait Proserpine, qui attirait seule ses regards et qui semblait un peu adoucir son coeur elle jouissait d'une beauté toujours nouvelle; mais elle paraissait avoir joint à ces grùces divines je ne sais quoi de dur et de cruel de son époux. Aux pieds du trÎne était la Mort, pùle et dévorante, avec sa faux tranchante, qu'elle aiguisait sans cesse. Autour d'elle volaient les noirs Soucis, les cruelles Défiances, les Vengeances, toutes dégouttantes de sang et couvertes de plaies, les Haines injustes, l'Avarice, qui se ronge elle-mÃÂȘme, le Désespoir, qui se déchire de ses propres mains, l'Ambition forcenée, qui renverse tout, la Trahison, qui veut se repaÃtre de sang, et qui ne peut jouir des maux qu'elle a faits, l'Envie, qui verse son venin mortel autour d'elle et qui se tourne en rage, dans l'impuissance oÃÂč elle est de nuire, l'Impiété, qui se creuse elle-mÃÂȘme un abÃme sans fond, oÃÂč elle se précipite sans espérance, les spectres hideux, les fantÎmes, qui représentent les morts pour épouvanter les vivants, les songes affreux, les insomnies, aussi cruelles que les tristes songes. Toutes ces images funestes environnaient le fier Pluton et remplissaient le palais oÃÂč il habite. Il répondit à Télémaque d'une voix basse, qui fit gémir le fond de l'ErÚbe - Jeune mortel, les destinées t'ont fait violer cet asile sacré des ombres; suis ta haute destinée je ne te dirai point oÃÂč est ton pÚre; il suffit que tu sois libre de le chercher. Puisqu'il a été roi sur la terre, tu n'as qu'à parcourir, d'un cÎté, l'endroit du noir Tartare oÃÂč les mauvais rois sont punis; de l'autre, les Champs Elysées, oÃÂč les bons rois sont récompensés. Mais tu ne peux aller d'ici dans les Champs Elysées, qu'aprÚs avoir passé par le Tartare hùte-toi d'y aller et de sortir de mon empire. A l'instant Télémaque semble voler dans ces espaces vides et immenses, tant il lui tarde de savoir s'il verra son pÚre et de s'éloigner de la présence horrible du tyran qui tient en crainte les vivants et les morts. Il aperçoit bientÎt assez prÚs de lui le noir Tartare il en sortait une fumée noire et épaisse, dont l'odeur empestée donnerait la mort, si elle se répandait dans la demeure des vivants. Cette fumée couvrait un fleuve et des tourbillons de flamme, dont le bruit, semblable à celui des torrents les plus impétueux quand ils s'élancent des plus hauts rochers dans le fond des abÃmes, faisait qu'on ne pouvait rien entendre distinctement dans ces tristes lieux. Télémaque, secrÚtement animé par Minerve, entre sans crainte dans ce gouffre. D'abord il aperçut un grand nombre d'hommes qui avaient vécu dans les plus basses conditions, et qui étaient punis pour avoir cherché les richesses par des fraudes, des trahisons et des cruautés. Il remarqua beaucoup d'impies hypocrites, qui, faisant semblant d'aimer la religion, s'en étaient servis comme d'un beau prétexte pour contenter leur ambition et pour se jouer des hommes crédules ces hommes, qui avaient abusé de la vertu mÃÂȘme, quoiqu'elle soit le plus grand don des dieux, étaient punis comme les plus scélérats de tous les hommes. Les enfants qui avaient égorgé leurs pÚres et leurs mÚres, les épouses qui avaient trempé leurs mains dans le sang de leurs maris, les traÃtres qui avaient livré leurs patries aprÚs avoir violé tous les serments souffraient des peines moins cruelles que ces hypocrites. Les trois juges des enfers l'avaient ainsi voulu, et voici leur raison c'est que les hypocrites ne se contentent pas d'ÃÂȘtre méchants comme le reste des impies; ils veulent encore passer pour bons et font, par leur fausse vertu, que les hommes n'osent plus se fier à la véritable. Les dieux, dont ils se sont joués et qu'ils ont rendus méprisables aux hommes, prennent plaisir à employer toute leur puissance pour se venger de leurs insultes. AuprÚs de ceux-ci paraissaient d'autres hommes, que le vulgaire ne croit guÚre coupables, et que la vengeance divine poursuit impitoyablement ce sont les ingrats, les menteurs, les flatteurs qui ont loué le vice; les critiques malins qui ont tùché de flétrir la plus pure vertu, enfin ceux qui ont jugé témérairement des choses sans les connaÃtre à fond et qui par là ont nui à la réputation des innocents. Mais, parmi toutes les ingratitudes, celle qui était punie comme la plus noire, c'est celle oÃÂč l'on tombe contre les dieux. - Quoi donc! disait Minos, on passe pour un monstre quand on manque de reconnaissance pour son pÚre ou pour son ami, de qui on a reçu quelque secours, et on fait gloire d'ÃÂȘtre ingrat envers les dieux, de qui on tient la vie et tous les biens qu'elle renferme! Ne leur doit-on pas sa naissance plus qu'au pÚre et à la mÚre de qui on est né? Plus tous ces crimes sont impunis et excusés sur la terre, plus ils sont dans les enfers l'objet d'une vengeance implacable, à qui rien n'échappe. Télémaque, voyant les trois juges qui étaient assis et qui condamnaient un homme, osa leur demander quels étaient ses crimes. AussitÎt le condamné, prenant la parole, s'écria - Je n'ai jamais fait aucun mal; j'ai mis tout mon plaisir à faire du bien; j'ai été magnifique, libéral, juste, compatissant que peut-on donc me reprocher? Alors Minos lui dit - On ne te reproche rien à l'égard des hommes; mais ne devais-tu pas moins aux hommes qu'aux dieux? Quelle est donc cette justice dont tu te vantes? Tu n'as manqué à aucun devoir vers les hommes, qui ne sont rien; tu as été vertueux mais tu as rapporté toute ta vertu à toi-mÃÂȘme, et non aux dieux, qui te l'avaient donnée; car tu voulais jouir du fruit de ta propre vertu et te renfermer en toi-mÃÂȘme tu as été ta divinité. Mais les dieux, qui ont tout fait, et qui n'ont rien fait que pour eux-mÃÂȘmes, ne peuvent renoncer à leurs droits tu les as oubliés, ils t'oublieront; ils te livreront à toi-mÃÂȘme, puisque tu as voulu ÃÂȘtre à toi, et non pas à eux. Cherche donc maintenant, si tu le peux, ta consolation dans ton propre coeur. Te voilà à jamais séparé des hommes, auxquels tu as voulu plaire; te voilà seul avec toi-mÃÂȘme, qui étais ton idole apprends qu'il n'y a point de véritable vertu sans le respect et l'amour des dieux, à qui tout est dû. Ta fausse vertu, qui a longtemps ébloui les hommes faciles à tromper, va ÃÂȘtre confondue. Les hommes, ne jugeant des vices et des vertus que par ce qui les choque ou les accommode, sont aveugles et sur le bien et sur le mal ici, une lumiÚre divine renverse tous leurs jugements superficiels; elle condamne souvent ce qu'ils admirent, et justifie ce qu'ils condamnent. A ces mots, ce philosophe, comme frappé d'un coup de foudre, ne pouvait se supporter soi-mÃÂȘme. La complaisance qu'il avait eue autrefois à contempler sa modération, son courage et ses inclinations généreuses, se change en désespoir. La vue de son propre coeur, ennemi des dieux, devient son supplice il se voit, et ne peut cesser de se voir; il voit la vanité des jugements des hommes, auxquels il a voulu plaire dans toutes ses actions. Il se fait une révolution universelle de tout ce qui est au-dedans de lui, comme si on bouleversait toutes ses entrailles il ne se trouve plus le mÃÂȘme; tout appui lui manque dans son coeur; sa conscience, dont le témoignage lui avait été si doux, s'élÚve contre lui et lui reproche amÚrement l'égarement et l'illusion de toutes ses vertus, qui n'ont point eu le culte de la divinité pour principe et pour fin; il est troublé, consterné, plein de honte, de remords, et de désespoir. Les Furies ne le tourmentent point, parce qu'il leur suffit de l'avoir livré à lui-mÃÂȘme et que son propre coeur venge assez les dieux méprisés. Il cherche les lieux les plus sombres pour se cacher aux autres morts, ne pouvant se cacher à lui-mÃÂȘme; il cherche les ténÚbres, et ne peut les trouver une lumiÚre importune le poursuit partout; partout les rayons perçants de la vérité vont venger la vérité, qu'il a négligé de suivre. Tout ce qu'il a aimé lui devient odieux, comme étant la source de ses maux, qui ne peuvent jamais finir. Il dit en lui-mÃÂȘme "O insensé! je n'ai donc connu ni les dieux, ni les hommes, ni moi-mÃÂȘme! Non, je n'ai rien connu, puisque je n'ai jamais aimé l'unique et véritable bien; tous mes pas ont été des égarements; ma sagesse n'était que folie; ma vertu n'était qu'un orgueil impie et aveugle j'étais moi-mÃÂȘme mon idole." Enfin Télémaque aperçut les rois qui étaient condamnés pour avoir abusé de leur puissance. D'un cÎté, une Furie vengeresse leur présentait un miroir, qui leur montrait toute la difformité de leurs vices là , ils voyaient et ne pouvaient s'empÃÂȘcher de voir leur vanité grossiÚre et avide des plus ridicules louanges leur dureté pour les hommes dont ils auraient du faire la félicité, leur insensibilité pour la vertu, leur crainte d'entendre la vérité, leur inclination pour les hommes lùches et flatteurs, leur inapplication, leur mollesse, leur indolence, leur défiance déplacée, leur faste et leur excessive magnificence fondée sur la ruine des peuples, leur ambition pour acheter un peu de vaine gloire par le sang de leurs citoyens, enfin leur cruauté, qui cherche chaque jour de nouvelles délices parmi les larmes et le désespoir de tant de malheureux. Ils se voyaient sans cesse dans ce miroir; ils se trouvaient plus horribles et plus monstrueux que ni la ChimÚre vaincue par Bellérophon, ni l'hydre de Lerne abattue par Hercule, ni CerbÚre mÃÂȘme quoiqu'il vomisse, de ses trois gueules béantes, un sang noir et venimeux, qui est capable d'empester toute la race des mortels vivants sur la terre. En mÃÂȘme temps, d'un autre cÎté, une autre Furie leur répétait avec insulte toutes les louanges que leurs flatteurs leur avaient données pendant leur vie et leur présentait un autre miroir, oÃÂč ils se voyaient tels que la flatterie les avait dépeints l'opposition de ces deux peintures si contraires était le supplice de leur vanité. On remarquait que les plus méchants d'entre ces rois étaient ceux à qui on avait donné les plus magnifiques louanges pendant leur vie, parce que les méchants sont plus craints que les bons et qu'ils exigent sans pudeur les lùches flatteries des poÚtes et des orateurs de leur temps. On les entend gémir dans ces profondes ténÚbres, oÃÂč ils ne peuvent voir que les insultes et les dérisions qu'ils ont à souffrir ils n'ont rien autour d'eux qui ne les repousse, qui ne les contredise, qui ne les confonde. Au lieu que, sur la terre, ils se jouaient de la vie des hommes et prétendaient que tout était fait pour les servir, dans le Tartare, ils sont livrés à tous les caprices de certains esclaves, qui leur font sentir à leur tour une cruelle servitude ils servent avec douleur, et il ne leur reste aucune espérance de pouvoir jamais adoucir leur captivité. Ils sont, sous les coups de ces esclaves, devenus leurs tyrans impitoyables, comme une enclume est sous les coups des marteaux des Cyclopes, quand Vulcain les presse de travailler dans les fournaises ardentes du mont Etna. Là , Télémaque aperçut des visages pùles, hideux et consternés. C'est une tristesse noire qui ronge ces criminels; ils ont horreur d'eux-mÃÂȘmes, et ils ne peuvent non plus se délivrer de cette horreur que de leur propre nature. Ils n'ont point besoin d'autre chùtiment de leurs fautes que leurs fautes mÃÂȘmes; ils les voient sans cesse dans toute leur énormité, elles se présentent à eux comme des spectres horribles; elles les poursuivent. Pour s'en garantir, ils cherchent une mort plus puissante que celle qui les a séparés de leurs corps. Dans le désespoir oÃÂč ils sont, ils appellent à leur secours une mort qui puisse éteindre tout sentiment et toute connaissance en eux; ils demandent aux abÃmes de les engloutir, pour se dérober aux rayons vengeurs de la vérité, qui les persécute; mais ils sont réservés à la vengeance qui distille sur eux goutte à goutte et qui ne tarira jamais. La vérité, qu'ils ont craint de voir, fait leur supplice; ils la voient, et n'ont des yeux que pour la voir s'élever contre eux. Sa vue les perce, les déchire, les arrache à eux-mÃÂȘmes; elle est comme la foudre sans rien détruire au dehors, elle pénÚtre jusqu'au fond des entrailles. Semblable à un métal dans une fournaise ardente, l'ùme est comme fondue par ce feu vengeur il ne laisse aucune consistance, et il ne consume rien; il dissout jusqu'aux premiers principes de la vie, et on ne peut mourir. On est arraché à soi; on n'y peut plus trouver ni appui, ni repos pour un seul instant on ne vit plus que par la rage qu'on a contre soi-mÃÂȘme et par une perte de toute espérance, qui rend forcené. Parmi ces objets qui faisaient dresser les cheveux de Télémaque sur sa tÃÂȘte, il vit plusieurs des anciens rois de Lydie, qui étaient punis pour avoir préféré les délices d'une vie molle au travail, qui doit ÃÂȘtre inséparable de la royauté pour le soulagement des peuples. Ces rois se reprochaient les uns aux autres leur aveuglement. L'un disait à l'autre, qui avait été son fils "Ne vous avais-je pas recommandé souvent, pendant ma vieillesse et avant ma mort, de réparer les maux que j'avais faits par ma négligence?" - Le fils répondait "O malheureux pÚre, c'est vous qui m'avez perdu. C'est votre exemple qui m'a accoutumé au faste, à l'orgueil, à la volupté, à la dureté pour les hommes. En vous voyant régner avec tant de mollesse, avec tant de lùches flatteurs autour de vous, je me suis accoutumé à aimer la flatterie et les plaisirs. J'ai cru que le reste des hommes était, à l'égard des rois, ce que les chevaux et les autres bÃÂȘtes de charge sont à l'égard des hommes, c'est-à -dire des animaux, dont on ne fait cas qu'autant qu'ils rendent de services et qu'ils donnent de commodités. Je l'ai cru; c'est vous qui me l'avez fait croire; et maintenant je souffre tant de maux pour vous avoir imité." A ces reproches ils ajoutaient les plus affreuses malédictions et paraissaient animés de rage pour s'entre-déchirer. Autour de ces rois voltigeaient encore, comme des hiboux dans la nuit, les cruels Soupçons, les vaines Alarmes, les Défiances, qui vengent les peuples de la dureté de leurs rois, la Faim insatiable des richesses, la Fausse Gloire, toujours tyrannique, et la Mollesse lùche, qui redouble tous les maux qu'on souffre, sans pouvoir jamais donner de solides plaisirs. On voyait plusieurs de ces rois sévÚrement punis, non pour les maux qu'ils avaient faits, mais pour les biens qu'ils auraient dû faire. Tous les crimes des peuples qui viennent de la négligence avec laquelle on fait observer les lois étaient imputés aux rois, qui ne doivent régner qu'afin que les lois rÚgnent par leur ministÚre. On leur imputait aussi tous les désordres qui viennent du faste, du luxe, et de tous les autres excÚs qui jettent les hommes dans un état violent et dans la tentation de mépriser les lois pour acquérir du bien. Surtout on traitait rigoureusement les rois qui, au lieu d'ÃÂȘtre de bons et vigilants pasteurs des peuples, n'avaient songé qu'à ravager le troupeau comme des loups dévorants. Mais ce qui consterna davantage Télémaque, ce fut de voir dans cet abÃme de ténÚbres et de maux un grand nombre de rois qui avaient passé sur la terre pour des rois assez bons. Ils avaient été condamnés aux peines du Tartare pour s'ÃÂȘtre laissé gouverner par des hommes méchants et artificieux. Ils étaient punis pour les maux qu'ils avaient laissé faire par leur autorité. De plus, la plupart de ces rois n'avaient été ni bons ni méchants, tant leur faiblesse avait été grande; ils n'avaient jamais craint de ne connaÃtre point la vérité; ils n'avaient point eu le goût de la vertu, et n'avaient pas mis leur plaisir à faire du bien. Lorsque Télémaque sortit de ces lieux, il se sentit soulagé, comme si on avait Îté une montagne de dessus sa poitrine il comprit, par ce soulagement, le malheur de ceux qui y étaient renfermés sans espérance d'en sortir jamais. Il était effrayé de voir combien les rois étaient plus rigoureusement tourmentés que les autres coupables. "Quoi! - disait-il - tant de devoirs, tant de périls, tant de piÚges, tant de diflicultés de connaÃtre la vérité pour se défendre contre les autres et contre soi-mÃÂȘme, enfin tant de tourments horribles dans les enfers, aprÚs avoir été si agité, si envié, si traversé dans une vie courte! O insensé celui qui cherche à régner! Heureux celui qui se borne à une condition privée et paisible, oÃÂč la vertu lui est moins difficile!" En faisant ces réflexions, il se troublait au-dedans de lui-mÃÂȘme il frémit, et tomba dans une consternation qui lui fit sentir quelque chose du désespoir de ces malheureux qu'il venait de considérer. Mais, à mesure qu'il s'éloigna de ce triste séjour des ténÚbres, de l'horreur et du désespoir, son courage commença peu à peu à renaÃtre il respirait et entrevoyait déjà de loin la douce et pure lumiÚre du séjour des héros. Là habitaient tous les bons rois qui avaient jusqu'alors gouverné sagement les hommes. Ils étaient séparés du reste des justes comme les méchants princes souffraient, dans le Tartare, des supplices infiniment plus rigoureux que les autres coupables d'une condition privée, aussi les bons rois jouissaient, dans les Champs Elysées, d'un bonheur infiniment plus grand que celui du reste des hommes qui avaient aimé la vertu sur la terre. Télémaque s'avança vers ces rois, qui étaient dans des bocages odoriférants, sur des gazons toujours renaissants et fleuris. Mille, petits ruisseaux d'une onde pure arrosaient ces beaux lieux et y faisaient sentir une délicieuse fraÃcheur; un nombre infini d'oiseaux faisaient résonner ces bocages de leur doux chant. On voyait tout ensemble les fleurs du printemps, qui naissaient sous les pas, avec les plus riches fruits de l'automne, qui pendaient des arbres. Là , jamais on ne ressentit les ardeurs de la furieuse Canicule; là , jamais les noirs aquilons n'osÚrent souffler, ni faire sentir les rigueurs de l'hiver. Ni la Guerre altérée de sang, ni la cruelle Envie, qui mord d'une dent venimeuse et qui porte des vipÚres entortillées dans son sein et autour de ses bras, ni les Jalousies, ni les Défiances, ni la Crainte, ni les vains Désirs n'approchent jamais de cet heureux séjour de la paix. Le jour n'y finit point, et la nuit, avec ses sombres voiles, y est inconnue une lumiÚre pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes et les environne de ses rayons comme d'un vÃÂȘtement. Cette lumiÚre n'est point semblable à la lumiÚre sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n'est que ténÚbres; c'est plutÎt une gloire céleste qu'une lumiÚre elle pénÚtre plus subtilement les corps les plus épais que les rayons du soleil ne pénÚtrent le plus pur cristal; elle n'éblouit jamais; au contraire, elle fortifie les yeux, et porte dans le fond de l'ùme je ne sais quelle sérénité. C'est d'elle seule que ces hommes bienheureux sont nourris; elle sort d'eux et elle y entre; elle les pénÚtre et s'incorpore à eux comme les aliments s'incorporent à nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait naÃtre en eux une source intarissable de paix et de joie ils sont plongés dans cet abÃme de joie, comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent plus rien; ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumiÚre pure apaise la faim de leur coeur; tous leurs désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élÚve au-dessus de tout ce que les hommes vides et affamés cherchent sur la terre toutes les délices qui les environnent ne leur sont rien, parce que le comble de leur félicité, qui vient du dedans ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de délicieux au dehors. Ils sont tels que les dieux qui, rassasiés de nectar et d'ambroisie, ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossiÚres qu'on leur présenterait à la table la plus exquise des hommes mortels. Tous les maux s'enfuient loin de ces lieux tranquilles la mort, la maladie, la pauvreté, la douleur, les regrets, les remords, les craintes, les espérances mÃÂȘmes, qui coûtent souvent autant de peines que les craintes, les divisions, les dégoûts, les dépits ne peuvent y avoir aucune entrée. Les hautes montagnes de Thrace, qui, de leur front couvert de neige et de glace depuis l'origine du monde, fendent les nues, seraient renversées de leurs fondements posés au centre de la terre, que les coeurs de ces hommes justes ne pourraient pas mÃÂȘme ÃÂȘtre émus. Seulement ils ont pitié des misÚres qui accablent les hommes vivants dans le monde; mais c'est une pitié douce et paisible, qui n'altÚre en rien leur immuable félicité. Une jeunesse éternelle, une félicité sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leurs visages; mais leur joie n'a rien de folùtre ni d'indécent c'est une joie douce, noble, pleine de majesté; c'est un goût sublime de la vérité et de la vertu qui les transporte. Ils sont sans interruption, à chaque moment, dans le mÃÂȘme saisissement de coeur oÃÂč est une mÚre qui revoit son cher fils, qu'elle avait cru mort, et cette joie, qui échappe bientÎt à la mÚre, ne s'enfuit jamais du coeur de ces hommes; jamais elle ne languit un instant; elle est toujours nouvelle pour eux; ils ont le transport de l'ivresse, sans en avoir le trouble et l'aveuglement. Ils s'entretiennent ensemble de ce qu'ils voient et de ce qu'ils goûtent; ils foulent à leurs pieds les molles délices et les vaines grandeurs de leur ancienne condition, qu'ils déplorent; ils repassent avec plaisir ces tristes, mais courtes années oÃÂč ils ont eu besoin de combattre contre eux-mÃÂȘmes et contre le torrent des hommes corrompus pour devenir bons; ils admirent le secours des dieux, qui les ont conduits, comme par la main, à la vertu, au travers de tant de périls. Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leurs coeurs, comme un torrent de la divinité mÃÂȘme qui s'unit à eux, ils voient, ils goûtent, ils sont heureux, et sentent qu'ils le seront toujours. Ils chantent tous ensemble les louanges des dieux, et ils ne font tous ensemble qu'une seule voix, une seule pensée, un seul coeur une mÃÂȘme félicité fait comme un flux et reflux dans ces ùmes unies. Dans ce ravissement divin, les siÚcles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels, et cependant mille et mille siÚcles écoulés n'Îtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujours entiÚre. Ils rÚgnent tous ensemble, non sur des trÎnes, que la main des hommes peut renverser, mais en eux-mÃÂȘmes, avec une puissance immuable; car ils n'ont plus besoin d'ÃÂȘtre redoutables par une puissance empruntée d'un peuple vil et misérable. Ils ne portent plus ces vains diadÚmes, dont l'éclat cache tant de craintes et de noirs soucis les dieux mÃÂȘmes les ont couronnés de leurs propres mains avec des couronnes que rien ne peut flétrir. Télémaque, qui cherchait son pÚre et qui avait craint de le trouver dans ces beaux lieux, fut si saisi de ce goût de paix et de félicité qu'il eût voulu y trouver Ulysse, et qu'il s'affligeait d'ÃÂȘtre contraint lui-mÃÂȘme de retourner ensuite dans la société des mortels. "C'est ici - disait-il - que la véritable vie se trouve, et la nÎtre n'est qu'une mort." Mais ce qui l'étonnait était d'avoir vu tant de rois punis dans le Tartare et d'en voir si peu dans les Champs Elysées. Il comprit qu'il y a peu de rois assez fermes et assez courageux pour résister à leur propre puissance et pour rejeter la flatterie de tant de gens qui excitent toutes leurs passions. Ainsi les bons rois sont trÚs rares, et la plupart sont si méchants, que les dieux ne seraient pas justes, si, aprÚs avoir souffert qu'ils aient abusé de leur puissance pendant la vie, ils ne les punissaient aprÚs leur mort. Télémaque ne voyant pas son pÚre Ulysse parmi tous ces rois, chercha du moins des yeux le divin LaÃrte, son grand-pÚre. Pendant qu'il le cherchait inutilement, un vieillard vénérable et plein de majesté s'avança vers lui. Sa vieillesse ne ressemblait point à celle des hommes que le poids des années accable sur la terre; on voyait seulement qu'il avait été vieux avant sa mort c'était un mélange de tout ce que la vieillesse a de grave avec toutes les grùces de la jeunesse; car ces grùces renaissent mÃÂȘme dans les vieillards les plus caducs, au moment oÃÂč ils sont introduits dans les Champs Elysées. Cet homme s'avançait avec empressement et regardait Télémaque avec complaisance, comme une personne qui lui était fort chÚre. Télémaque, qui ne le reconnaissait point, était en peine et en suspens. "Je te pardonne, Î mon cher fils, lui dit le vieillard, de ne me point reconnaÃtre je suis Arcésius, pÚre de LaÃrte. J'avais fini mes jours un peu avant qu'Ulysse, mon petit-fils, partÃt pour aller au siÚge de Troie; alors tu étais encore un petit enfant entre les bras de ta nourrice dÚs lors j'avais conçu de toi de grandes espérances; elles n'ont point été trompeuses, puisque je te vois descendu dans le royaume de Pluton pour chercher ton pÚre et que les dieux te soutiennent dans cette entreprise. O heureux enfant, les dieux t'aiment et te préparent une gloire égale à celle de ton pÚre! O heureux moi-mÃÂȘme de te revoir! Cesse de chercher Ulysse en ces lieux il vit encore, et il est réservé pour relever notre maison dans l'Ãle d'Ithaque. LaÃrte mÃÂȘme, quoique le poids des années l'ait abattu, jouit encore de la lumiÚre et attend que son fils revienne lui fermer les yeux. Ainsi les hommes passent comme les fleurs, qui s'épanouissent le matin et qui, le soir, sont flétries et foulées aux pieds. Les générations des hommes s'écoulent comme les ondes d'un fleuve rapide; rien ne peut arrÃÂȘter le temps, qui entraÃne aprÚs lui tout- ce qui paraÃt le plus immobile. Toi-mÃÂȘme, Î mon fils, mon cher fils, toi-mÃÂȘme, qui jouis maintenant d'une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel ùge n'est qu'une fleur, qui sera presque aussitÎt séchée qu'éclose. Tu te verras changer insensiblement les grùces riantes et les doux plaisirs qui t'accompagnent, la force, la santé, la joie, s'évanouissent comme un beau songe; il ne t'en restera qu'un triste souvenir; la vieillesse languissante et ennemie des plaisirs viendra rider ton visage, courber ton corps, affaiblir tes membres, faire tarir dans ton coeur la source de la joie, te dégoûter du présent, te faire craindre l'avenir, te rendre insensible à tout, excepté la douleur. Ce temps te paraÃt éloigné hélas! tu te trompes, mon fils; il se hùte, le voilà qui arrive ce qui vient avec tant de rapidité n'est pas loin de toi; et le présent qui s'enfuit est déjà bien loin, puisqu'il s'anéantit dans le moment que nous parlons et ne peut plus se rapprocher. Ne compte donc jamais, mon fils, sur le présent; mais soutiens-toi dans le sentier rude et ùpre de la vertu par la vue de l'avenir. Prépare-toi, par des moeurs pures et par l'amour de la justice, une place dans cet heureux séjour de la paix. Tu verras enfin bientÎt ton pÚre reprendre l'autorité dans Ithaque. Tu es né pour régner aprÚs lui; mais, hélas! Î mon fils, que la royauté est trompeuse! Quand on la regarde de loin, on ne voit que grandeur, éclat et délices; mais, de prÚs, tout est épineux. Un particulier peut, sans déshonneur, mener une vie douce et obscure; un roi ne peut, sans se déshonorer, préférer une vie douce et oisive aux fonctions pénibles du gouvernement il se doit à tous les hommes qu'il gouverne; il ne lui est jamais permis d'ÃÂȘtre à lui-mÃÂȘme; ses moindres fautes sont d'une conséquence infinie, parce qu'elles causent le malheur des peuples, et quelquefois pendant plusieurs siÚcles. Il doit réprimer l'audace des méchants, soutenir l'innocence, dissiper la calomnie. Ce n'est pas assez pour lui de ne faire aucun mal; il faut qu'il fasse tous les biens possibles dont l'Etat a besoin. Ce n'est pas assez de faire le bien par soi-mÃÂȘme; il faut encore empÃÂȘcher tous les maux que d'autres feraient, s'ils n'étaient retenus. Crains donc, mon fils, crains une condition si périlleuse arme-toi de courage contre toi-mÃÂȘme, contre tes passions, et contre les flatteurs." En disant ces paroles, Arcésius paraissait animé d'un feu divin et montrait à Télémaque un visage plein de compassion pour les maux qui accompagnent la royauté. - Quand elle est prise - disait-il - pour se contenter soi-mÃÂȘme, c'est une monstrueuse tyrannie; quand elle est prise pour remplir ses devoirs et pour conduire un peuple innombrable comme un pÚre conduit ses enfants, c'est une servitude accablante, qui demande un courage et une patience héroïque. Aussi est-il certain que ceux qui ont régné avec une sincÚre vertu possÚdent ici tout ce que la puissance des dieux peut donner pour rendre une félicité complÚte. Pendant qu'Arcésius parlait de la sorte, ces paroles entraient jusqu'au fond du coeur de Télémaque elles s'y gravaient comme un habile ouvrier, avec son burin, grave sur l'airain les figures ineffaçables qu'il veut montrer aux yeux de la plus reculée postérité. Ces sages paroles étaient comme une flamme subtile, qui pénétrait dans les entrailles du jeune Télémaque il se sentait ému et embrasé; je ne sais quoi de divin semblait fondre son coeur au-dedans de lui. Ce qu'il portait dans la partie la plus intime de lui-mÃÂȘme le consumait secrÚtement; il ne pouvait ni le contenir, ni le supporter, ni résister à une si violente impression c'était un sentiment vif et délicieux, qui était mÃÂȘlé d'un tourment capable d'arracher la vie. Ensuite Télémaque commença à respirer plus librement. Il reconnut dans le visage d'Arcésius une grande ressemblance avec LaÃrte; il croyait mÃÂȘme se ressouvenir confusément d'avoir vu en Ulysse, son pÚre, des traits de cette mÃÂȘme ressemblance, lorsque Ulysse partit pour le siÚge de Troie. Ce ressouvenir attendrit son coeur des larmes douces et mÃÂȘlées de joie coulÚrent de ses yeux. Il voulut embrasser une personne si chÚre; plusieurs fois il l'essaya inutilement cette ombre vaine échappa à ses embrassements, comme un songe trompeur se dérobe à l'homme qui croit en jouir. TantÎt la bouche altérée de cet homme dormant poursuit une eau fugitive; tantÎt ses lÚvres s'agitent pour former des paroles, que sa langue engourdie ne peut proférer; ses mains s'étendent avec effort, et ne prennent rien ainsi Télémaque ne peut contenter sa tendresse; il voit Arcésius, il l'entend, il lui parle, il ne peut le toucher. Enfin il lui demande qui sont ces hommes, qu'il voit autour de lui. "Tu vois, mon fils - lui répondit le sage vieillard - les hommes qui ont été l'ornement de leur siÚcle, la gloire et le bonheur du genre humain. Tu vois le petit nombre des rois qui ont été dignes de l'ÃÂȘtre et qui ont fait avec fidélité la fonction des dieux sur la terre. Ces autres, que tu vois assez prÚs d'eux, mais séparés par ce petit nuage, ont une gloire beaucoup moindre ce sont des héros à la vérité; mais la récompense de leur valeur et de leurs expéditions militaires ne peut ÃÂȘtre comparée avec celle des rois sages, justes et bienfaisants. Parmi ces héros, tu vois Thésée, qui a le visage un peu triste il a ressenti le malheur d'ÃÂȘtre trop crédule pour une femme artificieuse, et il est encore affligé d'avoir si injustement demandé à Neptune la mort cruelle de son fils Hippolyte; heureux s'il n'eût point été si prompt et si facile à irriter! Tu vois aussi Achille appuyé sur sa lance, à cause de cette blessure qu'il reçut au talon de la main du lùche Pùris, et qui finit sa vie. S'il eût été aussi sage, juste et modéré qu'il était intrépide, les dieux lui auraient accordé un long rÚgne; mais ils ont eu pitié des Phthiotes et des Dolopes, sur lesquels il devait naturellement régner aprÚs Pélée; ils n'ont pas voulu livrer tant de peuples à la merci d'un homme fougueux et plus facile à irriter que la mer la plus orageuse. Les Parques ont accourci le fil de ses jours; il a été comme une fleur à peine éclose que le tranchant de la charrue coupe et qui tombe avant la fin du jour oÃÂč on l'avait vue naÃtre. Les dieux n'ont voulu s'en servir que comme des torrents et des tempÃÂȘtes, pour punir les hommes de leurs crimes ils ont fait servir Achille à abattre les murs de Troie, pour venger le parjure de Laomédon et les injustes amours de Pùris. AprÚs avoir employé ainsi cet instrument de leurs vengeances, ils se sont apaisés et ils ont refusé aux larmes de Thétis de laisser plus longtemps sur la terre ce jeune héros, qui n'y était propre qu'à troubler les hommes, qu'à renverser les villes et les royaumes. Mais vois-tu cet autre avec ce visage farouche? C'est Ajax, fils de Télamon et cousin d'Achille tu n'ignores pas sans doute quelle fut sa gloire dans les combats. AprÚs la mort d'Achille, il prétendit qu'on ne pouvait donner ses armes à nul autre qu'à lui; ton pÚre ne crut pas les lui devoir céder; les Grecs jugÚrent en faveur d'Ulysse; Ajax se tua de désespoir. L'indignation et la fureur sont encore peintes sur son visage. N'approche pas de lui, mon fils; car il croirait que tu voudrais lui insulter dans son malheur, et il est juste de le plaindre ne remarques-tu pas qu'il nous regarde avec peine et qu'il entre brusquement dans ce sombre bocage, parce que nous lui sommes odieux? Tu vois de cet autre cÎté, Hector, qui eût été invincible, si le fils de Thétis n'eût point été au monde dans le mÃÂȘme temps. Mais voilà Agamemnon qui passe, et qui porte encore sur lui les marques de la perfidie de Clytemnestre. O mon fils, je frémis en pensant aux malheurs de cette famille de l'impie Tantale la division des deux frÚres Atrée et Thyeste a rempli cette maison d'horreur et de sang. Hélas! combien un crime en attire-t-il d'autres! Agamemnon, revenant, à la tÃÂȘte des Grecs, du siÚge de Troie, n'a pas eu le temps de jouir en paix de la gloire qu'il avait acquise. Telle est la destinée de presque tous les conquérants. Tous ces hommes que tu vois ont été redoutables dans la guerre; mais ils n'ont point été aimables et vertueux aussi ne sont-ils que dans la seconde demeure des Champs Elysées. Pour ceux-ci, ils ont régné avec justice et ont aimé leurs peuples ils sont les amis des dieux. Pendant qu'Achille et Agamemnon, pleins de leurs querelles et de leurs combats, conservent encore ici leurs peines et leurs défauts naturels, pendant qu'ils regrettent en vain la vie qu'ils ont perdue, qu'ils s'affligent de n'ÃÂȘtre plus que des ombres impuissantes et vaines, ces rois justes, étant purifiés par la lumiÚre divine dont ils sont nourris, n'ont plus rien à désirer pour leur bonheur. Ils regardent avec compassion les inquiétudes des mortels, et les plus grandes affaires qui agitent les hommes ambitieux leur paraissent comme des jeux d'enfants leurs coeurs sont rassasiés de la vérité et de la vertu, qu'ils puisent dans la source. Ils n'ont plus rien à souffrir d'eux-mÃÂȘmes; plus de désirs, plus de besoins, plus de craintes tout est fini pour eux, excepté leur joie, qui ne peut finir. ConsidÚre, mon fils, cet ancien roi Inachus, qui fonda le royaume d'Argos. Tu le vois avec cette vieillesse si douce et si majestueuse les fleurs naissent sous ses pas; sa démarche légÚre ressemble au vol d'un oiseau; il tient dans sa main une lyre d'ivoire et, dans un transport éternel, il chante les merveilles des dieux. Il sort de son coeur et de sa bouche un parfum exquis; l'harmonie de sa lyre et de sa voix ravirait les hommes et les dieux. Il est ainsi récompensé pour avoir aimé le peuple qu'il assembla dans l'enceinte de ses nouveaux murs et auquel il donna des lois. De l'autre cÎté, tu peux voir, entre ces myrtes, Cécrops, l'Egyptien, qui le premier régna dans AthÚnes, ville consacrée à la déesse dont elle porte le nom. Cécrops, apportant des lois utiles, de l'Egypte, qui a été pour la GrÚce la source des lettres et des bonnes moeurs, adoucit les naturels farouches des bourgs de l'Attique, et les unit par les liens de la société. Il fut juste, humain, compatissant; il laissa les peuples dans l'abondance, et sa famille dans la médiocrité, ne voulant point que ses enfants eussent l'autorité aprÚs lui, parce qu'il jugeait que d'autres en étaient plus dignes. Il faut que je te montre aussi, dans cette petite vallée, Erichthon, qui inventa l'usage de l'argent pour la monnaie. Il le fit en vue de faciliter le commerce entre les Ãles de la GrÚce; mais il prévit l'inconvénient attaché à cette invention. "Appliquez-vous, disait-il à tous les peuples, à multiplier chez vous les richesses naturelles, qui sont les véritables cultivez la terre pour avoir une grande abondance de blé, de vin, d'huile et de fruits; ayez des troupeaux innombrables, qui vous nourrissent de leur lait et qui vous couvrent de leur laine par là vous vous mettrez en état de ne craindre jamais la pauvreté. Plus vous aurez d'enfants, plus vous serez riches, pourvu que vous les rendiez laborieux; car la terre est inépuisable, et elle augmente sa fécondité à proportion du nombre de ses habitants qui ont soin de la cultiver elle les paye tous libéralement de leurs peines; au lieu qu'elle se rend avare et ingrate pour ceux qui la cultivent négligemment. Attachez-vous donc principalement aux véritables richesses, qui satisfont aux vrais besoins de l'homme. Pour l'argent monnayé, il ne faut en faire aucun cas qu'autant qu'il est nécessaire ou pour les guerres inévitables qu'on a à soutenir au-dehors, ou pour le commerce des marchandises nécessaires qui manquent dans votre pays encore serait-il à souhaiter qu'on laissùt tomber le commerce à l'égard de toutes les choses qui ne servent qu'à entretenir le luxe, la vanité et la mollesse." Ce sage Erichthon disait souvent "Je crains bien, mes enfants, de vous avoir fait un présent funeste en vous donnant l'invention de la monnaie. Je prévois qu'elle excitera l'avarice, l'ambition, le faste, qu'elle entretiendra une infinité d'arts pernicieux, qui ne vont qu'à amollir et à corrompre les moeurs, qu'elle vous dégoûtera de l'heureuse simplicité, qui fait tout le repos et toute la sûreté de la vie, qu'enfin elle vous fera mépriser l'agriculture, qui est le fondement de la vie humaine et la source de tous les vrais biens; mais les dieux sont témoins que j'ai eu le coeur pur en vous donnant cette invention, utile en elle-mÃÂȘme." Enfin, quand Erichthon aperçut que l'argent corrompait les peuples, comme il l'avait prévu, il se retira de douleur sur une montagne sauvage, oÃÂč il vécut pauvre et éloigné des hommes, jusqu'à une extrÃÂȘme vieillesse, sans vouloir se mÃÂȘler du gouvernement des villes. Peu de temps aprÚs lui, on vit paraÃtre dans la GrÚce le fameux TriptolÚme, à qui CérÚs avait enseigné l'art de cultiver les terres et de les couvrir tous les ans d'une moisson dorée. Ce n'est pas que les hommes ne connussent déjà le blé et la maniÚre de le multiplier en le semant mais ils ignoraient la perfection du labourage, et TriptolÚme, envoyé par CérÚs, vint, la charrue en main, offrir les dons de la déesse à tous les peuples qui auraient assez de courage pour vaincre leur paresse naturelle et pour s'adonner à un travail assidu. BientÎt TriptolÚme apprit aux Grecs à fendre la terre et à la fertiliser en déchirant son sein; bientÎt les moissonneurs ardents et infatigables firent tomber, sous leurs faucilles tranchantes, les jaunes épis qui couvraient les campagnes. Les peuples mÃÂȘmes, sauvages et farouches, qui couraient épars çà et là dans les forÃÂȘts d'Epire et d'Etolie pour se nourrir de glands, adoucirent leurs moeurs et se soumirent à des lois, quand ils eurent appris à faire croÃtre des moissons et à se nourrir de pain. TriptolÚme fit sentir aux Grecs le plaisir qu'il y a à ne devoir ses richesses qu'à son travail et à trouver dans son champ tout ce qu'il faut pour rendre la vie commode et heureuse. Cette abondance si simple et si innocente, qui est attachée à l'agriculture, les fit souvenir des sages conseils d'Erichthon ils méprisÚrent l'argent et toutes les richesses artificielles, qui ne sont richesses qu'en imagination, qui tentent les hommes de chercher des plaisirs dangereux et qui les détournent du travail, oÃÂč ils trouveraient tous les biens réels, avec des moeurs pures, dans une pleine liberté. On comprit donc qu'un champ fertile et bien cultivé est le vrai trésor d'une famille assez sage pour vouloir vivre frugalement comme ses pÚres ont vécu. Heureux les Grecs, s'ils étaient demeurés fermes dans ces maximes, si propres à les rendre puissants, libres, heureux et dignes de l'ÃÂȘtre par une solide vertu! Mais, hélas! ils commencent à admirer les fausses richesses, ils négligent peu à peu les vraies, et ils dégénÚrent de cette merveilleuse simplicité. O mon fils, tu régneras un jour; alors souviens-toi de ramener les hommes à l'agriculture, d'honorer cet art, de soulager ceux qui s'y appliquent et de ne souffrir point que les hommes vivent ni oisifs, ni occupés à des arts qui entretiennent le luxe et la mollesse. Ces deux hommes, qui ont été si sages sur la terre, sont ici chéris des dieux. Remarque, mon fils, que leur gloire surpasse autant celle d'Achille et des autres héros qui n'ont excellé que dans le combat, qu'un doux printemps est au-dessus de l'hiver glacé et que la lumiÚre du soleil est plus éclatante que celle de la lune." Pendant qu'Arcésius parlait de la sorte, il aperçut que Télémaque avait toujours les yeux arrÃÂȘtés du cÎté d'un petit bois de lauriers et d'un ruisseau bordé de violettes, de roses, de lis, et de plusieurs autres fleurs odoriférantes, dont les vives couleurs ressemblaient à celles d'Iris, quand elle descend du ciel sur la terre pour annoncer à quelque mortel les ordres des dieux. C'était le grand roi Sésostris, que Télémaque reconnut dans ce beau lieu il était mille fois plus majestueux qu'il ne l'avait jamais été sur son trÎne d'Egypte. Des rayons d'une lumiÚre douce sortaient de ses yeux, et ceux de Télémaque en étaient éblouis. A le voir, on eût cru qu'il était enivré de nectar, tant l'esprit divin l'avait mis dans un transport au-dessus de la raison humaine, pour récompenser ses vertus. Télémaque dit à Arcésius - Je reconnais, Î mon pÚre, Sésostris, ce sage roi d'Egypte, que j'y ai vu, il n'y a pas longtemps. "Le voilà - répondit Arcésius - et tu vois, par son exemple, combien les dieux sont magnifiques à récompenser les bons rois. Mais il faut que tu saches que toute cette félicité n'est rien en comparaison de celle qui lui était destinée, si une trop grande prospérité ne lui eût fait oublier les rÚgles de la modération et de la justice. La passion de rabaisser l'orgueil et l'insolence des Tyriens l'engagea à prendre leur ville. Cette conquÃÂȘte lui donna le désir d'en faire d'autres il se laissa séduire par la vaine gloire des conquérants; il subjugua, ou, pour mieux dire, il ravagea toute l'Asie. A son retour en Egypte, il trouva que son frÚre s'était emparé de la royauté, et avait altéré, par un gouvernement injuste, les meilleures lois du pays. Ainsi ses grandes conquÃÂȘtes ne servirent qu'à troubler son royaume. Mais ce qui le rendit plus inexcusable, c'est qu'il fut enivré de sa propre gloire il fit atteler à un char les plus superbes d'entre les rois qu'il avait vaincus. Dans la suite, il reconnut sa faute et eut honte d'avoir été si inhumain. Tel fut le fruit de ses victoires. Voilà ce que les conquérants font contre leurs Etats et contre eux-mÃÂȘmes, en voulant usurper ceux de leurs voisins. Voilà ce qui fit déchoir un roi d'ailleurs si juste et si bienfaisant, et c'est ce qui diminue la gloire que les dieux lui avaient préparée. Ne vois-tu pas cet autre, mon fils, dont la blessure paraÃt si éclatante? C'est un roi de Carie, nommé Dioclide, qui se dévoua pour son peuple dans une bataille, parce que l'oracle avait dit que, dans la guerre des Cariens et des Lyciens, la nation dont le roi périrait serait victorieuse. ConsidÚre cet autre c'est un sage législateur, qui, ayant donné à sa nation des lois propres à les rendre bons et heureux, leur fit jurer qu'ils ne violeraient aucune de ces lois pendant son absence; aprÚs quoi, il partit, s'exila lui-mÃÂȘme de sa patrie, et mourut pauvre dans une terre étrangÚre, pour obliger son peuple, par ce serment, à garder à jamais des lois si utiles. Cet autre, que tu vois, est Eunésime, roi des Pyliens, et un des ancÃÂȘtres du sage Nestor. Dans une peste qui ravageait la terre, et qui couvrait de nouvelles ombres les bords de l'Achéron, il demanda aux dieux d'apaiser leur colÚre, en payant, par sa mort, pourtant de milliers d'hommes innocents. Les dieux l'exaucÚrent et lui firent trouver ici la vraie royauté, dont toutes celles de la terre ne sont que de vaines ombres. Ce vieillard, que tu vois couronné de fleurs, est le fameux Bélus il régna en Egypte, et il épousa Anchinoé, fille du dieu Nilus, qui cache la source de ses eaux et qui enrichit les terres qu'il arrose par ses inondations. Il eut deux fils DanaĂƒÂŒs, dont tu sais l'histoire, et Egyptus, qui donna son nom à ce beau royaume. Bélus se croyait plus riche par l'abondance oÃÂč il mettait son peuple et par l'amour de ses sujets pour lui que par tous les tributs qu'il aurait pu leur imposer. Ces hommes, que tu crois morts, vivent, mon fils; et c'est la vie qu'on traÃne misérablement sur la terre qui n'est qu'une mort; les noms seulement sont changés. Plaise aux dieux de te rendre assez bon pour mériter cette vie heureuse, que rien ne peut plus finir ni troubler! Hùte-toi, il est temps, d'aller chercher ton pÚre. Avant que de le trouver, hélas! que tu verras répandre de sang! Mais quelle gloire t'attend dans les campagnes de l'Hespérie! Souviens-toi des conseils du sage Mentor pourvu que tu les suives, ton nom sera grand parmi tous les peuples et dans tous les siÚcles." Il dit; et aussitÎt il conduisit Télémaque vers la porte d'ivoire, par oÃÂč l'on peut sortir du ténébreux empire de Pluton. Télémaque, les larmes aux yeux, le quitta sans pouvoir l'embrasser, et, sortant de ces sombres lieux, il retourna en diligence vers le camp des alliés, aprÚs avoir rejoint, sur le chemin, les deux jeunes Crétois qui l'avaient accompagné jusques auprÚs de la caverne et qui n'espéraient plus de le revoir. QuinziÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Télémaque, dans une assemblée des chefs de l'armée, combat la fausse politique qui leur inspirait le dessein de surprendre Venuse, que les deux partis étaient convenus de laisser en dépÎt entre les mains des Lucaniens. Il ne montre pas moins de sagesse à l'occasion de deux transfuges, dont l'un, nommé Acanthe, était chargé par Adraste de l'empoisonner; l'autre, nommé Dioscore, offrait aux alliés la tÃÂȘte d'Adraste. Dans le combat qui s'engage ensuite, Télémaque excite l'admiration universelle par sa valeur et sa prudence il porte de tous -Îtés la mort sur son passage, en cherchant Adraste dans la mÃÂȘlée. Adraste, de son cÎté, le cherche avec empressement, environné de l'élite de ses troupes, qui fait un horrible carnage des alliés et de leurs plus vaillants capitaines. A cette vue, Télémaque, indigné, s'élance contre Adraste, qu'il terrasse bientÎt et qu'il réduit à lui demander la vie. Télémaque l'épargne généreusement; mais comme Adraste, à peine relevé, cherchait à le surprendre de nouveau, Télémaque le perce de son glaive. Alors les Dauniens tendent les mains aux alliés en signe de réconciliation et demandent, comme l'unique condition de paix, qu'on leur permette de choisir un roi de leur nation. Cependant les chefs de l'armée s'assemblÚrent pour délibérer s'il fallait s'emparer de Venuse. C'était une ville forte, qu'Adraste avait autrefois usurpée sur ses voisins, les Apuliens-PeucÚtes. Ceux-ci étaient entrés contre lui dans la ligue, pour demander justice sur cette invasion. Adraste, pour les apaiser, avait mis cette ville en dépÎt entre les mains des Lucaniens mais il avait corrompu par argent et la garnison lucanienne et celui qui la commandait, de façon que la nation des Lucaniens avait moins d'autorité effective que lui dans Venuse; et les Apuliens, qui avaient consenti que la garnison lucanienne gardùt Venuse, avaient été trompés dans cette négociation. Un citoyen de Venuse, nommé Démophante, avait offert secrÚtement aux alliés de leur livrer, la nuit, une des portes de la ville. Cet avantage était d'autant plus grand qu'Adraste avait mis toutes ses provisions de guerre et de bouche dans un chùteau voisin de Venuse, qui ne pouvait se défendre si Venuse était prise. PhiloctÚte et Nestor avaient déjà opiné qu'il fallait profiter d'une si heureuse occasion. Tous les chefs, entraÃnés par leur autorité et éblouis par l'utilité d'une si facile entreprise, applaudissaient à ce sentiment; mais Télémaque, à son retour, fit les derniers efforts pour les en détourner. "Je n'ignore pas - leur dit-il - que si jamais un homme a mérité d'ÃÂȘtre surpris et trompé, c'est Adraste, lui qui a si souvent trompé tout le monde. Je vois bien qu'en surprenant Venuse, vous ne feriez que vous mettre en possession d'une ville qui vous appartient, puisqu'elle est aux Apuliens, qui sont un des peuples de votre ligue. J'avoue que vous le pourriez faire avec d'autant plus d'apparence de raison, qu'Adraste, qui a mis cette ville en dépÎt, a corrompu le commandant et la garnison, pour y entrer quand il le jugera à propos. Enfin je comprends comme vous que, si vous preniez Venuse, vous seriez maÃtres, dÚs le lendemain, du chùteau, oÃÂč sont tous les préparatifs de guerre qu'Adraste y a assemblés, et qu'ainsi vous finiriez en deux jours cette guerre si formidable. Mais ne vaut-il pas mieux périr que de vaincre par de tels moyens? Faut-il repousser la fraude par la fraude? Sera-t-il dit que tant de rois, ligués pour punir l'impie Adraste de ses tromperies, seront trompeurs comme lui? S'il nous est permis de faire comme Adraste, il n'est point coupable, et nous avons tort de vouloir le punir. Quoi! l'Hespérie entiÚre, soutenue de tant de colonies grecques et de héros revenus du siÚge de Troie, n'a-t-elle point d'autres armes contre la perfidie et les parjures d'Adraste que la perfidie et le parjure? Vous avez juré par les choses les plus sacrées que vous laisseriez Venuse en dépÎt dans les mains des Lucaniens. La garnison lucanienne, dites-vous, est corrompue par l'argent d'Adraste. Je le crois comme vous mais cette garnison est toujours à la solde des Lucaniens; elle n'a point refusé de leur obéir; elle a gardé, du moins en apparence, la neutralité. Adraste ni les siens ne sont jamais entrés dans Venuse le traité subsiste; votre serment n'est point oublié des dieux. Ne gardera-t-on les paroles données que quand on manquera de prétextes plausibles pour les violer? Ne sera-t-on fidÚle et religieux pour les serments que quand on n'aura rien à gagner en violant sa foi? Si l'amour de la vertu et la crainte des dieux ne vous touchent plus, au moins soyez touchés de votre réputation et de votre intérÃÂȘt. Si vous montrez au monde cet exemple pernicieux de manquer de parole et de violer votre serment pour terminer une guerre, quelles guerres n'exciterez-vous point par cette conduite impie! Quel voisin ne sera pas contraint de craindre tout de vous et de vous détester? Qui pourra désormais dans les nécessités les plus pressantes, se fier à vous? Quelle sûreté pourrez-vous donner quand vous voudrez ÃÂȘtre sincÚres et qu'il vous importera de persuader à vos voisins votre sincérité? Sera-ce un traité solennel! vous en aurez foulé un aux pieds. Sera-ce un serment? hé! ne saura-t-on pas que vous comptez les dieux pour rien quand vous espérez tirer du parjure quelque avantage? La paix n'aura donc pas plus de sûreté que la guerre à votre égard. Tout ce qui viendra de vous sera reçu comme une guerre ou feinte, ou déclarée vous serez les ennemis perpétuels de tous ceux qui auront le malheur d'ÃÂȘtre vos voisins; toutes les affaires qui demandent de la réputation de probité et de la confiance vous deviendront impossibles; vous n'aurez plus de ressources pour faire croire ce que vous promettrez. Voici - ajouta Télémaque - un intérÃÂȘt encore plus pressant qui doit vous frapper, s'il vous reste quelque sentiment de probité et quelque prévoyance sur vos intérÃÂȘts c'est qu'une conduite si trompeuse attaque par le dedans toute votre ligue et va la ruiner, votre parjure va faire triompher Adraste." A ces paroles, toute l'assemblée émue lui demandait comment il osait dire qu'une action qui donnerait une victoire certaine à la ligue pouvait la ruiner. "Comment - leur répondit-il - pourrez-vous vous confier les uns aux autres, si une fois vous rompez l'unique lien de la société et de la confiance, qui est la bonne foi? AprÚs que vous aurez posé pour maxime qu'on peut violer les rÚgles de la probité et de la fidélité pour un grand intérÃÂȘt, qui d'entre vous pourra se fier à un autre, quand cet autre pourra trouver un grand avantage à lui manquer de parole et à le tromper? OÃÂč en serez-vous? Quel est celui d'entre vous qui ne voudra point prévenir les artifices de son voisin par les siennes? Que devient une ligue de tant de peuples, lorsqu'ils sont convenus entre eux, par une délibération commune, qu'il est permis de surprendre son voisin et de violer la foi donnée? Quelle sera votre défiance mutuelle, votre division, votre ardeur à vous détruire les uns les autres? Adraste n'aura plus besoin de vous attaquer vous vous déchirerez assez vous-mÃÂȘmes; vous justifierez ses perfidies. O rois sages et magnanimes, Î vous qui commandez avec tant d'expérience sur des peuples innombrables, ne dédaignez pas d'écouter les conseils d'un jeune homme. Si vous tombiez dans les plus affreuses extrémités oÃÂč la guerre précipite quelquefois les hommes, il faudrait vous relever par votre vigilance et par les efforts de votre vertu; car le vrai courage ne se laisse jamais abattre. Mais si vous aviez une fois rompu la barriÚre de l'honneur et de la bonne foi, cette perte est irréparable vous ne pourriez plus rétablir ni la confiance nécessaire aux succÚs de toutes les affaires importantes, ni ramener les hommes aux principes de la vertu, aprÚs que vous leur auriez appris à les mépriser. Que craignez-vous? N'avez-vous pas assez de courage pour vaincre sans tromper? Votre vertu, jointe aux forces de tant de peuples, ne vous suffit-elle pas? Combattons, mourons, s'il le faut, plutÎt que de vaincre si indignement. Adraste, l'impie Adraste est dans nos mains, pourvu que nous ayons horreur d'imiter sa lùcheté et sa mauvaise foi." Lorsque Télémaque acheva ce discours, il sentit que la douce persuasion avait coulé de ses lÚvres et avait passé jusqu'au fond des coeurs. Il remarqua un profond silence dans l'assemblée; chacun pensait, non à lui ni aux grùces de ses paroles, mais à la force de la vérité qui se faisait sentir dans la suite de son raisonnement l'étonnement était peint sur les visages. Enfin on entendit un murmure sourd, qui se répandait peu à peu dans l'assemblée les uns regardaient les autres et n'osaient parler les premiers; on attendait que les chefs de l'armée se déclarassent, et chacun avait de la peine à retenir ses sentiments. Enfin, le grave Nestor prononça ces paroles - Digne fils d'Ulysse, les dieux vous ont fait parler, et Minerve, qui a tant de fois inspiré votre pÚre, a mis dans votre coeur le conseil sage et généreux que vous avez donné. Je ne regarde point votre jeunesse; je ne considÚre que Minerve dans tout ce que vous venez de dire. Vous avez parlé pour la vertu; sans elle les plus grands avantages sont de vraies pertes; sans elle on s'attire bientÎt la vengeance de ses ennemis, la défiance de ses alliés, l'horreur de tous les gens de bien et la juste colÚre des dieux. Laissons donc Venuse entre les mains des Lucaniens et ne songeons plus qu'à vaincre Adraste par notre courage. Toujours attachés sur lui, l'aperçut; il prit cet anneau. - Je m'en vais - lui dit-il - l'envoyer à Adraste par les mains d'un Lucanien nommé Polytrope, que vous connaissez et qui paraÃtra y aller secrÚtement de votre part. Si nous pouvons découvrir par cette voie votre intelligence avec Adraste, on vous fera périr impitoyablement par les tourments les plus cruels; si, au contraire, vous avouez dÚs à présent votre faute, on vous la pardonnera et on se contentera de vous envoyer dans une Ãle de la mer, oÃÂč vous ne manquerez de rien. Alors Acanthe avoua tout; et Télémaque obtint des rois qu'on lui donnerait la vie, parce qu'il la lui avait promise. On l'envoya dans une des Ãles Echinades, oÃÂč il vécut en paix. Peu de temps aprÚs, un Daunien d'une naissance obscure, mais d'un esprit violent et hardi, nommé Dioscore, vint la nuit dans le camp des alliés leur offrir d'égorger dans sa tente le roi Adraste. Il le pouvait, car on est maÃtre de la vie des autres quand on ne compte plus pour rien la sienne. Cet homme ne respirait que la vengeance, parce qu'Adraste lui avait enlevé sa femme, qu'il aimait éperdument et qui était égale en beauté à Vénus mÃÂȘme. Il était résolu ou de faire périr Adraste et de reprendre sa femme, ou de périr lui-mÃÂȘme. Il avait des intelligences secrÚtes pour entrer la nuit dans la tente du roi et pour ÃÂȘtre favorisé dans son entreprise par plusieurs capitaines dauniens; mais il croyait avoir besoin que les rois alliés attaquassent en mÃÂȘme temps le camp d'Adraste, afin que, dans ce trouble, il pût plus facilement se sauver et enlever sa femme. Mais il était content de périr, s'il ne pouvait l'enlever aprÚs avoir tué le roi. AussitÎt que Dioscore eut expliqué aux rois son dessein, tout le monde se tourna vers Télémaque, comme pour lui demander une décision. - Les dieux - répondit-il - qui nous ont préservés des traÃtres, nous défendent de nous en servir. Quand mÃÂȘme nous n'aurions pas assez de vertu pour détester la trahison, notre seul intérÃÂȘt suffirait pour la rejeter. DÚs que nous l'aurons autorisée par notre exemple, nous mériterons qu'elle se tourne contre nous dÚs ce moment, qui d'entre nous sera en sûreté? Adraste pourra bien éviter le coup qui le menace et le faire retomber sur les rois alliés. La guerre ne sera plus une guerre; la sagesse et la vertu ne seront plus d'aucun usage on ne verra plus que perfidie, trahison et assassinats. Nous en ressentirons nous-mÃÂȘmes les funestes suites et nous les mériterons, puisque nous aurons autorisé le plus grand des maux. Je conclus donc qu'il faut renvoyer le traÃtre à Adraste. J'avoue que ce roi ne le mérite pas; mais toute l'Hespérie et toute la GrÚce, qui ont les yeux sur nous, méritent que nous tenions cette conduite pour en ÃÂȘtre estimés. Nous nous devons à nous-mÃÂȘmes, et plus encore aux justes dieux, cette horreur de la perfidie. AussitÎt on renvoya Dioscore à Adraste, qui frémit du péril oÃÂč il avait été, et qui ne pouvait assez s'étonner de la générosité de ses ennemis; car les méchants ne peuvent comprendre la pure vertu. Adraste admirait, malgré lui, ce qu'il venait de voir, et n'osait le louer. Cette action noble des alliés rappelait un honteux souvenir de toutes ses tromperies et de toutes ses cruautés. Il cherchait à rabaisser la générosité de ses ennemis et était honteux de paraÃtre ingrat, pendant qu'il leur devait la vie mais les hommes corrompus s'endurcissent bientÎt contre tout ce qui pourrait les toucher. Adraste, qui vit que la réputation des alliés augmentait tous les ours, crut qu'il était pressé de faire contre eux quelque action éclatante comme il n'en pouvait faire aucune de vertu, il voulut du moins tùcher de remporter quelque grand avantage sur eux par les armes, et il se hùta de combattre. Le jour du combat étant venu, à peine l'Aurore ouvrait au soleil les portes de l'Orient, dans un chemin semé de roses, que le jeune Télémaque, prévenant par ses soins la vigilance des plus vieux capitaines, s'arracha d'entre les bras du doux sommeil et mit en mouvement tous les officiers. Son casque, couvert de crins flottants, brillait déjà sur sa tÃÂȘte, et sa cuirasse sur son dos éblouissait les yeux de toute l'armée l'ouvrage de Vulcain avait, outre sa beauté naturelle, l'éclat de l'égide qui y était cachée. Il tenait sa lance d'une main; de l'autre il montrait les divers postes qu'il fallait occuper. Minerve avait mis dans ses yeux un feu divin, et sur son visage une majesté fiÚre qui promettait déjà la victoire. Il marchait; et tous les rois, oubliant leur ùge et leur dignité, se sentaient entraÃnés par une force supérieure qui leur faisait suivre ses pas. La faible jalousie ne peut plus entrer dans les coeurs; tout cÚde à celui que Minerve conduit invisiblement par la main. Son action n'avait rien d'impétueux ni de précipité; il était doux, tranquille, patient, toujours prÃÂȘt à écouter les autres et à profiter de leurs conseils, mais actif, prévoyant, attentif aux besoins les plus éloignés, arrangeant toutes choses à propos, ne s'embarrassant de rien et m'embarrassant point les autres, excusant les fautes, réparant les mécomptes, prévenant les difficultés, ne demandant jamais rien de trop à personne, inspirant partout la liberté et la confiance. Donnait-il un ordre, c'était dans les termes les plus simples et les plus clairs. Il le répétait pour mieux instruire celui qui devait l'exécuter il voyait dans ses yeux s'il l'avait bien compris; il lui faisait ensuite expliquer familiÚrement comment il avait compris ses paroles et le principal but de son entreprise. Quand il avait ainsi éprouvé le bon sens de celui qu'il envoyait et qu'il l'avait fait entrer dans ses vues, il ne le faisait partir qu'aprÚs lui avoir donné quelque marque d'estime et de confiance pour l'encourager. Ainsi tous ceux qu'il envoyait étaient pleins d'ardeur pour lui plaire et pour réussir; mais ils n'étaient point gÃÂȘnés par la crainte qu'il leur imputerait les mauvais succÚs car il excusait toutes les fautes qui ne venaient point de mauvaise volonté. L'horizon paraissait rouge et enflammé par les premiers rayons du soleil; la mer était pleine des feux du jour naissant. Toute la cÎte était couverte d'hommes, d'armes, de chevaux et de chariots en mouvement c'était un bruit confus, semblable à celui des flots en courroux, quand Neptune excite, au fond de ses abÃmes, les noires tempÃÂȘtes. Ainsi Mars commençait, par le bruit des armes et par l'appareil frémissant de la guerre, à semer la rage dans tous les coeurs. La campagne était pleine de piques hérissées, semblables aux épis qui couvrent les sillons fertiles dans le temps des moissons. Déjà s'élevait un nuage de poussiÚre, qui dérobait peu à peu aux yeux des hommes la terre et le ciel. La confusion, l'horreur, le carnage, l'impitoyable mort s'avançait. A peine les premiers traits étaient jetés, que Télémaque, levant les yeux et les mains vers le ciel, prononça ces paroles - O Jupiter, pÚre des dieux et des hommes, vous voyez de notre cÎté la justice et la paix, que nous n'avons point eu honte de chercher. C'est à regret que nous combattons; nous voudrions épargner le sang des hommes; nous ne haïssons point cet ennemi mÃÂȘme, quoiqu'il soit cruel, perfide et sacrilÚge. Voyez et décidez entre lui et nous s'il faut mourir, nos vies sont dans vos mains; s'il faut délivrer l'Hespérie et abattre le tyran, ce sera votre puissance et la sagesse de Minerve, votre fille, qui nous donnera la victoire; la gloire vous en sera due. C'est vous qui, la balance en main, réglez le sort des combats nous combattons pour vous, et, puisque vous ÃÂȘtes juste. Adraste est plus votre ennemi que le nÎtre. Si votre cause est victorieuse, avant la fin du jour le sang d'une hécatombe entiÚre ruissellera sur vos autels. Il dit, et à l'instant il poussa ses coursiers fougueux et écumants dans les rangs les plus pressés des ennemis. Il rencontra d'abord Périandre, Locrien, couvert d'une peau de lion qu'il avait tué dans la Cilicie, pendant qu'il y avait voyagé il était armé, comme Hercule, d'une massue énorme; sa taille et sa force le rendaient semblable aux géants. DÚs qu'il vit Télémaque, il méprisa sa jeunesse et la beauté de son visage. - C'est bien à toi - dit-il - jeune efféminé, à nous disputer la gloire des combats! Va, enfant, va parmi les ombres chercher ton pÚre. En disant ces paroles, il lÚve sa massue noueuse, pesante, armée de pointes de fer; elle paraÃt comme un mùt de navire chacun craint le coup de sa chute. Elle menace la tÃÂȘte du fils d'Ulysse; mais il se détourne du coup et s'élance sur Périandre avec la rapidité d'un aigle qui fend les airs. La massue, en tombant, brise une roue d'un char auprÚs de celui de Télémaque. Cependant le jeune Grec perce d'un trait Périandre à la gorge le sang qui coule à gros bouillons de sa large plaie étouffe sa voix. Ses chevaux fougueux, ne sentant plus sa main défaillante, et les rÃÂȘnes flottant sur leur cou, s'emportent çà et là il tombe de dessus son char, les yeux déjà fermés à la lumiÚre et la pùle mort étant déjà peinte sur son visage défiguré. Télémaque eut pitié de lui il donna aussitÎt son corps à ses domestiques, et garda, comme une marque de sa victoire, la peau du lion avec la massue. Ensuite il cherche Adraste dans la mÃÂȘlée; mais, en le cherchant, il précipite dans les enfers une foule de combattants Hilée, qui avait attelé à son char deux coursiers semblables à ceux du Soleil et nourris dans les vastes prairies qu'arrose l'Aufide; Démoléon, qui, dans la Sicile, avait autrefois presque égalé Eryx dans les combats du ceste; Crantor, qui avait été hÎte et ami d'Hercule, lorsque ce fils de Jupiter, passant dans l'Hespérie, y Îta la vie à l'infùme Cacus; Ménécrate, qui ressemblait, disait-on, à Pollux dans la lutte; Hippocoon Salapien, qui imitait l'adresse et la bonne grùce de Castor pour mener un cheval; le fameux chasseur EurymÚde, toujours teint du sang des ours et des sangliers qu'il tuait dans les sommets couverts de neige du froid Apennin, et qui avait été, disait-on, si cher à Diane, qu'elle lui avait appris elle-mÃÂȘme à tirer des flÚches; Nicostrate, vainqueur d'un géant qui vomissait le feu dans les rochers du mont Gargan; Cléanthe, qui devait épouser la jeune Pholoé, fille du fleuve Liris. Elle avait été promise par son pÚre à celui qui la délivrerait d'un serpent ailé qui était né sur les bords du fleuve et qui devait la dévorer dans peu de jours, suivant la prédiction d'un oracle. Ce jeune homme, par un excÚs d'amour, se dévoua pour tuer le monstre; il réussit mais il ne put goûter le fruit de sa victoire, et, pendant que Pholoé, se préparant à un doux hyménée, attendait impatiemment Cléanthe, elle apprit qu'il avait suivi Adraste dans les combats et que la Parque avait tranché cruellement ses jours. Elle remplit de ses gémissements les bois et les montagnes qui sont auprÚs du fleuve; elle noya ses yeux de larmes, arracha ses beaux cheveux blonds, oublia les guirlandes de fleurs qu'elle avait accoutumé de cueillir, et accusa le ciel d'injustice. Comme elle ne cessait de pleurer nuit et jour, les dieux, touchés de ses regrets et pressés par les priÚres du fleuve, mirent fin à sa douleur. A force de verser des larmes, elle fut tout à coup changée en fontaine, qui, coulant dans le sein du fleuve, va joindre ses eaux à celles du dieu son pÚre mais l'eau de cette fontaine est encore amÚre; l'herbe du rivage ne fleurit jamais, et on ne trouve d'autre ombrage que celui des cyprÚs sur ces tristes bords. Cependant Adraste, qui apprit que Télémaque répandait de tous cÎtés la terreur, le cherchait avec empressement. Il espérait de vaincre facilement le fils d'Ulysse dans un ùge encore si tendre, et il menait autour de lui trente Dauniens d'une force, d'une adresse et d'une audace extraordinaire, auxquels il avait promis de grandes récompenses, s'ils pouvaient, dans le combat, faire périr Télémaque, de quelque maniÚre que ce pût ÃÂȘtre. S'il l'eût rencontré dans ce commencement du combat, sans doute ces trente hommes, environnant le char de Télémaque, pendant qu'Adraste l'aurait attaqué de front, n'auraient eu aucune peine à le tuer mais Minerve les fit égarer. Adraste crut voir et entendre Télémaque dans un endroit de la plaine enfoncé au pied d'une colline, oÃÂč il y avait une foule de combattants il court, il vole, il veut se rassasier de sang; mais, au lieu de Télémaque, il aperçoit le vieux Nestor, qui, d'une main tremblante, jetait au hasard quelques traits inutiles. Adraste, dans sa fureur, veut le percer; mais une troupe de Pyliens se jeta autour de Nestor. Alors une nuée de traits obscurcit l'air et couvrit tous les combattants; on n'entendait que les cris plaintifs des mourants et le bruit des armes de ceux qui tombaient dans la mÃÂȘlée; la terre gémissait sous un monceau de morts; des ruisseaux de sang coulaient de toutes parts. Bellone et Mars, avec les Furies infernales, vÃÂȘtues de robes toutes dégouttantes de sang, repaissaient leurs yeux cruels de ce spectacle et renouvelaient sans cesse la rage dans les coeurs. Ces divinités ennemies des hommes repoussaient loin des deux partis la pitié généreuse, la valeur modérée, la douce humanité. Ce n'était plus, dans cet amas confus d'hommes acharnés les uns sur les autres, que massacre, vengeance, désespoir et fureur brutale; la sage et invincible Pallas elle-mÃÂȘme, l'ayant vu, frémit et recula d'horreur. Cependant PhiloctÚte, marchant à pas lents et tenant dans ses mains les flÚches d'Hercule, se hùtait d'aller au secours de Nestor. Adraste, n'ayant pu atteindre le divin vieillard, avait lancé ses traits sur plusieurs Phyliens, auxquels il avait fait mordre la poudre. Déjà il avait abattu Ctésilas, si léger à la course, qu'à peine il imprimait la trace de ses pas dans le sable et qu'il devançait, dans son pays, les plus rapides flots de l'Eurotas et de l'Alphée. A ses pieds étaient tombés Eutyphron, plus beau qu'Hylas et aussi ardent chasseur qu'Hippolyte; Ptérélas, qui avait suivi Nestor au siÚge de Troie, et qu'Achille mÃÂȘme avait aimé à cause de son courage et de sa force; Aristogiton, qui, s'étant baigné, disait-on, dans les ondes du fleuve AchéloĂƒÂŒs, avait reçu secrÚtement de ce dieu la vertu de prendre toutes sortes de formes. En effet, il était si souple et si prompt dans tous ses mouvements qu'il échappait aux mains les plus fortes mais Adraste, d'un coup de lance, le rendit immobile, et son ùme s'enfuit d'abord avec son sang. Nestor, qui voyait tomber ses plus vaillants capitaines sous la main du cruel Adraste, comme les épis dorés, pendant la moisson, tombent sous la faux tranchante d'un infatigable moissonneur, oubliait le danger oÃÂč il exposait inutilement sa vieillesse. Sa sagesse l'avait quitté; il ne songeait plus qu'à suivre des yeux Pisistrate, son fils, qui, de son cÎté, soutenait avec ardeur le combat pour éloigner le péril de son pÚre. Mais le moment fatal était venu oÃÂč Pisistrate devait faire sentir à Nestor combien on est souvent malheureux d'avoir trop vécu. Pisistrate porta un coup de lance si violent contre Adraste, que le Daunien devait succomber mais il l'évita; et, pendant que Pisistrate, ébranlé du faux coup qu'il avait donné, ramenait sa lance, Adraste le perça d'un javelot au milieu du ventre. Ses entrailles commencÚrent d'abord à sortir avec un ruisseau de sang; son teint se flétrit comme une fleur que la main d'une Nymphe a cueillie dans les prés; ses yeux étaient déjà presque éteints, et sa voix, défaillante. Alcée, son gouverneur, qui était auprÚs de lui, le soutint comme il allait tomber, et n'eut le temps que de le mener entre les bras de son pÚre. Là il voulait parler et donner les derniÚres marques de sa tendresse; mais, en ouvrant la bouche, il expira. Pendant que PhiloctÚte répandait autour de lui le carnage et l'horreur pour repousser les efforts d'Adraste, Nestor tenait serré entre ses bras le corps de son fils il remplissait l'air de ses cris, et ne pouvait souffrir la lumiÚre. - Malheureux - disait-il - d'avoir été pÚre et d'avoir vécu si longtemps! Hélas! cruelles destinées, pourquoi n'avez-vous pas fini ma vie ou à la chasse du sanglier de Calydon, ou au voyage de Colchos, ou au premier siÚge de Troie? Je serais mort avec gloire et sans amertume. Maintenant, je traÃne une vieillesse douloureuse, méprisée et impuissante je ne vis plus que pour les maux; je n'ai plus de sentiment que pour la tristesse. O mon fils, Î mon fils, Î cher fils Pisistrate, quand je perdis ton frÚre Antiloque, je t'avais pour me consoler je ne t'ai plus; je n'ai plus rien, et rien ne me consolera; tout est fini pour moi. L'espérance, seul adoucissement des peines des hommes, n'est plus un bien qui me regarde. Antiloque, Pisistrate, Î chers enfants, je crois que c'est aujourd'hui que je vous perds tous deux la mort de l'un rouvre la plaie que l'autre avait faite au fond de mon coeur. Je ne vous verrai plus! Qui fermera mes yeux? Qui recueillera mes cendres? O Pisistrate, tu es mort, comme ton frÚre, en homme courageux; il n'y a que moi qui ne puis mourir. En disant ces paroles, il voulut se percer lui-mÃÂȘme d'un dard qu'il tenait; mais on arrÃÂȘta sa main on lui arracha le corps de son fils, et, comme cet infortuné vieillard tombait en défaillance, on le porta dans sa tente, oÃÂč ayant un peu repris ses forces, il voulut retourner au combat; mais on le retint malgré lui. Cependant Adraste et PhiloctÚte se cherchaient; leurs yeux étaient étincelants, comme ceux d'un lion et d'un léopard qui cherchent à se déchirer l'un l'autre dans les campagnes qu'arrose le Caïstre. Les menaces, la fureur guerriÚre et la cruelle vengeance éclatent dans leurs yeux farouches; ils portent une mort certaine partout oÃÂč ils lancent leurs traits; tous les combattants les regardent avec effroi. Déjà ils se voient l'un l'autre, et PhiloctÚte tient en main une de ces flÚches terribles qui n'ont jamais manqué leur coup dans ses mains et dont les blessures sont irrémédiables mais Mars, qui favorisait le cruel et intrépide Adraste, ne put souffrir qu'il pérÃt si tÎt; il voulait, par lui, prolonger les horreurs de la guerre et multiplier les carnages. Adraste était encore dû à la justice des dieux pour punir les hommes et pour verser leur sang. Dans le moment oÃÂč PhiloctÚte veut l'attaquer, il est blessé lui-mÃÂȘme par un coup de lance que lui donne Amphimaque, jeune Lucanien, plus beau que le fameux Nirée, dont la beauté ne cédait qu'à celle d'Achille parmi tous les Grecs qui combattirent au siÚge de Troie. A peine PhiloctÚte eut reçu le coup, qu'il tira sa flÚche contre Amphimaque elle lui perça le coeur. AussitÎt ses beaux yeux noirs s'éteignirent et furent couverts des ténÚbres de la mort; sa bouche, plus vermeille que les roses dont l'Aurore naissante sÚme l'horizon, se flétrit; une pùleur affreuse ternit ses joues; ce visage si tendre et si gracieux se défigura tout à coup. PhiloctÚte lui-mÃÂȘme en eut pitié. Tous les combattants gémirent, en voyant ce jeune homme tomber dans son sang, oÃÂč il se roulait, et ses cheveux, aussi beaux que ceux d'Apollon, traÃnés dans la poussiÚre. PhiloctÚte, ayant vaincu Amphimaque, fut contraint de se retirer du combat il perdait son sang et ses forces; son ancienne blessure mÃÂȘme, dans l'effort du combat, semblait prÃÂȘte à se rouvrir et à renouveler ses douleurs car les enfants d'Esculape, avec leur science divine, n'avaient pu le guérir entiÚrement. Le voilà prÃÂȘt à tomber dans un monceau de corps sanglants qui l'environnent. Archidame, le plus fier et le plus adroit de tous les Oebaliens qu'il avait menés avec lui pour fonder Pétilie, l'enlÚve du combat dans le moment oÃÂč Adraste l'aurait abattu sans peine à ses pieds. Adraste ne trouve plus rien qui ose lui résister ni retarder sa victoire. Tout tombe, tout s'enfuit c'est un torrent, qui, ayant surmonté ses bords, entraÃne, par ses vagues furieuses, les moissons, les troupeaux, les bergers et les villages. Télémaque entendit de loin les cris des vainqueurs et il vit le désordre des siens, qui fuyaient devant Adraste, comme une troupe de cerfs timides traverse les vastes campagnes, les bois, les montagnes, les fleuves mÃÂȘme les plus rapides, quand ils sont poursuivis par des chasseurs. Télémaque gémit; l'indignation paraÃt dans ses yeux; il quitte les lieux oÃÂč il a combattu longtemps avec tant de danger et de gloire. Il court pour soutenir les siens; il s'avance tout couvert du sang d'une multitude d'ennemis qu'il a étendus sur la poussiÚre. De loin, il pousse un cri qui se fait entendre aux deux armées. Minerve avait mis je ne sais quoi de terrible dans sa voix, dont les montagnes voisines retentirent. Jamais Mars, dans la Thrace, n'a fait entendre plus fortement sa cruelle voix quand il appelle les furies infernales, la guerre et la mort. Ce cri de Télémaque porte le courage et l'audace dans le coeur des siens; il glace d'épouvante les ennemis Adraste mÃÂȘme a honte de se sentir troublé. Je ne sais combien de funestes présages le font frémir, et ce qui l'anime est plutÎt un désespoir qu'une valeur tranquille. Trois fois ses genoux tremblants commencÚrent à se dérober sous lui; trois fois il recula sans songer à ce qu'il faisait. Une pùleur de défaillance et une sueur froide se répandit dans tous ses membres; sa voix enrouée et hésitante ne pouvait achever aucune parole; ses yeux, pleins d'un feu sombre et étincelant, paraissaient sortir de sa tÃÂȘte; on le voyait, comme Oreste, agité par les Furies; tous ses mouvements étaient convulsifs. Alors il commença à croire qu'il y avait des dieux. Il s'imaginait les voir irrités et entendre une voix sourde qui sortait du fond de l'abÃme pour l'appeler dans le noir Tartare; tout lui faisait sentir une main céleste et invisible, suspendue sur sa tÃÂȘte, qui allait s'appesantir pour le frapper. L'espérance était éteinte au fond de son coeur; son audace se dissipait, comme la lumiÚre du jour disparaÃt quand le soleil se couche dans le sein des ondes et que la terre s'enveloppe des ombres de la nuit. L'impie Adraste, trop longtemps souffert sur la terre, si les hommes n'eussent eu besoin d'un tel chùtiment, l'impie Adraste touchait enfin à sa derniÚre heure. Il court forcené au-devant de son inévitable destin l'horreur, les cuisants remords, la consternation, la fureur, la rage, le désespoir, marchent avec lui. A peine voit-il Télémaque, qu'il croit voir l'Averne qui s'ouvre et les tourbillons de flammes qui sortent du noir Phlégéthon prÃÂȘtes à le dévorer. Il s'écrie, et sa bouche demeure ouverte sans qu'il puisse prononcer aucune parole tel qu'un homme dormant, qui, dans un songe affreux, ouvre la bouche et fait des efforts pour parler; mais la parole lui manque toujours, et il la cherche en vain. D'une main tremblante et précipitée, Adraste lance son dard contre Télémaque. Celui-ci intrépide comme l'ami des dieux, se couvre de son bouclier; il semble que la victoire, le couvrant de ses ailes, tient déjà une couronne suspendue au-dessus de sa tÃÂȘte le courage doux et paisible reluit dans ses yeux; on le prendrait pour Minerve mÃÂȘme, tant il paraÃt sage et mesuré au milieu des plus grands périls. Le dard lancé par Adraste est repoussé par le bouclier. Alors Adraste se hùte de tirer son épée, pour Îter au fils d'Ulysse l'avantage de lancer son dard à son tour. Télémaque, voyant Adraste l'épée à la main, se hùte de la mettre aussi et laisse son dard inutile. Quand on les vit ainsi tous deux combattre de prÚs, tous les autres combattants, en silence, mirent bas les armes pour les regarder attentivement, et on attendit de leur combat la décision de toute la guerre. Les deux glaives, brillants comme les éclairs d'oÃÂč partent les foudres, se croisent plusieurs fois et portent des coups inutiles sur les armes polies, qui en retentissent. Les deux combattants s'allongent, se replient, s'abaissent, se relÚvent tout à coup, et enfin se saisissent. Le lierre, en naissant au pied d'un ormeau, n'enserre pas plus étroitement le tronc dur et noueux par ses rameaux entrelacés jusqu'aux plus hautes branches de l'arbre, que ces deux combattants se serrent l'un l'autre. Adraste n'avait encore rien perdu de sa force; Télémaque n'avait pas encore toute la sienne. Adraste fait plusieurs efforts pour surprendre son ennemi et pour l'ébranler. Il tùche de saisir l'épée du jeune Grec, mais en vain dans le moment oÃÂč il la cherche, Télémaque l'enlÚve de terre et le renverse sur le sable. Alors cet impie, qui avait toujours méprisé les dieux, montre une lùche crainte de la mort; il a honte de demander la vie, et il ne peut s'empÃÂȘcher de témoigner qu'il la désire; il tùche d'émouvoir la compassion de Télémaque. - Fils d'Ulysse - dit-il - enfin c'est maintenant que je connais les justes dieux ils me punissent comme je l'ai mérité. Il n'y a que le malheur qui ouvre les yeux des hommes pour voir la vérité je la vois, elle me condamne. Mais qu'un roi malheureux vous fasse souvenir de votre pÚre, qui est loin d'Ithaque, et touche votre coeur. Télémaque, qui, le tenant sous ses genoux, avait le glaive déjà levé pour lui percer la gorge, répondit aussitÎt - Je n'ai voulu que la victoire et la paix des nations que je suis venu secourir; je n'aime point à répandre le sang. Vivez donc, Î Adraste; mais vivez pour réparer vos fautes rendez tout ce que vous avez usurpé; rétablissez le calme et la justice sur la cÎte de la grande Hespérie, que vous avez souillée de tant de massacres et de trahisons. Vivez, et devenez un autre homme apprenez, par votre chute, que les dieux sont justes, que les méchants sont malheureux, qu'ils se trompent en cherchant la félicité dans la violence, dans l'inhumanité et dans le mensonge, qu'enfin rien n'est si doux ni si heureux que la simple et constante vertu. Donnez-nous pour otage votre fils Métrodore, avec douze des principaux de votre nation. A ces paroles, Télémaque laisse relever Adraste et lui tend la main, sans se défier de sa mauvaise foi; mais aussitÎt Adraste lui lance un second dard fort court, qu'il tenait caché. Le dard était si aigu et lancé avec tant d'adresse, qu'il eût percé les armes de Télémaque si elles n'eussent été divines. En mÃÂȘme temps Adraste se jette derriÚre un arbre pour éviter la poursuite du jeune Grec. Alors celui-ci s'écrie - Dauniens, vous le voyez, la victoire est à nous l'impie ne se sauve que par la trahison. Celui qui ne craint point les dieux craint la mort; au contraire, celui que les craint ne craint rien qu'eux. En disant ces paroles, il s'avance vers les Dauniens et fait signe aux siens, qui étaient de l'autre cÎté de l'arbre, de couper chemin au perfide Adraste. Adraste craint d'ÃÂȘtre surpris, fait semblant de retourner sur ses pas et veut renverser les Crétois qui se présentent à son passage; mais tout à coup Télémaque, prompt comme la foudre que la main du pÚre des dieux lance du haut Olympe sur les tÃÂȘtes coupables, vient fondre sur son ennemi il le saisit d'une main victorieuse; il le renverse comme le tendre aquilon abat les tendres moissons qui dorent les campagnes. Il ne l'écoute plus, quoique l'impie ose encore une fois essayer d'abuser de la bonté de son coeur il enfonce son glaive, et le précipite dans les flammes du noir Tartare, digne chùtiment de ses crimes. A peine Adraste fut mort, que tous les Dauniens, loin de déplorer leur défaite et la perte de leur chef, se réjouirent de leur délivrance; ils tendirent les mains aux alliés en signe de paix et de réconciliation. Métrodore, fils d'Adraste, que son pÚre avait nourri dans des maximes de dissimulation, d'injustice et d'inhumanité, s'enfuit lùchement. Mais un esclave, complice de ses infamies et de ses cruautés, qu'il avait affranchi et comblé de biens, et auquel il se confia dans sa fuite, ne songea qu'à le trahir pour son propre intérÃÂȘt il le tua par-derriÚre pendant qu'il fuyait, lui coupa la tÃÂȘte et la porta dans le camp des alliés, espérant une grande récompense d'un crime qui finissait la guerre. Mais on eut horreur de ce scélérat, et on le fit mourir. Télémaque, ayant vu la tÃÂȘte de Métrodore, qui était un jeune homme d'une merveilleuse beauté et d'un naturel excellent, que les plaisirs et les mauvais exemples avaient corrompu, ne put retenir ses larmes. - Hélas! - s'écria-t-il - voilà ce que fait le poison de la prospérité pour un jeune prince plus il a d'élévation et de vivacité, plus il s'égare et s'éloigne de tout sentiment de vertu. Et maintenant je serais peut-ÃÂȘtre de mÃÂȘme, si les malheurs oÃÂč je suis né, grùces aux dieux, et les instructions de Mentor ne m'avaient appris à me modérer. Les Dauniens assemblés demandÚrent, comme l'unique condition de paix, qu'on leur permÃt de faire un roi de leur nation, qui pût effacer, par ses vertus, l'opprobre dont l'impie Adraste avait couvert la royauté. Ils remerciaient les dieux d'avoir frappé le tyran; ils venaient en foule baiser la main de Télémaque, qui avait été trempée dans le sang de ce monstre, et leur défaite était pour eux comme un triomphe. Ainsi tomba en un moment, sans aucune ressource, cette puissance qui menaçait toutes les autres dans l'Hespérie et qui faisait trembler tant de peuples, semblable à ces terrains qui paraissent fermes et immobiles, mais que l'on sape peu à peu par-dessous longtemps on se moque du faible travail qui en attaque les fondements; rien ne paraÃt affaibli, tout est uni, rien ne s'ébranle; cependant tous les soutiens souterrains sont détruits peu à peu, jusqu'au moment oÃÂč tout à coup le terrain s'affaisse et ouvre un abÃme. Ainsi une puissance injuste et trompeuse, quelque prospérité qu'elle se procure par ses violences, creuse elle-mÃÂȘme un précipice sous ses pieds. La fraude et l'inhumanité sapent peu à peu tous les plus solides fondements de l'autorité légitime on l'admire, on la craint, on tremble devant elle, jusqu'au moment oÃÂč elle n'est déjà plus; elle tombe de son propre poids, et rien ne peut la relever, parce qu'elle a détruit de ses propres mains les vrais soutiens de la bonne foi et de la justice, qui attirent l'amour et la confiance. SeiziÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Les chefs de l'armée s'assemblent pour délibérer sur la demande des Dauniens. Télémaque, aprÚs avoir rendu les derniers devoirs à Pisistrate, fils de Nestor, se rend à l'assemblée, oÃÂč la plupart sont d'avis de partager entre eux le pays des Dauniens, et offrent à Télémaque, pour sa part, la fertile contrée d'Arpine. Bien loin d'accepter cette offre, Télémaque fait voir que l'intérÃÂȘt commun des alliés est de laisser aux Dauniens leurs terres et de leur donner pour roi Polydamas, fameux capitaine de leur nation, non moins estimé pour sa sagesse que pour sa valeur. Les alliés consentent à ce choix, qui comble les Dauniens. Télémaque persuade ensuite à ceux-ci de donner la contrée d'Arpine à DiomÚde, roi d'Etolie, qui était alors poursuivi avec ses compagnons par la colÚre de Vénus, qu'il avait blessée au siÚge de Troie. Les troubles étant ainsi terminés, tous les princes ne soigent plus qu'à se séparer pour s'en retourner chacun dans son pays. Les chefs de l'armée s'assemblÚrent, dÚs le lendemain, pour accorder un roi aux Dauniens. On prenait plaisir à voir les deux camps confondus par une amitié si inespérée, et les deux armées qui n'en faisaient plus qu'une. Le sage Nestor ne put se trouver dans ce conseil, parce que la douleur, jointe à la vieillesse, avait flétri son coeur, comme la pluie abat et fait languir, le soir, une fleur qui était, le matin, pendant la naissance de l'aurore, la gloire et l'ornement des vertes campagnes. Ses yeux étaient devenus deux fontaines de larmes qui ne pouvaient tarir loin d'eux s'enfuyait le doux sommeil, qui charme les plus cuisantes peines. L'espérance, qui est la vie du coeur de l'homme, était éteinte en lui. Toute nourriture était amÚre à cet infortuné vieillard; la lumiÚre mÃÂȘme lui était odieuse son ùme ne demandait plus qu'à quitter son corps et qu'à se plonger dans l'éternelle nuit de l'empire de Pluton. Tous ses amis lui parlaient en vain son coeur, en défaillance, était dégoûté de toute amitié, comme un malade est dégoûté des meilleurs aliments. A tout ce qu'on pouvait lui dire de plus touchant il ne répondait que par des gémissements et des sanglots. De temps en temps on l'entendait dire "O Pisistrate, Pisistrate! Pisistrate, mon fils, tu m'appelles! Je te suis Pisistrate, tu me rendras la mort douce. O mon cher fils! Je ne désire plus pour tout bien que de te revoir sur les rives du Styx." Il passait des heures entiÚres sans prononcer aucune parole, mais gémissant et levant les mains et les yeux noyés de larmes vers le ciel. Cependant les princes assemblés attendaient Télémaque, qui était auprÚs du corps de Pisistrate il répandait sur son corps des fleurs à pleines mains; il y ajoutait des parfums exquis et versait des larmes amÚres. - O mon cher compagnon - disait-il - je n'oublierai jamais de t'avoir vu à Pylos, de t'avoir suivi à Sparte, de t'avoir retrouvé sur les bords de la grande Hespérie. Je te dois mille soins je t'aimais, tu m'aimais aussi. J'ai connu ta valeur; elle aurait surpassé celle de plusieurs Grecs fameux. Hélas! elle t'a fait périr avec gloire, mais elle a dérobé au monde une vertu naissante, qui eût égalé celle de ton pÚre oui, ta sagesse et ton éloquence, dans un ùge mûr, auraient été semblables à celles de ce vieillard, l'admiration de toute la GrÚce. Tu avais déjà cette douce insinuation à laquelle on ne peut résister quand il parle, ces maniÚres naïves de raconter, cette sage modération, qui est un charme pour apaiser les esprits irrités, cette autorité qui vient de la prudence et de la force des bons conseils. Quand tu parlais, tous prÃÂȘtaient l'oreille, tous étaient prévenus, tous avaient envie de trouver que tu avais raison ta parole, simple et sans faste, coulait doucement dans les coeurs, comme la rosée sur l'herbe naissante. Hélas! tant de biens que nous possédions, il y a quelques heures, nous sont enlevés à jamais. Pisistrate, que j'ai embrassé ce matin, n'est plus; il ne nous en reste qu'un douloureux souvenir. Au moins si tu avais fermé les yeux de Nestor avant que nous eussions fermé les tiens, il ne verrait pas ce qu'il voit, il ne serait pas le plus malheureux de tous les pÚres. AprÚs ces paroles, Télémaque fit laver la plaie sanglante qui était dans le cÎté de Pisistrate il le fit étendre dans un lit de pourpre, oÃÂč sa tÃÂȘte penchée, avec la pùleur de la mort, ressemblait à un jeune arbre, qui, ayant couvert la terre de son ombre et poussé vers le ciel ses rameaux fleuris, a été entamé par le tranchant de la cognée d'un bûcheron il ne tient plus à sa racine ni à la terre, mÚre féconde qui nourrit les tiges dans son sein; il languit, sa verdure s'efface; il ne peut plus se soutenir, il tombe ses rameaux, qui cachaient le ciel, traÃnent sur la poussiÚre, flétris et desséchés; il n'est plus qu'un tronc abattu et dépouillé de toutes ses grùces. Ainsi Pisistrate, en proie à la mort, était déjà emporté par ceux qui devaient le mettre dans le bûcher fatal. Déjà la flamme montait vers le ciel. Une troupe de Pyliens, les yeux baissés et pleins de larmes, leurs armes renversées, le conduisaient lentement. Le corps est bientÎt brûlé les cendres sont mises dans une urne d'or, et Télémaque, qui prend soin de tout, confie cette urne, comme un grand trésor, à Callimaque, qui avait été le gouverneur de Pisistrate. - Gardez - lui dit-il - ces cendres, tristes mais précieux restes de celui que vous avez aimé; gardez-les pour son pÚre; mais attendez à les lui donner, quand il aura assez de force pour les demander ce qui irrite la douleur en un temps, l'adoucit dans un autre. Ensuite Télémaque entra dans l'assemblée des rois ligués, oÃÂč chacun garda le silence pour l'écouter dÚs qu'on l'aperçut; il en rougit, et on ne pouvait le faire parler. Les louanges qu'on lui donna, par des acclamations publiques, sur tout ce qu'il venait de faire, augmentÚrent sa honte; il aurait voulu se pouvoir cacher; ce fut la premiÚre fois qu'il parut embarrassé et incertain. Enfin, il demanda comme une grùce qu'on ne lui donnùt plus aucune louange. - Ce n'est pas - dit-il - que je ne les aime, surtout quand elles sont données par de si bons juges de la vertu; mais c'est que je crains de les aimer trop elles corrompent les hommes; elles les remplissent d'eux-mÃÂȘmes, elles les rendent vains et présomptueux. Il faut les mériter et les fuir les meilleures louanges ressemblent aux fausses. Les plus méchants de tous les hommes, qui sont les tyrans, sont ceux qui se sont fait le plus louer par des flatteurs. Quel plaisir y a-t-il à ÃÂȘtre loué comme eux? Les bonnes louanges sont celles que vous me donnerez en mon absence, si je suis assez heureux pour en mériter. Si vous me croyez véritablement bon, vous devez croire aussi que je veux ÃÂȘtre modeste et craindre la vanité épargnez-moi donc, si vous m'estimez, et ne me louez pas comme un homme amoureux des louanges. AprÚs avoir parlé ainsi, Télémaque ne répondit plus rien à ceux qui continuaient de l'élever jusqu'au ciel, et, par un air d'indifférence, il arrÃÂȘta bientÎt les éloges qu'on lui donnait. On commença à craindre de le fùcher en le louant ainsi les louanges finirent; mais l'admiration augmenta. Tout le monde sut la tendresse qu'il avait témoignée à Pisistrate et les soins qu'il avait pris de lui rendre les derniers devoirs. Toute l'armée fut plus touchée de ces marques de la bonté de son coeur que de tous les prodiges de sagesse et de valeur qui venaient d'éclater en lui. - Il est sage, il est vaillant - se disaient-ils en secret les uns aux autres - il est l'ami des dieux et le vrai héros de notre ùge; il est au-dessus de l'humanité; mais tout cela n'est que merveilleux, tout cela ne fait que nous étonner. Il est humain, il est bon, il est ami fidÚle et tendre; il est compatissant, libéral, bienfaisant, et tout entier à ceux qu'il doit aimer; il est les délices de ceux qui vivent avec lui; il s'est défait de sa hauteur, de son indifférence et de sa fierté voilà ce qui est d'usage, voilà ce qui touche les coeurs, voilà ce qui nous attendrit pour lui et qui nous rend sensibles à toutes ses vertus; voilà ce qui fait que nous donnerions tous nos vies pour lui. A peine ces discours furent-ils finis, qu'on se hùta de parler de la nécessité de donner un roi aux Dauniens. La plupart des princes qui étaient dans le conseil opinaient qu'il fallait partager entre eux ce pays, comme une terre conquise. On offrit à Télémaque, pour sa part, la fertile contrée d'Arpine, qui porte deux fois l'an les riches dons de CérÚs, les doux présents de Bacchus et les fruits toujours verts de l'olivier consacré à Minerve. "Cette terre - lui disait-on - doit vous faire oublier la pauvre Ithaque avec ses cabanes, et les rochers affreux de Dulichie, et les bois sauvages de Zacinthe. Ne cherchez plus ni votre pÚre, qui doit ÃÂȘtre péri dans les flots au promontoire de Capharée, par la vengeance de Nauplius et par la colÚre de Neptune; ni votre mÚre, que ses amants possÚdent depuis votre départ; ni votre patrie, dont la terre n'est point favorisée du ciel comme celle que nous vous offrons." Il écoutait patiemment ces discours mais les rochers de Thrace et de Thessalie ne sont pas plus sourds et plus insensibles aux plaintes des amants désespérés, que Télémaque l'était à ces offres. - Pour moi - répondait-il - je ne suis touché ni des richesses, ni des délices qu'importe de posséder une plus grande étendue de terre et de commander à un plus grand nombre d'hommes? On n'en a que plus d'embarras, et moins de liberté la vie est assez pleine de malheurs pour les hommes les plus sages et les plus modérés, sans y ajouter encore la peine de gouverner les autres hommes, indociles, inquiets, injustes, trompeurs et ingrats. Quand on veut ÃÂȘtre le maÃtre des hommes pour l'amour de soi-mÃÂȘme, n'y regardant que sa propre autorité, ses plaisirs et sa gloire, on est impie, on est tyran, on est le fléau du genre humain. Quand, au contraire, on ne veut gouverner les hommes que selon les vraies rÚgles, pour leur propre bien, on est moins leur maÃtre que leur tuteur; on n'en a que la peine, qui est infinie, et on est bien éloigné de vouloir étendre plus loin son autorité. Le berger qui ne mange point le troupeau, qui le défend des loups en exposant sa vie, qui veille nuit et jour pour le conduire dans les bons pùturages, n'a point d'envie d'augmenter le nombre de ses moutons et d'enlever ceux du voisin ce serait augmenter sa peine. Quoique je n'aie jamais gouverné, ajoutait Télémaque, j'ai appris par les lois et par les hommes sages qui les ont faites combien il est pénible de conduire les villes et les royaumes. Je suis donc content de ma pauvre Ithaque; quoiqu'elle soit petite et pauvre, j'aurai assez de gloire, pourvu que j'y rÚgne avec justice, piété et courage; encore mÃÂȘme n'y régnerai-je que trop tÎt. Plaise aux dieux que mon pÚre, échappé à la fureur des vagues, y puisse régner jusqu'à la plus extrÃÂȘme vieillesse et que je puisse apprendre longtemps sous lui comment il faut vaincre ses passions pour savoir modérer celles de tout un peuple! Ensuite Télémaque dit "Ecoutez, Î princes assemblés ici, ce que je crois vous devoir dire pour votre intérÃÂȘt. Si vous donnez aux Dauniens un roi juste, il les conduira avec justice, il leur apprendra combien il est utile de conserver la bonne foi, et de n'usurper jamais le bien de ses voisins c'est ce qu'ils n'ont jamais pu comprendre sous l'impie Adraste. Tandis qu'ils seront conduits par un roi sage et modéré, vous n'aurez rien à craindre d'eux ils vous devront ce bon roi que vous leur aurez donné; ils vous devront la paix et la prospérité dont ils jouiront ces peuples, loin de vous attaquer, vous béniront sans cesse, et le roi et le peuple, tout sera l'ouvrage de vos mains. Si, au contraire, vous voulez partager leur pays entre vous, voici les malheurs que je vous prédis ce peuple, poussé au désespoir, recommencera la guerre; il combattra justement pour sa liberté, et les dieux, ennemis de la tyrannie, combattront avec lui. Si les dieux s'en mÃÂȘlent, tÎt ou tard vous serez confondus, et vos prospérités se dissiperont comme la fumée; le conseil et la sagesse seront Îtés à vos chefs, le courage à vos armées, l'abondance à vos terres. Vous vous flatterez; vous serez téméraires dans vos entreprises; vous ferez taire les gens de bien qui voudront dire la vérité. Vous tomberez tout à coup, et on dira de vous "Est-ce donc là ces peuples florissants qui devaient faire la loi à toute la terre? Et maintenant ils fuient devant leurs ennemis; ils sont le jouet des nations, qui les foulent aux pieds voilà ce que les dieux ont fait; voilà ce que méritent les peuples injustes, superbes et inhumains." De plus, considérez que, si vous entreprenez de partager entre vous cette conquÃÂȘte, vous réunissez contre vous tous les peuples voisins votre ligue, formée pour défendre la liberté commune de l'Hespérie contre l'usurpateur Adraste, deviendra odieuse, et c'est vous-mÃÂȘmes que tous les peuples accuseront, avec raison, de vouloir usurper la tyrannie universelle. Mais je suppose que vous soyez victorieux et des Dauniens et de tous les autres peuples cette victoire vous détruira; voici comment. Considérez que cette entreprise vous désunira tous comme elle n'est point fondée sur la justice, vous n'aurez point de rÚgle pour borner entre vous les prétentions de chacun; chacun voudra que sa part de la conquÃÂȘte soit proportionnée à sa puissance; nul d'entre vous n'aura assez d'autorité parmi les autres pour faire paisiblement ce partage voilà la source d'une guerre dont vos petits-enfants ne verront pas la fin. Ne vaut-il pas bien mieux ÃÂȘtre juste et modéré, que de suivre son ambition avec tant de péril et au travers de tant de malheurs inévitables? La paix profonde, les plaisirs doux et innocents qui l'accompagnent, l'heureuse abondance, l'amitié de ses voisins, la gloire, qui est inséparable de la justice, l'autorité qu'on acquiert en se rendant par la bonne foi l'arbitre de tous les peuples étrangers, ne sont-ce pas des biens plus désirables que la folle vanité d'une conquÃÂȘte injuste? O princes, Î rois, vous voyez que je vous parle sans intérÃÂȘt écoutez donc celui qui vous aime assez pour vous contredire et pour vous déplaire en vous représentant la vérité." Pendant que Télémaque parlait ainsi, avec une autorité qu'on n'avait jamais vue en nul autre, et que tous les princes, étonnés et en suspens, admiraient la sagesse de ses conseils, on entendit un bruit confus qui se répandit dans tout le camp et qui vint jusqu'au lieu oÃÂč se tenait l'assemblée. "Un étranger - dit-on - est venu aborder sur ces cÎtes avec une troupe d'hommes armés, et cet inconnu est d'une haute mine tout paraÃt héroïque en lui; on voit aisément qu'il a longtemps souffert et que son grand courage l'a mis au-dessus de toutes ses souffrances. D'abord les peuples du pays, qui gardent la cÎte, ont voulu le repousser comme un ennemi qui vient faire une irruption; mais, aprÚs avoir tiré son épée avec un air intrépide, il a déclaré qu'il saurait se défendre si on l'attaquait, mais qu'il ne demandait que la paix et l'hospitalité. AussitÎt il a présenté un rameau d'olivier, comme suppliant. On l'a écouté; il a demandé à ÃÂȘtre conduit vers ceux qui gouvernent dans cette cÎte de l'Hespérie, et on l'emmÚne ici pour le faire parler aux rois assemblés." A peine ce discours fût-il achevé, qu'on vit entrer cet inconnu avec une majesté qui surprit toute l'assemblée. On aurait cru facilement que c'était le dieu Mars, quand il assemble sur les montagnes de la Thrace ses troupes sanguinaires. Il commença à parler ainsi - O vous, pasteurs des peuples, qui ÃÂȘtes sans doute assemblés ici ou pour défendre la patrie contre ses ennemis, ou pour faire fleurir les plus justes lois, écoutez un homme que la fortune a persécuté. Fassent les dieux que vous n'éprouviez jamais de semblables malheurs! Je suis DiomÚde, roi d'Etolie, qui blessai Vénus au siÚge de Troie. La vengeance de cette déesse me poursuit dans tout l'univers. Neptune, qui ne peut rien refuser à la divine fille de la mer, m'a livré à la rage des vents et des flots, qui ont brisé plusieurs fois mes vaisseaux contre les écueils. L'inexorable Vénus m'a Îté toute espérance de revoir mon royaume, ma famille, et cette douce lumiÚre d'un pays oÃÂč je commençai à voir le jour en naissant. Non je ne reverrai jamais tout ce qui m'a été le plus cher au monde. Je viens, aprÚs tant de naufrages, chercher sur ces rives inconnues un peu de repos et une retraite assurée. Si vous craignez les dieux, et surtout Jupiter, qui a soin des étrangers, si vous ÃÂȘtes sensibles à la compassion, ne me refusez pas, dans ces vastes pays, quelque coin de terre infertile, quelques déserts, quelques sables, ou quelques rochers escarpés, pour y fonder, avec mes compagnons, une ville qui soit du moins une triste image de notre patrie perdue. Nous ne demandons qu'un peu d'espace qui vous soit inutile. Nous vivrons en paix avec vous dans une étroite alliance; vos ennemis seront les nÎtres; nous entrerons dans tous vos intérÃÂȘts; nous ne demandons que la liberté de vivre selon nos lois. Pendant que DiomÚde parlait ainsi, Télémaque, ayant les yeux attachés sur lui, montra sur son visage toutes les différentes passions. Quand DiomÚde commença à parler de ses longs malheurs, il espéra que cet homme si majestueux serait son pÚre. AussitÎt qu'il eut déclaré qu'il était DiomÚde, le visage de Télémaque se flétrit comme une belle fleur que les noirs aquilons viennent ternir de leur souffle cruel. Ensuite les paroles de DiomÚde, qui se plaignait de la longue colÚre d'une divinité, l'attendrirent par le souvenir des mÃÂȘmes disgrùces souffertes par son pÚre et par lui; des larmes mÃÂȘlées de douleur et de joie coulÚrent sur ses joues, et il se jeta tout à coup sur DiomÚde pour l'embrasser. - Je suis - dit-il - le fils d'Ulysse, que vous avez connu, et qui ne vous fut pas inutile quand vous prÃtes les chevaux fameux de Rhésus. Les dieux l'ont traité sans pitié comme vous. Si les oracles de l'ErÚbe ne sont pas trompeurs, il vit encore mais, hélas! il ne vit point pour moi. J'ai abandonné Ithaque pour le chercher; je ne puis revoir maintenant ni Ithaque, ni lui jugez par mes malheurs de la compassion que j'ai pour les vÎtres. C'est l'avantage qu'il y a à ÃÂȘtre malheureux, qu'on sait compatir aux peines d'autrui. Quoique je ne sois ici qu'étranger, je puis, grand DiomÚde car, malgré les misÚres qui ont accablé ma patrie dans mon enfance, je n'ai pas été assez mal élevé pour ignorer quelle est votre gloire dans les combats, je puis, Î le plus invincible de tous les Grecs aprÚs Achille, vous procurer quelque secours. Ces princes que vous voyez sont humains; ils savent qu'il n'y a ni vertu, ni vrai courage, ni gloire solide, sans l'humanité. Le malheur ajoute un nouveau lustre à la gloire des grands hommes; il leur manque quelque chose quand ils n'ont jamais été malheureux il manque dans leur vie des exemples de patience et de fermeté; la vertu souffrante attendrit tous les coeurs qui ont quelque goût pour la vertu. Laissez-nous donc le soin de vous consoler puisque les dieux vous mÚnent à nous, c'est un présent qu'ils nous font, et nous devons nous croire heureux de pouvoir adoucir vos peines. Pendant qu'il parlait, DiomÚde étonné le regardait fixement et sentait son coeur tout ému. Ils s'embrassaient comme s'ils avaient été longtemps liés d'une amitié étroite. - O digne fils du sage Ulysse! - disait DiomÚde - je reconnais en vous la douceur de son visage, la grùce de ses discours, la force de son éloquence, la noblesse de ses sentiments, la sagesse de ses pensées. Cependant PhiloctÚte embrasse aussi le grand fils de Tydée; ils se racontent leurs tristes aventures. Ensuite PhiloctÚte lui dit - Sans doute vous serez bien aise de revoir le sage Nestor; il vient de perdre Pisistrate, le dernier de ses enfants; il ne lui reste plus dans la vie qu'un chemin de larmes qui le mÚne vers le tombeau. Venez le consoler un ami malheureux est plus propre qu'un autre à soulager son coeur. Ils allÚrent aussitÎt dans la tente de Nestor, qui reconnut à peine DiomÚde, tant la tristesse abattait son esprit et ses sens. D'abord DiomÚde pleura avec lui, et leur entrevue fut pour le vieillard un redoublement de douleur; mais peu à peu la présence de cet ami apaisa son coeur. On reconnut aisément que ses maux étaient un peu suspendus par le plaisir de raconter ce qu'il avait souffert et d'entendre à son tour ce qui était arrivé à DiomÚde. Pendant qu'ils s'entretenaient, les rois assemblés avec Télémaque examinaient ce qu'ils devaient faire. Télémaque leur conseillait de donner à DiomÚde le pays d'Arpine et de choisir, pour roi des Dauniens, Polydamas qui était de leur nation. Ce Polydamas était un fameux capitaine, qu'Adraste, par jalousie, n'avait jamais voulu employer, de peur qu'on n'attribuùt à cet homme habile les succÚs dont il espérait d'avoir seul la gloire. Polydamas l'avait souvent averti, en particulier, qu'il exposait trop sa vie et le salut de son Etat dans cette guerre contre tant de nations conjurées; il l'avait voulu engager à tenir une conduite plus droite et plus modérée avec ses voisins. Mais les hommes qui haïssent la vérité haïssent aussi les gens qui ont la hardiesse de la dire ils ne sont touchés ni de leur sincérité, ni de leur zÚle, ni de leur désintéressement. Une prospérité trompeuse endurcissait le coeur d'Adraste contre les plus salutaires conseils; en ne les suivant pas, il triomphait tous les jours de ses ennemis la hauteur, la mauvaise foi, la violence, mettait toujours la victoire dans son parti; tous les malheurs dont Polydamas l'avait si longtemps menacé n'arrivaient point. Adraste se moquait d'une sagesse timide qui prévoyait toujours des inconvénients; Polydamas lui était insupportable il l'éloigna de toutes les charges; il le laissa languir dans la solitude et dans la pauvreté. D'abord Polydamas fut accablé de cette disgrùce; mais elle lui donna ce qui lui manquait, en lui ouvrant les yeux sur la vanité des grandes fortunes il devint sage à ses dépens; il se réjouit d'avoir été malheureux; il apprit peu à peu à se taire, à vivre de peu, à se nourrir tranquillement de la vérité, à cultiver en lui les vertus secrÚtes, qui sont encore plus estimables que les éclatantes, enfin à se passer des hommes. Il demeura au pied du mont Gargan, dans un désert, oÃÂč un rocher en demi-voûte lui servait de toit. Un ruisseau qui tombait de la montagne apaisait sa soif; quelques arbres lui donnaient leurs fruits il avait deux esclaves qui cultivaient un petit champ; il travaillait lui-mÃÂȘme avec eux de ses propres mains la terre le payait de ses peines avec usure et ne le laissait manquer de rien. Il avait non seulement des fruits et des légumes en abondance, mais encore toutes sortes de fleurs odoriférantes. Là il déplorait le malheur des peuples que l'ambition d'un roi insensé entraÃne à leur perte; là , il attendait chaque jour que les dieux justes, quoique patients, fissent tomber Adraste. Plus sa prospérité croissait, plus il croyait voir de prÚs sa chute irrémédiable; car l'imprudence heureuse dans ses fautes et la puissance montée jusqu'au dernier excÚs d'autorité absolue sont les avant-coureurs du renversement des rois et des royaumes. Quand il apprit la défaite et la mort d'Adraste, il ne témoigna aucune joie ni de l'avoir prévue, ni d'ÃÂȘtre délivré de ce tyran; il gémit seulement, par la crainte de voir les Dauniens dans la servitude. Voilà l'homme que Télémaque proposa pour le faire régner. Il y avait déjà quelque temps qu'il connaissait son courage et sa vertu; car Télémaque, selon les conseils de Mentor, ne cessait de s'informer partout des qualités bonnes et mauvaises de toutes les personnes qui étaient dans quelque emploi considérable, non seulement parmi les nations alliées qu'il servait en cette guerre, mais encore chez les ennemis. Son principal soin était de découvrir et d'examiner partout les hommes qui avaient quelque talent ou quelque vertu particuliÚre. Les princes alliés eurent d'abord quelque répugnance à mettre Polydamas dans la royauté. - Nous avons éprouvé - disaient-ils - combien un roi des Dauniens, quand il aime la guerre et qu'il la sait faire, est redoutable à ses voisins. Polydamas est un grand capitaine, et il peut nous jeter dans de grands périls. Mais Télémaque leur répondit - Polydamas, il est vrai, sait la guerre; mais il aime la paix, et voilà les deux choses qu'il faut souhaiter. Un homme qui connait les malheurs, les dangers et les difficultés de la guerre, est bien plus capable de l'éviter qu'un autre qui n'en a aucune expérience. Il a appris à goûter le bonheur d'une vie tranquille; il a condamné les entreprises d'Adraste; il en a prévu les suites funestes. Un prince faible, ignorant et sans expérience, est plus à craindre pour vous qu'un homme qui connaÃtra et qui décidera tout par lui-mÃÂȘme. Le prince faible et ignorant ne verra que par les yeux d'un favori passionné, ou d'un ministre flatteur, inquiet et ambitieux ainsi ce prince aveugle s'engagera dans la guerre sans la vouloir faire. Vous ne pourrez jamais vous assurer de lui, car il ne pourra ÃÂȘtre sûr de lui-mÃÂȘme; il vous manquera de parole; il vous réduira bientÎt à cette extrémité, qu'il faudra ou que vous le fassiez périr, ou qu'il vous accable. N'est-il pas plus utile, plus sûr, et en mÃÂȘme temps plus juste et plus noble, de répondre fidÚlement à la confiance des Dauniens et de leur donner un roi digne de commander? Toute l'assemblée fut persuadée par ce discours. On alla proposer Polydamas aux Dauniens, qui attendaient une réponse avec impatience. Quand ils entendirent le nom de Polydamas, ils répondirent - Nous reconnaissons bien maintenant que les princes alliés veulent agir de bonne foi avec nous et faire une paix éternelle, puisqu'ils nous veulent donner pour roi un homme si vertueux et si capable de nous gouverner. Si on nous eût proposé un homme lùche, efféminé et mai instruit, nous aurions cru qu'on ne cherchait qu'à nous abattre et qu'à corrompre la forme de notre gouvernement; nous aurions conservé en secret un vif ressentiment d'une conduite si dure et si artificieuse mais le choix de Polydamas nous montre une véritable candeur. Les alliés, sans doute, n'attendent rien de nous que de juste et de noble, puisqu'ils nous accordent un roi qui est incapable de faire rien contre la liberté et contre la gloire de notre nation. Aussi pouvons-nous protester, à la face des justes dieux, que les fleuves remonteront vers leur source avant que nous cessions d'aimer des peuples si bienfaisants. Puissent nos derniers neveux se souvenir du bienfait que nous recevons aujourd'hui et renouveler, de génération en génération, la paix de l'ùge d'or dans toute la cÎte de l'Hespérie! Télémaque leur proposa ensuite de donner à DiomÚde les campagnes d'Arpine, pour y fonder une colonie. - Le nouveau peuple - leur disait-il - vous devra son établissement dans un pays que vous n'occupez point. Souvenez-vous que tous les hommes doivent s'entr'aimer, que la terre est trop vaste pour eux, qu'il faut bien avoir des voisins, et qu'il vaut mieux en avoir qui vous soient obligés de leur établissement. Soyez touchés du malheur d'un roi qui ne peut retourner dans son pays. Polydamas et lui, étant unis ensemble par les liens de la justice et de la vertu, qui sont les seuls durables, vous entretiendront dans une paix profonde et vous rendront redoutables à tous les peuples voisins qui penseraient à s'agrandir. Vous voyez, Î Dauniens, que nous avons donné à votre terre et à votre nation un roi capable d'en élever la gloire jusqu'au ciel donnez aussi, puisque nous vous le demandons, une terre qui vous est inutile à un roi qui est digne de toute sorte de secours. Les Dauniens répondirent qu'ils ne pouvaient rien refuser à Télémaque, puisque c'était lui qui leur avait procuré Polydamas pour roi. AussitÎt ils partirent pour l'aller chercher dans son désert et pour le faire régner sur eux. Avant que de partir, ils donnÚrent les fertiles plaines d'Arpine à DiomÚde, pour y fonder un nouveau royaume. Les alliés en furent ravis, parce que cette colonie des Grecs pourrait secourir puissamment le parti des alliés, si jamais les Dauniens voulaient renouveler les usurpations dont Adraste avait donné le mauvais exemple. Tous les princes ne songÚrent qu'à se séparer. Télémaque, les larmes aux yeux, partit avec sa troupe, aprÚs avoir embrassé tendrement le vaillant DiomÚde, le sage et inconsolable Nestor et le fameux PhiloctÚte, digne héritier des flÚches d'Hercule. Dix-septiÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Télémaque, de retour à Salente, admire l'état florissant de la campagne; mais il est choqué de ne plus retrouver dans la ville la magnificence qui éclatait partout avant son départ. Mentor lui donne les raisons de ce changement il lui montre en quoi consistent les solides richesses d'un Etat et lui expose les maximes fondamentales de l'art de gouverner. Télémaque ouvre son coeur à Mentor sur son inclination pour Antiope, fille d'Idoménée. Mentor loue avec lui les bonnes qualités de cette princesse, l'assure que les dieux la lui destinent pour épouse, mais que maintenant il ne doit songer qu'à partir pour Ithaque. Idoménée, craignant le départ de ses hÎtes, parle à Mentor de plusieurs affaires embarrassantes qu'il avait à terminer, et pour lesquelles il avait encore besoin de son secours. Mentor lui trace la conduite qu'il doit suivre et persiste à vouloir s'embarquer au plus tÎt avec Télémaque. Idoménée essaie encore de les retenir en excitant la passion de ce dernier pour Antiope. Il les engage dans une partie de chasse dont il veut donner le plaisir à sa fille. Elle y eût été déchirée par un sanglier, sans l'adresse et la promptitude de Télémaque, qui perça de son dard l'animal. Idoménée, ne pouvant plus retenir ses hÎtes, tombe dans une tristesse mortelle. Mentor le console, et obtient enfin son consentement pour partir. AussitÎt on se quitte avec les plus vives démonstrations d'estime et d'amitié. Le jeune fils d'Ulysse brûlait d'impatience de retrouver Mentor à Salente et de s'embarquer avec lui pour revoir Ithaque, oÃÂč il espérait que son pÚre serait arrivé. Quand il s'approcha de Salente il fut bien étonné de voir toute la campagne des environs, qu'il avait laissée presque inculte et déserte, cultivée comme un jardin et pleine d'ouvriers diligents il reconnut l'ouvrage de la sagesse de Mentor. Ensuite, entrant dans la ville, il remarqua qu'il y avait beaucoup moins d'artisans pour les délices de la vie et beaucoup moins de magnificence. Il en fut choqué; car il aimait naturellement toutes les choses qui ont de l'éclat et de la politesse. Mais d'autres pensées occupÚrent aussitÎt son coeur. Il vit de loin venir à lui Idoménée avec Mentor aussitÎt son coeur fut ému de joie et de tendresse. Malgré tous les succÚs qu'il avait eus dans la guerre contre Adraste, il craignait que Mentor ne fût pas content de lui, et, à mesure qu'il s'avançait, il cherchait dans les yeux de Mentor pour voir s'il n'avait rien à se reprocher. D'abord Idoménée embrassa Télémaque comme son propre fils; ensuite Télémaque se jeta au cou de Mentor, et l'arrosa de ses larmes. Mentor lui dit - Je suis content de vous vous avez fait de grandes fautes; mais elles vous ont servi à vous connaÃtre et à vous défier de vous-mÃÂȘme. Souvent on tire plus de fruit de ses fautes que de ses belles actions. Les grandes actions enflent le coeur et inspirent une présomption dangereuse; les fautes font rentrer l'homme en lui-mÃÂȘme et lui rendent la sagesse, qu'il avait perdue dans les bons succÚs. Ce qui vous reste à faire, c'est de louer les dieux et de ne vouloir pas que les hommes vous louent. Vous avez fait de grandes choses; mais avouez la vérité, ce n'est guÚre vous par qui elles ont été faites n'est-il pas vrai qu'elles vous sont venues comme quelque chose d'étranger qui était mis en vous? N'étiez-vous pas capable de les gùter par votre promptitude et par votre imprudence? Ne sentez-vous pas que Minerve vous a comme transformé en un autre homme au-dessus de vous-mÃÂȘme, pour faire par vous ce que vous avez fait? Elle a tenu tous vos défauts en suspens, comme Neptune, quand il apaise les tempÃÂȘtes, suspend les flots irrités. Pendant qu'Idoménée interrogeait avec curiosité les Crétois qui étaient revenus de la guerre, Télémaque écoutait ainsi les sages conseils de Mentor. Ensuite il regardait de tous cÎtés avec étonnement et disait à Mentor - Voici un changement dont je ne comprends pas bien la raison. Est-il arrivé quelque calamité à Salente pendant mon absence? D'oÃÂč vient qu'on n'y remarque plus cette magnificence qui éclatait partout avant mon départ? Je ne vois plus ni or, ni argent, ni pierres précieuses; les habits sont simples; les bùtiments qu'on fait sont moins vastes et moins ornés; les arts languissent; la ville est devenue une solitude. Mentor lui répondit en souriant - Avez-vous remarqué l'état de la campagne autour de la ville? - Oui - reprit Télémaque - j'ai vu partout le labourage en honneur et les champs défrichés. "Lequel vaut mieux - ajouta Mentor - ou une ville superbe en marbre, en or et en argent, avec une campagne négligée et stérile, ou une campagne cultivée et fertile, avec une ville médiocre et modeste dans ses moeurs? Une grande ville fort peuplée d'artisans occupés à amollir les moeurs par les délices de la vie, quand elle est entourée d'un royaume pauvre et mal cultivé, ressemble à un monstre dont la tÃÂȘte est d'une grosseur énorme et dont tout le corps, exténué et privé de nourriture, n'a aucune proportion avec cette tÃÂȘte. C'est le nombre du peuple et l'abondance des aliments qui font la vraie force et la vraie richesse d'un royaume. Idoménée a maintenant un peuple innombrable et infatigable dans le travail, qui remplit toute l'étendue de son pays. Tout son pays n'est plus qu'une seule ville Salente n'en est que le centre. Nous avons transporté de la ville dans la campagne les hommes qui étaient superflus dans la ville. De plus nous avons attiré dans ce pays beaucoup de peuples étrangers. Plus ces peuples se multiplient, plus ils multiplient les fruits de la terre par leur travail cette multiplication si douce et si paisible augmente plus un royaume qu'une conquÃÂȘte. On n'a rejeté de cette ville que les arts superflus, qui détournent les pauvres de la culture de la terre pour les vrais besoins, et qui corrompent les riches en les jetant dans le faste et dans la mollesse mais nous n'avons fait aucun tort aux beaux-arts, ni aux hommes qui ont un vrai génie pour les cultiver. Ainsi Idoménée est beaucoup plus puissant qu'il n'était quand vous admiriez sa magnificence. Cet éclat éblouissant cachait une faiblesse et une misÚre qui eussent bientÎt renversé son empire maintenant il a un plus grand nombre d'hommes et il les nourrit plus facilement. Ces hommes, accoutumés au travail, à la peine et au mépris de la vie par l'amour des bonnes lois, sont tous prÃÂȘts à combattre pour défendre ces terres cultivées de leurs propres mains. BientÎt cet Etat, que vous croyez déchu, sera la merveille de l'Hespérie. Souvenez-vous, Î Télémaque, qu'il y a deux choses pernicieuses, dans le gouvernement des peuples, auxquelles on n'apporte presque jamais aucun remÚde la premiÚre est une autorité injuste et trop violente dans les rois; la seconde est le luxe, qui corrompt les moeurs. Quand les rois s'accoutument à ne connaÃtre plus d'autres lois que leurs volontés absolues et qu'ils ne mettent plus de frein à leurs passions, ils peuvent tout mais à force de tout pouvoir, ils sapent les fondements de leur puissance; ils n'ont plus de rÚgle certaine ni de maximes de gouvernement. Chacun à l'envi les flatte ils n'ont plus de peuple; il ne leur reste que des esclaves, dont le nombre diminue chaque jour. Qui leur dira la vérité? Qui donnera des bornes à ce torrent? Tout cÚde; les sages s'enfuient, se cachent et gémissent. Il n'y a qu'une révolution soudaine et violente qui puisse ramener dans son cours naturel cette puissance débordée souvent mÃÂȘme le coup qui pourrait la modérer l'abat sans ressource. Rien ne menace tant d'une chute funeste qu'une autorité qu'on pousse trop loin elle est semblable à un arc trop tendu, qui se rompt enfin tout à coup, si on ne le relùche mais qui est-ce qui osera le relùcher? Idoménée était gùté jusqu'au fond du coeur par cette autorité si flatteuse il avait été renversé de son trÎne; mais il n'avait pas été détrompé. Il a fallu que les dieux nous aient envoyés ici pour le désabuser de cette puissance aveugle et outrée qui ne convient point à des hommes; encore a-t-il fallu des espÚces de miracles pour lui ouvrir les yeux. L'autre mal, presque incurable, est le luxe. Comme la trop grande autorité empoisonne les rois, le luxe empoisonne toute une nation. On dit que le luxe sert à nourrir les pauvres aux dépens des riches; comme si les pauvres ne pouvaient pas gagner leur vie plus utilement, en multipliant les fruits de la terre, sans amollir les riches par des raffinements de volupté. Toute une nation s'accoutume à regarder comme les nécessités de la vie les choses les plus superflues ce sont tous les jours de nouvelles nécessités qu'on invente, et on ne peut plus se passer des choses qu'on ne connaissait point trente ans auparavant. Ce luxe s'appelle bon goût, perfection des arts et politesse de la nation. Ce vice, qui en attire une infinité d'autres, est loué comme une vertu; il répand sa contagion depuis le roi jusqu'aux derniers de la lie du peuple. Les proches parents du roi veulent imiter sa magnificence; les grands, celle des parents du roi; les gens médiocres veulent égaler les grands; car qui est-ce qui se fait justice? Les petits veulent passer pour médiocres tout le monde fait plus qu'il ne peut, les uns, par faste et pour se prévaloir de leurs richesses, les autres, par mauvaise honte et pour cacher leur pauvreté. Ceux mÃÂȘmes qui sont assez sages pour condamner un si grand désordre ne le sont pas assez pour oser lever la tÃÂȘte les premiers et pour donner des exemples contraires. Toute une nation se ruine, toutes les conditions se confondent. La passion d'acquérir du bien pour soutenir une vaine dépense corrompt les ùmes les plus pures il n'est plus question que d'ÃÂȘtre riche; la pauvreté est une infamie. Soyez savant, habile, vertueux; instruisez les hommes; gagnez des batailles; sauvez la patrie; sacrifiez tous vos intérÃÂȘts vous ÃÂȘtes méprisé, si vos talents ne sont relevés par le faste. Ceux mÃÂȘmes qui n'ont pas de bien veulent paraÃtre en avoir; ils en dépensent comme s'ils en avaient on emprunte, on trompe, on use de mille artifices indignes pour parvenir. Mais qui remédiera à ces maux? Il faut changer le goût et les habitudes de toute une nation; il faut lui donner de nouvelles lois. Qui le pourra entreprendre, si ce n'est un roi philosophe, qui sache, par l'exemple de sa propre modération, faire honte à tous ceux qui aiment une dépense fastueuse et encourager les sages, qui seront bien aises d'ÃÂȘtre autorisés dans une honnÃÂȘte frugalité?" Télémaque, écoutant ce discours, était comme un homme qui revient d'un profond sommeil il sentait la vérité de ces paroles et elles se gravaient dans son coeur, comme un savant sculpteur imprime les traits qu'il veut sur le marbre, en sorte qu'il lui donne de la tendresse, de la vie et du mouvement. Télémaque ne répondait rien; mais, repassant tout ce qu'il venait d'entendre, il parcourait des yeux les choses qu'on avait changées dans la ville. Ensuite il disait à Mentor - Vous avez fait Idoménée le plus sage de tous les rois; je ne le connais plus, ni lui ni son peuple. J'avoue mÃÂȘme que ce que vous avez fait ici est infiniment plus grand que les victoires que nous venons de remporter. Le hasard et la force ont beaucoup de part aux succÚs de la guerre; il faut que nous partagions la gloire des combats avec nos soldats mais tout votre ouvrage vient d'une seule tÃÂȘte; il a fallu que vous ayez travaillé seul contre un roi et contre tout son peuple pour les corriger. Les succÚs de la guerre sont toujours funestes et odieux ici, tout est l'ouvrage d'une sagesse céleste; tout est doux, tout est pur, tout est aimable; tout marque une autorité qui est au-dessus de l'homme. Quand les hommes veulent de la gloire, que ne la cherchent-ils dans cette application à faire du bien? O qu'ils s'entendent mal en gloire, d'en espérer une solide en ravageant la terre et en répandant le sang humain! Mentor montra sur son visage une joie sensible de voir Télémaque si désabusé des victoires et des conquÃÂȘtes, dans un ùge oÃÂč il était si naturel qu'il fût enivré de la gloire qu'il avait acquise. Ensuite Mentor ajouta "Il est vrai que tout ce que vous voyez ici est bon et louable; mais sachez qu'on pourrait faire des choses encore meilleures. Idoménée modÚre ses passions et s'applique à gouverner son peuple avec justice; mais il ne laisse pas de faire encore bien des fautes, qui sont des suites malheureuses de ses fautes anciennes. Quand les hommes veulent quitter le mal, le mal semble encore les poursuivre longtemps; il leur reste de mauvaises habitudes, un naturel affaibli, des erreurs invétérées et des préventions presque incurables. Heureux ceux qui ne se sont jamais égarés ils peuvent faire le bien plus parfaitement. Les dieux, Î Télémaque, vous demanderont plus qu'à Idoménée, parce que vous avez connu la vérité dÚs votre jeunesse et que vous n'avez jamais été livré aux séductions d'une trop grande prospérité. Idoménée - continuait Mentor - est sage et éclairé; mais il s'applique trop au détail et ne médite pas assez le gros de ses affaires pour former des plans. L'habileté d'un roi, qui est au-dessus des autres hommes, ne consiste pas à faire tout par lui-mÃÂȘme c'est une vanité grossiÚre que d'espérer d'en venir à bout ou de vouloir persuader au monde qu'on en est capable. Un roi doit gouverner en choisissant et en conduisant ceux qui gouvernent sous lui; il ne faut pas qu'il fasse le détail, car c'est faire la fonction de ceux qui ont à travailler sous lui il doit seulement s'en faire rendre compte et en savoir assez pour entrer dans ce compte avec discernement. C'est merveilleusement gouverner que de choisir et d'appliquer selon leurs talents les gens qui gouvernent. Le suprÃÂȘme et le parfait gouvernement consiste à gouverner ceux qui gouvernent il faut les observer, les éprouver, les modérer, les corriger, les animer, les élever, les rabaisser, les changer de places, et les tenir toujours dans la main. Vouloir examiner tout par soi-mÃÂȘme, c'est défiance, c'est petitesse, c'est une jalousie pour les détails médiocres qui consument le temps et la liberté d'esprit nécessaires pour les grandes choses. Pour former de grands desseins, il faut avoir l'esprit libre et reposé; il faut penser à son aise, dans un entier dégagement de toutes les expéditions d'affaires épineuses. Un esprit épuisé par le détail est comme la lie du vin, qui n'a plus ni force ni délicatesse. Ceux qui gouvernent par le détail sont toujours déterminés par le présent, sans étendre leurs vues sur un avenir éloigné ils sont toujours entraÃnés par l'affaire du jour oÃÂč ils sont, et, cette affaire étant seule à les occuper, elle les frappe trop, elle rétrécit leur esprit; car on ne juge sainement des affaires que quand on les compare toutes ensemble et qu'on les place toutes dans un certain ordre, afin qu'elles aient de la suite et de la proportion. Manquer à suivre cette rÚgle dans le gouvernement, c'est ressembler à un musicien qui se contenterait de trouver des sons harmonieux et qui ne se mettrait point en peine de les unir et de les accorder pour en composer une musique douce et touchante. C'est ressembler aussi à un architecte qui croit avoir tout fait pourvu qu'il assemble de grandes colonnes et beaucoup de pierres bien taillées, sans penser à l'ordre et à la proportion des ornements de son édifice. Dans le temps qu'il fait un salon, il ne prévoit pas qu'il faudra faire un escalier convenable; quand il travaille au corps du bùtiment, il ne songe ni à la cour, ni au portail. Son ouvrage n'est qu'un assemblage confus de parties magnifiques, qui ne sont point faites les unes pour les autres cet ouvrage, loin de lui faire honneur, est un monument qui éternisera sa honte; car l'ouvrage fait voir que l'ouvrier n'a pas su penser avec assez d'étendue pour concevoir à la fois le dessein général de tout son ouvrage; c'est un caractÚre d'esprit court et subalterne. Quand on est né avec ce génie borné au détail, on n'est propre qu'à exécuter sous autrui. N'en doutez pas, Î mon cher Télémaque, le gouvernement d'un royaume demande une certaine harmonie, comme la musique, et de justes proportions, comme l'architecture. Si vous voulez que je me serve encore de la comparaison de ces arts, je vous ferai entendre combien les hommes qui gouvernent par le détail sont médiocres. Celui qui, dans un concert, ne chante que certaines choses, quoiqu'il les chante parfaitement, n'est qu'un chanteur; celui qui conduit tout le concert et qui en rÚgle à la fois toutes les parties est le seul maÃtre de musique. Tout de mÃÂȘme celui qui taille les colonnes, ou qui élÚve un cÎté d'un bùtiment, n'est qu'un maçon; mais celui qui a pensé tout l'édifice et qui en a toutes les proportions dans sa tÃÂȘte est le seul architecte. Ainsi ceux qui travaillent, qui expédient, qui font le plus d'affaires sont ceux qui gouvernent le moins; ils ne sont que les ouvriers subalternes. Le vrai génie qui conduit l'Etat, est celui qui, ne faisant rien, fait tout faire, qui pense, qui invente, qui pénÚtre dans l'avenir, qui retourne dans le passé; qui arrange, qui proportionne, qui prépare de loin; qui se raidit sans cesse pour lutter contre la fortune, comme un nageur contre le torrent de l'eau; qui est attentif nuit et jour pour ne laisser rien au hasard. Croyez-vous, Télémaque, qu'un grand peintre travaille assidûment depuis le matin jusqu'au soir, pour expédier plus promptement ses ouvrages? Non; cette gÃÂȘne et ce travail servile éteindraient tout le feu de son imagination; il ne travaillerait plus de génie il faut que tout se fasse irréguliÚrement et par saillies, suivant que son goût le mÚne et que son esprit l'excite. Croyez-vous qu'il passe son temps à broyer des couleurs et à préparer des pinceaux? Non, c'est l'occupation de ses élÚves. Il se réserve le soin de penser; il ne songe qu'à faire des traits hardis qui donnent de la noblesse, de la vie et de la passion à ses figures. Il a dans la tÃÂȘte les pensées et les sentiments des héros qu'il veut représenter; il se transporte dans leurs siÚcles et dans toutes les circonstances oÃÂč ils ont été. A cette espÚce d'enthousiasme il faut qu'il joigne une sagesse qui le retienne, que tout soit vrai, correct, et proportionné l'un à l'autre. Croyez-vous, Télémaque, qu'il faille moins d'élévation, de génie et d'effort de pensée pour faire un grand roi que pour faire un bon peintre? Concluez donc que l'occupation d'un roi doit ÃÂȘtre de penser, de former de grands projets et de choisir les hommes propres à les exécuter sous lui." Télémaque lui répondit - Il me semble que je comprends tout ce que vous dites; mais si les choses allaient ainsi, un roi serait souvent trompé, n'entrant point par lui-mÃÂȘme dans le détail. - C'est vous-mÃÂȘme qui vous trompez - repartit Mentor ce qui empÃÂȘche qu'on ne soit trompé, c'est la connaissance générale du gouvernement. Les gens qui n'ont point de principes dans les affaires et qui n'ont point le vrai discernement des esprits vont toujours comme à tùtons; c'est un hasard quand ils ne se trompent pas. Ils ne savent pas mÃÂȘme précisément ce qu'ils cherchent, ni à quoi ils doivent tendre; ils ne savent que se défier, et se défient plutÎt des honnÃÂȘtes gens qui les contredisent que des trompeurs qui les flattent. Au contraire, ceux qui ont des principes pour le gouvernement et qui se connaissent en hommes savent ce qu'ils doivent chercher en eux et les moyens d'y parvenir; ils reconnaissent assez, du moins en gros, si les gens dont ils se servent sont des instruments propres à leurs desseins et s'ils entrent dans leurs vues pour tendre au but qu'ils se proposent. D'ailleurs, comme ils ne se jettent point dans des détails accablants, ils ont l'esprit plus libre pour envisager d'une seule vue le gros de l'ouvrage et pour observer s'il s'avance vers la fin principale. S'ils sont trompés, du moins ils ne le sont guÚre dans l'essentiel. D'ailleurs, ils sont au-dessus des petites jalousies qui marquent un esprit borné et une ùme basse ils comprennent qu'on ne peut éviter d'ÃÂȘtre trompé dans les grandes affaires, puisqu'il faut s'y servir des hommes, qui sont si souvent trompeurs. On perd plus par l'irrésolution oÃÂč jette la défiance qu'on ne perdrait à se laisser un peu tromper. On est trop heureux quand on n'est trompé que dans des choses médiocres; les grandes ne laissent pas de s'acheminer, et c'est la seule chose dont un grand homme doit ÃÂȘtre en peine. Il faut réprimer sévÚrement la tromperie, quand on la découvre; mais il faut compter sur quelque tromperie, si l'on ne veut point ÃÂȘtre véritablement trompé. Un artisan, dans sa boutique, voit tout de ses propres yeux et fait tout de ses propres mains; mais un roi, dans un grand Etat, ne peut tout faire ni tout voir. Il ne doit faire que les choses que nul autre ne peut faire sous lui; il ne doit voir que ce qui entre dans la décision des choses importantes. Enfin Mentor dit à Télémaque - Les dieux vous aiment et vous préparent un rÚgne plein de sagesse. Tout ce que vous voyez ici est fait moins pour la gloire d'Idoménée que pour votre instruction. Tous ces sages établissements que vous admirez dans Salente ne sont que l'ombre de ce que vous ferez un jour à Ithaque, si vous répondez par vos vertus à votre haute destinée. Il est temps que nous songions à partir d'ici; Idoménée tient un vaisseau prÃÂȘt pour notre retour. AussitÎt Télémaque ouvrit son coeur à son ami, mais avec quelque peine, sur un attachement qui lui faisait regretter Salente. "Vous me blùmerez peut-ÃÂȘtre - lui dit-il - de prendre trop facilement des inclinations dans les lieux oÃÂč je passe; mais mon coeur me ferait de continuels reproches, si je vous cachais que j'aime Antiope, fille d'Idoménée. Non, mon cher Mentor, ce n'est point une passion aveugle comme celle dont vous m'avez guéri dans l'Ãle de Calypso j'ai bien reconnu la profondeur de la plaie que l'amour m'avait fait auprÚs d'Eucharis; je ne puis encore prononcer son nom sans ÃÂȘtre troublé; le temps et l'absence n'ont pu l'effacer. Cette expérience funeste m'apprend à me défier de moi-mÃÂȘme. Mais pour Antiope, ce que je sens n'a rien de semblable ce n'est point amour passionné; c'est goût, c'est estime, c'est persuasion que je serais heureux si je passais ma vie avec elle. Si jamais les dieux me rendent mon pÚre et qu'il me permette de choisir une femme, Antiope sera mon épouse. Ce qui me touche en elle, c'est son silence, sa modestie, sa retraite, son travail assidu, son industrie pour les ouvrages de laine et de broderie, son application à conduire toute la maison de son pÚre, depuis que sa mÚre est morte, son mépris des vaines parures, l'oubli et l'ignorance mÃÂȘme qui paraÃt en elle de sa beauté. Quand Idoménée lui ordonne de mener les danses des jeunes Crétoises au son des flûtes, on la prendrait pour la riante Vénus, qui est accompagnée des Grùces. Quand il la mÚne avec lui à la chasse dans les forÃÂȘts, elle paraÃt majestueuse et adroite à tirer de l'arc, comme Diane au milieu de ses nymphes; elle seule ne le sait pas, et tout le monde l'admire. Quand elle entre dans les temples des dieux et qu'elle porte sur sa tÃÂȘte les choses sacrées dans des corbeilles, on croirait qu'elle est elle-mÃÂȘme la divinité qui habite dans les temples. Avec quelle crainte et quelle religion la voyons-nous offrir des sacrifices et détourner la colÚre des dieux, quand il faut expier quelque faute ou détourner quelque funeste présage! Enfin, quand on la voit, avec une troupe de femmes, tenant en sa main une aiguille d'or, on croit que c'est Minerve mÃÂȘme qui a pris sur la terre une forme humaine et qui inspire aux hommes les beaux-arts elle anime les autres à travailler; elle leur adoucit le travail et l'ennui par les charmes de sa voix, lorsqu'elle chante toutes les merveilleuses histoires des dieux, et elle surpasse la plus exquise peinture par la délicatesse de ses broderies. Heureux l'homme qu'un doux hymen unira avec elle! Il n'aura à craindre que de la perdre et de lui, survivre. Je prends ici, mon cher Mentor, les dieux à témoin que je suis tout prÃÂȘt à partir j'aimerai Antiope tant que je vivrai; mais elle ne retardera pas d'un moment mon retour en Ithaque. Si un autre la devait posséder, je passerais le reste de mes jours avec tristesse et amertume; mais enfin je la quitterais. Quoique je sache que l'absence peut me la faire perdre, je ne veux ni lui parler, ni parier à son pÚre de mon amour; car je ne dois en parler qu'à vous seul, jusqu'à ce qu'Ulysse, remonté sur son trÎne, m'ait déclaré qu'il y consent. Vous pouvez reconnaÃtre par là , mon cher Mentor, combien cet attachement est différent de la passion dont vous m'avez vu aveuglé pour Eucharis." Mentor répondit à Télémaque "Je conviens de cette différence. Antiope est douce, simple et sage ses mains ne méprisent point le travail; elle prévoit de loin; elle pourvoit à tout; elle sait se taire et agir de suite sans empressement; elle est à toute heure occupée et ne s'embarrasse jamais, parce qu'elle fait chaque chose à propos le bon ordre de la maison de son pÚre est sa gloire; elle en est plus ornée que de sa beauté. Quoiqu'elle ait soin de tout et qu'elle soit chargée de corriger, de refuser, d'épargner choses qui font haïr presque toutes les femmes, elle s'est rendue aimable à toute la maison c'est qu'on ne trouve en elle ni passion, ni entÃÂȘtement, ni légÚreté, ni humeur, comme dans les autres femmes. D'un seul regard elle se fait entendre, et on craint de lui déplaire; elle donne des ordres précis; elle n'ordonne que ce qu'on peut exécuter; elle reprend avec bonté, et en reprenant elle encourage. Le coeur de son pÚre se repose sur elle, comme un voyageur abattu par les ardeurs du soleil se repose à l'ombre sur l'herbe tendre. Vous avez raison, Télémaque Antiope est un trésor digne d'ÃÂȘtre cherché dans les terres les plus éloignées. Son esprit, non plus que son corps, ne se pare jamais de vains ornements; son imagination, quoique vive, est retenue elle ne parle que pour la nécessité; et, si elle ouvre la bouche, la douce persuasion et les grùces naïves coulent de ses lÚvres. DÚs qu'elle parle, tout le monde se tait, et elle en rougit peu s'en faut qu'elle ne supprime ce qu'elle a voulu dire, quand elle aperçoit qu'on l'écoute si attentivement. A peine l'avons-nous entendue parler. Vous souvenez-vous, Î Télémaque, d'un jour que son pÚre la fit venir? Elle parut, les yeux baissés, couverte d'un grand voile, et elle ne parla que pour modérer la colÚre d'Idoménée, qui voulait faire punir rigoureusement un de ses esclaves d'abord elle entra dans sa peine; puis elle le calma; enfin elle lui fit entendre ce qui pouvait excuser ce malheureux; et, sans faire sentir au roi qu'il s'était trop emporté, elle lui inspira des sentiments de justice et de compassion. Thétis, quand elle flatte le vieux Nérée, n'apaise pas avec plus de douceur les flots irrités. Ainsi Antiope, sans prendre aucune autorité et sans se prévaloir de ses charmes, maniera un jour le coeur de son époux, comme elle touche maintenant sa lyre, quand elle en veut tirer les plus tendres accords. Encore une fois, Télémaque, votre amour pour elle est juste; les dieux vous la destinent vous l'aimez d'un amour raisonnable; il faut attendre qu'Ulysse vous la donne. Je vous loue de n'avoir point voulu lui découvrir vos sentiments mais sachez que, si vous eussiez pris quelque détour pour lui apprendre vos desseins, elle les aurait rejetés et aurait cessé de vous estimer. Elle ne se promettra jamais à personne elle se laissera donner par son pÚre; elle ne prendra jamais pour époux qu'un homme qui craigne les dieux et qui remplisse toutes les bienséances. Avez-vous observé, comme moi, qu'elle se montre encore moins et qu'elle baisse plus les yeux depuis votre retour? Elle sait tout ce qui vous est arrivé d'heureux dans la guerre; elle n'ignore ni votre naissance, ni vos aventures, ni tout ce que les dieux ont mis en vous c'est ce qui la rend si modeste et si réservée. Allons, Télémaque, allons vers Ithaque; il ne me reste plus qu'à vous faire trouver votre pÚre et qu'à vous mettre en état d'obtenir une femme digne de l'ùge d'or fût-elle bergÚre dans la froide Algide, au lieu qu'elle est fille du roi de Salente, vous seriez trop heureux de la posséder." Idoménée, qui craignait le départ de Télémaque et de Mentor, ne songeait qu'à le retarder; il représenta à Mentor qu'il ne pouvait régler sans lui un différend qui s'était élevé entre Diophane, prÃÂȘtre de Jupiter Conservateur, et Héliodore, prÃÂȘtre d'Apollon, sur les présages qu'on tire du vol des oiseaux et des entrailles des victimes. -Pourquoi - lui répondit Mentor - vous mÃÂȘleriez-vous des choses sacrées? Laissez-en la décision aux Etruriens, qui ont la tradition des plus anciens oracles et qui sont inspirés pour ÃÂȘtre les interprÚtes des dieux employez seulement votre autorité à étouffer ces disputes dÚs leur naissance. Ne montrez ni partialité, ni prévention; contentez-vous d'appuyer la décision quand elle sera faite souvenez-vous qu'un roi doit ÃÂȘtre soumis à la religion et qu'il ne doit jamais entreprendre de la régler. La religion vient des dieux, elle est au-dessus des rois. Si les rois se mÃÂȘlent de la religion, au lieu de la protéger, ils la mettront en servitude. Les rois sont si puissants, et les autres hommes sont si faibles, que tout sera en péril d'ÃÂȘtre altéré au gré des rois, si on les fait entrer dans les questions qui regardent les choses sacrées. Laissez donc en pleine liberté la décision aux amis des dieux, et bornez-vous à réprimer ceux qui n'obéiraient pas à leur jugement quand il aura été prononcé. Ensuite Idoménée se plaignit de l'embarras oÃÂč il était sur un grand nombre de procÚs entre divers particuliers, qu'on le pressait de juger. - Décidez - lui répondait Mentor - toutes les questions nouvelles qui vont à établir des maximes générales de jurisprudence et à interpréter les lois; mais ne vous chargez jamais de juger les causes particuliÚres. Elles viendraient toutes en foule vous assiéger vous seriez l'unique juge de tout votre peuple; tous les autres juges qui sont sous vous deviendraient inutiles; vous seriez accablé, et les petites affaires vous déroberaient aux grandes, sans que vous puissiez suffire à régler le détail des petites. Gardez-vous donc bien de vous jeter dans cet embarras; renvoyez les affaires des particuliers aux juges ordinaires; ne faites que ce que nul autre ne peut faire pour vous soulager vous ferez alors les véritables fonctions de roi. - On me presse encore - disait Idoménée - de faire certains mariages. Les personnes d'une naissance distinguée qui m'ont suivi dans toutes les guerres et qui ont perdu de trÚs grands biens en me servant voudraient trouver une espÚce de récompense en épousant certaines filles riches je n'ai qu'un mot à dire pour leur procurer ces établissements. - Il est vrai - répondait Mentor - qu'il ne vous en coûterait qu'un mot; mais ce mot lui-mÃÂȘme vous coûterait trop cher. Voudriez-vous Îter aux pÚres et aux mÚres la liberté et la consolation de choisir leurs gendres, et par conséquent leurs héritiers? Ce serait mettre toutes les familles dans le plus rigoureux esclavage vous vous rendriez responsable de tous les malheurs domestiques de vos citoyens. Les mariages ont assez d'épines, sans leur donner encore cette amertume. Si vous avez des serviteurs fidÚles à récompensez, donnez-leur des terres incultes; ajoutez-y des rangs et des honneurs proportionnés à leur condition et à leurs services; ajoutez-y, s'il le faut, quelque argent pris par vos épargnes sur les fonds destinés à votre dépense; mais ne payez jamais vos dettes en sacrifiant les filles riches malgré leur parenté. Idoménée passa bientÎt de cette question à une autre. - Les Sybarites - disait-il - se plaignent de ce que nous avons usurpé des terres qui leur appartiennent et de ce que nous les avons données, comme des champs à défricher, aux étrangers que nous avons attirés depuis peu ici. Céderai-je à ces peuples? Si je le fais, chacun croira qu'il n'a qu'à former des prétentions sur nous. - Il n'est pas juste - répondit Mentor - de croire les Sybarites dans leur propre cause; mais il n'est pas juste aussi de vous croire dans la vÎtre. - Qui croirons-nous donc? repartit Idoménée. - Il ne faut croire - poursuivit Mentor - aucune des deux parties; mais il faut prendre pour arbitre un peuple voisin qui ne soit suspect d'aucun cÎté tels sont les Sipontins; ils n'ont aucun intérÃÂȘt contraire aux vÎtres. - Mais suis-je obligé - répondit Idoménée - à croire quelque arbitre? Ne suis-je pas roi? Un souverain est-il obligé à se soumettre à des étrangers sur l'étendue de sa domination? Mentor reprit ainsi le discours - Puisque vous voulez tenir ferme, il faut que vous jugiez que votre droit est bon; d'un autre cÎté, les Sybarites ne relùchent rien ils soutiennent que leur droit est certain. Dans cette opposition de sentiments, il faut qu'un arbitre, choisi par les parties, vous accommode, ou que le sort des armes décide il n'y a point de milieu. Si vous entriez dans une république oÃÂč il n'y eût ni magistrats, ni juges, et oÃÂč chaque famille se crût en droit de se faire justice à elle-mÃÂȘme, par violence, sur toutes ses prétentions contre ses voisins, vous déploreriez le malheur d'une telle nation et vous auriez horreur de cet affreux désordre, oÃÂč toutes les familles s'armeraient les unes contre les autres croyez-vous que les dieux regardent avec moins d'horreur le monde entier, qui est la république universelle, si chaque peuple, qui n'est que comme une grande famille, se croit en plein droit de se faire, par violence, justice à soi-mÃÂȘme, sur toutes ses prétentions, contre les autres peuples voisins? Un particulier qui possÚde un champ, comme l'héritage de ses ancÃÂȘtres, ne peut s'y maintenir que par l'autorité des lois et par le jugement du magistrat; il serait trÚs sévÚrement puni comme un séditieux, s'il voulait conserver par la force ce que la justice lui a donné croyez-vous que les rois puissent employer d'abord la violence pour soutenir leurs prétentions, sans avoir tenté toutes les voies de douceur et d'humanité? La justice n'est-elle pas encore plus sacrée et plus inviolable pour les rois par rapport à des pays entiers que pour les familles, par rapport à quelques champs labourés? Sera-t-on injuste et ravisseur quand on ne prend que quelques arpents de terre? Sera-t-on juste, sera-t-on héros, quand on prend des provinces? Si on se prévient, si on se flatte, si on s'aveugle dans les petits intérÃÂȘts des particuliers, ne doit-on pas encore plus craindre de se flatter et de s'aveugler sur les grands intérÃÂȘts d'Etat? Se croira-t-on soi-mÃÂȘme dans une matiÚre oÃÂč l'on a tant de raisons de se défier de soi? Ne craindra-t-on point de se tromper, dans des cas oÃÂč l'erreur d'un seul homme a des conséquences affreuses? L'erreur d'un roi qui se flatte sur ses prétentions cause souvent des ravages, des famines, des massacres, des pestes, des dépravations de moeurs, dont les effets funestes s'étendent jusque dans les siÚcles les plus reculés. Un roi, qui assemble toujours tant de flatteurs autour de lui, ne craindra-t-il point d'ÃÂȘtre flatté en ces occasions? S'il convient de quelque arbitre pour terminer le différend, il montre son équité, sa bonne foi, sa modération. Il publie les solides raisons sur lesquelles sa cause est fondée. L'arbitre choisi est un médiateur amiable, et non un juge de rigueur. On ne se soumet pas aveuglément à ses décisions; mais on a pour lui une grande déférence. Il ne prononce pas une sentence en juge souverain; mais il fait des propositions, et on sacrifie quelque chose, par ses conseils, pour conserver la paix. Si la guerre vient, malgré tous les soins qu'un roi prend pour conserver la paix, il a du moins alors pour lui le témoignage de sa conscience, l'estime de ses voisins, et la juste protection des dieux. Idoménée, touché de ce discours, consentit que les Sipontins fussent médiateurs entre lui et les Sybarites. Alors le roi, voyant que tous les moyens de retenir les deux étrangers lui échappaient, essaya de les arrÃÂȘter par un lien plus fort. Il avait remarqué que Télémaque aimait Antiope et il espéra de le prendre par cette passion. Dans cette vue, il la fit chanter plusieurs fois pendant des festins. Elle le fit pour ne désobéir pas à son pÚre, mais avec tant de modestie et de tristesse, qu'on voyait bien la peine qu'elle souffrait en obéissant. Idoménée alla jusqu'à vouloir qu'elle chantùt la victoire remportée sur les Dauniens et sur Adraste mais elle ne put se résoudre à chanter les louanges de Télémaque; elle s'en défendit avec respect, et son pÚre n'osa la contraindre. Sa voix douce et touchante pénétrait le coeur du jeune fils d'Ulysse il était tout ému. Idoménée, qui avait les yeux attachés sur lui, jouissait du plaisir de remarquer son trouble. Mais Télémaque ne faisait pas semblant d'apercevoir les desseins du roi; il ne pouvait s'empÃÂȘcher, en ces occasions, d'ÃÂȘtre fort touché, mais la raison était en lui au-dessus du sentiment, et ce n'était plus ce mÃÂȘme Télémaque qu'une passion tyrannique avait autrefois captivé dans l'Ãle de Calypso. Pendant qu'Antiope chantait, il gardait un profond silence; dÚs qu'elle avait fini, il se hùtait de tourner la conversation sur quelque autre matiÚre. Le roi, ne pouvant par cette voie réussir dans son dessein, prit enfin la résolution de faire une grande chasse, dont il voulut, contre la coutume, donner le plaisir à sa fille. Antiope pleura, ne voulant point y aller, mais il fallut exécuter l'ordre absolu de son pÚre. Elle monte un cheval écumant, fougueux, et semblable à ceux que Castor domptait pour les combats elle le conduit sans peine. Une troupe de jeunes filles la suit avec ardeur; elle paraÃt au milieu d'elles comme Diane dans les forÃÂȘts. Le roi la voit, et il ne peut se lasser de la voir; en la voyant, il oublie tous ses malheurs passés. Télémaque la voit aussi, et il est encore plus touché de la modestie d'Antiope que de son adresse et de toutes ses grùces. Les chiens poursuivaient un sanglier d'une grandeur énorme et furieux comme celui de Calydon ses longues soies étaient dures et hérissées comme des dards; ses yeux étincelants étaient pleins de sang et de feu; son souffle se faisait entendre de loin, comme le bruit sourd des vents séditieux, quand Eole les rappelle dans son antre pour apaiser les tempÃÂȘtes; ses défenses, longues et crochues comme la faux tranchante des moissonneurs, coupaient le tronc des arbres. Tous les chiens qui osaient en approcher étaient déchirés; les plus hardis chasseurs, en le poursuivant, craignaient de l'atteindre. Antiope, légÚre à la course comme les vents, ne craignit point de l'attaquer de prÚs elle lui lance un trait qui le perce au-dessus de l'épaule. Le sang de l'animal farouche ruisselle et le rend plus furieux; il se tourne vers celle qui l'a blessé. AussitÎt le cheval d'Antiope, malgré sa fierté, frémit et recule; le sanglier monstrueux s'élance contre lui, semblable aux pesantes machines qui ébranlent les murailles des plus fortes villes. Le coursier chancelle et est abattu Antiope se voit par terre, hors d'état d'éviter le coup fatal de la défense du sanglier animé contre elle. Mais Télémaque, attentif au danger d'Antiope, était déjà descendu de cheval. Plus prompt que les éclairs, il se jette entre le cheval abattu et le sanglier qui revient pour venger son sang; il tient dans ses mains un long dard et l'enfonce presque tout entier dans le flanc de l'horrible animal, qui tombe plein de rage. A l'instant Télémaque en coupe la hure, qui fait encore peur quand on la voit de prÚs et qui étonne tous les chasseurs. Il la présente à Antiope elle en rougit; elle consulte des yeux son pÚre, qui, aprÚs avoir été saisi de frayeur, est transporté de joie de la voir hors du péril et lui fait signe qu'elle doit accepter ce don. En le prenant, elle dit à Télémaque - Je reçois de vous avec reconnaissance un autre don plus grand, car je vous dois la vie. A peine eut-elle parlé, qu'elle craignit d'avoir trop dit; elle baissa les yeux, et Télémaque, qui vit son embarras, n'osa lui dire que ces paroles - Heureux le fils d'Ulysse d'avoir conservé une vie si précieuse! Mais plus heureux encore s'il pouvait passer la sienne auprÚs de vous! Antiope, sans lui répondre, rentra brusquement dans la troupe de ses jeunes compagnes, oÃÂč elle remonta à cheval. Idoménée aurait, dÚs ce moment, promis sa fille à Télémaque; mais il espéra d'enflammer davantage sa passion en le laissant dans l'incertitude et crut mÃÂȘme le retenir encore à Salente par le désir d'assurer son mariage. Idoménée raisonnait ainsi en lui-mÃÂȘme; mais les dieux se jouent de la sagesse des hommes. Ce qui devait retenir Télémaque fut précisément ce qui le pressa de partir ce qu'il commençait à sentir le mit dans une juste défiance de lui-mÃÂȘme. Mentor redoubla ses soins pour lui inspirer un désir impatient de s'en retourner à Ithaque, et il pressa en mÃÂȘme temps Idoménée de le laisser partir le vaisseau était déjà prÃÂȘt. Car Mentor, qui réglait tous les moments de la vie de Télémaque pour l'élever à la plus haute gloire, ne l'arrÃÂȘtait en chaque lieu qu'autant qu'il le fallait pour exercer sa vertu et pour lui faire acquérir de l'expérience. Mentor avait eu soin de faire préparer le vaisseau dÚs l'arrivée de Télémaque. Mais Idoménée, qui avait eu beaucoup de répugnance à le voir préparer, tomba dans une tristesse mortelle et dans une désolation à faire pitié, lorsqu'il vit que ses deux hÎtes, dont il avait tiré tant de secours, allaient l'abandonner. Il se renfermait dans les lieux les plus secrets de sa maison là il soulageait son coeur en poussant des gémissements et en versant des larmes. Il oubliait le besoin de se nourrir; le sommeil n'adoucissait plus ses cuisantes peines; il se desséchait, il se consumait par ses inquiétudes, semblable à un grand arbre qui couvre la terre de l'ombre de ses rameaux épais et dont un ver commence à ronger la tige dans les canaux déliés oÃÂč la sÚve coule pour sa nourriture; cet arbre, que les vents n'ont jamais ébranlé, que la terre féconde se plaÃt à nourrir dans son sein et que la hache du laboureur a toujours respecté, ne laisse pas de languir sans qu'on puisse découvrir la cause de son mal; il se flétrit, il se dépouille de ses feuilles, qui sont sa gloire; il ne montre plus qu'un tronc couvert d'une écorce entrouverte et des branches sÚches tel parut Idoménée dans sa douleur. Télémaque attendri n'osait lui parler il craignait le jour du départ; il cherchait des prétextes pour le retarder, et il serait demeuré longtemps dans cette incertitude, si Mentor ne lui eût dit - Je suis bien aise de vous voir si changé. Vous étiez né dur et hautain; votre coeur ne se laissait toucher que de vos commodités et de vos intérÃÂȘts; mais vous ÃÂȘtes enfin devenu homme, et vous commencez, par l'expérience de vos maux, à compatir à ceux des autres. Sans cette compassion, on n'a ni bonté, ni vertu, ni capacité pour gouverner les hommes. Mais il ne faut pas la pousser trop loin, ni tomber dans une amitié faible. Je parlerais volontiers à Idoménée pour le faire consentir à notre départ et je vous épargnerais l'embarras d'une conversation si fùcheuse; mais je ne veux point que la mauvaise honte et la timidité dominent votre coeur. Il faut que vous vous accoutumiez à mÃÂȘler le courage et la fermeté avec une amitié tendre et sensible. Il faut craindre d'affliger les hommes sans nécessité; il faut entrer dans leur peine, quand on ne peut éviter de leur en faire, et adoucir le plus qu'on peut le coup qu'il est impossible de leur épargner entiÚrement. - C'est pour chercher cet adoucissement - répondit Télémaque - que j'aimerais mieux qu'Idoménée apprÃt notre départ par vous que par moi. Mentor lui dit aussitÎt - Vous vous trompez, mon cher Télémaque vous ÃÂȘtes né comme les enfants des rois nourris dans la pourpre, qui veulent que tout se fasse à leur mode et que toute la nature obéisse à leurs volontés, mais qui n'ont la force de résister à personne en face. Ce n'est pas qu'ils se soucient des hommes, ni qu'ils craignent par bonté de les affliger; mais c'est que, pour leur propre commodité, ils ne veulent point voir autour d'eux des visages tristes et mécontents. Les peines et les misÚres des hommes ne les touchent point, pourvu qu'elles ne soient pas sous leurs yeux; s'ils en entendent parler, ce discours les importune et les attriste. Pour leur plaire, il faut toujours dire que tout va bien. Pendant qu'ils sont dans leurs plaisirs, ils ne veulent rien voir ni entendre qui puisse interrompre leurs joies. Faut-il reprendre, corriger, détromper quelqu'un, résister aux prétentions et aux passions injustes d'un homme importun, ils en donneront toujours la commission à quelque autre personne plutÎt que de parler eux-mÃÂȘmes avec une douce fermeté dans ces occasions, ils se laisseraient plutÎt arracher les grùces les plus injustes; ils gùteraient leurs affaires les plus importantes, faute de savoir décider contre le sentiment de ceux auxquels ils ont affaire tous les jours. Cette faiblesse qu'on sent en eux fait que chacun ne songe qu'à s'en prévaloir on les presse, on les importune, on les accable, et on réussit en les accablant. D'abord on les flatte et on les encense pour s'insinuer; mais, dÚs qu'on est dans leur confiance et qu'on est auprÚs d'eux dans des emplois de quelque autorité, on les mÚne loin, on leur impose le joug ils en gémissent, ils veulent souvent le secouer; mais ils le portent toute leur vie. Ils sont jaloux de ne paraÃtre point gouvernés, et ils le sont toujours ils ne peuvent mÃÂȘme se passer de l'ÃÂȘtre; car ils sont semblables à ces faibles tiges de vigne, qui, n'ayant par elles-mÃÂȘmes aucun soutien, rampent toujours autour du tronc de quelque grand arbre. Je ne souffrirai point, Î Télémaque, que vous tombiez dans ce défaut, qui rend un homme imbécile pour le gouvernement. Vous qui ÃÂȘtes tendre jusqu'à n'oser parler à Idoménée, vous ne serez plus touché de ses peines dÚs que vous serez sorti de Salente; ce n'est point sa douleur qui vous attendrit, c'est sa présence qui vous embarrasse. Allez parler vous-mÃÂȘme a Idoménée; apprenez en cette occasion à ÃÂȘtre tendre et ferme tout ensemble montrez-lui votre douleur de le quitter; mais montrez-lui aussi d'un ton décisif la nécessité de notre départ. Télémaque n'osait ni résister à Mentor, ni aller trouver Idoménée; il était honteux de sa crainte, et n'avait pas le courage de la surmonter il hésitait; il faisait deux pas, et revenait incontinent pour alléguer à Mentor quelque nouvelle raison de différer. Mais le seul regard de Mentor lui Îtait la parole et faisait disparaÃtre tous ses beaux prétextes. - Est-ce donc là - disait Mentor en souriant - ce vainqueur des Dauniens, ce libérateur de la grande Hespérie, ce fils du sage Ulysse, qui doit ÃÂȘtre aprÚs lui l'oracle de la GrÚce? Il n'ose dire à Idoménée qu'il ne peut plus retarder son retour dans sa patrie pour revoir son pÚre! O peuples d'Ithaque, combien serez-vous malheureux un jour, si vous avez un roi que la mauvaise honte domine et qui sacrifie les plus grands intérÃÂȘts à ses faiblesses sur les plus petites! Voyez, Télémaque, quelle différence il y a entre la valeur dans les combats et le courage dans les affaires vous n'avez point craint les armes d'Adraste, et vous craignez la tristesse d'Idoménée. Voilà ce qui déshonore les princes qui ont fait les plus grandes actions aprÚs avoir paru des héros dans la guerre, ils se montrent les derniers des hommes dans les occasions communes, oÃÂč d'autres se soutiennent avec vigueur. Télémaque, sentant la vérité de ces paroles et piqué de ce reproche, partit brusquement sans s'écouter lui-mÃÂȘme. Mais à peine commença-t-il à paraÃtre dans le lieu oÃÂč Idoménée était assis, les yeux baissés, languissant et abattu de tristesse, qu'ils se craignirent l'un l'autre. Ils n'osaient se regarder; ils s'entendaient sans se rien dire, et chacun craignait que l'autre ne rompÃt le silence ils se mirent tous deux à pleurer. Enfin Idoménée, pressé d'un excÚs de douleur, s'écria - A quoi sert de chercher la vertu, si elle récompense si mal ceux qui l'aiment? AprÚs m'avoir montré ma faiblesse, on m'abandonne! Hé bien! je vais retomber dans tous mes malheurs qu'on ne me parle plus de bien gouverner; non, je ne puis le faire je suis las des hommes. OÃÂč voulez-vous aller, Télémaque? Votre pÚre n'est plus vous le cherchez inutilement. Ithaque est en proie à vos ennemis; ils vous feront périr, si vous y retournez. Quelqu'un d'entre eux aura épousé votre mÚre. Demeurez ici vous serez mon gendre et mon héritier; vous régnerez aprÚs moi. Pendant ma vie mÃÂȘme, vous aurez ici un pouvoir absolu; ma confiance en vous sera sans bornes. Que si vous ÃÂȘtes insensible à tous ces avantages, du moins laissez-moi Mentor, qui est toute ma ressource. Parlez; répondez-moi; n'endurcissez pas votre coeur ayez pitié du plus malheureux de tous les hommes. Quoi! vous ne dites rien? Ah! je comprends combien les dieux me sont cruels; je le sens encore plus rigoureusement qu'en CrÚte, lorsque je perçai mon propre fils. Enfin Télémaque lui répondit d'une voix troublée et timide - Je ne suis point à moi; les destinées me rappellent dans ma patrie. Mentor, qui a la sagesse des dieux, m'ordonne en leur nom de partir. Que voulez-vous que je fasse? Renoncerai-je à mon pÚre, à ma mÚre, à ma patrie, qui me doit ÃÂȘtre encore plus chÚre qu'eux? Etant né pour ÃÂȘtre roi, je ne suis pas destiné à une vie douce et tranquille, ni à suivre mes inclinations. Votre royaume est plus riche et plus puissant que celui de mon pÚre mais je dois préférer ce que les dieux me destinent à ce que vous avez la bonté de m'offrir. Je me croirais heureux, si j'avais Antiope pour épouse, sans espérance de votre royaume; mais, pour m'en rendre digne, il faut que j'aille oÃÂč mes devoirs m'appellent et que ce soit mon pÚre qui vous la demande pour moi. Ne m'avez-vous pas promis de me renvoyer à Ithaque? N'est-ce pas sur cette promesse que j'ai combattu pour vous contre Adraste avec les alliés? Il est temps que je songe à réparer m es malheurs domestiques. Les dieux, qui m'ont donné à Mentor, ont aussi donné Mentor au fils d'Ulysse pour lui faire remplir ses destinées. Voulez-vous que je perde Mentor, aprÚs avoir perdu tout le reste? Je n'ai plus ni biens, ni retraite, ni pÚre, ni mÚre, ni patrie assurée; il ne me reste qu'un homme sage et vertueux, qui est le plus précieux don de Jupiter jugez vous-mÃÂȘme si je puis y renoncer et consentir qu'il m'abandonne. Non, je mourrais plutÎt. Arrachez-moi la vie; la vie n'est rien mais ne m'arrachez pas Mentor. A mesure que Télémaque parlait, sa voix devenait plus forte et sa timidité disparaissait. Idoménée ne savait que répondre et ne pouvait demeurer d'accord de ce que le fils d'Ulysse lui disait. Lorsqu'il ne pouvait plus parler, du moins il tùchait, par ses regards et par ses gestes, de faire pitié. Dans ce moment, il vit paraÃtre Mentor, qui lui dit ces graves paroles - Ne vous affligez point nous vous quittons; mais la sagesse qui préside aux conseils des dieux demeurera sur vous; croyez seulement que vous ÃÂȘtes trop heureux que Jupiter nous ait envoyés ici pour sauver votre royaume et pour vous ramener de vos égarements. PhiloclÚs, que nous vous avons rendu, vous servira fidÚlement la crainte des dieux, le goût de la vertu, l'amour des peuples, la compassion pour les misérables seront toujours dans son coeur. Ecoutez-le, servez-vous de lui avec confiance et sans jalousie. Le plus grand service que vous puissiez en tirer est de l'obliger à vous dire tous vos défauts sans adoucissement. Voilà en quoi consiste le plus grand courage d'un bon roi, que de chercher de vrais amis qui lui fassent remarquer ses fautes. Pourvu que vous ayez ce courage, notre absence ne vous nuira point et vous vivrez heureux mais si la flatterie, qui se glisse comme un serpent, retrouve un chemin jusqu'à votre coeur, pour vous mettre en défiance contre les conseils désintéressés, vous ÃÂȘtes perdu. Ne vous laissez point abattre mollement à la douleur, mais efforcez-vous de suivre la vertu. J'ai dit à PhiloclÚs tout ce qu'il doit faire pour vous soulager et pour n'abuser jamais de votre confiance; je puis vous répondre de lui les dieux vous l'ont donné comme ils m'ont donné à Télémaque. Chacun doit suivre courageusement sa destinée; il est inutile de s'affliger. Si jamais vous aviez besoin de mon secours, aprÚs que j'aurai rendu Télémaque à son pÚre et à son pays, je reviendrais vous voir. Que pourrais-je faire qui me donnùt un plaisir plus sensible? Je ne cherche ni biens ni autorité sur la terre; je ne veux qu'aider ceux qui cherchent la justice et la vertu. Pourrais-je oublier jamais la confiance et l'amitié que vous m'avez témoignée? A ces mots, Idoménée fut tout à coup changé; il sentit son coeur apaisé, comme Neptune de son trident apaise les flots en courroux et les plus noires tempÃÂȘtes il restait seulement en lui une douleur douce et paisible; c'était plutÎt une tristesse et un sentiment tendre qu'une vive douleur. Le courage, la confiance, la vertu, l'espérance du secours des dieux commencÚrent à renaÃtre au-dedans de lui. - Hé bien! - dit-il - mon cher Mentor, il faut donc tout perdre, et ne se point décourager' Du moins souvenez-vous d'Idoménée. Quand vous serez arrivés à Ithaque, oÃÂč votre sagesse vous comblera de prospérités, n'oubliez pas que Salente fut votre ouvrage et que vous y avez laissé un roi malheureux, qui n'espÚre qu'en vous. Allez, digne fils d'Ulysse, je ne vous retiens plus; je n'ai garde de résister aux dieux, qui m'avaient prÃÂȘté un si grand trésor. Allez aussi, Mentor, le plus grand et le plus sage de tous les hommes si toutefois l'humanité peut faire ce que j'ai vu en vous, et si vous n'ÃÂȘtes point une divinité sous une forme empruntée pour instruire les hommes faibles et ignorants, allez conduire le fils d'Ulysse, plus heureux de vous avoir que d'ÃÂȘtre le vainqueur d'Adraste. Allez tous deux je n'ose plus parler, pardonnez mes soupirs. Allez, vivez, soyez heureux ensemble; il ne me reste plus rien au monde que le souvenir de vous avoir possédés ici. O beaux jours, trop heureux jours, jours dont je n'ai pas assez connu le prix, jours trop rapidement écoulés, vous ne reviendrez jamais! Jamais mes yeux ne verront ce qu'ils voient! Mentor prit ce moment pour le départ; il embrassa PhiloclÚs, qui l'arrosa de ses larmes sans pouvoir parler. Télémaque voulut prendre Mentor par la main pour la tirer de celle d'Idoménée; mais Idoménée, prenant le chemin du port, se mit entre Mentor et Télémaque il les regardait; il gémissait; il commençait des paroles entrecoupées, et n'en pouvait achever aucune. Cependant on entend des cris confus sur le rivage couvert de matelots on tend les cordages le vent favorable se lÚve. Télémaque et Mentor, les larmes aux yeux, prennent congé du roi, qui les tient longtemps serrés entre ses bras et qui les suit des yeux aussi loin qu'il le peut. Dix-huitiÚme livre Sommaire de l'édition dite de Versailles 1824 - Pendant la navigation, Télémaque s'entretient avec Mentor sur les principes d'un sage gouvernement, et en particulier sur les moyens de connaÃtre les hommes, pour les chercher et les employer selon leurs talents. Pendant cet entretien, le calme de la mer les oblige à relùcher dans une Ãle oÃÂč Ulysse venait d'aborder Télémaque le rencontre et lui parle sans le reconnaÃtre; mais aprÚs l'avoir vu s'embarquer, il ressent un trouble secret dont il ne peut concevoir la cause. Mentor la lui explique, et l'assure qu'il rejoindra bientÎt son pÚre; puis il éprouve encore sa patience en retardant son départ, pour faire un sacrifice à Minerve. Enfin la déesse elle-mÃÂȘme, cachée sous la figure de Mentor, reprend sa forme et se fait connaÃtre. Elle donne à Télémaque ses derniÚres instructions et disparaÃt. Alors Télémaque se hùte de partir, et arrive à Ithaque, oÃÂč il retrouve son pÚre chez le fidÚle Eumée. Cependant les voiles s'enflent, on lÚve les ancres; la terre semble s'enfuir. Le pilote expérimenté aperçoit déjà de loin la montagne de Leucate, dont la tÃÂȘte se cache dans un tourbillon de frimas glacés, et les monts Acrocérauniens, qui montrent encore un front orgueilleux au ciel, aprÚs avoir été si souvent écrasés par la foudre. Pendant cette navigation, Télémaque disait à Mentor - Je crois maintenant concevoir les maximes de gouvernement que vous m'avez expliquées. D'abord elles me paraissaient comme un songe; mais peu à peu elles se démÃÂȘlent dans mon esprit et s'y présentent clairement, comme tous les objets paraissent sombres et en confusion, le matin, aux premiÚres lueurs de l'aurore; mais ensuite ils semblent sortir comme d'un chaos, quand la lumiÚre, qui croÃt insensiblement, leur rend, pour ainsi dire, leurs figures et leurs couleurs naturelles. Je suis trÚs persuadé que le point essentiel du gouvernement est de bien discerner les différents caractÚres d'esprits, pour les choisir et pour les appliquer selon leurs talents mais il me reste à savoir comment on peut se connaÃtre en hommes. Alors Mentor lui répondit "Il faut étudier les hommes pour les connaÃtre; et, pour les connaÃtre, il en faut voir souvent et traiter avec eux. Les rois doivent converser avec leurs sujets, les faire parler, les consulter, les éprouver par de petits emplois dont ils leur fassent rendre compte, pour voir s'ils sont capables de plus hautes fonctions. Comment est-ce, mon cher Télémaque, que vous avez appris, à Ithaque, à vous connaÃtre en statues? C'est à force d'en voir et de remarquer leurs défauts et leurs perfections avec des gens expérimentés. Tout de mÃÂȘme, parlez souvent des bonnes et des mauvaises qualités des hommes avec d'autres hommes sages et vertueux, qui aient longtemps étudié leurs caractÚres vous apprendrez insensiblement comment ils sont faits et ce qu'il est permis d'en attendre. Qu'est-ce qui vous a appris à connaÃtre les bons et les mauvais poÚtes? C'est la fréquente lecture et la réflexion avec des gens qui avaient le goût de la poésie. Qu'est-ce qui vous a acquis du discernement sur la musique? C'est la mÃÂȘme application à observer les divers musiciens. Comment peut-on espérer de bien gouverner les hommes, si on ne les connaÃt pas? Et comment les connaÃtra-t-on, si on ne vit jamais avec eux! Ce n'est pas vivre avec eux que de les voir tous en public, oÃÂč l'on ne dit de part et d'autre que des choses indifférentes et préparées avec art il est question de les voir en particulier, de tirer du fond de leurs coeurs toutes les ressources secrÚtes qui y sont, de les tùter de tous cÎtés, de les sonder pour découvrir leurs maximes. Mais pour bien juger des hommes, il faut commencer par savoir ce qu'ils doivent ÃÂȘtre; il faut savoir ce que c'est que le vrai et solide mérite, pour discerner ceux qui en ont d'avec ceux qui n'en ont pas. On ne cesse de parler de vertu et de mérite, sans savoir ce que c'est précisément que le mérite et la vertu. Ce ne sont que de beaux noms, que des termes vagues, pour la plupart des hommes, qui se font honneur d'en parler à toute heure. Il faut avoir des principes certains de justice, de raison, de vertu, pour connaÃtre ceux qui sont raisonnables et vertueux. Il faut savoir les maximes d'un bon et sage gouvernement, pour connaÃtre les hommes qui ont ces maximes et ceux qui s'en éloignent par une fausse subtilité. En un mot, pour mesurer plusieurs corps, il faut avoir une mesure fixe pour juger, il faut tout de mÃÂȘme avoir des principes constants auxquels tous nos jugements se réduisent. Il faut savoir précisément quel est le but de la vie humaine et quelle fin on doit se proposer en gouvernant les hommes. Ce but unique et essentiel est de ne vouloir jamais l'autorité et la grandeur pour soi; car cette recherche ambitieuse n'irait qu'à satisfaire un orgueil tyrannique mais on doit se sacrifier, dans les peines infinies du gouvernement, pour rendre les hommes bons et heureux. Autrement on marche à tùtons et au hasard pendant toute la vie on va comme un navire en pleine mer, qui n'a point de pilote, qui ne consulte point les astres, et à qui toutes les cÎtes voisines sont inconnues; il ne peut faire que naufrage. Souvent les princes, faute de savoir en quoi consiste la vraie vertu, ne savent point ce qu'ils doivent chercher dans les hommes. La vraie vertu a pour eux quelque chose d'ùpre; elle leur paraÃt trop austÚre et indépendante; elle les effraie et les aigrit; ils se tournent vers la flatterie. DÚs lors ils ne peuvent plus trouver ni de sincérité ni de vertu; dÚs lors ils courent aprÚs un vain fantÎme de fausse gloire qui les rend indignes de la véritable. Ils s'accoutument bientÎt à croire qu'il n'y a point de vraie vertu sur la terre; car les bons connaissent bien les méchants, mais les méchants ne connaissent point les bons, et ne peuvent pas croire qu'il y en ait. De tels princes ne savent que se défier de tout le monde également ils se cachent, ils se renferment, ils sont jaloux sur les moindres choses; ils craignent les hommes et se font craindre d'eux. Ils fuient la lumiÚre, ils n'osent paraÃtre dans leur naturel. Quoiqu'ils ne veuillent point ÃÂȘtre connus, ils ne laissent pas de l'ÃÂȘtre, car la curiosité maligne de leurs sujets pénÚtre et devine tout; mais ils ne connaissent personne les gens intéressés qui les obsÚdent sont ravis de les voir inaccessibles. Un roi inaccessible aux hommes l'est aussi à la vérité on noircit par d'infùmes rapports et on écarte de lui tout ce qui pourrait lui ouvrir les yeux. Ces sortes de rois passent leur vie dans une grandeur sauvage et farouche, oÃÂč, craignant sans cesse d'ÃÂȘtre trompés, ils le sont toujours inévitablement, et méritent de l'ÃÂȘtre. DÚs qu'on ne parle qu'à un petit nombre de gens, on s'engage à recevoir toutes leurs passions et tous leurs préjugés les bons mÃÂȘmes ont leurs défauts et leurs préventions. De plus, on est à la merci des rapporteurs, nation basse et maligne, qui se nourrit de venin, qui empoisonne les choses innocentes, qui grossit les petites, qui invente le mal plutÎt que de cesser de nuire, qui se joue, pour son intérÃÂȘt, de la défiance et de l'indigne curiosité d'un prince faible et ombrageux. Connaissez donc, Î mon cher Télémaque, connaissez les hommes examinez-les, faites-les parler les uns sur les autres; éprouvez-les peu à peu; ne vous livrez à aucun. Profitez de vos expériences, lorsque vous aurez été trompé dans vos jugements car vous serez trompé quelquefois, et les méchants sont trop profonds pour ne surprendre pas les bons par leurs déguisements. Apprenez par là à ne juger promptement de personne ni en bien ni en mal, l'un et l'autre est trÚs dangereux ainsi vos erreurs passées vous instruiront trÚs utilement. Quand vous aurez trouvé des talents et de la vertu dans un homme, servez-vous-en avec confiance car les honnÃÂȘtes gens veulent qu'on sente leur droiture ils aiment mieux de l'estime et de la confiance que des trésors. Mais ne les gùtez pas en leur donnant un pouvoir sans bornes tel eût été toujours vertueux, qui ne l'est plus, parce que son maÃtre lui a donné trop d'autorité et trop de richesses. Quiconque est assez aimé des dieux pour trouver dans tout un royaume deux ou trois vrais amis, d'une sagesse et d'une bonté constante, trouve bientÎt par eux d'autres personnes qui leur ressemblent, pour remplir les places inférieures. Par les bons auxquels on se confie, on apprend ce qu'on ne peut pas discerner par soi-mÃÂȘme sur les autres sujets." - Mais faut-il - disait Télémaque - se servir des méchants quand ils sont habiles, comme je l'ai ouï dire souvent? - On est souvent - répondait Mentor - dans la nécessité de s'en servir. Dans une nation agitée et en désordre, on trouve souvent des gens injustes et artificieux qui sont déjà en autorité; ils ont des emplois importants qu'on ne peut leur Îter; ils ont acquis la confiance de certaines personnes puissantes qu'on a besoin de ménager il faut les ménager eux-mÃÂȘmes, ces hommes scélérats, parce qu'on les craint et qu'ils peuvent tout bouleverser. Il faut bien s'en servir pour un temps, mais il faut aussi avoir en vue de les rendre peu à peu inutiles. Pour la vaine et intime confiance, gardez-vous bien de la leur donner jamais; car ils peuvent en abuser et vous tenir ensuite malgré vous par votre secret, chaÃne plus difficile à rompre que toutes les chaÃnes de fer. Servez-vous d'eux pour des négociations passagÚres; traitez-les bien; engagez-les par leurs passions mÃÂȘmes à vous ÃÂȘtre fidÚles; car vous ne les tiendrez que par là mais ne les mettez point dans vos délibérations les plus secrÚtes. Ayez toujours un ressort prÃÂȘt pour les remuer à votre gré; mais ne leur donnez jamais la clef de votre coeur ni de vos affaires. Quand votre Etat devient paisible, réglé, conduit par des hommes sages et droits, dont vous ÃÂȘtes sûr, peu à peu les méchants, dont vous étiez contraint de vous servir, deviennent inutiles. Alors il ne faut pas cesser de les bien traiter; car il n'est jamais permis d'ÃÂȘtre ingrat, mÃÂȘme pour les méchants mais, en les traitant bien, il faut tùcher de les rendre bons; il est nécessaire de tolérer en eux certains défauts qu'on pardonne à l'humanité il faut néanmoins peu à peu relever l'autorité et réprimer les maux qu'ils feraient ouvertement, si on les laissait faire. AprÚs tout, c'est un mal que le bien se fasse par les méchants, et quoique ce mal soit souvent inévitable, il faut tendre néanmoins peu à peu à le faire cesser. Un prince sage, qui ne veut que le bon ordre et la justice, parviendra, avec le temps, à se passer des hommes corrompus et trompeurs; il en trouvera assez de bons qui auront une habileté suffisante. Mais ce n'est pas assez de trouver de bons sujets dans une nation, il est nécessaire d'en former de nouveaux. - Ce doit ÃÂȘtre - répondit Télémaque - un grand embarras. - Point du tout - reprit Mentor - l'application que vous avez à chercher les hommes habiles et vertueux, pour les élever, excite et anime tous ceux qui ont du talent et du courage; chacun fait des efforts. Combien y a-t-il d'hommes qui languissent dans une oisiveté obscure, et qui deviendraient de grands hommes, si l'émulation et l'espérance du succÚs les animaient au travail! Combien y a-t-il d'hommes que la misÚre et l'impuissance de s'élever par la vertu tentent de s'élever par le crime! Si donc vous attachez les récompenses et les honneurs au génie et à la vertu, combien de sujets se formeront d'eux-mÃÂȘmes! Mais combien en formerez-vous en les faisant monter, de degré en degré, depuis les derniers emplois jusques aux premiers! Vous exercerez les talents; vous éprouverez l'étendue de l'esprit et la sincérité de la vertu. Les hommes qui parviendront aux plus hautes places auront été nourris sous vos yeux dans les inférieures. Vous les aurez suivis toute leur vie, de degré en degré; vous jugerez d'eux, non par leurs paroles, mais par toute la suite de leurs actions. Pendant que Mentor raisonnait ainsi, ils aperçurent un vaisseau phéacien qui avait relùché dans une petite Ãle déserte et sauvage bordée de rochers affreux. En mÃÂȘme temps les vents se turent; les plus doux zéphyrs mÃÂȘmes semblÚrent retenir leurs haleines; toute la mer devint unie comme une glace; les voiles abattues ne pouvaient plus animer le vaisseau; l'effort des rameurs, déjà fatigués, était inutile il fallut aborder en cette Ãle, qui était plutÎt un écueil qu'une terre propre à ÃÂȘtre habitée par des hommes. En un autre temps moins calme, on n'aurait pu y aborder sans un grand péril. Les Phéaciens, qui attendaient le vent, ne paraissaient pas moins impatients que les Salentins de continuer leur navigation. Télémaque s'avança vers eux sur ces rivages escarpés. AussitÎt il demande au premier homme qu'il rencontre s'il n'a point vu Ulysse, roi d'Ithaque, dans la maison du roi AlcinoĂƒÂŒs. Celui auquel il s'était adressé par hasard n'était pas Phéacien c'était un étranger inconnu, qui avait un air majestueux, mais triste et abattu; il paraissait rÃÂȘveur et à peine écouta-t-il d'abord la question de Télémaque; mais enfin il lui répondit - Ulysse, vous ne vous trompez pas, a été reçu chez le roi AlcinoĂƒÂŒs, comme en un lieu oÃÂč l'on craint Jupiter et oÃÂč l'on exerce l'hospitalité; mais il n'y est plus, et vous l'y chercheriez inutilement; il est parti pour revoir Ithaque, si les dieux apaisés souffrent enfin qu'il puisse jamais saluer ses dieux pénates. A peine cet étranger eut prononcé tristement ces paroles, qu'il se jeta dans un petit bois épais sur le haut d'un rocher, d'oÃÂč il regardait tristement la mer, fuyant les hommes qu'il voyait, et paraissant affligé de ne pouvoir partir. Télémaque le regardait fixement; plus il le regardait, plus il était ému et étonné. - Cet inconnu - disait-il à Mentor - m'a répondu comme un homme qui écoute à peine ce qu'on lui dit et qui est plein d'amertume. Je plains les malheureux depuis que je le suis, et je sens que mon coeur s'intéresse pour cet homme, sans savoir pourquoi. Il m'a assez mal reçu; à peine a-t-il daigné m'écouter et me répondre je ne puis cesser néanmoins de souhaiter la fin de ses maux. Mentor, souriant, répondit - Voilà à quoi servent les malheurs de la vie; ils rendent les princes modérés et sensibles aux peines des autres. Quand ils n'ont jamais goûté que le doux poison des prospérités, ils se croient des dieux; ils veulent que les montagnes s'aplanissent pour les contenter; ils comptent pour rien les hommes; ils veulent se jouer de la nature entiÚre. Quand ils entendent parler de souffrance, ils ne savent ce que c'est; c'est un songe pour eux; ils n'ont jamais vu la distance du bien et du mal. L'infortune seule peut leur donner de l'humanité et changer leur coeur de rocher en un coeur humain alors ils sentent qu'ils sont hommes et qu'ils doivent ménager les autres hommes, qui leur ressemblent. Si un inconnu vous fait tant de pitié, parce qu'il est, comme vous, errant sur ce rivage, combien devrez-vous avoir plus de compassion pour le peuple d'Ithaque, lorsque vous le verrez un jour souffrir, ce peuple que les dieux vous auront confié comme on confie un troupeau à un berger, et que ce peuple sera peut-ÃÂȘtre malheureux par votre ambition, ou par votre faste, ou par votre imprudence! Car les peuples ne souffrent que par les fautes des rois, qui devraient veiller pour les empÃÂȘcher de souffrir. Pendant que Mentor parlait ainsi, Télémaque était plongé dans la tristesse et dans le chagrin. Il lui répondit enfin avec un peu d'émotion. - Si toutes ces choses sont vraies, l'état d'un roi est bien malheureux. Il est l'esclave de tous ceux auxquels il paraÃt commander il est fait pour eux; il se doit tout entier à eux; il est chargé de tous leurs besoins; il est l'homme de tout le peuple et de chacun en particulier. Il faut qu'il s'accommode à leurs faiblesses, qu'il les corrige en pÚre, qu'il les rende sages et heureux. L'autorité qu'il paraÃt avoir n'est point la sienne; il ne peut rien faire ni pour sa gloire, ni pour son plaisir son autorité est celle des lois; il faut qu'il leur obéisse. A proprement parler, il n'est que le défenseur des lois pour les faire régner; il faut qu'il veille et qu'il travaille pour les maintenir il est l'homme le moins libre et le moins tranquille de son royaume; c'est un esclave qui sacrifie son repos et sa liberté pour la liberté et la félicité publique. - Il est vrai - répondit Mentor - que le roi n'est roi que pour avoir soin de son peuple, comme un berger de son troupeau, ou comme un pÚre de sa famille; mais trouvez-vous, mon cher Télémaque, qu'il soit malheureux d'avoir du bien à faire à tant de gens? Il corrige les méchants par des punitions; il encourage les bons par des récompenses; il représente les dieux en conduisant ainsi à la vertu tout le genre humain. N'a-t-il pas assez de gloire à faire garder les lois? Celle de se mettre au-dessus des lois est une gloire fausse, qui ne mérite que de l'horreur et du mépris. S'il est méchant, il ne peut ÃÂȘtre que malheureux, car il ne saurait trouver aucune paix dans ses passions et dans sa vanité s'il est bon, il doit goûter le plus pur et le plus solide de tous les plaisirs à travailler pour la vertu et à attendre des dieux une éternelle récompense. Télémaque, agité au-dedans par une peine secrÚte, semblait n'avoir jamais compris ces maximes, quoiqu'il en fût rempli et qu'il les eût lui-mÃÂȘme enseignées aux autres. Une humeur noire lui donnait, contre ses véritables sentiments, un esprit de contradiction et de subtilité pour rejeter les vérités que Mentor expliquait. Télémaque opposait à ces raisons l'ingratitude des hommes. - Quoi! - disait-il - prendre tant de peine pour se faire aimer des hommes, qui ne vous aimeront peut-ÃÂȘtre jamais, et pour faire du bien à des méchants, qui se serviront de vos bienfaits pour vous nuire! Mentor lui répondait patiemment "Il faut compter sur l'ingratitude des hommes et ne laisser pas de leur faire du bien; il faut les servir moins pour l'amour d'eux que pour l'amour des dieux, qui l'ordonnent. Le bien qu'on fait n'est jamais perdu si les hommes l'oublient, les dieux s'en souviennent et le récompensent. De plus, si la multitude est ingrate, il y a toujours des hommes vertueux qui sont touchés de votre vertu. La multitude mÃÂȘme, quoique changeante et capricieuse, ne laisse pas de faire tÎt ou tard une espÚce de justice à la véritable vertu. Mais voulez-vous empÃÂȘcher l'ingratitude des hommes? Ne travaillez point uniquement à les rendre puissants, riches, redoutables par les armes, heureux par les plaisirs. Cette gloire, cette abondance et ces délices les corrompent; ils n'en seront que plus méchants, et par conséquent plus ingrats c'est leur faire un présent funeste; c'est leur offrir un poison délicieux. Mais appliquez-vous à redresser leurs moeurs, à leur inspirer la justice, la sincérité, la crainte des dieux, l'humanité, la fidélité, la modération, le désintéressement en les rendant bons, vous les empÃÂȘcherez d'ÃÂȘtre ingrats, vous leur donnerez le véritable bien, qui est la vertu, et la vertu, si elle est solide, les attachera toujours à celui qui la leur aura inspirée. Ainsi, en leur donnant les véritables biens, vous vous ferez du bien à vous-mÃÂȘme et vous n'aurez point à craindre leur ingratitude. Faut-il s'étonner que les hommes soient ingrats pour des princes qui ne les ont jamais exercés qu'à l'injustice, qu'à l'ambition sans bornes contre leurs voisins, qu'à l'inhumanité, qu'à la hauteur, qu'à la mauvaise foi? Le prince ne doit attendre d'eux que ce qu'il leur a appris à faire. Si au contraire il travaillait, par ses exemples et par son autorité, à les rendre bons, il trouverait le fruit de son travail dans leur vertu, ou du moins il trouverait dans la sienne et dans l'amitié des dieux de quoi se consoler de tous les mécomptes." A peine ce discours fut-il achevé, que Télémaque s'avança avec empressement vers les Phéaciens du vaisseau qui était arrÃÂȘté sur le rivage. Il s'adressa à un vieillard d'entre eux, pour lui demander d'oÃÂč ils venaient, oÃÂč ils allaient, et s'ils n'avaient point vu Ulysse. Le vieillard répondit - Nous venons de notre Ãle, qui est celle des Phéaciens; nous allons chercher des marchandises vers l'Epire. Ulysse, comme on vous l'a déjà dit, a passé dans notre patrie; mais il en est parti. - Quel est - ajouta aussitÎt Télémaque - cet homme si triste qui cherche les lieux les plus déserts en attendant que votre vaisseau parte? "C'est - répondit le vieillard - un étranger qui nous est inconnu mais on dit qu'il se nomme CléomÚne, qu'il est né en Phrygie, qu'un oracle avait prédit à sa mÚre, avant sa naissance, qu'il serait roi, pourvu qu'il ne demeurùt point dans sa patrie, et que, s'il y demeurait, la colÚre des dieux se ferait sentir aux Phrygiens par une cruelle peste. DÚs qu'il fut né, ses parents le donnÚrent à des matelots, qui le portÚrent dans l'Ãle de Lesbos. Il y fut nourri en secret aux dépens de sa patrie, qui avait un si grand intérÃÂȘt de le tenir éloigné. BientÎt il devint grand, robuste, agréable et adroit à tous les exercices du corps; il s'appliqua mÃÂȘme, avec beaucoup de goût et de génie, aux sciences et aux beaux-arts. Mais on ne put le souffrir dans aucun pays la prédiction faite sur lui devint célÚbre; on le reconnut bientÎt partout oÃÂč il alla; partout les rois craignaient qu'il ne leur enlevùt leurs diadÚmes. Ainsi il est errant depuis sa jeunesse, et il ne peut trouver aucun lieu du monde oÃÂč il lui soit libre de s'arrÃÂȘter. Il a souvent passé chez des peuples fort éloignés du sien; mais à peine est-il arrivé dans une ville, qu'on y découvre sa naissance et l'oracle qui le regarde. Il a beau se cacher et choisir en chaque lieu quelque genre de vie obscure; ses talents éclatent, dit-on, toujours malgré lui, et pour la guerre, et pour les lettres, et pour les affaires les plus importantes il se présente toujours en chaque pays quelque occasion imprévue qui l'entraÃne et qui le fait connaÃtre au public. C'est son mérite qui fait son malheur; il le fait craindre et l'exclut de tous les pays oÃÂč il veut habiter. Sa destinée est d'ÃÂȘtre estimé, aimé, admiré partout, mais rejeté de toutes les terres connues. Il n'est plus jeune, et cependant il n'a pu encore trouver aucune cÎte, ni de l'Asie, ni de la GrÚce, oÃÂč l'on ait voulu le laisser vivre en quelque repos. Il paraÃt sans ambition, et il ne cherche aucune fortune; il se trouverait trop heureux que l'oracle ne lui eût jamais promis la royauté. Il ne lui reste aucune espérance de revoir jamais sa patrie; car il sait qu'il ne pourrait porter que le deuil et les larmes dans toutes les familles. La royauté mÃÂȘme, pour laquelle il souffre, ne lui paraÃt point désirable; il court malgré lui aprÚs elle, par une triste fatalité, de royaume en royaume, et elle semble fuir devant lui, pour se jouer de ce malheureux jusqu'à sa vieillesse. Funeste présent des dieux, qui trouble tous ses plus beaux jours et qui ne lui causera que des peines dans l'ùge oÃÂč l'homme infirme n'a plus besoin que de repos! Il s'en va, dit-il, chercher vers la Thrace quelque peuple sauvage et sans lois qu'il puisse assembler, policer et gouverner pendant quelques années; aprÚs quoi, l'oracle étant accompli, on n'aura plus rien à craindre de lui dans les royaumes les plus florissants il compte de se retirer alors en liberté dans un village de Carie, oÃÂč il s'adonnera à l'agriculture, qu'il aime passionnément. C'est un homme sage et modéré, qui craint les dieux, qui connaÃt bien les hommes et qui sait vivre en paix avec eux, sans les estimer. Voilà ce qu'on raconte de cet étranger, dont vous me demandez des nouvelles." Pendant cette conversation, Télémaque retournait souvent ses yeux vers la mer, qui commençait à ÃÂȘtre agitée. Le vent soulevait les flots qui venaient battre les rochers, les blanchissant de leur écume. Dans ce moment, le vieillard dit à Télémaque - Il faut que je parte; mes compagnons ne peuvent m'attendre. En disant ces mots, il court au rivage on s'embarque; on n'entend que cris confus sur ce rivage, par l'ardeur des mariniers impatients de partir. Cet inconnu, qu'on nommait CléomÚne, avait erré quelque temps dans le milieu de l'Ãle, montant sur le sommet de tous les rochers et considérant de là les espaces immenses des mers avec une tristesse profonde. Télémaque ne l'avait point perdu de vue et il ne cessait d'observer ses pas. Son coeur était attendri pour un homme vertueux, errant, malheureux, destiné aux plus grandes choses et servant de jouet à une rigoureuse fortune, loin de sa patrie. "Au moins, disait-il en lui-mÃÂȘme, peut-ÃÂȘtre reverrai-je Ithaque; mais ce CléomÚne ne peut jamais revoir la Phrygie." L'exemple d'un homme encore plus malheureux que lui adoucissait la peine de Télémaque. Enfin cet homme, voyant son vaisseau prÃÂȘt, était descendu de ces rochers escarpés avec autant de vitesse et d'agilité qu'Apollon dans les forÃÂȘts de Lycie, ayant noué ses cheveux blonds, passe au travers des précipices pour aller percer de ses flÚches les cerfs et les sangliers. Déjà cet inconnu est dans le vaisseau, qui fend l'onde amÚre et qui s'éloigne de la terre. Alors une impression secrÚte de douleur saisit le coeur de Télémaque; il s'afflige sans savoir pourquoi; les larmes coulent de ses yeux, et rien ne lui est si doux que de pleurer. En mÃÂȘme temps, il aperçoit sur le rivage tous les mariniers de Salente, couchés sur l'herbe et profondément endormis. Ils étaient las et abattus le doux sommeil s'était insinué dans leurs membres, et tous les humides pavots de la nuit avaient été répandus sur eux en plein jour par la puissance de Minerve. Télémaque est étonné de voir cet assoupissement universel des Salentins, pendant que les Phéaciens avaient été si attentifs et si diligents pour profiter du vent favorable. Mais il est encore plus occupé à regarder le vaisseau phéacien prÃÂȘt à disparaÃtre au milieu des flots qu'à marcher vers les Salentins pour les éveiller; un étonnement et un trouble secret tient ses yeux attachés vers ce vaisseau déjà parti, dont il ne voit plus que les voiles, qui blanchissent un peu dans l'onde azurée. Il n'écoute pas mÃÂȘme Mentor qui lui parle et il est tout hors de lui-mÃÂȘme, dans un transport semblable à celui des Ménades, lorsqu'elles tiennent le thyrse en main et qu'elles font retentir de leurs cris insensés les rives de l'HÚbre, avec les monts Rhodope et Ismare. Enfin, il revient un peu de cette espÚce d'enchantement, et les larmes recommencent à couler de ses yeux. Alors Mentor lui dit - Je ne m'étonne point, mon cher Télémaque, de vous voir pleurer; la cause de votre douleur, qui vous est inconnue, ne l'est pas à Mentor c'est la nature qui parle et qui se fait sentir; c'est elle qui attendrit votre coeur. L'inconnu qui vous a donné une si vive émotion est le grand Ulysse ce qu'un vieillard phéacien vous a raconté de lui, sous le nom de CléomÚne, n'est qu'une fiction faite pour cacher plus sûrement le retour de votre pÚre dans son royaume. Il s'en va tout droit à Ithaque; déjà il est bien prÚs du port, et il revoit enfin ces lieux si longtemps désirés. Vos yeux l'ont vu, comme on vous l'avait prédit autrefois, mais sans le connaÃtre; bientÎt vous le verrez et vous le connaÃtrez, et il vous connaÃtra, mais maintenant les dieux ne pouvaient permettre votre reconnaissance hors d'Ithaque. Son coeur n'a pas été moins ému que le vÎtre; il est trop sage pour se découvrir à nul mortel dans un lieu oÃÂč il pourrait ÃÂȘtre exposé à des trahisons et aux insultes des cruels amants de Pénélope. Ulysse, votre pÚre, est le plus sage de tous les hommes; son coeur est comme un puits profond on ne saurait y puiser son secret. Il aime la vérité et ne dit jamais rien qui la blesse mais il ne la dit que pour le besoin, et la sagesse, comme un sceau, tient toujours ses lÚvres fermées à toute parole inutile. Combien a-t-il été ému en vous parlant! Combien s'est-il fait de violence pour ne se point découvrir! Que n'a-til pas souffert en vous voyant! Voilà ce qui le rendait triste et abattu. Pendant ce discours, Télémaque, attendri et troublé, ne pouvait retenir un torrent de larmes; les sanglots l'empÃÂȘchÚrent mÃÂȘme longtemps de répondre; enfin il s'écria - Hélas! mon cher Mentor, je sentais bien dans cet inconnu je ne sais quoi qui m'attirait à lui et qui remuait toutes mes entrailles. Mais pourquoi ne m'avez-vous pas dit, avant son départ, que c'était Ulysse, puisque vous le connaissiez? Pourquoi l'avez-vous laissé partir sans lui parler et sans faire semblant de le connaÃtre? Quel est donc ce mystÚre? Serai-je toujours malheureux? Les dieux irrités me veulent-ils tenir comme Tantale altéré, qu'une onde trompeuse amuse, s'enfuyant de ses lÚvres? Ulysse, Ulysse, m'avez-vous échappé pour jamais? Peut-ÃÂȘtre ne le verrai-je plus; peut-ÃÂȘtre que les amants de Pénélope le feront tomber dans les embûches qu'ils me préparaient. Au moins, si je le suivais, je mourrais avec lui. O Ulysse, Î Ulysse! si la tempÃÂȘte ne vous rejette point encore contre quelque écueil car j'ai tout à craindre de la fortune ennemie, je tremble de peur que vous n'arriviez à Ithaque avec un sort aussi funeste qu'Agamemnon à MycÚnes. Mais pourquoi, cher Mentor, m'avez-vous envié mon bonheur? Maintenant je l'embrasserais; je serais déjà avec lui dans le port d'Ithaque; nous combattrions pour vaincre tous nos ennemis. Mentor lui répondit en souriant - Voyez, mon cher Télémaque, comment les hommes sont faits vous voilà tout désolé, parce que vous avez vu votre pÚre sans le reconnaÃtre. Que n'eussiez-vous pas donné hier pour ÃÂȘtre assuré qu'il n'était pas mort? Aujourd'hui, vous en ÃÂȘtes assuré par vos propres yeux, et cette assurance, qui devrait vous combler de joie, vous laisse dans l'amertume! Ainsi le coeur malade des mortels compte toujours pour rien ce qu'il a le plus désiré, dÚs qu'il le possÚde, et est ingénieux pour se tourmenter sur ce qu'il ne possÚde pas encore. C'est pour exercer votre patience que les dieux vous tiennent ainsi en suspens. Vous regardez ce temps comme perdu sachez que c'est le plus utile de votre vie; car ces peines servent à vous exercer dans la plus nécessaire de toutes les vertus pour ceux qui doivent commander. Il faut ÃÂȘtre patient pour ÃÂȘtre maÃtre de soi et des autres hommes; l'impatience, qui paraÃt une force et une vigueur de l'ùme, n'est qu'une faiblesse et une impuissance de souffrir la peine. Celui qui ne sait pas attendre et souffrir est comme celui qui ne sait pas se taire sur un secret; l'un et l'autre manquent de fermeté pour se retenir, comme un homme qui court dans un chariot et qui n'a pas la main assez ferme pour arrÃÂȘter, quand il le faut, ses coursiers fougueux ils n'obéissent plus au frein, ils se précipitent, et l'homme faible, auquel ils échappent, est brisé dans sa chute; ainsi l'homme impatient est entraÃné par ses désirs indomptés et farouches dans un abÃme de malheurs. Plus sa puissance est grande, plus son impatience lui est funeste; il n'attend rien, il ne se donne le temps de rien mesurer; il force toute chose pour se contenter; il rompt les branches pour cueillir le fruit avant qu'il soit mûr; il brise les portes, plutÎt que d'attendre qu'on les lui ouvre; il veut moissonner quand le sage laboureur sÚme tout ce qu'il fait à la hùte et à contretemps est mal fait et ne peut avoir de durée, non plus que ses désirs volages. Tels sont les projets insensés d'un homme qui croit pouvoir tout et qui se livre à ses désirs impatients pour abuser de sa puissance. C'est pour vous apprendre à ÃÂȘtre patient, mon cher Télémaque, que les dieux exercent tant votre patience et semblent se jouer de vous dans la vie errante oÃÂč ils vous tiennent toujours incertain. Les biens que vous espérez se montrent à vous et s'enfuient, comme un songe léger que le réveil fait disparaÃtre, pour vous apprendre que les choses mÃÂȘmes qu'on croit tenir dans ses mains échappent dans l'instant. Les plus sages leçons d'Ulysse ne vous seront pas aussi utiles que sa longue absence et que les peines que vous souffrez en le cherchant. Ensuite Mentor voulut mettre la patience de Télémaque à une derniÚre épreuve encore plus forte. Dans le moment oÃÂč le jeune homme pressait avec ardeur les matelots pour hùter le départ, Mentor l'arrÃÂȘta tout à coup et l'engagea à faire sur le rivage un grand sacrifice à Minerve. Télémaque fait avec docilité ce que Mentor veut. On dresse deux autels de gazon. L'encens fume, le sang des victimes coule. Télémaque pousse des soupirs tendres vers le ciel; il reconnaÃt la puissante protection de la déesse. A peine le sacrifice est-il achevé, qu'il suit Mentor dans les routes sombres d'un petit bois voisin. Là , il aperçoit tout à coup que le visage de son ami prend une nouvelle forme les rides de son front s'effacent comme les ombres disparaissent, quand l'Aurore, de ses doigts de rose, ouvre les portes de l'Orient et enflamme tout l'horizon; ses yeux creux et austÚres se changent en des yeux bleus d'une douceur céleste et pleins d'une flamme divine; sa barbe grise et négligée disparaÃt; des traits nobles et fiers, mÃÂȘlés de douceur et de grùces, se montrent aux yeux de Télémaque ébloui. Il reconnaÃt un visage de femme, avec un teint plus uni qu'une fleur tendre et nouvellement éclose au soleil on y voit la blancheur des lis mÃÂȘlés de roses naissantes; sur ce visage fleurit une éternelle jeunesse, avec une majesté simple et négligée. Une odeur d'ambroisie se répand de ses habits flottants; ses habits éclatent comme les vives couleurs dont le soleil, en se levant, peint les sombres voûtes du ciel et les nuages qu'il vient dorer. Cette divinité ne touche pas du pied à terre; elle coule légÚrement dans l'air comme un oiseau le fend de ses ailes elle tient de sa puissante main une lance brillante, capable de faire trembler les villes et les nations les plus guerriÚres; Mars mÃÂȘme en serait effrayé. Sa voix est douce et modérée, mais forte et insinuante; toutes ses paroles sont des traits de feu qui percent le coeur de Télémaque, et qui lui font ressentir je ne sais quelle douceur délicieuse. Sur son casque paraÃt l'oiseau triste d'AthÚnes, et sur sa poitrine brille la redoutable égide. A ces marques, Télémaque reconnaÃt Minerve. - O déesse - dit-il - c'est donc vous-mÃÂȘme qui avez daigné conduire le fils d'Ulysse pour l'amour de son pÚre! Il voulait en dire davantage, mais la voix lui manqua ses lÚvres s'efforçaient en vain d'exprimer les pensées qui sortaient avec impétuosité du fond de son coeur; la divinité présente l'accablait, et il était comme un homme qui, dans un songe, est oppressé jusqu'à perdre la respiration, et qui, par l'agitation pénible de ses lÚvres, ne peut former aucune voix. Enfin Minerve prononça ces paroles "Fils d'Ulysse, écoutez-moi pour la derniÚre fois. Je n'ai instruit aucun mortel avec autant de soin que vous. Je vous ai mené par la main au travers des naufrages, des terres inconnues, des guerres sanglantes et de tous les maux qui peuvent éprouver le coeur de l'homme. Je vous ai montré, par des expériences sensibles, les vraies et les fausses maximes par lesquelles on peut régner. Vos fautes ne vous ont pas été moins utiles que vos malheurs car quel est l'homme qui peut gouverner sagement, s'il n'a jamais souffert et s'il n'a jamais profité des souffrances oÃÂč ses fautes l'ont précipité? Vous avez rempli, comme votre pÚre, les terres et les mers de vos tristes aventures. Allez, vous ÃÂȘtes maintenant digne de marcher sur ses pas. Il ne vous reste plus qu'un court et facile trajet jusques à Ithaque, oÃÂč il arrive dans ce moment combattez avec lui; obéissez-lui comme le moindre de ses sujets; donnez-en l'exemple aux autres. Il vous donnera pour épouse Antiope, et vous serez heureux avec elle, pour avoir moins cherché la beauté que la sagesse et la vertu. Lorsque vous régnerez, mettez toute votre gloire à renouveler l'ùge d'or; écoutez tout le monde; croyez peu de gens; gardez-vous bien de vous croire trop vous-mÃÂȘme craignez de vous tromper, mais ne craignez jamais de laisser voir aux autres que vous avez été trompé. Aimez les peuples n'oubliez rien pour en ÃÂȘtre aimé. La crainte est nécessaire quand l'amour manque; mais il la faut toujours employer à regret, comme les remÚdes les plus violents et les plus dangereux. Considérez toujours de loin toutes les suites de ce que vous voudrez entreprendre; prévoyez les plus terribles inconvénients, et sachez que le vrai courage consiste à envisager tous les périls, et à les mépriser quand ils deviennent nécessaires. Celui qui ne veut pas les voir n'a pas assez de courage pour en supporter tranquillement la vue; celui qui les voit tous, qui évite tous ceux qu'on peut éviter, et qui tente les autres sans s'émouvoir, est le seul sage et magnanime. Fuyez la mollesse, le faste, la profusion; mettez votre gloire dans la simplicité; que vos vertus et vos bonnes actions soient les ornements de votre personne et de votre palais; qu'elles soient la garde qui vous environne, et que tout le monde apprenne de vous en quoi consiste le vrai honneur. N'oubliez jamais que les rois ne rÚgnent point pour leur propre gloire, mais pour le bien des peuples. Les biens qu'ils font se multiplient de génération en génération, jusqu'à la postérité la plus reculée. Les maux qu'ils font ont la mÃÂȘme étendue. Un mauvais rÚgne fait quelquefois la calamité de plusieurs siÚcles. Surtout soyez en garde contre votre humeur c'est un ennemi que vous porterez partout avec vous jusques à la mort; il entrera dans vos conseils, et vous trahira, si vous l'écoutez. L'humeur fait perdre les occasions les plus importantes; elle donne des inclinations et des aversions d'enfant, au préjudice des plus grands intérÃÂȘts; elle fait décider les plus grandes affaires par les plus petites raisons; elle obscurcit tous les talents, rabaisse le courage, rend un homme inégal, faible, vil et insupportable. Défiez-vous de cet ennemi. Craignez les dieux, Î Télémaque; cette crainte est le plus grand trésor du coeur de l'homme avec elle vous viendront la sagesse, la justice, la paix, la joie, les plaisirs purs, la vraie liberté, la douce abondance, la gloire sans tache. Je vous quitte, Î fils d'Ulysse; mais ma sagesse ne vous quittera point, pourvu que vous sentiez toujours que vous ne pouvez rien sans elle. Il est temps que vous appreniez à marcher tout seul. Je ne me suis séparée de vous, en Phénicie et à Salente, que pour vous accoutumer à ÃÂȘtre privé de cette douceur, comme on sÚvre les enfants lorsqu'il est temps de leur Îter le lait pour leur donner des aliments solides." A peine la déesse eut achevé ce discours qu'elle s'éleva dans les airs et s'enveloppa d'un nuage d'or et d'azur, oÃÂč elle disparut. Télémaque, soupirant, étonné et hors de lui-mÃÂȘme, se prosterna à terre, levant les mains au ciel; puis il alla éveiller ses compagnons, se hùta de partir, arriva à Ithaque, et reconnut son pÚre chez le fidÚle Eumée. LE MOIS DU FILM DOCUMENTAIRE "LES RÊVES NE MEURENT JAMAIS" CinĂ©ma, Lecture - Conte - PoĂ©sieSainte-Hermine 85210Le 24/11/2022Le documentaire Les rĂȘves ne meurent jamais » raconte l’histoire extraordinaire de Yannick Bestaven, vainqueur du dernier VendĂ©e Globe. Le film est Ă©galement enrichi de portraits de personnalitĂ©s ayant rĂ©alisĂ© leurs rĂȘves Daniel Auteuil, Bixente Lizarazu, Isabelle Autissier, Philippe Croizon, Charline Picon, Erik Orsenna et bien d’autres... Un documentaire inspirant et positif, oĂč le rĂȘve est contagieux et ça fait du bien ! En partenariat avec les MĂ©diathĂšques SudVendĂ©e Littoral et la BibliothĂšque de VendĂ©e Chaumeil19390, CorrĂšze, Nouvelle-Aquitaine162 .habConcert Ă  la grange de Fressanges Concert, ConcertVALLIERE 23120Du 17/08/2022 au 18/08/2022RĂ©cital piano Ă  quatre mains - Paris annĂ©es 1900 Sandrine Le Grand et Alma Chaumeille Debussy - Ravel Satie - Grange de Fressanges direction La Nouaille D26 Ă  6 km au sud-est de ValliĂšre - 17 et 18 aoĂ»t Ă  19h - Participation de l'exploitation des Alpagas des MonĂ©diĂšres Pour enfantsChaumeil 19390Du 17/08/2022 au 31/08/2022Venez dĂ©couvrir, au cƓur des MonĂ©diĂšres, une exploitation pas comme les autres une exploitation d'alpagas ! À 15h. 7€/adulte et plus de 10 ans. 4€/enfant de 3 Ă  10 ans. Gratuit pour les moins de 3 ans. Renseignements et inscriptions au 06 31 13 84 38 ou Ă  Exposition d'Arts Plastiques de Marcilhac sur CĂ©lĂ© "Chemin d'Eau, Chemin d'Art"Marcilhac-sur-CĂ©lĂ© 46160Du 17/08/2022 au 24/08/2022AnimĂ© par Christine Chaumeil, ce collectif d’artistes plasticiens locaux partage avec l’association des Amis de l’Abbaye de Marcilhac-sur-CĂ©lĂ© » le dĂ©sir de faire vivre et mieux connaitre la vallĂ©e du CĂ©lĂ©. Ensemble, ils sont persuadĂ©s que la crĂ©ation artistique constitue un moyen efficace pour promouvoir lieux de vie, hameaux, villages, environnements naturels et historiques de cette vallĂ©e. Le thĂšme retenu pour cette 11Ăš exposition est "Regarder deux fois et encore".Radio Live - La RelĂšve Manifestation culturelleMarseille 13000Le 16/05/2023Dans le prolongement de Radio Live accueilli au ZEF la saison 20/21, AurĂ©lie Charon et AmĂ©lie Bonnin ouvrent un nouveau cycle de ce projet collectif et international sans Ă©quivalent, dialogue au long cours entre des jeunes gens engagĂ©s du monde entier. Un spectacle en forme de dialogue, nourri de sons et d’images, entre des jeunes gens d’ici et d’ailleurs, habitĂ©s par des questions d’engagement et d’identitĂ©. Radio live - La relĂšve poursuit cette conversation entamĂ©e avec Ines, Yannick ou Amir, qui ne se satisfont pas du monde tel qu’il est. L’équipe est partie filmer chez eux, Ă  Sarajevo, Kigali ou encore New Delhi pour ramener sur le plateau les visages et les paysages qui les racontent et les interpellent. C’est aussi une nouvelle gĂ©nĂ©ration qui entre en scĂšne chaque participant "historique" parraine un ou une jeune de quinze ans de son pays. Entre images filmĂ©es et paroles spontanĂ©es, accompagnĂ©es par les musiciennes Rosemary Standley et Dom La Nena, Radio live - La relĂšve procĂšde d’une Ă©criture en direct et se dĂ©cline en deux formes scĂ©niques portraits individuels et rĂ©cits croisĂ©s Ă  trois voix. La cinĂ©aste Mila Turajlić, la metteuse en scĂšne Caroline Guiela[...]Adjointe au responsable de l'administration des ventesEmploi Clermont-Ferrand, 63, Puy-de-DĂŽme, Auvergne-RhĂŽne-AlpesVous avez une bonne connaissance des appels d'offres publics et privĂ©s et souhaitez vous lancer dans un nouveau challenge au sein d'une entreprise nationale, en plein dĂ©veloppement, Ă  fortes valeurs humaines et rse ! 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Les spectateurs retrouveront le show freestyle emmenĂ© par le pilote du Moto club Brienon Brice Izzo qui avec ses coĂ©quipiers ne manqueront pas de mettre le feu."La PerchĂ©e" Françoise Le Golvan / Yannick Jory / SĂ©bastien Libolt Concert, Musique du mondeLangonnet - 56 Du //000 au 03/03/2018Dans le cadre du Printemps des poĂštes, Le Plancher vous propose "La PerchĂ©e" avec Françoise Le Golvan / Yannick Jory / SĂ©bastien Libolt. Samedi 3 mars - La Grande Boutique Langonnet - 20h30 Commençons par ne parler de rien, on fi nira par tout dire » dit Savitskaya Nous sommes partis[...]MARIE-NICOLE LEMIEUX Musique classiqueST DENIS 93200Du //000 au //099MARIE-NICOLE LEMIEUX • BRAHMS & DURUFLÉ DISTRIBUTION Marie-Nicole Lemieux , contralto Quentin GuĂ©rillot , orgue Philippe Sly , baryton-basse Chœur de Radio France , Orchestre National de France , Cristian Macelaru , direction PROGRAMME Brahms Rhapsodie pour contralto DuruflĂ© Requiem C'est avec le cĂ©lĂšbre Requiem de DuruflĂ© et la Rhapsodie pour alto de Brahms, œuvre emblĂ©matique du rĂ©pertoire de contralto, que le directeur musical de l'Orchestre National de France, Cristian MĂŁcelaru, choisit de faire sa premiĂšre apparition au Festival de Saint-Denis. Il bĂ©nĂ©ficie comme soliste de la formidable Marie-Nicole Lemieux qui brille aujourd'hui au firmament du chant mondial avec une aura qui n'appartient qu'aux plus grandes. À ses cĂŽtĂ©s, son compatriote le baryton canadien Philippe Sly trĂšs prĂ©sent sur le continent amĂ©ricain avec des chefs comme Yannick NĂ©zet-SĂ©guin ou Kent Nagano et qui a participĂ© aux Troyens de Berlioz dirigĂ© par John Nelson Ă  l'OpĂ©ra du Rhin Ă©galement disponible en enregistrement de rĂ©fĂ©rence. À noter la prĂ©sence de Quentin GuĂ©rillot, organiste titulaire de la Basilique. Basilique CathĂ©drale de Saint-Denis – 1, rue de la LĂ©gion d'Honneur – Saint-Denis[...]JournĂ©e Hors-piste Lecture - Conte - PoĂ©sie, SpectaclePernes 62550Du 00/00/-100 au 99/99/-19914h00-16h00 Portraits de Saltimbanques et tissage de mots Un atelier pour dĂ©couvrir les livres et les histoires d’une auteure insolite, Emmanuelle Houdart. Adultes et enfants crĂ©eront leur portrait singulier et s’amuseront Ă  tisser les mots en couleurs. Histoires Ă  volontĂ©. En partenariat avec La Brouette Bleue et les MĂ©diathĂšques du Ternois. Pour les parents et les enfants, Ă  partir de 8 ans. 16h00 – 17h30 Le CafĂ©mĂ©lĂ©on propose 2 Ateliers BĂąton de contes ». Pour tous les Ăąges, des histoires racontĂ©es aux enfants comme aux plus grands. 20h30-21h45 Lecture-spectacle - Habitants de Pernes, mineurs d’Artois, voisins de laverie, grands-mĂšres
Venez partager, avec Jacqueline Dewerdt-Ogil, Nicole Dupuis et le duo CoĂ©rĂ©mieu, quelques pages de vie, poussiĂšres d’étoiles ou petits cailloux sur les chemins. A partir de 6 ans. Lectures de textes de tĂ©moignages d’habitants de Pernes, et de Nicole Dupuis. DĂšs 18h30, venez dĂ©guster les bons petits plats prĂ©parĂ©s par Les FĂ©es Terroirs, AngĂ©lique et Yannick ! Sur place et mĂȘme Ă  emporter. Buvette proposĂ©e par Cirqu’en Cavale En continu, un coin lecture pour toute la famille Informations et rĂ©servations Places limitĂ©es –Merci[...]FĂȘte de la Musique Ă  DijonDijon 21000Du /00/1e16 au //099Quoi qu'il en soit, la ville de Dijon cĂ©lĂšbre bien la musique ce lundi 21 juin avec une programmation variĂ©e, rock, chanson française, jazz ou Ă©lectro, les Ă©lĂšves et les professeurs du Conservatoire propose Ă©galement des ateliers et des prestations. De quoi passer un bon moment musical ! DĂ©couvrez le programme communiquĂ© et concoctĂ© par la direction de la culture de la ville de Dijon et ses partenaires Lundi 21 juin de 18h Ă  22h Square Sainte-Anne - Jardin des Apothicaires 620 places - angle rue Sainte-Anne et rue du Chaignot ScĂšne Rock, programmĂ©e par la direction de la culture de la ville de Dijon ‱ The Hyb-D Project Ă  18h ‱ Talers Ă  19h ‱ Skunkes Eyes Ă  20h ‱ The Nucleons Project Ă  21h Cour de Flore 512 places - entrĂ©e rue de la libertĂ© ScĂšne Chanson française, programmĂ©e par la direction de la culture de la ville de Dijon ‱ Yannick Rastamirouf et la marmaille en folie Ă  18h ‱ Does with bobs Ă  19h ‱ KODEINE Ă  20h ‱ " Very Bad Rimes Ă  21h Jardin d'Esterno 392 places - entrĂ©e angle rues Brulard et Gymnase ScĂšne Jazz, programmĂ©e par l’association Jazz'on ‱ Mainz Campus Quatuor Ă  19h ‱ Jazz-on 4/5 groupes instrumentaux et vocaux Ă  20h ‱ Jazz-on[...]Performance "Ma langue maternelle va mourir et j'ai du mal Ă  vous parler d'amour" Manifestation culturelle, Manifestation culturelle, ConfĂ©rence - DĂ©bat, SpectacleBlaye 33390Le 27/08/2022Performance "Ma langue maternelle va mourir et j'ai du mal Ă  vous parler d'amour" dans le Jardin des Minimes de la Citadelle de Blaye Ă  20h30. "Yannick Jaulin, merveilleux conteur poitevin, aime les mots. AccompagnĂ© par Alain Larribet, musicien du monde et bĂ©arnais, il parle de son hĂ©ritage sensible et de ses lubies dans ce concert parlĂ©. Tous les deux, fils de paysans, chantent l'amour de nos langues maternelles."Performance "Ma langue maternelle va mourir et j'ai du mal Ă  vous parler d'amour" Musique, ConfĂ©rence - DĂ©bat, ConcertBlaye 33390Le 27/08/2022Performance "Ma langue maternelle va mourir et j'ai du mal Ă  vous parler d'amour" dans le Jardin des Minimes de la Citadelle de Blaye Ă  20h30. "Yannick Jaulin, merveilleux conteur poitevin, aime les mots. AccompagnĂ© par Alain Larribet, musicien du monde et bĂ©arnais, il parle de son hĂ©ritage sensible et de ses lubies dans ce concert parlĂ©. Tous les deux, fils de paysans, chantent l'amour de nos langues maternelles."[Exposition de peinture] Par le Cactus Bleu Peinture, ExpositionDieppe 76200Du 18/07/2022 au 25/08/2022FaĂźtes une petite pause fraĂźcheur dans le bar lounge de l'hĂŽtel Mercure et profitez-en pour admirer la sĂ©lection de d'oeuvres d'art proposĂ©e par l'agence parisienne Le Cactus Bleu, qui a pour but de rendre l'art plus accessible. 5 artistes sont exposĂ©s et chacune des toiles sont Ă  vendre ‱ Vincent Marshall, qui rĂ©alise ses Ɠuvres Ă  l’acrylique et aborde plusieurs thĂšmes fleurs, abstrait, etc. dans lesquels il mĂ©lange couleurs et formes. Il place la spontanĂ©itĂ© et la libertĂ© au cƓur de sa dĂ©marche artistique. ‱ Olivier Toma propose des Ɠuvres de grand format, pleines d’énergie, fusion de la peinture abstraite et de la calligraphie, tantĂŽt inspirĂ©e des Ă©critures orientales, latines ou hĂ©braĂŻques. ‱ Yannick Borit, photographe, est avant tout un amoureux de l’Asie, Il vĂ©cut plus de vingt ans sur les bords du lac Inle. Son regard poĂ©tique, son amour des gens et de l’image, l'ont amenĂ© sur la longue route des photos et du cinĂ©ma. ‱ Alain Added, artiste peintre et scultpreur, il a longtemps peint en noir & blanc Ă  l'encre de chine avant de se diriger vers la couleur avec l'utilisation de la peinture Ă  l'huile et de l'acrylique. ‱ GĂ©rald Alldis est passionnĂ© de faune et[...]YANNICK NOAH Spectacle musicalLA GRANDE MOTTE 34280Le 13/10/2022 Ă  2000LA TOURNÉE 2021 DE YANNICK NOAH REPORTÉE EN 2022. Compte-tenu des incertitudes liĂ©es Ă  l'Ă©volution de la crise sanitaire et du manque total de visibilitĂ© pour les prochains mois, la sociĂ©tĂ© TS3 – FIMALAC ENTERTAINMENT se voit contrainte de reporter de nouveau l'intĂ©gralitĂ© de la tournĂ©e de Yannick Noah. Les spectateurs ne pouvant assister aux dates de report sont invitĂ©s Ă  prendre contact avec leur point de vente pour procĂ©der au remboursement avant le 30 septembre 2021. En tournĂ©e, nous invitons les spectateurs Ă  prendre contact avec leur point de vente pour connaitre les procĂ©dures de report ou d'annulation. Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă  la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui[...]Jeu enquĂȘte policiĂšre avec les Archi Kurieux Pour enfantsPouldreuzic 29710Du 15/07/2022 au 26/08/2022En Famille ! Entre la cidrerie et les vergers, enquĂȘtez autour de la mystĂ©rieuse disparition du grimoire de recettes de la cidrerie KernĂ©. Alors qu’il s’apprĂȘtait Ă  aller travailler Ă  la cave, Yannick se rend compte que son grimoire de recettes a disparu. Qui est l’auteur de ce vol ? A vous de le dĂ©couvrir ! Accessible pour les enfants Ă  partir de 8 ans. Les enfants doivent toujours ĂȘtre accompagnĂ©s d’un adulte. DĂ©part entre 14h30 et 15h30. DurĂ©e de l’animation entre 1h30 et 2h. Inscription sur le site Vieux Vesoul Ă  la lampe torche Manifestation culturelleVesoul 70000Du 15/07/2022 au 26/08/2022Balade nocturne et ludique dans les cours et ruelles du Vieux Vesoul. Dates les vendredis 15 juillet et 29 juillet et les vendredis 5 aoĂ»t, 12 aoĂ»t, 19 aoĂ»t et 26 aoĂ»t. Intervenant Yannick DENOIX. Tarif 5€ gratuit pour les moins de 16 ans. Sur TSB - YANNICK NOAHMontceau-les-Mines 71300Le 23/09/2022Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C’est le 11e album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n’est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă  la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui !Festival TSB - YANNICK NOAH Musique, ConcertMontceau-les-Mines 71300Le 23/09/2022Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C’est le 11e album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n’est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă  la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui !Visite du rucher pĂ©dagogique le Miel des Landais Manifestation culturelle, Patrimoine - Culture, Patrimoine - Culture, Pour enfants, Patrimoine - Culture, Manifestation culturelle, Visites et circuitsParentis-en-Born 40160Le 31/08/2022DĂ©couvrez le monde de l'Apiculture...Les abeilles, la cire, les produits de la ruche, les recettes Ă  base de miel et le mĂ©tier d'apiculteur. Soyez le temps de cette parenthĂšse pĂ©dagogique dans l’habit d’un apiculteur biodynamique et Ă©co-responsable. Les mercredis et samedis de 17 h Ă  18 h 30, vous dĂ©couvrirez la vie des abeilles dans diffĂ©rents habitats et participerez activement Ă  cette dĂ©couverte. Le rucher est situĂ© sur le Domaine Dittmeyer des Myrtilles entrĂ©e libre-cueillette. Comme l’apiculteur, Yannick MESSERI, est un passionnĂ©, il arrive que la visite dure un peu plus longtemps que les 1 h 30 prĂ©vues initialement. Public concernĂ© Ă  partir de 4 ans accompagnĂ© d’un adulte responsable jusqu’à 99 ans.... Maximum 10 personnes par session La rĂ©servation est obligatoire en ligne ou en office de Tourisme Biscarrosse, Parentis, SanguinetMystĂ©rieux escaliers du Vieux Vesoul Manifestation culturelleVesoul 70000Du 16/07/2022 au 27/08/2022En pierre ou en bois, ils se cachent au fond des cours
 Mais aurez-vous les bonnes clĂ©s ? Dates les samedis 16, 23 et 30 juillet et les samedis 6, 13, 20 et 27 aoĂ»t. Intervenant Yannick DENOIX. Tarif 5 euros gratuit pour les moins de 16 ans. Sur Noah Musique, ConcertMarseille 13000Le 12/10/2022Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album " Bonheur Indigo". C'est le 11e album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă  la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui ! [REPORT - Le concert de Yannick Noah, initialement prĂ©vu le 21 Novembre 2020 au Cepac Silo de Marseille, et qui avait Ă©tĂ© reportĂ© au 10 Juin 2021, aura lieu le 22 Mars 2022 toujours dans la mĂȘme salle. Nous vous invitons Ă  conserver vos billets qui restent valables pour cette date de report. Toutefois, les personnes ne pouvant pas assister Ă  la nouvelle date sont invitĂ©es Ă  se rapprocher de leur point de vente dĂšs Ă  prĂ©sent, pour se faire rembourser leurs billets. Merci de votre comprĂ©hension.]Rencontres de Chaminadour confĂ©rences et table ronde Spectacle, ConfĂ©rence - DĂ©batGUERET 23000Le 15/09/2022Dans le cadre des rencontres de Chaminadour, confĂ©rences A 14h "Pourquoi je vais sur les chemins de bataillke et de Leiris" de Yannick Haenel. A 14h45 "Jouhandeau, LĂ©ris une amitiĂ© particuliĂšre" de Thierry Clermont. A 15h30 "Documents et les revues entre les deux guerres" A 16h15 table-ronde avec John-jefferson Selve, Mathieu Larnaudie et YaĂ«l Pachet. ModĂ©ration Yannick Haenel Jeudi 15 septembre Ă  14h au théùtre de la GuĂ©rĂ©toise de NOAH Spectacle musicalBORDEAUX 33000Le 04/10/2022 Ă  2000Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă  la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui ! Informations et rĂ©servations PMR NOAH Spectacle musicalTOULOUSE 31400Le 05/10/2022 Ă  2030Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă  la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui ! Informations et rĂ©servations PMR littĂ©raire Nature - Environnement, Histoire - Civilisation, Patrimoine - Culture, Balades, Jazz - BluesSaint-Étienne-de-Chigny 37230Le 04/09/2022L'association Nature et Patrimoine vous invite Ă  sa balade littĂ©raire de 7 km entrecoupĂ©e de 3 pauses musicales et théùtrales avec les Coureurs de Yannick NĂ©delec par le Barocco Théùtre avec Julien Pilot et Laurent Priou, et pour la partie musicale avec Rosa sexualitĂ© et quelques mƓurs d’insectes Ă  l’heure de metoo Manifestation culturellePloĂ«zal 22260Le 04/09/2022Conteur, acteur, Ă©crivain et entre autres cĂ©lĂšbre fondateur du Nombril du monde de Pougne-HĂ©risson dans les Deux-SĂšvres, Yannick Jaulin s’intĂ©resse Ă  la sexualitĂ© et aux moeurs des insectes, un monde qui Ă©chappe Ă  notre quotidien mais dont nous sommes lointainement les hĂ©ritiers. En tant que complice du projet Anima ex Musica, il dit et commente les Ă©crits de Jean-Henri Fabre et Ă©claire d’un autre regard le rapport que nous entretenons avec cet univers mystĂ©rieux et du rucher pĂ©dagogique le Miel des Landais Patrimoine - CultureParentis-en-Born 40160Du 01/06/2022 au 31/08/2022DĂ©couvrez le monde de l'Apiculture...Les abeilles, la cire, les produits de la ruche, les recettes Ă  base de miel et le mĂ©tier d'apiculteur. Soyez le temps de cette parenthĂšse pĂ©dagogique dans l’habit d’un apiculteur biodynamique et Ă©co-responsable. Les mercredis et samedis de 17 h Ă  18 h 30, vous dĂ©couvrirez la vie des abeilles dans diffĂ©rents habitats et participerez activement Ă  cette dĂ©couverte. Le rucher est situĂ© sur le Domaine Dittmeyer des Myrtilles entrĂ©e libre-cueillette. Comme l’apiculteur, Yannick MESSERI, est un passionnĂ©, il arrive que la visite dure un peu plus longtemps que les 1 h 30 prĂ©vues initialement. Public concernĂ© Ă  partir de 4 ans accompagnĂ© d’un adulte responsable jusqu’à 99 ans.... Maximum 10 personnes par session La rĂ©servation est obligatoire en ligne ou en office de Tourisme Biscarrosse, Parentis, SanguinetYANNICK NOAH Spectacle musicalLE CANNET 06110Le 11/10/2022 Ă  2000Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă  la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui ! PMR 0492187952YANNICK NOAH Spectacle musicalMARSEILLE 02 13002Du 22/03/2022 Ă  2000 au 12/10/2022 Ă  2000Compte-tenu des incertitudes liĂ©es Ă  l'Ă©volution de la crise sanitaire et du manque total de visibilitĂ© pour les prochains mois, la sociĂ©tĂ© TS3 – FIMALAC ENTERTAINMENT se voit contrainte de reporter de nouveau l'intĂ©gralitĂ© de la tournĂ©e de Yannick Noah. Ainsi, le concert initialement prĂ©vu le 21 Novembre 2020 au Cepac Silo de Marseille et dĂ©jĂ  reportĂ© au 10 Juin 2021 et au 22 Mars 2022 doit Ă  nouveau ĂȘtre reportĂ©. Le concert aura lieu le Mercredi 12 Octobre 2022 toujours dans la mĂȘme salle. Nous vous invitons Ă  conserver vos billets qui restent valables pour cette date de report. Toutefois, les personnes ne pouvant pas assister Ă  la nouvelle date sont invitĂ©es Ă  se rapprocher de leur point de vente dĂšs Ă  prĂ©sent, pour se faire rembourser leurs billets. Merci de votre comprĂ©hension Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose[...]YANNICK NOAH Spectacle musicalRENNES 35000Le 23/11/2022 Ă  2000Compte-tenu des incertitudes liĂ©es Ă  l'Ă©volution de la crise sanitaire, des conditions d'accueil et de sĂ©curitĂ© du public et de toutes les Ă©quipes, la production TS3 se voit contrainte de reporter en 2021 l'intĂ©gralitĂ© de la tournĂ©e de Yannick Noah qui devait reprendre la route en novembre. Le concert initialement prĂ©vu le Jeudi 26 Novembre 2020 Ă  20h00 au LibertĂ© Ă  Rennes est donc reportĂ© au Dimanche 06 Juin 2021 Ă  17h00 dans la mĂȘme salle. Les billets achetĂ©s pour la date initiale du 26/11/2020 restent valables pour la date de report du 06/06/ invitons les spectateurs qui ne peuvent pas se rendre Ă  la date de report Ă  contacter leur point de vente pour connaĂźtre les procĂ©dures de remboursement Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă  la bienveillance. Optimiste engagĂ©,[...]YANNICK NOAH Spectacle musicalLE CANNET 06110Du 26/02/2022 Ă  2000 au 11/10/2022 Ă  1959Compte tenu des circonstances sanitaires actuelles liĂ©es au COVID-19 et l'incertitude de pouvoir accueillir le public dans des conditions optimales, le concert de YANNICK NOAH prĂ©vu le samedi 26 FĂ©vrier 2022 Ă  20h00 est reportĂ© au mardi 11 octobre 2022 Ă  20h. La billetterie reste valable sans Ă©change pour la date de report. Toutefois les clients le souhaitant peuvent se faire rembourser. Date limite de demande de remboursement 26 mars 2022 inclus. Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă  la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui ! PMR 0492187952Loto FĂȘte, Jeux de hasard - Loto, Manifestation culturelleBeauronne 24400Le 11/09/2022Super loto animĂ© par Yannick. 15 parties. 1800€ de cartes cadeaux. 14h30 salle des fĂȘtes + chapiteau. Ouverture des portes Ă  12h. Bourriche, buvette, restauration. Amicale LaĂŻque 05 53 80 01 40YANNICK NOAH MusiqueToulouse 31000Le 05/10/2022Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n’est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă  la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la YANNICK DECORATION Competition sportive, Manifestation culturelle, Sports et loisirsNEUFCHATEL-HARDELOT, 62152Le 11/09/2022Renseignements au 03 21 83 73 10 ou sur le site YANNICK DECORATION Competition sportiveNeufchĂątel-Hardelot 62152Le 11/09/2022Renseignements au 03 21 83 73 10 ou sur le site "L'art du verre" Exposition, PeintureBressuire 79300Du 03/09/2022 au 02/10/2022Exposition de l'artiste peintre Rebecca DONIS et des verriers Yannick VEILLON et Thierry BAUDRY, prĂ©sentĂ©e par les Amis des Yannick Noah Musique, ConcertLe Puy-en-Velay 43000Le 14/10/2022Yannick Noah signe son retour musical sur scĂšne avec son nouvel album Bonheur Indigo».YANNICK NOAH Spectacle musicalLUDRES 54710Le 18/11/2022 Ă  2000Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă  la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui ! AccĂšs PMR 03 83 45 81 60YANNICK NOAH Spectacle musicalTHIONVILLE 57100Le 16/11/2022 Ă  2000Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă  la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui !YANNICK NOAH Spectacle musicalSAUSHEIM 68390Le 17/11/2022 Ă  2000Yannick Noah signe son retour musical avec son nouvel album Bonheur Indigo ». C'est le 11Ăšme album du chanteur et tennisman français, qui a Ă©coulĂ© plusieurs millions de disques au cours de sa carriĂšre et jouĂ© dans les plus grandes salles de France. Au fil de sa musique, Yannick Noah rappelle que le bonheur n'est pas un vilain mot et chante une bouffĂ©e de libertĂ© qui fait du bien. Il propose un album qui lui ressemble un vĂ©ritable hymne Ă  la bienveillance. Optimiste engagĂ©, il chante le nuancier du bonheur en nous tendant la main. Message reçu, on danse avec lui ! RĂ©servations pour les personnes Ă  mobilitĂ© rĂ©duite 03 89 46 83 90

a table avec les chefs mercure